1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
Au congrès de la social‑démocratie de Stockholm, on a publié certaines données statistiques qui caractérisent d'une façon assez curieuse l'activité du parti prolétarien en Russie:
Les 140 membres du congrès ont subi à eux tous une durée d'emprisonnement de 138 ans, 3 mois et 15 jours.
Les membres du congrès ont été déportés pour une durée de 148 ans, 6 mois et 15 jours.
Se sont évadés : une seule fois, 18 membres du parti ; deux fois, 4 membres du parti.
Se sont enfuis des lieux de déportation : une fois, 23 membres du parti ; deux fois, 5 membres ; trois fois, 1 des délégués au congrès.
Si l'on observe que les délégués au congrès ont travaillé pour la social‑démocratie pendant, au total, 942 ans, on constatera que leurs séjours en prison et dans les lointaines régions où ils turent déportés constituent environ un tiers de leur travail. Mais ces chiffres sont plutôt optimistes ; quand on parle de “942 ans”, cela veut bien dire que l'activité politique des membres du congrès s'étend sur cette durée ; mais cela ne signifie pas que les 942 années aient été complètement remplies par leur travail politique. L'activité réelle, directe, des membres de la social‑démocratie, en raison de leur situation non légale et de leur action clandestine, ne correspond guère qu'à un cinquième ou peut‑être même un dixième de cette durée. Tandis que la vie en prison et dans les lieux de déportation correspond exactement aux chiffres cités : le congrès a, en effet, passé plus de 50 000 jours et nuits sous les verrous, et il a vécu encore plus longtemps dans les régions les plus sauvages du pays.
Peut‑être nous permettra‑t‑on d’ajouter à ces chiffres quelques autres qui nous concernent. L'auteur de ce livre, arrêté pour la première fois en janvier 1898, après dix mois d'activité dans les cercles ouvriers de Nikolaïev, passa deux ans et demi en prison et s'évada de la Sibérie après y avoir vécu deux ans sur les quatre années de déportation auxquelles il était condamné. Il fut arrêté pour la seconde fois le 3 décembre 1905, en qualité de membre du soviet des députés ouvriers. L'activité du soviet avait duré sept semaines. Les membres de cette assemblée qui furent condamnés passèrent en prison cinquante‑sept semaines, après quoi ils furent envoyés à Obdorsk en déportation “à perpétuité”... Tout social‑démocrate russe qui a travaillé dans le parti pendant dix ans pourra fournir sur lui‑même des renseignements à peu près du même genre.
Notre situation ne fut en rien modifiée par le désordre gouvernemental qui avait suivi le 17 octobre et que l'Almanach de Gotha caractérisait d'une manière inconsciemment humoristique quand il appelait ce régime “une monarchie constitutionnelle sous un tsar autocrate”. Nous avions joui de cinquante jours de liberté et nous avions bu largement à cette coupe. En ces belles journées, le tsarisme comprit ce que nous savions longtemps avant lui : que notre existence était incompatible avec la sienne. C'est alors que survinrent les terribles mois de la répression... Le tsarisme, après le 17 décembre, changea plusieurs fois de Douma, comme le boa change de peau ; malgré cette mue continuelle, il resta ce qu'il était : un monstre... Les niais et les libéraux hypocrites qui nous engageaient si souvent dans ces deux dernières années à suivre le chemin de la légalité ressemblent à Marie‑Antoinette qui recommandait au peuple affamé de manger de la brioche. C'est à croire vraiment que notre organisme ne supporte pas la brioche. C'est à croire que nous avons absolument besoin de respirer l'air des cellules de la forteresse de Pierre‑et‑Paul. C'est à croire que nous n'aurions pas su occuper mieux les longues heures que nos geôliers nous ont prises !
Nous ne tenons pas plus à nous cacher qu'un noyé ne tient à flotter au fond de l'eau. Mais nous n'avons pas le choix, il faut l’avouer, pas plus que l'absolutisme. C'est pourquoi, sentant cela, nous avons le droit de rester optimistes, même quand nous étouffons dans nos cachettes. Nous n'en mourrons pas, nous en sommes convaincus. Nous survivrons à tout et à tous. Les œuvres des grands de ce monde, de leurs serviteurs et des serviteurs de leurs serviteurs seront depuis longtemps anéanties, bien des partis d’aujourd'hui seront ensevelis, lorsque la cause que nous servons s'imposera au monde entier. Alors, notre parti, qui étouffe aujourd'hui dans ses cachettes, deviendra le grand parti de l'humanité, enfin maîtresse de ses destinées.
Toute l'histoire est au service de notre idéal. Elle travaille avec une barbare lenteur, avec une impassible cruauté. Mais nous sommes sûrs d'elle. Et lorsqu'elle dévore, pour alimenter son mouvement, le sang de nos cœurs, nous avons envie de lui crier :
“Ce que tu fais, fais‑le vite ! ”
Oglbu (près d'Helsingfors),
le 8 avril 1907.
L. T.