7-8 janvier 1939
La presse soviétique commençait récemment une de ces campagnes trop parfaitement orchestrées qui précèdent habituellement les modifications de la législation. De bons ouvriers écrivaient aux journaux, de tous les coins du pays, pour dénoncer la paresse, la mauvaise foi, le mauvais esprit, les trucs des mauvais ouvriers… Que font-ils ? D’abord ils se déplacent. Ils travaillent quelque part pendant six mois – souvent moins longtemps – puis s’en vont chercher ailleurs de meilleures conditions d’emploi. Les passeports intérieurs furent créés en 1932 précisément pour entraver les déplacements de la main-d’œuvre puisqu’il faut, pour obtenir l’inscription au registre de police d’un nouveau lieu de résidence, être réclamé par un employeur : mais c’est aussi ce qui permet de tourner le système, les directions d’usines, manquant d’ouvriers qualifiés, ne pouvant s’offrir le luxe de refuser les offres de nouveaux arrivants. Second grief : à l’atelier, les « flemmards » (c’est un terme consacré), travaillent le moins possible… Qu’est-ce à dire ? D’abord, ce que nous savions déjà, que le stakhanovisme qui, par des records de production savamment organisés et de bruyantes campagnes publicitaires devait insuffler aux producteurs un nouvel enthousiasme du travail, a échoué. Pas complètement toutefois : il a permis de constituer des catégories d’ouvriers privilégiés qui travaillent bien, attestant simplement une fois de plus que l’augmentation du rendement du travail dépend largement de la condition matérielle du travailleur. Ensuite que cette condition est généralement assez mauvaise pour que le salarié cherche à l’améliorer en se déplaçant à travers les immenses territoires de l’URSS. Cela signifie qu’il n’a ni foyer stable et confortable, ni bien-être assuré là où l’on voudrait le fixer…
Quelques semaines se passent. Nous apprenons l’institution de livrets de travail – en plus du passeport intérieur ! qui porteront la mention : Bon ouvrier, excellent ouvrier, passable ou mauvais… La somme d’abus et d’humiliations que les livrets noirs portant une fâcheuse mention peuvent autoriser, nous n’essayerons pas de la deviner… On annonce encore la création de trois classes d’insignes ou médailles du travail, donnant droit, les deux premières, à un supplément de salaire de 5 et 10 roubles (soit à peu près pour la capacité d’achat 5 et 10 francs…) par mois ; la possession de la troisième distinction, médaille et titre de « héros » officiel du travail, entraînant le doublement du salaire… Cette médaille-là, n’en doutons point, sera fort désirée ; mais s’il y aura beaucoup d’appelés, il y aura peu d’élus. Ou l’héroïsme finirait par grever lourdement le budget.
Enfin, le 29 décembre, paraît une décision des commissaires du Peuple, du Conseil central des syndicats et du comité central du parti, sur l’amélioration de la discipline dans la production… Ce nouveau texte, signé Staline, Molotov et Chvernik* et qui a force de loi, prescrit d’énergiques mesures contre « les parasites… » Quels parasites peut-il bien y avoir encore dans un État communiste après vingt années de victoires ininterrompues et de succès économiques ? Les parasites ici visés, ce sont « les ouvriers et les employés qui voudraient vivre aux dépens de l’État… »
Diverses sanctions sont prévues pour les ouvriers et employés qui « flâneraient » pendant les heures de travail. À la troisième sanction encourue au cours d’un même mois, le coupable sera « congédié pour infraction à la législation du travail. » Les administrateurs d’entreprises qui feront preuve d’indulgence en pareil cas pourront être déférés aux tribunaux. Désormais, le travailleur désireux de quitter son emploi devra donner à l’administration un préavis d’un mois… Congédié pour indiscipline ou quittant volontairement – avec préavis – une entreprise, il sera tenu de quitter avec sa famille, dans les dix jours, son logement, si ce logement appartient à l’entreprise, et sans avoir le droit d’en réclamer un autre… Dans un pays où presque tous les logements ouvriers appartiennent aux entreprises industrielles et où les hivers sont extrêmement rigoureux, cette disposition est vraiment grave. Et la loi traite avec la même sévérité la famille du travailleur, qui ne saurait être rendue responsable du comportement de ce dernier à l’usine, l’indiscipliné, le fainéant, la « mauvaise tête » – et le bon ouvrier qui voudra seulement faire usage de son droit théorique d’aller ailleurs…
Dorénavant, pour avoir droit au congé payé, il faudra avoir travaillé onze mois sans interruption au même endroit. Dorénavant, les congés payés de grossesse et d’allaitement ne seront accordés aux ouvrières qu’après sept mois de travail ininterrompu. La durée de ces congés est sensiblement diminuée. Au lieu d’un double congé de deux mois avant et deux mois après l’accouchement, l’ouvrière n’aura plus droit qu’à cinq semaines avant et quatre semaines après. De seize à dix-sept semaines, ce congé de santé, si nécessaire dans un pays d’alimentation pauvre et de rude climat, est réduit à neuf semaines.
Enfin les allocations aux accidentés du travail sont diminuées. Celles des non-syndiqués seront de 50 % inférieures à celle des syndiqués… Cette mesure paraît avoir pour objet d’une part de ramener ces ouvriers aux syndicats qu’ils délaissent volontiers pour faire l’économie d’une cotisation et, d’autre part, d’offrir dans certaines industries, le bâtiment par exemple, où les accidents sont particulièrement nombreux, une prime à l’emploi des non-syndiqués… Bref, dans ce cas comme dans tous les autres, la législation soviétique tend simultanément à créer des catégories d’ouvriers privilégiés et d’autres ouvriers légalement défavorisés ou privés de droits...
Ces changements si caractéristiques, dans la législation sociale, se produisent après les hécatombes que l’on sait. Il est permis de penser qu’ils ne font que commencer. La portée sociale du drame si sanglant des dernières années nous apparaîtra ainsi peu à peu…. Quant à l’organisation du travail, en elle-même, nous nous en tenons aux conceptions socialistes de toujours, du reste fondées sur l’expérience économique. Nous continuons à penser que l’amélioration du rendement du travail doit être recherchée (et peut aisément être recherchée en régime de propriété collective) dans la rationalisation et l’amélioration de l’outillage en même temps que dans l’amélioration de la condition matérielle, morale et juridique du travailleur… Si les salaires réels des ouvriers soviétiques étaient plus élevés, si leur ravitaillement était mieux assuré, sans doute n’y aurait-il pas lieu de rechercher sans cesse de nouvelles méthodes de contrainte. Le stimulant économique et l’évolution des consciences suffiraient en général à créer et maintenir une saine discipline de la production.
14-15 janvier 1939
Il y aura, ce 15 janvier 1939, vingt ans que s’éteignit une des plus lumineuses intelligences du socialisme à notre époque et aussi une âme généreuse jusqu’à l’héroïsme. L’émeute vaincue laissait Berlin couvert de barbelés. Des bandes casquées tenaient la rue. On pouvait encore voir çà et là des écriteaux laconiques : Quiconque tentera de passer sera fusillé… Karl Liebknecht, arrêté dans une maison amie, conduit au Tiergarten, vaste parc élégant du centre de la ville, est abattu là, selon la formule déjà classique, « en cours de tentative d’évasion »… Rosa Luxemburg, retenue prisonnière dans un palace où siégeait un état-major d’officiers, est priée de monter en auto. À peine a-t-elle pris place sur la banquette arrière d’une voiture découverte, qu’un officier s’approche et tire sur elle à bout portant. C’est une femme de petite taille, d’une cinquantaine d’années, une prisonnière, un des plus grands noms de l’Allemagne… Des officiers s’acharnent, dans la rue, en plein jour, à la cribler de balles. L’auto emporte un cadavre que l’on jette dans l’eau noire d’un canal voisin. L’homme qui a fracassé la tête de Rosa Luxemburg s’appelle le lieutenant Vogel.
Rosa militait depuis sa dix-huitième année. En 1889, elle appartient, à Zurich, à un groupe de socialistes polonais, avec Marchlevski*, mort depuis en URSS, Léo Tychko*, qui fut tué quelque temps après elle à la prison de Berlin-Moabit, et Varsky*, devenu par la suite un des militants les plus qualifiés de l’Internationale communiste, ce vieux Varsky, dont nous apprîmes en 1937 l’arrestation à Moscou – et dont on ne sait plus rien, rien… Plus tard, Rosa se lie avec le ménage Kautsky, milite à la fois en Pologne et en Allemagne, revient clandestinement à Varsovie pendant la révolution de 1905, participe aux congrès socialistes internationaux, combat le ministérialisme inauguré en France par Millerand* et la révision du marxisme préconisée en Allemagne par Bernstein… C’est un esprit lucide et réaliste, nourri de savoir, enrichi d’expérience. Rosa s’est donné pour tâche de reprendre et continuer l’œuvre de Marx – et cette tâche elle réussit à l’accomplir : son œuvre sur L’Accumulation du capital se place à côté du Capital dans le laboratoire du socialisme scientifique1. La guerre, Rosa la passe, naturellement, en prison, comme Karl Liebknecht, qui va d’une cellule à une compagnie disciplinaire. En décembre 1918, un mois après la chute de l’Empire et la constitution d’un gouvernement de mandataires du peuple, dirigé par les social-démocrates Ebert* et Scheidemann*, Rosa participe à la fondation du parti communiste allemand – bien qu’elle ait formulé sur les débuts du bolchevisme dans la révolution russe des appréciations sévères et qui apparaissent aujourd’hui singulièrement clairvoyantes.
L’époque est tragique, le socialisme allemand, terriblement divisé, affronte un destin nouveau auquel son passé ne l’a guère préparé. Il a bâti de puissantes organisations dans l’ordre et la sécurité. Et voici que sonne pour lui l’heure des plus grandes audaces. La plupart de ses dirigeants voudraient faire l’économie d’une révolution violente. Par-dessus tout l’Allemagne redoute l’invasion ou la prolongation du blocus. Une république révolutionnaire ne serait-elle pas aussitôt bloquée ou envahie par les Alliés qui s’apprêtent à dicter la paix de Versailles ? Le parti social-démocrate indépendant, formé par la gauche de la vieille social-démocratie, se déclare, lui, partisan de l’action ; une poignée de marxistes intransigeants, révolutionnaires de toujours, vient de fonder le parti communiste. Lénine leur a envoyé Karl Radek, dont les conseils sont d’une grande modération. Temporiser, s’affermir, craindre les initiatives prématurées, se défier des provocations ! Seulement, la misère des masses populaires est immense – et quelle plus puissante agitatrice ? Seulement, dans la désorganisation de la société où le pouvoir semble tomber de lui-même aux mains des socialistes, où les mesures extrêmes semblent mûrir d’elles-mêmes, des forces redoutables se cherchent et ce sont celles d’une contre-révolution prête à tout risquer puisqu’elle n’a plus rien à perdre. Des dizaines de milliers d’officiers, amers et sans le sou, revenus des fronts de la défaite pour voir s’effondrer à l’arrière les hiérarchies sociales qui leur promettaient un avenir, sont maintenant disposés à courir les aventures les plus risquées. Le 6 janvier, devant l’effervescence révolutionnaire grandissante, les chefs militaires désemparés offrent la dictature à Gustav Noske*, social-démocrate de droite, qui l’accepte sans se dissimuler qu’il va falloir verser le sang du peuple. Il l’a confessé dans ses Mémoires en termes odieux et navrants. Pour lui, l’Allemagne est à sauver du chaos : car il est de ceux qui ne voient ni qu’un ordre différent est en germe dans le chaos d’une révolution ouvrière ni que les instruments de la répression (il n’y en a pas d’autres que les bandes militaires) ne manqueront pas, tôt ou tard, d’abattre la démocratie… Le conflit éclate soudainement à Berlin, après que la police a ouvert le feu sur une manifestation des social-démocrates indépendants et des communistes, que l’on appelle encore les « spartakistes » ; l’indépendant Emil Eichhorn*, préfet de police de Berlin-rouge, destitué, refuse de s’incliner. Une confuse bataille s’engage ; le Comité central du PC, ne se sentant pas suivi, voyant le gros des masses attaché à la social-démocratie modérée, hésite et ne prend finalement aucune initiative. Karl Liebknecht, qui a plus de passion à cette heure que de sens politique, le met devant le fait accompli en déclenchant l’action révolutionnaire avec le leader des social-démocrates indépendants, Georg Ledebour*. Il faut bien le dire, l’inexpérience, la fougue et l’indiscipline de Liebknecht ouvrent l’insurrection au plus mauvais moment. Deux cent mille prolétaires, consentant d’avance à tous les dévouements, vont piétiner des heures durant, sous la pluie, les allées mornes du Tiergarten. Nul ne sait que faire. « Si ces foules, dit Noske, avaient eu des chefs… elles eussent été maîtresses de Berlin avant midi… » Rosa voit clair, mais ne peut rien. Elle est seule. « Non, conclut-elle, ces masses n’étaient pas mûres pour la prise du pouvoir… » Faute d’une pensée directrice, faute d’hommes capables de lui donner une conscience et un système nerveux, l’insurrection prématurée avorte en émeute et l’émeute succombe sous les bottes des feldwebels 2 … Dès le lendemain, des hommes casqués se mettent à chercher dans Berlin Karl et Rosa, les deux plus grandes figures d’un socialisme révolutionnaire encore tâtonnant et maladroit, mais que la réaction prévoyante est pressée de décapiter…
21-22 janvier 1939
Pardonne-moi, camarade lecteur, si ces chroniques de Russie te paraissent monotones. Je n’y puis rien. J’éprouve souvent, devant la feuille blanche, avant d’écrire pour te parler, un sentiment bien amer. Une sorte de découragement. Toutes ces nouvelles sont les mêmes, effroyablement les mêmes depuis des années. C’est toujours des hommes qui s’en vont dans la captivité, la souffrance et la mort. C’est sans fin, systématiquement, la destruction de quelque chose de très grand qui nous demeure tout de même comme une patrie dévastée. Car à travers tout cela, et même quand les retours du sort amènent presque sur les lèvres un sourire de sarcasme, la première révolution victorieuse des travailleurs nous demeure proche et chère, chère par-dessus tout, et nous ne cesserons pas toi et moi, j’en suis sûr, d’en attendre, d’en vouloir de toute notre âme la résurrection. Rien n’est fini. Le socialisme a déjà subi nombre de défaites, nombres d’éclipses ; et toujours il a ressuscité de ses cendres avec une grandeur nouvelle. « C’est naissance et non funérailles », écrivait Eugène Pottier au lendemain du grand massacre des communards de 1871 – un an après la naissance de Lénine. Comme le poète ouvrier avait raison de garder sa confiance sur les tombes, au pied du mur des Fédérés ! Gardons cette confiance-là, toi et moi, et permets-moi de t’informer, même si c’est durement « sans cesse la même chose », la même chose à en pleurer ! Parce qu’il faut connaître, dire et juger la vérité, courageusement.
Je reçois cette semaine de Moscou trois nouvelles que voici. Zensl Mühsam* a disparu… 3 Elle habitait la Maison du Secours rouge international ; elle avait tenté d’obtenir un passeport pour l’étranger. On ne sait pas ce qu’elle est devenue, emprisonnée ou déportée pour la deuxième fois. Déjà elle avait passé en 1936-1937 de longs mois en prison, sans que l’on sache pourquoi. Les démarches et les protestations de ses amis de l’étranger l’avaient fait libérer… Zensl Mühsam porte un beau nom tragique, celui du poète anarchiste Erich Mühsam que toute l’Allemagne ouvrière aima pour la verve, la chaleur humaine, la pensée d’une œuvre de grand artiste et de grand militant. Combattant de la république des soviets de Munich en 1919, Mühsam, après la répression, subit huit années de forteresse. Puis il recommença d’écrire et de militer. En 1933, les nazis l’enfermèrent dans un camp de concentration, le torturèrent, finirent par le tuer. La version officielle de sa mort est qu’on le trouva pendu dans sa cellule. Sa veuve fut alors invitée par le Secours rouge international à se réfugier à Moscou. On lui promit même d’éditer là les livres et les lettres de Mühsam. Comment eût-elle pu prévoir que son refuge se transformerait bientôt en prison ?
L’autre nouvelle tout à fait analogue, est pourtant d’une qualité fort différente : Michel Koltsov* et son frère Boris Efimov* ont tous deux disparu depuis quelques semaines… Michel Koltsov était, depuis l’avènement de Staline, le journaliste officiel le plus renommé, le plus influent, le plus officiel en un mot. Il dirigeait plusieurs entreprises d’édition, patronnait l’aviation, dirigeait Le Crocodile 4, hebdomadaire d’humour gouvernemental, remplissait d’importantes missions à l’étranger, assistait aux congrès de défense de la culture… (Il a donc beaucoup d’amis parmi les intellectuels avancés d’Occident. Vont-ils aujourd’hui le défendre ? Vont-ils seulement s’apercevoir de sa disparition ?) Chargé, autrefois, de recevoir M. Pierre Cot*, alors ministre de l’Aviation, il fut un des artisans comme on dit, du rapprochement franco-soviétique. Ses missions les plus récentes l’avaient conduit en Espagne, où il fit une assez abominable besogne en répandant contre les groupements antistaliniens la plus venimeuse calomnie, et à Prague, pendant la mobilisation tchèque 5… Je me souviens d’avoir cueilli dans un de ses articles consacrés au procès Rykov-Boukharine une phrase de ce genre : « Ces traîtres infâmes ne sont plus des hommes mais des bêtes à face humaine ; une telle rage me saisit, à les voir, que je voudrais me jeter sur eux et les mordre à la gorge… » Je cite de mémoire, mais c’était ça, fond et forme. Nous étions affreusement tristes, un camarade et moi, en lisant ça, mais nous éclatâmes tout de même de rire devant ce journaliste qui croyait, lui, garder une face humaine, en proclamant son envie de « mordre à la gorge » des hommes voués à mourir dans quelques jours d’une mort atroce… Son frère faisait la même besogne par la caricature. Peu d’hommes de notre temps ont répandu plus d’outrages dans le monde que ces deux personnages-là, parfaitement souples, obéissants, bien-pensants et tout et tout. Les voici tous les deux en cellule, à leur tour, et dans les cellules mêmes où passèrent tant de victimes qu’ils insultèrent…
La troisième nouvelle nous est apportée par des dépêches d’agences : les cinq chefs de la Sûreté – du Guépéou – de la République soviétique de Moldavie 6, condamnés à Kiev, le 31 décembre, à la peine capitale, viennent d’être exécutés le 14 janvier… Une année finit, une année commence par des exécutions. Ces cinq fonctionnaires staliniens avaient, d’après les comptes rendus officiels du procès, avoué avoir extorqué par la violence des faux aveux à des hommes entièrement innocents injustement accusés d’action contre-révolutionnaire. Tu as bien lu, camarade. Ils ont avoué cela. Les juges l’ont admis. Et après quinze jours d’attente, on leur a brûlé la cervelle. Et l’on publie là-dessus des communiqués officiels. Ne craint-on pas de jeter ainsi une bizarre lumière sur la cuisine des grands procès dont on n’a pas encore fusillé tous les organisateurs ? Ne cherchons pas trop à comprendre, pour l’instant. Constatons. Et ne désespérons pas de l’histoire. Elle semble aveugle. Elle semble sadique. Mais comme elle se retourne contre ceux qui l’ont rendue telle !
28-29 janvier 1939
Impossible, ce soir, de penser à autre chose qu’à Barcelone, impossible… Le livre d’histoire que j’ai sous la main, que je voulais commenter, n’est plus qu’une chose dérisoire. Ah, les livres, l’histoire, les historiens ! Ah, les œuvres de la culture, les patients travaux des savants, l’art, la pensée, tout ce lent effort obstiné, magnifique, pour ennoblir, enrichir la vie ! Et nos petites habitudes de civilisés, nos goûts, notre calme, notre bien-être, notre sécurité même au milieu des peines et des luttes ! Est-ce que tout cela n’est pas inique ? Est-ce que nous ne devrions pas, tous, oublier, négliger tout cela pendant les heures, les jours qu’il faut pour ne plus penser qu’à sauver Barcelone 7 ? Est-ce que ce qui reste d’Occident civilisé au sens réel du mot, on veut dire d’Occident sans chaînes, sans pensée dirigée par des cuistres et des bourreaux, l’Occident pénétré du respect de l’homme – quel qu’il soit –, d’Occident pénétré de foi en un avenir qui ne doit être ni servitude universelle ni pandestruction, est-ce que notre vieil Occident de chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de démocrates, d’hommes de bonne volonté ne va pas avoir, pour sauver Barcelone, un sursaut de bon sens et d’énergie ?
Les canons de la non-intervention à sens unique ont eu raison, au front de Catalogne, d’une armée fourbue qui tenait, qui tient encore, qui tiendra encore longtemps, n’en doutez pas, avec la plus ardente vaillance. L’aviation de la non-intervention à sens unique revient six, huit fois par jour au-dessus de Barcelone aux maisons calcinées : « Savoia », « Haenkel », « Messerschmidt », arrivant de Majorque ou de l’intérieur. Demain, la flotte de la non-intervention à sens unique viendra couler, dans le port de la capitale assiégée, les tardifs transports de blé… On sait les noms des bateaux de guerre que Mussolini a vendus à Franco. (Par quelles hypothèques sont-ils payés ? Sur quoi ? Sur qui ?)
Au front de Catalogne, des travailleurs ont plié, à bout de forces, sous la pression matérielle, technique, de la réaction internationale dont le fascisme n’est que la troupe de choc. Si les conservateurs de Grande-Bretagne n’avaient fermement décidé en leur for intérieur : « Plutôt Franco qu’une Espagne socialiste », l’incroyable duperie de la non-intervention n’eût pas été possible. Ils l’imposèrent en réalité. On peut dire que, dans les États démocratiques, la grande bourgeoisie tout entière qui tient les leviers de commande a pensé comme les conservateurs britanniques, agi comme eux. À tel point que son esprit de classe lui a fait perdre de vue ses propres intérêts vitaux. Car le fascisme installé en Espagne, c’est pour l’Angleterre la route des Indes à jamais compromise ; c’est pour la France son empire d’Afrique menacé dans l’immédiat. On a commencé de s’en rendre compte. Le Temps de ce 23 janvier parle des « positions compensatrices » que la France aurait « l’impérieux devoir de s’assurer » si « des établissements étrangers subsistaient en Espagne ». Mais quelles « positions » pourraient faire contrepoids à une Espagne de servitude qui se reconstruirait sous la forme d’une vaste fabrique d’armes et munitions pour imposer avec les impérialismes totalitaires un nouveau partage du monde ?
De la prise de conscience devenue inéluctable, de cet immense péril pour les vieux empires, le salut de la République espagnole peut encore résulter. Les quinze jours à venir décideront de bien des choses. Il n’est pas improbable que Barcelone devienne aussi imprenable que Madrid. À leur tour, les forces de l’assaillant sont fourbues, leur matériel usé. Notre génération a vu quatre exemples de situations stratégiques retournées en des circonstances analogues : Paris sauvé sur la Marne en 1914 8 ; Ioudénitch vaincu sous Petrograd en 1919 9 ; Toukhatchevski vaincu sous Varsovie en 1920 10 ; Franco vaincu sous Madrid en 1936 11. Que faut-il aujourd’hui à Barcelone pour se sauver elle-même ? Du pain, des médicaments, du matériel.
Le même numéro du Temps, dans une longue correspondance, trace un sobre tableau de Barcelone sans vivres ni médicaments, sans gîtes, sans repos, où l’aviation hitlérienne expérimente de nouvelles bombes qui tuent les gens couchés à ras de terre, où le métro n’est plus qu’un vaste abri bondé de rescapés, mais où le travail de la résistance continue, où les survivants des massacres ont patience quand ils sont désespérés et confiance tant qu’ils ne sont pas désespérés. Le Temps se félicite, comme de bien entendu, que la République ait « écrasé les éléments extrémistes anarchistes en mai 1937 ». On saura plus tard de quel poids les victoires politiques remportées à l’intérieur dans cette guerre sociale sur « l’extrémisme » anarchiste ou marxiste, peu importe, ont pesé dans la balance de la défaite. Car l’élément que les réactionnaires – et les modérés, qui sont souvent des réactionnaires honteux – appellent « extrémiste » est en réalité, quand il s’agit de masses, le plus viril, le plus passionné de justice sociale : et le désarmer, pour une République dont la raison d’être est précisément qu’elle promet plus de justice et de liberté, n’est-ce pas se désarmer elle-même ? Mais n’évoquons pas ici les erreurs et les fautes – et pis –, dictées, du reste, le plus souvent de l’extérieur, par la peur des masses socialistes. La seule pensée qui soit de mise en ce moment doit être de solidarité totale avec notre Catalogne blessée, depuis trente ans à la pointe du mouvement ouvrier d’Europe. On y fusillait Francisco Ferrer le 13 octobre 1909. Elle formulait en 1917 avec Salvador Seguí, plusieurs mois avant l’Octobre russe, son programme de transformation sociale. De ses mains nues, elle désarmait l’armée fasciste le 19 juillet 1936. Avec les Brigades internationales, les hommes de ses deux centrales syndicales sauvaient Madrid quatre mois plus tard. Ses militants se sont souvent trompés, ils n’ont jamais renoncé à la tâche. Elle nous a donné à tous l’exemple de ses Ascaso*, de ses Durruti, de ses Berneri, de ses Andrés Nin, pour ne nommer que des morts – à qui l’hommage du souvenir est bien dû ! Les vivants, camarades, il leur faut, il leur faut tout de suite du pain, des médicaments, du secours, du secours !
9 février 1939
Édouard Berth* vient de mourir à soixante-quatre ans. Nous correspondions de loin en loin depuis une quinzaine d’années, nous ne nous sommes vus qu’une fois – mais je n’oublierai plus son fin visage allongé par une soyeuse barbe blanche, son regard aigu, l’extrême intelligence exprimée par ses traits, ses gestes et sa voix même. Le mouvement ouvrier le connaît peu parce qu’il se connaît peu lui-même. Berth était du petit nombre de ces grands intellectuels qui, s’étant une fois donnés sans retour à la classe ouvrière, n’ont plus cessé de penser avec elle, pour elle. Fidèlement disciple, en cela aussi, de son maître et ami Georges Sorel dont l’ambition essentielle fut « d’être un serviteur du prolétariat ». Des « intellectuels », Berth – comme Sorel – se méfiait terriblement, avec ironie, avec parfois du mépris dans l’ironie. En effet, ceux qui ne veulent point renoncer à eux-mêmes – je veux dire à leurs intérêts propres de détenteurs d’un savoir marqué en toutes choses par l’esprit bourgeois –, ceux qui ne veulent point renoncer à eux-mêmes pour se faire les serviteurs du prolétariat, de qui deviennent-ils, bon gré mal gré, les serviteurs ? Des classes riches qui exploitent le travail et briment l’intelligence et la font servir à leurs basses besognes : fabrication des gaz asphyxiants, truquage de tout, bourrage des crânes. Ils acquièrent ainsi, ces faux-savants et faux-pensants à tout faire, tout dire, tout écrire, les honneurs et les prébendes, mais en trahissant l’essentiel. Car s’ils ne s’évertuaient pas à étouffer en eux-mêmes une certaine voix – tout de même existante !
Ils se rendraient compte que le premier devoir est de se ranger du côté des opprimés ; s’ils ne s’évertuaient pas à se fabriquer des sophismes conservateurs ou réactionnaires, ils se rendraient compte que la question de l’exploitation du travail domine aujourd’hui tout le devenir social. Ou l’humanité la résoudra par la libération des travailleurs, trouvera ainsi un nouvel équilibre social, réalisera des communautés douées d’une vitalité pour nous inconcevable – ou elle sombrera dans les déchirements des guerres civiles, des guerres de partage du monde, des tyrannies génératrices de haines sans bornes. Les intellectuels devraient bien le savoir qui voient les sciences foulées aux pieds par les inventeurs de racismes. Édouard Berth, au début de sa carrière de penseur révolutionnaire, avait écrit Les Méfaits des intellectuels… Il est mort après avoir vu l’Europe tout au bord de la guerre – et quel débordement de sottises intéressées dans toutes les presses ! – mort pendant la déroute de Catalogne… Il m’écrivait, il y a quelques semaines pour m’interroger sur Staline qu’il ne réussissait pas à comprendre (et le personnage, convenons-en, n’est guère intelligible…). Ses derniers articles ont paru dans La Révolution prolétarienne et dans Nouvel âge 12 : vastes fresques traitant du sort de l’Europe continentale partagée entre le « clan des ya et le clan des da », la puissance germanique et la puissance [stalinienne 13]… Ses premiers articles avaient paru autrefois dans Le Mouvement socialiste 14 auquel collaborèrent les fondateurs du syndicalisme et du socialisme français, Lagardelle*, Sorel, Lafargue… Renonçant aux carrières universitaires, aux succès littéraires, au journalisme avantageux, renonçant aussi à devenir un leader ou un chef, même syndical, Berth a travaillé toute sa vie, avec un acharnement probe, cherchant à voir clair et à dire tout haut ce que les autres ne disent point…
Sa doctrine, beaucoup plus définie que celle de Sorel qu’il citait volontiers d’abondance, était le syndicalisme. Berth redoutait les partis politiques – et pourtant, devant les victoires et les réalisations de la révolution russe, à ses débuts, il proclama sa sympathie pour le parti bolchevique. L’intransigeance syndicaliste, il la rattachait à la pensée même de Marx. Le socialisme, « civilisation nouvelle, cité nouvelle », devait être, pour lui, réalisé « par les travailleurs eux-mêmes » groupés dans le travail, en dehors de l’influence pernicieuse des intellectuels étrangers à leur classe, étrangers à l’atelier, formés par l’université ennemie, voués aux combinaisons politiques qui se ramènent toujours à des compromissions et à des complicités avec les vieilles classes dirigeantes… Je sens que je résume ici très pauvrement une doctrine qui peut, malgré son caractère unilatéral, quelquefois injuste et quelquefois utopique, servir utilement, dans le mouvement ouvrier, de contrepoids à des influences corruptrices… Berth m’a toujours paru procéder d’un syndicalisme théorique, idéal en quelque sorte, alors que l’expérience des grandes organisations syndicales nous les montre, livrées à elles-mêmes, souffrant des mêmes maux que les partis politiques, aboutissant aux mêmes compromissions, se pliant aux mêmes nécessités – et, d’autre part, nécessitant la formation, en leur propre sein, d’un véritable parti… syndicaliste. Car le syndicat est une coalition d’intérêts ; il admet tous les travailleurs, tenant compte de leurs conditions bien plus que de leur conviction. Mais pour en faire un moyen d’émancipation sociale, il faut bien que quelques-uns de ses membres prennent conscience des intérêts les plus généraux, les plus élevés, non d’une corporation mais de tous les travailleurs (et dès lors de la société entière), et s’organisent, cette fois sur le terrain d’une action plus vaste, tendant à transformer la société entière, s’organisent donc sur le terrain des convictions politiques. Le syndicalisme apolitique et même antipolitique d’Espagne a fini ainsi par se doubler d’un véritable parti politique et l’on a vu la CNT, centrale syndicale gouvernée en réalité par la FAI (Fédération anarchiste ibérique), participer – fort maladroitement du reste – à des gouvernements de guerre civile…
Édouard Berth meurt avant d’avoir pu tirer la leçon de ces tragiques épisodes. Il avait prévu bien des choses : le seul titre de l’un de ses livres, publié il a une dizaine d’années, l’atteste : Guerre des États ou guerre des classes ? Il y montrait, à la lumière des brasiers, encore magnifiques, de la République des Soviets, les guerres de classes succédant aux guerres d’État… Et nous voyons, en Espagne dévastée, la guerre des classes revêtir, par l’intervention des États (qui sont tous des États de classe) une forme mixte : à la fois guerre civile, guerre d’États, conflit d’impérialisme…
Qu’il soit impossible d’évoquer l’homme, avec l’inexprimable serrement de cœur d’un dernier adieu, nous poser à la fois tous les grands problèmes du socialisme, cela montre bien que son œuvre continuera de s’intégrer à nos recherches, qu’elle fait son chemin parmi nous, qu’elle survit au disparu – car la seule grandeur réelle de l’homme périssable est dans le service de l’intelligence et de la justice impérissables. À cette grandeur-là, Édouard Berth n’a jamais manqué.
11-12 février 1939
Deux conceptions de l’histoire continuent à s’opposer l’une à l’autre dans les esprits : la vieille conception idéaliste ou psychologique qui attribue les actions des hommes à leurs idées, à leurs caractères, et fait volontiers intervenir dans les événements le hasard, la fatalité, le destin, trois masques mal repeints de la Providence des croyants, trois formules poétiques en réalité, faites pour dissimuler des aveux d’ignorance et, plus encore, la paresse de la pensée ; –, et la conception scientifique, qui est aussi la conception socialiste puisque, pressentie par des historiens tels que Guizot et Thiers, elle fut précisée pour la première fois avec puissance par Karl Marx et Friedrich Engels.
Il faut bien y revenir, à l’occasion, et confronter les deux méthodes. Nous sommes tous les témoins et les acteurs de l’histoire à une époque de vastes bouleversements ; l’incapacité de comprendre les événements nous met en état d’infériorité sitôt que nous sommes obligés d’y intervenir. Niera-t-on que l’intelligence des causes de la défaite de Catalogne ne soit extrêmement importante pour le salut de l’Espagne antifasciste comme pour le développement du mouvement ouvrier ? Je n’entends pas, toutefois, traiter aujourd’hui ce grave sujet. Le conflit des deux méthodes m’est apparu, une fois de plus, dans l’étude d’autres tournants de l’histoire, en feuilletant un beau livre de Stefan Zweig : Les Heures étoilées de l’humanité 15.
Zweig écrit en poète. Ajouterai-je : en poète d’une école d’histoire dépassée ? Car le plus haut lyrisme se nourrit de l’interprétation passionnée de la réalité, non de conventions verbales ou sentimentales qui « ne sont que littérature… » Le spectacle du passé nous émeut d’autant plus que nous le comprenons plus réellement.
Zweig consacre quelques pages à décrire la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Il l’attribue à la division de la chrétienté, à l’indifférence de l’Occident, à la nature entreprenante d’un jeune sultan, par-dessus tout à une obscure fatalité. Il néglige la rivalité commerciale de l’Orient chrétien finissant et des grands ports méditerranéens. Venise ne fut pas pressée de secourir Constantinople qui était quelque peu sa rivale. Les croisés avaient d’ailleurs conquis et pillé la ville dans les premières années du xiiie siècle : ce sont eux qui portèrent à la puissance grecque le coup dont elle ne devait pas se relever. L’explication véritable de la chute de Constantinople, Zweig nous la donne incidemment, parce que son récit est riche et vivant. Pour battre en brèche les vieilles murailles infranchissables érigées par les Constantins, les Justiniens, les Théodoses, le sultan Mahomet fait fondre – par le plus grand fondeur de canons du monde, un chrétien hongrois – des pièces d’artillerie d’une puissance jusqu’alors inconcevable ; il réussit à les amener d’Andrinople sous les murs de la ville assiégée. Un peu plus tard, le sultan fait transporter par terre, d’une mer à l’autre, toute une flotte qui vient attaquer le port grec. Stefan Zweig écrit à ce propos : « Suivant toutes les conceptions humaines, les bateaux sont faits pour aller sur l’eau, non pour franchir des montagnes. Mais c’est justement cette faculté de réaliser l’impossible qui distingue les volontés démoniaques ; on reconnaît toujours le génie militaire au fait qu’il se moque des règles ordinaires et qu’à un moment donné il substitue l’improvisation créatrice aux méthodes courantes. » On s’étonne qu’un esprit éclairé puisse accumuler en si peu de lignes tant de notions fausses, alors que la simple vérité ressort en pleine lumière. La victoire des Ottomans sur les Grecs est celle d’un peuple pourvu d’une technique supérieure, attestée par la puissance de son artillerie et de ses transports, sur un peuple très riche mais, peut-être précisément pour cela, dont la technique ne fait plus de progrès. Point n’est besoin d’invoquer les « volontés démoniaques » pour expliquer la supériorité des mitrailleuses sur les sagaies. Les improvisations de génie militaire sont conditionnées par la technique et par les facteurs sociaux. Dans la prise de Constantinople, l’appât du pillage d’une grande métropole joue un rôle tout aussi grand, sinon plus, que la stratégie du chef d’armée.
Le récit que nous fait Stefan Zweig de la bataille de Waterloo est empreint des mêmes défauts. « Le destin se presse au-devant des forts et des audacieux ; on le voit, des années durant, obéir avec une docilité servile à un individu, à un Alexandre, un César, un Napoléon ; puissance élémentaire insaisissable, il est attiré par l’homme qui représente une force élémentaire. » Rien de plus fâcheux, du point de vue de l’intelligence, que cette invocation des forces élémentaires qui finirait par réduire, si l’on s’y complaisait, le rôle de l’économiste, du politique, du capitaine, de l’historien, à une sorte de sorcellerie… Ne remontons ni à Alexandre ni à César : Napoléon mit en œuvre l’énergie nationale de la France bourgeoise, telle qu’elle résultait d’une formidable révolution sociale. Il est certes loisible de comparer cette énergie à une force élémentaire, pour l’avantage de la métaphore, à la condition de ne pas oublier qu’elle naissait de l’ascension de classes nouvelles à la propriété, à la liberté, au pouvoir. Tout le drame de Waterloo gravite, pour Zweig, autour de la médiocrité du maréchal Grouchy, chargé par Napoléon de poursuivre les Prussiens et qui ne sut, faute d’initiative, ni les joindre ni secourir l’empereur. Sans doute, l’incapacité de Grouchy eut-elle, le 18 juin 1815, de funestes conséquences. Mais quelle en était la cause sociale ? Si Napoléon n’avait plus à sa disposition, à l’heure décisive, que ce médiocre général, c’est que les grands maréchaux survivants, enrichis et vieillis, le lâchaient. Marmont avait, l’année précédente, livré Paris aux Alliés. La bourgeoisie française n’avait plus ni la passion ni le besoin de la guerre (c’est tout un) ; elle aspirait à la paix, comme le bon peuple las de fournir la chair à canon aux armées napoléoniennes. Ce n’est pas un énigmatique destin qui accable l’empereur ; ce sont les conditions sociales qui ont changé. Les masses saignées se détournent de lui comme les enrichis : livré à lui-même, son génie stratégique, bien qu’il demeure brillant, est désormais réduit à l’impuissance. On l’a fort bien vu pendant la campagne de France de 1814. L’historien d’aujourd’hui ne peut plus ignorer les facteurs économiques et sociaux sous peine de tomber aussitôt dans une rhétorique périmée.
18-19 février 1939
Comment l’Espagne ouvrière, si puissante et si courageuse, avec ses mineurs des Asturies, qui soutinrent deux âpres guerres civiles en moins de trois ans, et son prolétariat catalan victorieux – les mains nues – le 19 juillet 1936, d’une armée factieuse, victorieux plus tard en Aragon, victorieux à Madrid avec la colonne Durutti, comment cette Espagne magnifique a-t-elle pu subir les défaites que nous savons ? Pourquoi la Catalogne est-elle tombée ?
On ne cessera pas de longtemps de se poser ces questions. Il est trop tôt encore pour leur esquisser une réponse à propos de la défaite de Catalogne, dont les causes immédiates nous apparaissent assez obscures. Mais sur les causes profondes de la situation présente dans son ensemble – situation très grave, sans être désespérée – on trouvera quelques lumières dans un livre tout à fait remarquable que je tiens à recommander ici : Espagne, creuset politique par Henri Rabasseire (Éditions Fustier, Paris, 20 fr.) 16. L’auteur signe d’un pseudonyme transparent et qui situe ses sympathies : les rabassaires sont de petits cultivateurs catalans en lesquels les organisations ouvrières les plus avancées ont trouvé de bons alliés. L’auteur possède à fond et de première main le sujet qu’il traite. Peut-être mieux informé sur Barcelone que sur Valence et Madrid, il paraît avoir été proche des dirigeants de la CNT, ce qui ne l’empêche pas d’exposer la politique des anarchistes avec beaucoup d’objectivité, je veux dire sans en celer les lourdes erreurs. Pas de développements littéraires dans cet ouvrage, mais une documentation abondante et claire.
A-t-il été assez question, dans la presse des deux mondes, des « excès anarchistes » du début ! Des excès, il y en eut. Les ouvriers libertaires réglèrent promptement, au lendemain de la sédition, de vieux comptes pendants avec des hommes qu’ils connaissaient comme leurs ennemis mortels. N’oublions pas que la guerre civile avait été préparée par une longue série d’attentats systématiques commis par les gens de droite contre les militants ouvriers et les hommes gauche. L’assassinat du leader monarchiste Calvo Sotelo, par des gardes civils républicains, assassinat qui semble avoir hâté le coup de force de Franco, répondait à l’assassinat d’un officier républicain des gardes civils, le lieutenant Castillo. Retenons que les syndicats de Catalogne, libertaires en majorité, surent mettre eux-mêmes un terme aux excès ; et que ce sont leurs « patrouilles de contrôle » qui établirent dans le pays un ordre nouveau. Si par la suite le gouvernement central et les partis bourgeois et stalinien exigèrent la dissolution de ces patrouilles de contrôle – non sans leur imputer quelques fois les désordres qu’elles avaient, en réalité, fait cesser – ce fut parce qu’elles constituaient les éléments d’un pouvoir ouvrier jugé trop révolutionnaire. Et nous touchons ici à l’une des causes lointaines et profondes de la défaite de la Catalogne. Barcelone était, en Espagne, la cité rouge par excellence. La CNT, dirigée par la Fédération anarchiste ibérique, y exerçait une influence prépondérante ; les marxistes révolutionnaires du POUM, les seuls quelque peu influents au début, y étaient antistaliniens et partisans des mesures révolutionnaires les plus radicales. Pour ces raisons, les éléments conservateurs de la République, bientôt renforcés par les staliniens qui formèrent leur aile marchante la plus active, freinèrent l’armement de la Catalogne, freinèrent le développement de ses industries de guerre, lui refusèrent les crédits. Et quand enfin, grâce à l’action des staliniens, les républicains conservateurs l’emportèrent en Catalogne même sur la classe ouvrière, ce ne fut pas sans un véritable commencement de guerre civile au sein de la République : les sanglantes journées de mai 1937. On sait qu’à Madrid, l’ambassadeur de l’urss, Rosenberg (aujourd’hui disparu à Moscou), empêcha Largo Caballero de constituer un gouvernement ouvrier syndical qui eût vraisemblablement été socialement beaucoup plus fort dans la guerre antifasciste que les gouvernements parlementaires. On sait qu’à Barcelone, Antonov-Ovseenko, consul général de l’ urss (aujourd’hui disparu en urss), exigea pour ravitailler la Catalogne en armes, une modification du gouvernement de la généralité… La crise morale et politique qui s’ouvrit pour ces raisons n’est pas encore finie : l’unité des masses antifascistes étaient nettement compromise.
Henri Rabasseire signale qu’après la dissolution des patrouilles de contrôle, on forma en Catalogne, sous l’impulsion des communistes, des troupes de police dites gardes républicains et gardes d’assaut, fort bien armées, qui « furent rarement envoyées au front », leur mission, plutôt que de battre l’ennemi, était de contenir le prolétariat catalan. Et quand on les envoyait au feu, ces troupes de l’ordre « passaient à l’ennemi par formation ». Il faut, ici, citer quelques lignes :
« Les communiqués des nationalistes, qui parlent de policiers transfuges en masse sont, hélas ! vrais ; pire encore, ni Bilbao ni Santander, ni Gijón ni Malaga, n’auraient été rendues sans la trahison des policiers. Cette véritable menace que constituait la présence d’un corps de contre-révolutionnaires dans son camp, le gouvernement la tolérait pour maintenir ce qu’il appelait l’ordre à l’arrière. En février (1937), on interdit aux policiers d’adhérer à un syndicat ou à un parti politique, et même d’assister à des réunions. On interdit la propagande des partis et des organisations dans l’armée (ce qui n’empêchait pas les communistes, possesseurs de l’appareil de propagande, de les travailler sous prétexte de faire la propagande du gouvernement). Ces mesures devaient priver la force armée de son caractère politique, empêcher les ouvriers d’y pénétrer et, en somme, séparer l’armée du peuple. » (Espagne, creuset politique, pp. 154-155.)
34 Au début de la défaite de Catalogne, le correspondant du Temps relate que les gardes d’assaut ont abandonné une position capitale au Nord de Barcelone… À travers toute la guerre civile les faits de cet ordre se sont répétés.
« À Malaga, les communistes avaient dominé la ville en août et septembre, puis, suivant leur nouvelle orientation étatiste, ils restituèrent tout le pouvoir au gouverneur civil, le général Vilalba, ce dernier, un brave soldat peut-être, mais hostile aux milices et inapte à comprendre la population, avait négligé tout ce qu’il fallait faire pour défendre la ville avec les moyens que la population ouvrière lui aurait offerts… » (Ouvrage cité, p. 138) À Gijón, le lendemain de l’entrée des franquistes dans la ville, « la police, qui maintenait l’ordre auparavant, demeura en fonctions ». (Felix Morrow 17 ; cet auteur américain cite à ce sujet d’édifiantes correspondances du Times.)
Que conclure pour le moment de ces bouleversantes lectures ? Nous espérons tous qu’il n’est pas encore trop tard pour sauver la République espagnole ; il semble bien qu’elle ait encore des ressources matérielles et morales assez grandes pour tenir jusqu’à des jours meilleurs. Souhaitons-lui pour cela de tirer courageusement la leçon des défaites passées.
25-26 février 1939
Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, inspiré par un groupe de pacifistes courageux – Henri Bouché, Léon Emery, Michel et Jeanne Alexandre, Georges Michon – publie sur la technique du mensonge de presse un document remarquable par le souci de l’exactitude et la probité de l’exposé 18. Après le « Septembre 38 » de Galtier-Boissière (Crapouillot), il semblait difficile de faire mieux, je veux dire de mieux montrer les formes multiples, habiles, insidieuses, grotesques, idiotes, raffinées que revêt le bourrage de crâne quand il s’agit de troubler la conscience des peuples, conduits à l’abattoir… Le Comité de vigilance étudie lui aussi « L’information par la presse en septembre 3819 »– au moment où l’Europe côtoyait la guerre – mais sans déployer la verve vengeresse d’un Galtier-Boissière, avec le simple souci d’épuiser le sujet en apportant une documentation sans défaut. Et cela nous donne à la fois un curieux ouvrage d’histoire contemporaine, une sorte de manuel à l’usage du lecteur des journaux (du moins du lecteur qui ne veut ni que l’on se moque de lui ni que l’on empoisonne son esprit), un précieux essai sur la technique du mensonge imprimé. Mensonge des titres, des manchettes, des sous-titres ! Mensonge des textes ! Mensonge des cartes ! Mensonge des chiffres ! Mensonge des caricatures ! Mensonge du conditionnel ! Mensonge des guillemets ! Mensonge des omissions ! Mensonge, mensonge ! L’homme de la rue, affolé par des flots de mensonges contraires, persécuté chez lui par la radio, en proie à son journal, comment s’y retrouvera-t-il ? Ne voyez-vous pas qu’il est d’avance trompé, berné, aveuglé, vaincu jusque dans son âme ? Et que le peu d’intelligence autonome que lui laissent les rotatives et les haut-parleurs, il va mécaniquement l’employer à mentir à son tour dans le sens indiqué, car il ne peut plus savoir ni ce qui se passe, ni ce qu’il fait lui-même, ni ce qu’on fait de lui ?
En vérité, quand on y réfléchit, ce spectacle du mensonge obnubilant le cerveau des foules, usant leurs nerfs, désorientant les consciences plus profondément que les États ne mobilisent la chair à canon, ce spectacle a quelque chose d’infernal. Et il serait affreusement décourageant si le mensonge même ne suscitait, dans les régimes non totalitaires, ses propres antidotes. Il suffit que quelques esprits clairs se refusent à lui, gardent fermement leur dignité, dans le danger même, pour que les fantômes se dissipent… Les fabricants de mensonge ont, il est vrai, la force de l’argent, les plumes serviles – par légions – et ils recommencent ce soir et demain ils recommenceront… Ils recommenceront tant que l’édifice social sera bâti sur l’iniquité : car le mensonge naît de l’exploitation de l’homme par l’homme : l’exploiteur ne pouvant certes pas dire la vérité à l’exploité. Tout est donc faussé : philosophie, croyances, sciences, morale, information. Et livrer bataille au mensonge c’est toujours, dès lors, défendre l’homme contre ce qui l’accable. « Être antifasciste, écrit Michel Alexandre, c’est d’abord résister à ce dressage de l’esprit, c’est dire Non à cette continuelle entreprise de “mobilisation des consciences”, c’est cela ou ce n’est rien. » – Comme vous avez raison, Michel Alexandre ! Et quelle âpre leçon vous donnez à tant d’antifascistes qui, par une singulière faiblesse, se sont faits les complices de certains mensonges qu’ils croient utiles, sur le régime de l’urss, par exemple !
Il s’agissait en septembre 38, du sort de l’Europe et du sang des Européens. Le 9 septembre, Ce soir donne un gros titre : « Une entrevue capitale à Nuremberg, M. Hitler reçoit, à sa demande, l’ambassadeur d’Angleterre ». C’est faux… L’Humanité du 13 annonce que « toutes les puissances démocratiques » s’unissent à la France et à l’Angleterre. Toutes ? Lesquelles ? Péri mentionne la Suisse, la Hollande, la Belgique, les États-Unis… Et il ment, car les petits États d’Europe prennent des mesures de sécurité et non de solidarité avec la France et l’Angleterre ; car les États-Unis ne font rien… Les textes officiels sont tronqués. Dans une déclaration de M. Roosevelt sur la menace allemande, le mot prudent « injustifiable » est remplacé par « inqualifiable » qui est nettement agressif (L’Ordre 20). – L’Humanité publiant le 12 septembre le discours d’Hitler fait sauter tout entier le paragraphe concernant l’Alsace-Lorraine ! Dans La Lumière 21, M. Albert Bayet, au contraire, déclare : « Quand Hitler proclame solennellement qu’il daignera nous laisser l’Alsace, j’en conclus avec évidence qu’il pose la question d’Alsace… » Vigilance 22 commente : « Évidemment… et Albert Bayet la fait poser par Hitler encore plus évidemment ! »
La formidable machine à fabriquer le mensonge fonctionne aujourd’hui à plein rendement au service de la firme Burgos-Franco 23. Le cahier où l’on réunira les infamies répandues tous les jours par la presse fascisante ou tout simplement bourgeoise contre les républicains d’Espagne ne sera ni moins tragique ni moins bouffon que celui de septembre 38. Même tendance du reste, mêmes hommes, mêmes fins : l’esprit de guerre est aussi l’esprit de classe des réactions. Laissez-moi citer, pour finir, sans même commenter des textes trop clairs, deux coupures de presse. Dans L’Action française 24 (royaliste), du 18 février, ces titres sur deux colonnes :
Un démenti formel du général de Tella, chef de la 63e division : On ne fusille pas les prisonniers en Espagne nationaliste.
Lisons : « Les troupes glorieuses du Caudillo apportent la paix et le pardon avec le pain et la justice sous le signe prestigieux des banderas d’or et de sang brodées d’éblouissants symboles… » Et cætera… La veille, ou le jour même, je découpais dans Le Petit Journal 25 (Croix-de-feu), sous le titre : « Dimanche chrétien en Catalogne », un reportage de M. Apestéguy, daté de Puycerda. Voici :
« Tous les passants regardent sans aucune pitié, au pied d’un mur criblé de balles, les corps entassés de leurs anciens bourreaux qui gisent sous la lumière rayonnante de cette journée, anéantis, loques désarticulées, ensanglantées, aux visages terreux, dont le masque a les stigmates de l’épouvante et du châtiment, et qui n’ont pu rien conserver de l’apparence humaine. » Ces victimes martyrisées sont, aux yeux du journaliste, des bourreaux, vous avez bien lu. L’évidence est pourtant que c’étaient de pauvres gens demeurés dans la ville précisément parce qu’ils espéraient n’avoir rien à craindre des franquistes… En quoi ils se trompaient ; car les généraux ont fait cette guerre contre leur peuple essentiellement pour « tuer du pauvre », selon le mot de M. Georges Bernanos, écrivain de droite.
4-5 mars 1939
Le livre d’Alexandre Barmine, qui fut jusqu’en 1937, chargé d’affaires de l’urss à Athènes, mérite à coup sûr une place de premier plan parmi les ouvrages d’actualité internationale. D’abord, il est complet : c’est l’expérience d’un homme, de l’enfance à l’âge mûr à travers toute la révolution. Ensuite il est vivant, fait de choses vues et vécues. Enfin, il respire une indéniable bonne foi. Personne ne se lèvera dans le monde pour dire à ce témoin : « Ceci n’est pas vrai. » Les hommes dont il nous offre des portraits, il les a coudoyés, fréquentés, aidés dans leur travail ; il s’est battu à leurs côtés à vingt ans ; passé trente ans, il livrait avec eux, dans les maisons commerciales de l’urss à Paris et Berlin la bataille secrète de l’or pour le grand plan quinquennal… Ces hommes furent bien tels qu’il les décrit ; d’autres les ont connus, d’autres les ont vus à l’œuvre et leur œuvre, d’ailleurs, subsiste : c’est un grand pays industrialisé, puissamment armé, pourvu d’une nouvelle armature sociale, qui serait, si de sanglants parvenus n’y imposaient leur dictature, un des premiers pays du monde (et il le redeviendra, n’en doutons point, quand les sanglants parvenus auront eu la fin qu’ils se préparent eux-mêmes…) De page en page, à travers les trois cents quatre-vingts pages de ce récit d’une vie entière et d’une révolution entière, croquis et portraits se succèdent d’humbles combattants du rang ou de personnages illustres et tous suivis de la même mention : « disparu – en prison – en 1936-1938 » (ceci pour les inconnus ou peu connus), « fusillé en 1936-1938… » (ceci pour les illustres). Un terrible document photographique, parfaitement officiel, illustre le livre. C’est un montage photographique emprunté à l’Album publié par les Éditions de l’Armée Rouge à l’occasion du XVe anniversaire de la fondation de cette armée. Trotski n’y figure pas bien entendu. : mensonge par omission ; Antonov-Ovseenko n’y figure pas non plus, car il était suspect d’hérésie et semi disgracié dans des ambassades (il a disparu en 1937) ; ni Blücher (disparu) dont le maître se méfiait : mais voici les treize mâles têtes des membres du Conseil militaire supérieur, réunies sous l’épigraphe de Staline : « Vivent l’armée rouge héroïque, ses chefs et son Conseil supérieur ! » — Eh, il n’y avait qu’à les laisser vivre pour qu’ils vécussent ! Enumérons : Gamarnik (suicidé), Toukhatchevski (fusillé), Egorov (disparu) ; Khalepski (disparu), Orlov (fusillé), Iakir (fusillé) ; S. Kamenev (décédé), Ordjonikidzé (vraisemblablement empoisonné), Boudienny (survivant – le seul !), Alksnis (fusillé), Mouklévitch (fusillé), Eideman (fusillé), Ouborévitch (fusillé). C’est bien, sur le plan militaire, le bilan d’une époque. Notez que le bilan est le même sur le plan industriel, sur le plan agricole, sur tous les plans !
Le témoignage d’Alexandre Barmine vaut par la précision du détail et par la variété de l’expérience ; d’une richesse peut-être unique. Fils d’un cheminot et d’une infirmière, Sacha Barmine s’engage dans l’Armée rouge et entre dans le parti communiste à dix-huit ans, tout au début de la guerre civile. Un manuel de propagande de Krylenko (disparu l’an dernier) l’initie aux fins de la transformation sociale. Élève d’une école militaire en Ukraine, il fait des études toutes pratiques, sur les champs de bataille ; après les exercices de feu, au front, on enterre les copains qui n’ont pas eu de chance. Il fait dans l’armée de Kork (fusillé) la campagne de Pologne : « Nous n’avons pas pris Varsovie… » Puis à l’Académie d’état-major de Moscou, études supérieures avec Hekker (disparu), Dimitri Schmidt (disparu), Toukhatchevski… Il étudie les langues orientales avec Khassis (massacré à Canton en 1928) et Zuckerman (fusillé) ; entre dans la diplomatie avec Louréniev que l’on envoie en ambassade à Boukhara… Secrétaire d’ambassade avec Louréniev (disparu) à Riga, avec Choumiatski (disparu) en Perse ; collaborateur de Karakhane (fusillé) aux Affaires Etrangères, il devient, plus tard, un des sous-directeurs de la représentation commerciale à Paris avec Ostrovski (disparu), et Kerekmine (disparu) ; revenu en Russie, directeur de l’Exportation des Automobiles sous Rosengoltz (fusillé), commissaire du Peuple au Commerce Extérieur avec Loganovski (disparu), Eliava (disparu)… Diplomate, enfin, dans les Balkans, avec Raskolmikov(disparu – sans doute en fuite), Kobétsky (décédé), Karakhane déjà nommé…
Barmine nous fournit incidemment quelques renseignements tout à fait précieux : il nous apprend que le commerce extérieur était dirigé dans tous ses détails par le Bureau politique du parti et qu’il fallait pour le moindre virement de fonds l’autorisation personnelle de Staline. Cette précision technique a son prix depuis les procès où des fusillés en sursis ont avoué avoir répandu à l’étranger, pour financer de minuscules groupes d’opposition, des sommes fabuleuses. À la vérité il était impossible à qui que ce fût – et plus qu’à tout autre au commissaire du peuple Rosengoltz – de distraire une seule livre sterling du trésor soviétique à l’étranger. Barmine initie le lecteur au mécanisme compliqué de la gestion bureaucratique de l’industrie ; après l’avoir lu on comprendra comment naissent des conditions mêmes faites au travail les affaires de sabotage : car la méthode bureaucratique et despotique est elle-même un constant sabotage de la production, et dont il faut bien, quand les résultats s’en révèlent brutalement, imputer la responsabilité à quelqu’un… Le seul Bureau tout puissant réclame alors des boucs émissaires : et les invente, et les fait exécuter. Ce qui n’arrange rien puisque, chez les successeurs des fusillés, la peur s’ajoute à l’inexpérience inévitable des jeunes…
Barmine, s’il observe beaucoup avec un jugement d’une séduisante clarté, ne fait pas œuvre de sociologue. Il conclut que les privilégiés du régime totalitaire « ont déjà construit le socialisme pour eux-mêmes. » Ce n’est pas un habitat très confortable à en juger par les coupes sombres que le régime fait sans se lasser parmi ses propres privilégiés ; et ce n’est pas du socialisme non plus, le mot n’étant employé ici que par une amère dérision ; c’en est même la négation la plus criante. « Ma génération, écrit Barmine, avait connu des chefs révolutionnaires désintéressés qui n’avaient rien à eux, qui, au gouvernement, à l’armée, dans les comités du parti, vivaient de la vie de tous, dominés par le souci de servir la collectivité. Ces hommes ne sont plus. Le régime qu’ils avaient cherché à créer ne subsiste que de nom. Ils se battaient pour abolir l’exploitation de l’homme par l’homme et établir une société plus juste, plus libre, qui eût assuré à tous ses membres le maximum de bien-être. Staline les a fusillés. Il règne seul avec sa peur panique, sur le socialisme dans un seul Kremlin… » Une autre conclusion manque ici, pour compléter celle-là : après avoir vu le long des chapitres mêmes de ce témoignage, quelle admirable énergie, quelle tenace intelligence révolutionnaire les hommes de la terre russe ont déployée avant d’être paralysés et décimés par une sorte de contre-révolution intérieure – qui, pour les vaincre, a surtout usé de leur propre dévouement, – on ne peut s’empêcher de conclure que le plus fou serait encore de désespérer de ces hommes, de ce pays, de cette révolution.
11-12 mars 1939
Tant que l’espoir d’une victoire subsista pour la République espagnole – et avec elle pour les travailleurs de la péninsule – nombreux furent ceux qui, connaissant les péripéties intérieures de la tragédie, hésitèrent à en parler autrement qu’entre initiés. Je fus de ceux-là, bien que le devoir du silence – ou du demi-silence – m’ait souvent été lourd. En réalité, la victoire sur le fascisme dépendait largement du régime intérieur de la République. Il fallait, de toute évidence, que cette République ne fut point réactionnaire : qu’elle accordât, au contraire, à tous les travailleurs, des réformes de structure, des réformes révolutionnaires qui leur eussent donné conscience de se battre pour un présent amélioré et pour un avenir meilleur. Libéraux et radicaux – partis bourgeois – le comprirent fort bien : et je me souviens des déclarations catégoriques faites dans ce sens par le président Azaña* et par le président de la Généralité de Catalogne, M. Companys*. Celui-ci offrit d’ailleurs aux anarchistes la totalité du pouvoir : et les anarchistes déclinèrent cette offre car, adversaires par système de l’action politique et de l’État, ils n’eussent su que faire du pouvoir… Seconde condition capitale de la victoire, il fallait entre les groupements antifascistes, si différents qu’ils fussent, républicains bourgeois, socialistes de nuances diverses, communistes, opposants de droite et de gauche réunis dans le POUM, syndicalistes, anarchistes, staliniens, il fallait entre tous et par-dessus tout une solidarité de combat devant l’ennemi commun. Liberté d’opinion, de discussion, de polémique, d’opposition, certes, mais dans un esprit de fraternité excluant le mensonge, la calomnie, l’oppression, le kidnapping, l’assassinat. Ces deux conditions remplies, le peuple espagnol pouvait faire face à l’intervention étrangère et au fascisme avec le maximum d’énergie, c’est-à-dire le maximum de chances de succès.
Il faut bien dire – aujourd’hui que le changement politique survenu à Madrid, après la terrible défaite de Catalogne 27, jette une lumière brutale sur certains faits – que le plus grand malheur, pour l’antifascisme espagnol, ce fut d’être lié aux répercussions du drame russe. Quand Largo Caballero*, dès fin 1936, songea à constituer un gouvernement ouvrier, syndical, c’est l’ambassadeur de l’URSS Rosenberg* qui intervint pour l’en empêcher. Dès les premiers mois de la guerre civile, le PC stalinien exigeait le respect de la propriété capitaliste et annonçait que les anarchistes, qui fournissaient alors le plus gros effort dans les milices, seraient matés par la force. Plus révolutionnaire, M. Azaña signait des décrets portant confiscation des biens des propriétaires fascistes. Le PC se fit le protagoniste du retour à la démocratie capitaliste, c’est-à-dire de la liquidation de la révolution espagnole, parce que Staline ne voulait ni d’une Espagne socialiste, dont l’exemple eût risqué de réveiller les travailleurs de Russie, ni d’une République trop avancée, qui eût échappé à son contrôle politique et suscité des complications politiques fâcheuses pour le pacte franco-soviétique. Donner à la République une physionomie conservatrice (pour « rassurer Londres et Paris » : et l’on en voit les résultats !), c’était déjà l’affaiblir beaucoup, socialement : car pour qu’un peuple se batte bien, il faut qu’il ait de sérieuses raisons de le faire et l’on peut affirmer sans crainte d’être contredit que personne en Espagne n’entendait se faire tuer pour revenir au régime social qui avait engendré le franquisme. Mais enfin, les travailleurs pouvaient se dire qu’après la victoire la physionomie de la République changerait d’elle-même : à Londres et Paris, les financiers le savaient bien et c’est pourquoi ils ne se laissaient pas « rassurer », ils donnaient la préférence à Franco, malgré les inconvénients de l’ingérence italo-allemande. La démocratie espagnole, par contre, fut peut-être touchée à mort – du moins dans cette vaste bataille-ci – quand le parti stalinien, devenu très fort grâce aux armes soviétiques, s’étant emparé de certains services de l’État, tels que la censure, le contre-espionnage, la police politique, l’éducation politique, le commandement de l’armée, obtint la démission de Largo Caballero et commença de persécuter tous ceux qui s’opposaient à ses desseins. Largo Caballero démissionna pour ne pas mettre le parti ouvrier d’unification marxiste hors la loi, comme l’exigeait le PC, car c’était violer la démocratie. Couvert de boue et de mensonges par la presse stalinienne, le POUM fut dissous, son leader Andrés Nin, kidnappé et assassiné, ses militants traqués. L’anarchiste Berneri s’était fait du consul général de l’urss à Barcelone un adversaire déclaré : il fut assassiné. Puis, la persécution s’attaqua à la gauche socialiste de Largo Caballero. Les sanglantes journées de mai 1937 à Barcelone 28 furent le résultat d’une tentative du parti socialiste unifié de Catalogne (affilié à la IIIe Internationale) dirigée contre la CNT libertaire. Ainsi, après la calomnie à jet continu, la dissension armée, la persécution policière, l’assassinat, s’installèrent à l’arrière du front républicain, pendant que des hommes de plus en plus exécrés de leurs propres compagnons d’armes, occupèrent les postes dirigeants. La méfiance, le soupçon, la rancune s’installèrent dans les âmes tandis que la famine occupait les foyers. La victoire devenait doublement impossible. Comment voulez-vous vaincre quand les combattants se méfient de leurs chefs ? Or les chefs militaires appartenant au PC stalinien ont, parmi les combattants qui ne sont pas de leur parti, une tout à fait fâcheuse réputation. Les anarchistes affirment que Líster* fit encore fusiller plusieurs des leurs avant de passer les Pyrénées. (Il les accusa naturellement de banditisme ; mais on sait que beaucoup de ses propres officiers et soldats ont été arrêtés en France parce que trouvés porteurs de bijoux et d’or). Un camarade, rescapé de Barcelone, me disait : « La haine des staliniens était telle qu’on leur aurait imputé jusqu’aux calamités naturelles… »
Je ne songeais pas à poser ces problèmes il y a deux jours : mais les événements de Madrid seraient incompréhensibles si l’on ignorait ces choses. Le nouveau gouvernement réunit pour la suprême résistance et la négociation presque tous les partis antifascistes sauf les staliniens 29. Le POUM n’est pas entré, vraisemblablement par principe : ses chefs sont d’ailleurs réfugiés en France depuis la retraite de Catalogne et il était hors la loi jusque hier. Julián Besteiro* y représente la droite socialiste ; Carrillo*, la gauche socialiste dont Caballero est le chef ; San Andrés*, la gauche républicaine bourgeoise ; Casado* et Miaja*, l’armée (Miaja appartenait récemment au PC) ; Cipriano Mera*, de la CNT, est un maçon anarchiste qui s’est fait la réputation méritée d’un chef de guerre ; Val* et Marín* sont anarchistes aussi. Il s’agit pour ces hommes de conquérir une paix acceptable – dont dépendent des dizaines de milliers de vies précieuses pour le socialisme international – ou d’organiser la suprême résistance – ou encore des deux choses à la fois. M. Negrín* a dû s’en aller pour avoir tenté de confier le commandement des dernières forces de la République à des généraux staliniens comme Modesto*, Galán*, Matallana*, responsables de la chute de Barcelone. L’Humanité, qui fait en première page des avances aux socialistes français, n’hésite pas à imprimer en troisième que les membres du nouveau Conseil national de défense formé à Madrid sont « des traîtres ». Hélas ! On connaît l’odieuse chanson. MM. Negrín et Vayo*, arrivés à Toulouse, se gardent bien, eux, de tenir ce langage-là. Les accusations de trahison, prodiguées depuis le début, par les staliniens à tous leurs adversaires politiques n’ont que trop contribué, en effet, à démoraliser l’opinion antifasciste et, quand cette opinion a commencé à se ressaisir, à faire détester les professionnels de l’injure et de la calomnie.
18-19 mars 1939
Le XVIIIe congrès du Parti communiste de l’urss siège en ce moment. Ce nous est l’occasion de revoir brièvement l’histoire des dix-sept congrès du parti bolchevik : et nous aurons ainsi dressé en quelque sorte la feuille de température d’une grande révolution...
Neuf socialistes marxistes se réunissent en 1894 dans une maison de Minsk, en Russie blanche, pour fonder le parti ouvrier social-démocrate de Russie dont c’est là le Ier congrès. L’événement passe inaperçu du monde. Les neufs congressistes disparaissent bientôt dans diverses prisons de l’Empire.
En 1903, le parti social-démocrate de Russie tient son IIe congrès à Bruxelles et Londres. De jeunes émigrés s’y rassemblent autour de Plekhanov. Une scission se produit entre les intransigeants qui vont désormais s’appeler les majoritaires (bolcheviks), dirigés par Lénine et les modérés, minoritaires, ou mencheviks, dont le porte-parole est Martov. Ces deux jeunes militants sont d’ailleurs des amis et qui font œuvre commune. Le parti compte en Russie – dans l’illégalité – et à l’étranger, quelques centaines de personnes.
1905. Les majoritaires bolcheviks se réunissent seuls au IIIe congrès, qui se tient à Londres. Ils arrêtent la tactique à suivre dans la révolution qui commence. Ils font preuve d’une clairvoyance et d’une volonté dont les historiens s’étonneront.
53 Mais en un an de combats, la première révolution russe succombe (la banque française y est pour quelque chose...). Les deux fractions de la social-démocratie russe refont alors, en 1906, l’unité, au congrès de Stockholm, qui est le IVe. Retenons cette leçon : dans la défaite, Lénine se prononce pour l’unité avec ses camarades adversaires, les modérés.
Cette unité se révèle d’ailleurs à peu près impossible. Trotski, évadé de Sibérie après avoir présidé le premier Soviet de Petersbourg, en 1905, préconise en vain au Ve congrès (Londres, 1907) le désarmement et la collaboration des fractions.
Les années de réaction se suivent, écrasantes. Puis les années de guerre. Pour la plupart des militants ce sont des années d’exil, de déportation, de prison, de misère, de résistance acharnée. Ils ne désespèrent point cependant et ils ont raison : en 1917, l’autocratie s’effondre toute seule, sous le poids de ses fautes, sous le poids de la guerre qu’elle a voulue. Le parti social-démocrate (bolchevik) tient son VIe congrès à Petrograd, en pleine révolution. Ce n’est encore qu’un petit parti, mais qui sait très bien ce qu’il veut et qui dispose d’une équipe d’hommes intrépides, intelligents, dévoués, disciplinés. Jours difficiles : Lénine doit se cacher. Trotski donne son adhésion au bolchevisme, salué par des acclamations, élu au comité central. Staline y entre en même temps, mais à l’arrière-plan : il est à peu près inconnu.
1918. Le VIIe congrès discute après la prise du pouvoir. Le parti change son nom pour revenir à la tradition du Manifeste rédigé par Marx en 1848 ; il s’appellera désormais parti communiste. Lénine, nullement grisé par la victoire, insiste pour maintenir un programme minimum : « Il n’est nullement impossible, dit-il, que la réaction réussisse encore à nous rejeter en arrière... » Trotski est chargé de la formation et de la direction des armées rouges.
Le VIIIe congrès, en 1919, s’occupe principalement de l’organisation de la guerre civile et de l’économie de guerre ; il espère le prochain triomphe de la révolution socialiste en Europe centrale. L’Allemagne et la Hongrie fermentent. Des républiques soviétiques se fondent à Munich et Budapest. Elles ne durent point. L’état de siège se prolonge dans la Grande Commune russe.
Les effets s’en font sentir sur le régime intérieur de celle-ci. Dès 1920, au IXe congrès, Sapronov dénonce les empiétements de la bureaucratie. Mais les armées rouges sont partout victorieuses des armées blanches et de l’intervention étrangère. Le régime du salut public fait ses preuves.
Le Xe congrès délibère en 1921 en pleine crise du communisme de guerre, pendant que le canon tonne à Cronstadt. L’Opposition ouvrière distribue son réquisitoire contre la bureaucratie 30. Lénine se prononce rudement contre elle : ce n’est pas le moment de relâcher la discipline du parti. Cette discipline, on la tend, au contraire... Est-ce bien le moment ? En revanche, la « nouvelle politique économique » va pacifier les campagnes en supprimant les réquisitions et en rendant une valeur à l’argent. La Nep se précise au XIe congrès, en 1922. Staline accède discrètement au secrétariat général. Les figures de premier plan demeurent Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Dzerjinski. Au XIIe congrès, en 1923, Trotski pose la question de l’industrialisation : le paysan paie trop cher les articles manufacturés ; si l’on ne remédie à cela, il finira par se dresser contre la dictature du prolétariat.
Le XIIIe congrès s’ouvre, en 1929, après la mort de Lénine et un nouvel échec de la révolution en Allemagne. Quel sera le successeur de Lénine à la tête du parti ? L’homme le plus populaire et le plus incontestablement grand, c’est Trotski ; mais ce n’est pas un vieux bolchevik. Zinoviev déclenche contre lui de véhémentes campagnes préparées par l’intrigue. Le « Triumvirat » Zinoviev-Kamenev-Staline réussit en dix-huit mois à écarter Trotski du pouvoir.
La crise du blé, si longtemps attendue, et les défaites de l’Internationale communiste permettent bientôt au secrétaire général, Staline, de préparer minutieusement un congrès formé en grande majorité de fonctionnaires qu’il a nommés lui-même. Il y fait tout à coup mettre en minorité Zinoviev et Kamenev (XIVe congrès, en 1925). Il va maintenant gouverner avec Boukharine, Rykov et Tomski, c’est-à-dire avec la droite du parti.
Zinoviev et Kamenev passent à l’opposition qu’ils persécutaient auparavant. Ils rejoignent Trotski, qui incarne l’intransigeance révolutionnaire. Dès lors, la lutte s’envenime dans le parti, auquel Staline révèle la doctrine du « socialisme dans un seul pays ». En 1927, au XVe congrès, Staline fait exclure toute l’opposition, c’est-à-dire la majorité du comité central et des cadres du parti de Lénine. Zinoviev et Kamenev font en vain leur soumission. L’inflexible Trotski est déporté ainsi que des milliers de militants. C’est le Thermidor soviétique. Il s’accomplit sans effusion de sang.
En revanche, le sang coule à flots dans les campagnes pendant la collectivisation forcée de l’agriculture, décrétée par Staline pour résoudre l’insoluble problème des rapports avec les paysans. Le premier plan quinquennal s’exécute à force de privations. La famine règne. 1930 : XVIe congrès. Staline, tout puissant, parle seul au milieu du silence du parti. La droite (Boukharine-Rykov-Tomski), qui veut une réconciliation avec les paysans, n’ose pas livrer une bataille politique. Quatre années terribles s’écoulent encore. Au XVIIe congrès (1934), c’est Staline qui dénonce une sourde opposition de droite qui s’incline, s’humilie, se désavoue, s’avilit...
Ces congrès ne font plus qu’ovationner le dictateur ; ce ne sont plus que des grands meetings de fonctionnaires parfaitement stylés. Pendant plus de quatre ans, bien que ce soit contraire aux statuts du parti, Staline ne songera pas à réunir le XVIIIe. En 1936, il institue soudainement la terreur au sein du parti. Toutes les anciennes oppositions, toutes les équipes de rechange de vieux révolutionnaire susceptibles de prétendre au pouvoir, ex-gauche repentie avec Zinoviev et Kamenev, ex-droite mal repentie avec Rykov et Boukharine, sont fusillés. Epurations sur épurations. Au XVIIIe congrès qui s’est ouvert il y a quelques jours dans une des salles impériales du Kremlin, Staline, chaque jour égalé au soleil par des poètes qu’il décore, Staline maître absolu d’un immense État totalitaire, parle seul, absolument seul ; car il n’est de voix que pour faire écho à la sienne.
25-26 mars 1939
Mars 1939 révèle tout à coup de singulières ressemblances avec septembre 1938. De nouveau l’Europe se sent au bord de la guerre. De sombres nuées s’accumulent sur tous les horizons. L’orage est donc possible. Est-il fatal ? Est-il probable ? Qu’il me soit permis de citer ce que j’écrivais ici même le 17 septembre :
« Tout porte à croire que le chef du nouvel impérialisme ira dans la voie de la guerre aussi loin que possible, sans toutefois faire la guerre, afin de tirer le maximum de profits de la constante menace d’une catastrophe qu’il lui appartient de déclencher ou de ne pas déclencher. Nous entrons peut-être dans une longue phase de marchandages armés, hypocrites et occasionnellement sanglants, pour la révision ultime du partage du monde qui se fit à Versailles en 1919. La question des Sudètes n’est pour Hitler que l’occasion d’une mobilisation quasi générale appelée à lui permettre de poser en fait d’autres questions. Tant que le monde n’aura pas trouvé un nouvel équilibre, il est fort possible que nous n’ayons, des années durant, ni paix ni guerre : une paix aussi anxieuse, aussi coûteuse qu’une guerre ; une sorte de guerre sournoise dans laquelle les canons, s’ils tireront le moins possible, demeureront sans cesse braqués sur les poitrines des peuples ; une paix précaire et surarmée pendant laquelle les nations côtoieront chaque jour l’abîme. On négociera cependant, à la faveur d’indicibles menaces, tandis que des deux cotés des frontières, des millions de civilisés creuseront des fortifications à six étages souterrains… Le manque des ressources matérielles mettra fin quelque jour, à une échéance qui ne saurait être éloignée, à ce gaspillage insensé des forces humaines. Les crises sociales auront mûri dans un monde en état de siège ; sans doute la conscience des peuples interviendra-t-elle sous des formes encore imprévisibles, pour imposer ses solutions. Si imminente qu’elle paraisse, la guerre n’est ni fatale ni nécessaire ; mais la crise du monde moderne s’ouvre par la double impossibilité de faire la paix sans transformer la société et de faire la guerre sans courir au suicide. »
Les événements récents semblent confirmer en tous points ces prévisions. Observons que jusqu’ici Hitler ne s’est presque jamais engagé qu’à coup sûr. Il ne consentit à courir un risque assez considérable que lors de la militarisation de la zone rhénane : sûr, d’ailleurs, de l’assentiment réel de l’Allemagne et de son bon droit : des nations elles-mêmes armées pouvaient-elles, en effet prétendre l’empêcher de mettre son propre territoire en état de défense ? Le risque à courir n’était pas énorme, au surplus ; si la France et la Grande-Bretagne avaient fait mine de réagir, Hitler en eût été quitte pour se replier, avec, devant son peuple, bénéfice d’une défaite politique qui eût tendu à nouveau le sentiment national. En septembre dernier, il acceptait sans bluff, l’éventualité d’un conflit armé, sûr de détruire très promptement la Tchécoslovaquie et de pouvoir ensuite négocier en vainqueur. En mars 1939, il a joué sur du velours ; la Bohème n’était plus en réalité qu’une forteresse démantelée, gouvernée par ses agents. Une autre facile victoire lui reste accessible et je doute fort qu’il consente à s’en priver : la Hongrie, pratiquement sans défense, lui promet des blés abondants et des positions stratégiques à la porte des Balkans. La seule pression diplomatique qui peut suffire pour installer à Budapest, sans démissionner le régent Horthy ni attenter à l’indépendance formelle du royaume de Saint-Étienne, un gouvernement à son gré. Ensuite ? Ensuite, il faudra bien qu’il s’arrête, car la conquête militaire des Balkans l’obligerait à jouer son va-tout. Ce sont de petits pays belliqueux, jaloux de leurs droits, qui savent se battre ; et les puissances démocratiques ne manqueraient pas de défendre, probablement de concert avec l’urss, les pétroles de Roumanie.
Ces puissances, par contre, même quand elles auront parachevée leurs armements – si tant est que des armements sont jamais achevés – ne prendront pas l’initiative de la guerre, n’ayant rien à gagner aux victoires les plus complètes. Elles ne se battront certes pas de leur plein gré pour provoquer dans les deux empires totalitaires des révolutions, très vraisemblablement socialistes, qui remettraient à nouveau, tout autrement, en question les destinées de l’Europe : or telle serait la seule conséquence quasi certaine d’une défaite des États totalitaires qui livrerait en outre aux vainqueurs les sables de la Libye et les montagnes, infestées de guérillas, de l’Éthiopie…
Les États totalitaires, eux, s’ils se savaient solides à l’intérieur, n’auraient pas un si grand besoin de prisons. Leur faiblesse, ils la connaissent eux-mêmes ; elle double exactement leur force. L’annexion de huit millions de Slaves qui ont fait leurs preuves pendant la guerre de 1914-1918 contrebalance en ce sens l’accroissement de puissance de l’Allemagne du fait de sa mainmise totale sur les industries et les blés de Tchécoslovaquie. Autre contrecoup désastreux de ce faciles succès : la mobilisation de l’opinion aux États-Unis et le rapprochement inévitable entre l’ urss et les trois puissances démocratiques.
Tenons compte enfin de ce grand fait paradoxal : plus on arme et moins on peut en réalité faire la guerre. Car les armements continus épuisent à l’avance des ressources qui seraient nécessaires au combat. Les armées motorisées d’aujourd’hui sont pourvues de machines en quantités si fabuleuses que leur seul approvisionnement en combustible proposerait à tous les gouvernements des problèmes insolubles. La seule chance de l’agresseur, dans ces conditions, ce serait la guerre courte, foudroyante, faisant ployer les genoux en trois mois à tout un grand pays. Il ne saurait, au temps où nous sommes, en être question, le pays les plus menacé d’agression – la France – disposant de moyens de défense formidables et de richesses sensiblement plus grandes que celles de ses assaillants possibles ; ces derniers manquent à la fois de matières premières, de carburant, de vivres dans une situation géographique qui leur permettrait de prolonger une résistance et de remporter des succès partiels, mais non de triompher dans une longue conflagration où interviendraient, à des divers degrés, tous les continents.
1-2 avril 1939
Le XVIIIe congrès du parti communiste de l’ urss nous a valu de connaître un certain nombre de statistiques assez impressionnantes. Je reviendrai, sans doute, sur les chiffres fournis par le président du Conseil des commissaires du peuple, Molotov, sur la consommation des masses. Il serait intéressant de les confronter avec les prévisions formulées il y a quelques années et avec certains écrits de propagande.
Bornons-nous aujourd’hui à constater que, d’après le chef du gouvernement soviétique, la consommation des articles de première nécessité par les masses de l’ urss est encore sensiblement au-dessous du niveau de la consommation des masses dans la plupart des pays capitalistes. Nous le savions déjà ; pour ma part, je le savais d’expérience. Mais nous voici en possession d’une donnée tout à fait officielle. Il a bien fallu la publier du haut de la plus haute tribune pour ne pas faire figure de farceurs devant un grand pays sans cesse en proie à la pénurie de vivres et des produits industriels.
De cette pénurie, les causes sont fort complexes, Molotov fait allusion aux armements nécessaires… N’approfondissons pas ce sujet précis. Ne résulte-t-il pas du traitement barbare infligé aux cadres de l’État, du parti, de l’industrie, de l’agriculture, de l’armée, un funeste gâchis dans la production ? Une usine dont on a successivement fusillé ou emprisonné en deux ans une bonne demi-douzaine de directeurs et de sous-directeurs – sans parler du moindre personnel technique… – peut-elle fonctionner parfaitement ? Des transports dont on a, en deux ans, fusillé deux fois une moitié des dirigeants, peuvent-ils fonctionner de la façon souhaitable ? Je soumets ces questions au bon sens des personnes qui savent ce que c’est que diriger une entreprise ; mais qu’elles essaient, en outre, de pressentir combien la terreur diminue, dans ces conditions-là, les moyens d’un administrateur ou d’un technicien !
Or voici des chiffres, tout à fait officiels. Rappelons que tous les emplois « responsables » – toutes les fonctions dirigeantes en d’autres termes – sont attribués à des membres du parti stalinien. Nous apprenons, de la bouche de Staline, que ce parti compte en ce moment 1 600 000 membres ; qu’il en comptait 2 000 000 en 1936 (ou fin 1935) ; qu’après les épurations des deux dernières années il y a eu 180 000 nouvelles admissions. Faites l’opération arithmétique : c’est 580 000 communistes (aux décès près) qui, en 1936-1938, ont été exclus, c’est-à-dire chassés du parti, chassés des emplois qu’ils occupaient, déshonorés, envoyés dans les camps de concentration : car la règle est qu’un « exclu » soit arrêté. Que faire, en effet, d’un homme déclaré indigne de la confiance du parti dirigeant, sinon lui imposer une période de « rééducation par le travail » dans un pénitencier ? Tel est l’usage et il faut de la main-d’œuvre au creusement des canaux comme à la construction de nouvelles voies ferrées. Ne vous étonnez pas de l’importance des chiffres : c’est par dizaines et centaines de milliers d’âmes que se chiffre la population des camps de concentration.
De la criminelle légèreté avec laquelle l’on y envoie les gens, un article récent de la Sovietskaya Iousticia [La Justice Soviétique] (n° III pour 1939), nous permet de juger. On y cite, en foule, d’une conférence de magistrats soviétiques, des faits de ce genre : deux jeunes mariés, les B…, terminent leurs études moyennes à Saratov, obtiennent du travail à Volsk. En cours de route, un parent leur fait un présent magnifique : cinq livres de beurre et un sac de pommes de terre. Avec cette richesse, mais sans un sou, ils arrivent à Volsk. Comment tenir les premiers temps ? Ils décident de manger les pommes de terre et de vendre le beurre, article de luxe, évidemment ; et ils le vendent pour 25 roubles, soit moins d’une semaine de bas salaire. Arrestation et condamnation pour commerce illicite, spéculation, sabotage du socialisme (oui !) : à chacun, cinq ans d’internement dans un camp de concentration. Deux existences brisées. Voilà pour les pauvres bougres inconnus…
Et voici pour les officiers. La Krassnaya Zvezda [L’Étoile Rouge], quotidien de l’armée, publiait à la veille du congrès du parti que 53 % – je dis bien cinquante-trois pour cent ! – des officiers communistes frappés au cours des épurations récentes, l’avaient été par abus, malentendu, injustice, sur dénonciations calomnieuses et devaient être réhabilités ! Et c’est par dizaine de milliers que depuis Toukhatchevski, les officiers ont écopé… Ainsi, la moitié des persécutés communistes (et quel pourcentage imaginer pour les non communistes ?) sont officiellement innocentés…
Ajouterai-je que l’immense majorité des « maintenus coupables » sont certainement tout aussi innocents ? Mais c’est une autre histoire. On publie tout ceci parce qu’il faut d’urgence remédier à la crise du commandement, réhabiliter et réintégrer dans l’armée les milliers d’officiers dont on a besoin. On sélectionnera ceux qui n’ont pas approché de trop près les vieux révolutionnaires massacrés… Ceux qui ont servi directement sous Toukhatchevski et Blücher resteront « coupables », n’en doutons point, et continueront les grands travaux – quand ils ont échappé aux balles du citoyen Ejov, naguère encore haut-commissaire à la Sûreté.
On sait la disgrâce récente de Ejov, subitement passé du ministère de l’Intérieur à celui des Transports fluviaux. Y est-il encore ? Il avait été le docile instrument de trop de sinistres besognes pour vivre longtemps : il doit disparaître, s’il n’as pas déjà disparu. Pour l’heure, sa disgrâce vient de s’accentuer de très menaçante façon puisqu’il n’a pas été « réélu » au comité central du parti… Le nouveau CC compte 71 membres comme le précédent, mais il est rudement renouvelé… D’après des recoupements qui me paraissent bien faits, des 71 membres du CC élus au XVIIe congrès, en 1934, six sont décédés – de mort naturelle… – et 49, je soulignequarante-neuf, ont été supprimés comme traîtres, espions, saboteurs, Trotskistes, boukhariniens, bref, « ennemis du peuple », selon le terme consacré. A n’en pas douter, ces quarante-neuf ont été pour la plupart fusillés.
Le congrès du parti stalinien de l’ urss, dont tel est, en somme, le bilan, du point de vue des cadres et plus encore du point de vue humain, s’est clos, cela va sans dire, sur les quinze minutes rituelles d’ovations enthousiastes, passionnées, exaltées, délirantes, à l’adresse du « Père des Peuples », du « Bien-aimé », du « Chef génial », du « Guide inébranlable des travailleurs de tous les pays » – et cætera… Et l’on apprenait à peu près en même temps que l’ urss, qui a inexorablement refusé l’asile aux Juifs traqués d’Allemagne, aux communistes des Sudètes, aux communistes tchèques, aux communistes autrichiens et allemands réfugiés à Prague, s’apprête à renvoyer en Espagne les 3 000 enfants, instituteurs et institutrices espagnols qu’elle avait consenti à recevoir au temps où les agents de Staline fournissaient, à prix d’or et de sang, des armes à la République poignardée…
8-9 avril 1939
Le Courrier Socialiste russe leur consacre, dans son numéro du 15 mars, un article dont je veux résumer ici la désolante documentation. Il est bien entendu qu’il n’y a pas d’antisémitisme en urss ; que les Juifs persécutés et mis à mort ne le sont pas en tant que Juifs, mais plutôt en tant que communistes de la première heure. Notons cette différence pour être équitable même envers le crime, véridiques même envers le mensonge des bourreaux 31. Et laissons crier les faits, tels que les fait connaître un socialiste juif russe, Grigori Aronson*.
« Une documentation de source presque entièrement officielle nous a permis d’établir une liste d’une centaine de communistes juifs d’urss livrés au fer et au feu. La dictature a supprimé tous les éléments actifs du communisme juif sans exception… Des hommes politiques, des journalistes, des savants – et surtout des historiens –, des pédagogues, pas un nom tant soit peu connu ne subsiste… Faute de rédacteurs, il a fallu fermer les journaux. Depuis 1932, pas un ouvrage scientifique n’a été publié en yddish… » Nous apprenons que les journaux yiddish Emès, qui paraissait à Minsk, et Octobre, qui paraissait à Moscou, ont cessé de paraître, car les hommes qui les rédigeaient ne sont plus. Des œuvres juives, scientifiques et littéraires, parues avant cette terreur noire ont été retirées de la circulation et mises au pilon, car leurs auteurs sont proscrits – si seulement ils vivent encore – et le régime leur trouve mauvais esprit. C’est le cas des ouvrages de Buchbinder, Rafès, Kirjnitz, Agoursky. Plusieurs équipes successives de dirigeants de la petite république juive du Birobidjan, fondée en Extrême-Orient par une assez cruelle fantaisie bureaucratique, ont été fusillées. J’ai déjà entretenu, il y a quelques mois, les lecteurs de La Wallonie du drame du Birobidjan, où quelques milliers de travailleurs juifs, transplantés à la frontière de la Mandchourie, subissent les coupes sombres d’une police politique en proie à la manie de l’espionnage…
Trois présidents de république, Liberberg*, Katel, Heller, y ont été supprimés l’un après l’autre ; et quatre ou cinq secrétaires du Comité du parti : Khavkine, Anchine, S. Lévine, Rysskine…Dans tous les centres de population juive, Moscou, Minsk, Kiev, Kharkov, Odessa, Vitebsk, Smolensk, la répression a sévi sans lassitude… Mais on peut bien se demander : la répression de quoi ? Car la terreur s’est abattue sur des fonctionnaires dévoués au stalinisme, nommés par lui, et sur des intellectuels dévoués à leur peuple et, par surcroît, bien-pensants.
Liberberg, président de la République juive du Birobidjan, fut, en 1936, appelé à Moscou pour y être reçu par Kalinine, président de l’urss, en audience solennelle ; arrêté au sortir de là, conduit au Guépéou, fusillé. Peut-être connaissait-il Zinoviev. « Nul ne sait au juste combien de communistes juifs ont été broyés par le talon de fer de Staline : des milliers, certainement… » – « Lesquels sont vivants, dans les prisons, lesquels ont été fusillés, lesquels ont trouvé la paix dans une autre mort, on ne peut que se livrer sur ces sujets aux conjectures… » Esther Froumkina, vieille militante du Bund, ralliée de la première heure au bolchevisme, est morte en prison… Weinstein-Rachmiel, qui avait eu le courage de protester dans une réunion du parti contre les accusations infamantes adressées à Froumkina, s’est suicidé en prison. Le « commissaire aux affaires juives » Dimanstein a « disparu » en 1937. Litvakov, publiciste qui rédigea pendant quinze ans Emès, a « disparu » en 1938.
Ces hécatombes s’expliquent en partie par le rôle considérable que les socialistes juifs jouèrent dans la révolution russe. Traitées avec une rigueur particulière par l’ancien régime qui leur imposait la résidence en territoires réservés, massacrées dans les pogroms, réduites en tout temps à la misère, les masses laborieuses juives, un peu plus cultivées en général que l’ensemble de la population russe, fournirent à la révolution une foule de militants obscurs ou connus. La réaction stalinienne, en détruisant les générations socialistes, devait détruire à peu près toute l’intelligentsia juive. Le singulier, c’est qu’elle ait pu le faire à coups de procédures secrètes sans qu’on l’ait même su à l’étranger…
P.S. – Je crois bien faire en reproduisant ici la liste des personnalités juives disparues, publiées par le Courrier socialiste russe. Voici :
Hommes politiques : M. Litvakov, Esther Froumkina, Weinstein-Rachmiel, S. Dimanstein, Mérégine, Tchémerisk, Klipper, Khavkine, S. Lévine.
Journalistes et savants : Dounetz, Sprach, Agoursky, Ochérovitz, Zwi Friedland, Kachine, Volobrinski.
Artistes, pédagogues, publicistes : Erichh, Bronstein, Judelsohn, M. Lévitan, Kavitia, Rokhkine, Haim Guildine, Liberberg.
Dirigeants du Birobidjan : Liderberg, Khavkine, Katel, Heller, Anchine, Rysskine, Schwartzberg, Schweinstein, Furrer, Huberman, Khalinski, Lapitski, Idov.
Dirigeants des Comités Ozet et Komset, c’est-à-dire de la colonisation juive : Trachtenberg, Pliatskine, B. Trotski, Zameev, Kaganov, Liberson, Manévitch, Lander.
Hommes de lettres et artistes : Abtcholtk, Léo Zisskind, Zaretsky, Chvédik, Groublan, Miltiansky, Dekhtiar, Feldmaa, Rafalaki.
14 avril 1939
La soviétisation des parties, naguère encore polonaises de la Russie-blanche et de l’Ukraine, s’est accomplie comme il fallait s’y attendre avec une parfaite orchestration. Élues à la hâte, sous le contrôle des troupes d’occupation, des assemblées populaires ont sollicité le rattachement de ces contrées à la Russie-blanche et à l’Ukraine soviétiques, sans qu’une seule voix discordante se fît entendre… Tout au contraire, les orateurs ont décerné au « Père des Peuples », « Chef génial », – et cætera, l’on connaît la litanie – les louanges dont il est friand. Il avait donc suffi de quelques semaines pour que la machine totalitaire, mise en marche avec ses chars d’assaut et son infanterie motorisée, fit voter, parler, manifester à son gré. Nous ne doutions pas de ce résultat tout aussi prévu que ces événements eussent dû l’être et que nous en prévoyons aujourd’hui la suite.
L’entrée des troupes staliniennes dans ces provinces de Pologne, rattachées à la Pologne en 1921, après la guerre polono-russe conduite par le maréchal Pilsudski et qui faillit provoquer la chute de Varsovie, y avait fait naître une sorte de jacquerie. Dès 1920, rappelons-le, l’Angleterre conseillait à la Pologne une autre frontière avec l’urss, qui fut en son temps la ligne Curzon et qui n’était pas sensiblement différente de celle que les agresseurs de la Pologne viennent d’établir par la force : lord Halifax s’en est souvenu dans un discours récent. Sans doute le désir de maintenir en sécurité les domaines des vieilles familles seigneuriales polonaises prévalut-il chez les négociateurs du traité de 1921. Sans doute ces familles s’opposèrent-elles par la suite à une réforme agraire qui eût désarmé autour d’elles le ressentiment de la misère paysanne. Il n’y eut pas de réforme agraire dans ces contrées et les fonctionnaires staliniens ont eu beau jeu d’annoncer le partage des terres seigneuriales entre les paysans pauvres. À première vue, les paysans gagnent ainsi au changement de régime, une révolution les rend propriétaires. Et un ami, cultivateur dans le midi de la France, me dit que cette nouvelle n’a pas été sans trouver un écho favorable dans son village…
Ce que l’on ignore généralement c’est que le partage des terres n’est que la première phase d’une opération qui se terminera en réalité par la collectivisation forcée des cultures, c’est-à-dire par la dépossession complète des cultivateurs. Loin de conserver la jouissance de leurs parcelles accrues, ils perdront la libre disposition des lopins qu’ils possédaient avant la soviétisation. Quant aux paysans aisés, ils subiront la loi commune de leurs frères de Russie, déportés pour la plupart. Ces changements se feront assez vite, en quelques mois probablement, car le Bureau politique ne saurait tolérer en Ukraine et Russie-blanche la coexistence de deux régimes de propriété dans l’agriculture sans courir le risque de voir surgir dans les kolkhozes une tendance à la désagrégation. Il ne saurait admettre que les paysans des régions nouvellement soviétisées bénéficient d’un traitement de faveur qui les ferait envier par les paysans de toutes les Russies. Et l’on sait qu’il n’a pas coutume de tenir compte des usages, des intérêts, des aspirations des gens… Les résistances seront brisées comme on les brise là-bas : impitoyablement.
Déjà l’on a commencé les épurations. Socialistes, libéraux, radicaux, nationalistes, les hommes professant des opinions, quelles qu’elles soient, sont déjà les uns en prison, les autres emmenés en Russie, pour y connaître les camps de concentration et la résidence forcée dans les bleds lointains. La mesure de ces répressions nous est donnée par les renseignements qui nous sont parvenus de Lituanie. Une dépêche Havas a signalé l’arrestation à Kaunas, capitale, d’une trentaine de « trotskistes », c’est-à-dire d’hommes de gauche hostiles au totalitarisme stalinien. Ils ont été envoyés dans un « camp de travail ». À Vilna, pendant les journées que l’armée soviétique, et avec elle le Guépéou, y a passé, tous les intellectuels avancés ont été arrêtés, y compris les avocats Tchernychev, père et fils, connus pour avoir souvent défendu les communistes. Les militants socialistes Alter*, Himmerlfarb, Ehrlich, Rosenthal, de la gauche – communisante ! – du Bund 32 juif ont disparu, emmenés « à Moscou ». Une cinquantaine de techniciens ont été contraints de signer des engagements de travail en urss « Dans toute la Pologne occupée, dit une dépêche que j’ai sous les yeux, le Guépéou traque les socialistes et envoie les plus connus en Russie. Les accusés du procès de Brest-Litovsk (1934), Mastik, Grylovski, Bakinski et l’ancien député à la Diète de Varsovie Czaninski, rédacteur du Robotnik – le Travailleur – ont été arrêtés et transférés on ne sait où… » La même dépêche ajoute que « les hitlériens ne sont pas inquiétés… » Tels sont les commencements de la terreur.
De l’autre côté de la frontière allemande, cependant, un demi-million de Juifs affolés par la plus inhumaine persécution cherchent à pénétrer en urss où du moins l’antisémitisme ne sévit pas… Un million et demi de Juifs de Pologne paraissent, en effet, voués à mourir de faim ou à subir, sous le despotisme nazi, un traitement que jamais civilisés n’infligèrent à un peuple vaincu. L’Agence Télégraphique juive communique : « Les Juifs ont été expulsés de diverses villes dans un délai de 30 minutes… Leurs biens sont confisqués… Les vivres leurs sont refusées… À Pultusk, on a fusillé un Juif par maison… » — Pauvres pays ! Et conquérants infâmes.
15-16 avril 1939
Non, ce n’est pas encore la guerre sur cette Europe aux abois que les fondés de pouvoir des classes riches mènent au suicide, avec persévérance, depuis trente ans et plus. Ce n’est pas encore la guerre européenne et j’espère bien que, cette guerre suspendue sur nos têtes, nous ne la verrons point éclater. Mais ce n’est plus la paix, ce n’est plus même cette paix précaire et dangereuse que l’on appela naguère la paix armée, la paix prête à tuer en commençant par se tuer elle-même. Le brigandage s’est installé au milieu des nations du plus vieux continent civilisé. En plein jour, comme les barons bandits des temps noirs du Moyen Âge rançonnaient les marchands sur la grand’route, les dictateurs font égorger les peuples faibles. L’espace vital des forts devient l’espace mortel des faibles. Activité fébrile, vous pensez bien, dans les chancelleries ; on ne sait vraiment plus où s’arrêtera la fortune des marchands de canons, des marchands de gaz, des marchands de boniments pour la guerre ; car la guerre que l’on prépare est dès aujourd’hui la combine des combines, la plus fructueuse des bonnes affaires… L’hypocrisie, cependant, dépasse les limites du grotesque. On entend la TSF exprimer l’indignation des croyants de Grande-Bretagne et d’ailleurs à l’idée que Mussolini fasse assassiner les pauvres gens de Durazzo, de Vallona, de Tirana, un vendredi saint 33. Décemment, il eût dû attendre le samedi, puis interrompre les bombardements le dimanche, jour du Seigneur. À ce prix, un certain nombre de chrétiens l’eût jugé, il faut croire, avec plus d’indulgence.
Tant d’iniquités, tant de mensonges se sont accumulés pour la défense d’un vieil ordre qui s’effondre de lui-même, que l’on patauge dans le crime et la bêtise ; et que les indignations des coupables sont souvent risibles. Par crainte d’un changement de régime en Italie, qui eût fait naître à la place de l’Empire fasciste une Italie socialiste ou fortement socialisante, les grandes puissances démocratiques ont laissé Mussolini conquérir l’Éthiopie ; il eût suffi de lui refuser les carburants et de lui fermer le canal de Suez pour que sa conquête devînt impossible, pour que s’ouvrît la crise latente du fascisme. Les sages politiques des oligarchies financières, plutôt que de voir naître une Italie nouvelle, une Italie des masses laborieuses, rouge, évidemment, ont préféré compromettre toutes les routes d’empires. Par crainte d’une Espagne socialiste, ils ont délibérément secondé Franco, perdant ainsi le contrôle de la Méditerranée et abandonnant aux États totalitaires une position stratégique de premier ordre. Ainsi l’esprit de classe réactionnaire, l’emportant systématiquement sur les consciences nationales, a été, et demeure, dans toutes les bourgeoisies, le complice le plus agissant du fascisme.
Il m’est arrivé de le rappeler ici même. Tout le drame moderne part du traité de Versailles, dont un mot de Foch définit l’esprit : « Plutôt Ludendorff que Liebknecht ! » À l’Allemagne démocratique, à l’Autriche socialiste, les vainqueurs ont tout refusé, jusqu’à les rendre inviables. À l’Espagne républicaine, on a tout refusé jusqu’à lui rendre la résistance impossible. Il y a dans tout ceci un immense sabotage des intérêts nationaux et même impériaux ; quant aux intérêts de la civilisation, quant aux droits de l’être humain tout court, en parler serait dérisoire.
Il faut se répéter ces choses d’abord pour considérer la réalité bien en face ; puis pour situer les responsabilités. Le socialisme est vaincu dans la moitié de l’Europe, sur les champs de bataille, dans les prisons, dans les camps de concentration, vaincu par la force brutale ; mais celle-ci n’est à son tour, pour ses tenants, que l’instrument d’une défaite sans bornes. Nos vainqueurs ne savent que tuer, se préparer à tuer, s’armer indéfiniment : chaque mois qui s’écoule, chargé d’angoisses et de forfaits, démontre leur impuissance à organiser le monde, à donner quoi que ce soit aux hommes, à faire la justice, à faire la paix… Et puis, cette grande constatation des responsabilités nous amène à une conclusion paradoxalement rassurante. Tout le désordre moyenâgeux de l’Europe actuelle résulte de la complicité entre les contre-révolutions fascistes et les réactions conservatrices des pays de démocratie bourgeoise. En somme, les vainqueurs de Versailles ont sacrifié les fruits de leur victoire à la peur du socialisme. Par peur du socialisme encore, ils feront l’impossible pour éviter la guerre. Qu’auraient-ils à attendre d’une victoire, sinon l’effondrement du nazisme et du fascisme dans l’explosion de révolutions populaires ? Les empires fascistes, de leur côté, accumulent dans leurs soubassements d’inimaginables quantités d’explosifs sociaux. Tant qu’il leur sera possible de s’attaquer à des faibles, jouant sur du velours, ils iront de l’avant ; quand il leur faudra tout risquer d’un seul coup, l’infiniment probable est que l’instinct de conservation leur commandera de s’arrêter. Ces colosses casqués et cuirassés multiplient en même temps que les victoires les preuves d’une colossale lâcheté. Ils tremblent devant la moindre propagande : toute parole libre recèle à leurs yeux un péril mortel, toute conscience qui résiste, que ce soit celle d’un militant ouvrier ou d’un pasteur sincère, leur est une insupportable menace. Leur violence même, par ce qu’elle renferme de circonspection et de perfidie, nous est de leur part un gage de raison. Sans doute n’aurons-nous d’ici longtemps ni la guerre ni la paix ; mais l’essentiel, pour les peuples, étant de gagner du temps, cette vue raisonnable n’implique nul pessimisme.
22-23 avril 1939
Que se passe-t-il en Espagne ? Les journalistes socialistes n’y entrent pas. Les journalistes réactionnaires sont, de coutume, à la dévotion de Franco. André Salmon, réactionnaire à souhait, lui aussi lève un coin du voile dans le Petit Parisien : les théâtres jouent enfin le soir, Madrid retrouve ses lumières nocturnes, des wagons de vivres y arrivent (pour ceux, de toute évidence qui peuvent se payer des vivres ; et ce ne sont pas les petits porteurs des livrets de caisse d’Épargne, tous spoliés d’un seul coup des neuf dixièmes de leurs pauvres économies…), les Républicains mis hors-la-loi se suicident chaque jour par dizaines… Un entrefilet de L’Action française nous apprend que, dans la « zone neutre » d’Alicante, 47 officiers républicains se sont « suicidés ». Entre 15 et 20 000 Républicains, la plupart socialistes syndicalistes, poumistes ou anarchistes, se sont rassemblés au port d’Alicante pendant la débâcle de l’Espagne centrale, sur la promesse – qui parait avoir été faite au colonel Casado par des personnalités britanniques – que des moyens d’évacuation leur seraient fournis. Les légionnaires italiens cernèrent sur les quais cette foule de héros traqués, rescapés d’une guerre de classe, intellectuels, militants ouvriers. Franco consentait, pour ne point s’abreuver trop ostensiblement du sang des vaincus, à les laisser s’exiler. Les cargos promis n’arrivèrent point : un bateau anglais n’embarqua – ailleurs – que le colonel Casado et quelques officiers supérieurs. Une commission internationale, qui recherchait des moyens d’évacuation, invita alors les fuyards à se sélectionner eux-mêmes, afin de réserver les moyens de départ aux hommes voués à la mort… Il en resta 4 000. Tous ceux qui n’avaient à craindre que l’outrage, la torture, la prison sans fin, la mort incertaine, se rendirent en silence. Et les cargos n’arrivaient pas… Les consuls ne recevaient point d’ordres. Les gouvernements « se consultaient »… À la vérité on a bien l’impression que les gouvernements entendaient livrer à Franco, ces 4 000 « rouges », voués au mur des fusillés. J’ai lu là-dessus un terrible reportage d’André Ullman*, dans La Lumière. Les cargos sont-ils enfin arrivés ? Il ne semble pas… Il faudrait penser à ces 4 000, penser et agir, agir vite.
Et penser aussi aux autres… À Madrid, Besteiro, vice-président des Cortès républicaines, leader de la droite du parti socialiste, demeuré dans la capitale après la reddition, comme les évêques chrétiens au début du Moyen Âge, demeurèrent dans les cités livrées aux barbares, pour les protéger ou partager leur sort, – Besteiro est en prison. Le maire de Madrid, Henche, est en prison, Javier Bueno, l’ancien directeur du quotidien socialiste des Asturies, est en prison ; Mauro Bajatierra, rédacteur de CNT, a été assassiné dans sa demeure. Un édit des autorités fait de la délation un devoir…
Les cours martiales sévissent-elles déjà ? Sans doute les vainqueurs procèdent-ils davantage – c’est plus facile – par exécutions sommaires et assassinats. Les nouvelles ne filtrent guère de la grande commune espagnole vaincue, mais celles que l’on reçoit remettent une fois de plus en lumière quelques lignes définitives de Marx :
« La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois apparaissent dans une lumière sinistre, chaque fois que les esclaves, les asservis, les accablés, les écrasés de cet ordre, se soulèvent contre leurs maîtres. Cette civilisation, cette justice se dévoilent alors : c’est la sauvagerie sans masque, la vengeance sans frein. Chaque crise nouvelle dans la lutte de classes entre l’homme qui s’approprie la richesse et l’homme qui la produit fait ressortir cette réalité avec plus d’éclat. » (K. Marx, La Guerre Civile en France, 1871). Ajoutons seulement qu’une complicité universelle jette aujourd’hui le voile sur ces crimes.
Un Français revenu de Barcelone a publié, dans Le Libertaire, son témoignage sur le début de la répression franquiste. Nous apprenons par lui que des combattants anarchistes résistèrent après la chute de la ville, dans les immeubles de la CNT et se firent tuer jusqu’au dernier... « Pendant deux jours et demi encore le drapeau noir de la FAI flotta sur la voie Durutti. Il fallut amener de l’artillerie et tirer au canon contre les deux immeubles… » « À l’hôpital de la Bonanova, dans le haut du Paseo de Gracia… on vit une femme qui travaillait là même désigner aux bourreaux ceux qui avaient joué un rôle dans les événements : séance tenante et sur place, ils furent exécutés… Les visites domiciliaires commencèrent aussitôt. On arrêtait à tour de bras. Mais où mettre ces milliers de gens ? Les grandes arènes, dites de la Monumental, furent réquisitionnées… À l’heure actuelle, quarante mille personnes y sont enfermées. À la Carcel Modelo, construite pour 1 500 détenus, il y en a 6 000. Il y a huit prisonniers par cellule. Montjuich est comble. Dans les fossés de la sinistre forteresse, on exécute sans arrêt les condamnés à mort… »
Au nombre des personnes arrêtées à Barcelone se trouve le publiciste David Rey*, du parti ouvrier d’unification marxiste, que les staliniens avaient maintenu quatorze mois en prison… Il avait refusé de quitter la capitale catalane pour ne pas abandonner sa compagne, malade. À Gérone, Carlos Rahola, vieil historien catalan, d’opinions modérées, a été condamné à la peine de mort ; puis on a cru apprendre que cette peine était commuée en trente années de réclusion… On ne sait plus rien de lui.
Dans les petites villes et les villages de Catalogne, les patrouilles franquistes ont fusillé sans jugement les personnes qu’on leur désignait comme professant des opinions avancées. Le maire d’une localité voisine de Gérone, fusillé ainsi que plusieurs travailleurs, réussit à gagner la frontière française avec trois balles dans le corps : une dans le ventre, une dans l’épaule, une dans la main droite…
Le premier devoir, en présence de ces crimes, est de les faire connaître. Ne laissons pas les hypocrites invoquer à ce propos les rigueurs (et même les excès) du peuple espagnol assailli par les généraux avec la complicité de l’étranger : il n’y a rien de commun entre les nécessités du combat et le traitement infligé à des vaincus. Il n’y a pas de proportion non plus entre les masses martyrisées par la réaction et les minorités ennemies que la république s’efforça de réduire à l’impuissance. La preuve, au surplus, que la République s’est montrée indulgente, vraisemblablement trop indulgente envers ses assassins, c’est que partout les troupes franquistes ont été précédées par la 5e colonne, sortie des prisons, des abris où elle se terrait, des bureaux où elle trahissait, pour commencer la terreur blanche…
29-30 avril 1939
L’histoire de la guerre civile en Espagne sera pénible à écrire. La cause était grande, la victoire possible. Les hommes furent quotidiennement admirables de courage et d’abnégation – même quand il leur arriva de manquer de capacité d’organisation. Il fallut, pour vaincre le peuple espagnol, outre l’effort désespéré des classes réactionnaires, l’intervention massive de deux grandes puissances totalitaires et la pression, tantôt sournoise, tantôt avouée, des gouvernements démocratiques, plus conservateurs en réalité que démocratiques. Il y fallut aussi, à l’intérieur, l’action dissolvante du parti stalinien qui, en poursuivant – sans considération de moyens – ses fins personnelles, c’est-à-dire celles de la politique d’une bureaucratie totalitaire russe extrêmement égoïste et, de plus, fort compromise, a joué par moments un rôle tout à fait funeste. Les services mêmes que ce parti put rendre, grâce à des aptitudes incontestables à l’organisation, il les fit payer si cher que cela tourna à la catastrophe ; la force qu’il contribua énergiquement à créer, par exemple en collaborant très efficacement à la formation d’une armée régulière, il tenta aussitôt de la monopoliser pour en faire un si mauvais usage que cela aussi devait tourner à la catastrophe.
Je ne veux, aujourd’hui, que revenir brièvement sur l’épisode tragique de la chute de Madrid. On pouvait prévoir la défaite de Catalogne – et la preuve en est qu’un observateur français l’annonça, longtemps à l’avance, en termes de cauchemar, mais avec une précision inexorable, dans la revue syndicaliste française La Révolution prolétarienne (deux articles signés Stir-Nayr, parus en 1938 34). Pour de profondes raisons sociales, la Catalogne ne pouvait être victorieusement défendue que par sa classe ouvrière révolutionnaire et sa petite bourgeoisie autonomiste. En brisant, ou brimant, par la poigne, par l’illégalité, par la pression économique, ces deux mouvements, la République se priva elle-même de la plus grande puissance explosive dont elle disposait. Ses gouvernements successifs le savaient ; et Largo Caballero préféra abandonner le pouvoir plutôt que de faire cette politique, exigée de lui par le parti stalinien auquel les trois formations politiques catalanes, l’Esquerra 35, ou gauche républicaine, la CNT anarchiste et syndicaliste, le POUM communiste d’opposition, étaient irréductiblement hostiles. (Le PSUC, ou parti socialiste unifié de Catalogne, ne s’appelait socialiste que par antiphrase ou souci de camouflage puisqu’il était affilié à la IIIe Internationale et dirigé par elle.) La Catalogne tombée, il s’avéra que les chefs militaires staliniens les plus réputés, un Modesto, un Líster, un Campesino* – qui avaient évincé tous les autres –, n’avaient pas su la défendre ; qu’un ministère dans lequel le parti stalinien exerçait une influence trop souvent prépondérante, n’avait pas su organiser le salut de sa capitale ; et cette défaite, s’ajoutant à beaucoup d’autres, obligeait désormais à porter un jugement sévère sur la politique de répression suivie à l’arrière contre les éléments les plus combatifs de l’antifascisme. On a bien le droit de penser, car la preuve en est faite, que les syndicalistes et les poumistes qui remplissaient les prisons de Barcelone eussent vraisemblablement mieux tenu le front que les gardes civils, supérieurement équipés et dressés à des opérations de police, qui lâchèrent pied en toutes circonstances ou passèrent à l’ennemi…
La Catalogne tombée, ce n’est pourtant pas l’heure de récriminer ; il faut penser à sauver Madrid, ou à obtenir, par une résistance efficace, des conditions de paix satisfaisantes. Et cela reste possible. Mais c’est à ce moment que M. Negrín, rendu impopulaire par les staliniens qui l’ont compromis et – quelle que soit sa valeur personnelle – discrédité, en tant que chef, par la défaite, procède à un remaniement inattendu du commandement des troupes de la zone centrale, afin de confier les postes les plus importants à des militaires dits « communistes ». On saisit très bien pourquoi un parti qui avait pris sur lui – contre tous les autres, en réalité – de si écrasantes responsabilités, eût voulu, au dernier moment, tenir bien en mains tous les leviers de commande, la TSF, la presse, la caisse, la police, l’armée, les moyens d’évacuation. C’était là, de sa part, une suprême et raisonnable manifestation de ce que d’aucuns ont appelé d’un mot frappant : « l’impérialisme de parti » – « el imperialismo partidario ». On saisit aussi pourquoi la réaction unanime des autres partis, socialiste – la droite de Besteiro, la gauche de Caballero, d’accord ce jour-là –, syndicaliste-anarchiste, républicain bourgeois, fut immédiate et se traduisit de la seule façon possible, par la destitution du gouvernement Negrín. Le lendemain éclatait la sédition stalinienne : des régiments se soulevaient contre la nouvelle Junte de défense, accusée de trahir et de préparer une capitulation ; mais à partir du moment où l’on se battit dans Madrid affamée et aux trois quarts encerclée, il devint évident qu’on ne pourrait plus se battre pour défendre Madrid : le parti qui se soulevait ainsi contre une capitulation probable, en tout état de choses, la rendit en réalité inévitable et dans les pires conditions ; il rendit même impossible la négociation utile avec l’ennemi puisque l’ancienne capitale en proie aux batailles de rue se trouva en fait à la merci de Franco…
Dans une lettre, âpre de ton et pleine de colère contenue, qu’il adressait le 4 avril à M. Martínez Barrio*, président des Cortès, Luis Araquistain*, militant socialiste espagnol, qui fut ambassadeur à Paris, dresse contre le parti « communiste » – stalinien, bien entendu – un réquisitoire impressionnant… Il cite le mot d’un ministre socialiste du gouvernement Negrín, le citoyen Zugazagoitia*, qui s’exclama que « s’il avait été à Madrid, il se serait joint au soulèvement ». « Les injustifiables nominations de la dernière heure, écrit Luis Araquistain, mettaient en fait tous les commandements de l’armée entre les mains du parti communiste, ce qui provoqua le soulèvement justicier du peuple et de l’armée à Madrid et dans le reste de l’Espagne républicaine… » Et il conclut : « le ressort profond et la raison dernière de cette immense défaite c’est la stupide et brutale dictature communiste, laquelle a dirigé cette guerre malheureuse et nous a conduits à ce tragique dénouement… » Le fait que cette « dictature » n’ait été ni directe ni avouée, mais exercée par une série de chantages politiques, puis par la conquête semi-occulte de certains rouages de l’État et du commandement, loin d’en diminuer la nocivité, l’augmente : car la dictature occulte d’un parti sur le gouvernement républicain n’avait pas, quant à son efficience générale, les avantages d’une dictature franche. Luis Araquistain, posant d’autres questions, réclame la constitution d’une commission d’enquête « devant laquelle devraient rendre compte tous ceux qui ont administré les fonds de la République espagnole »… L’ambassadeur de la République à Washington, Fernando de los Ríos*, autre socialiste connu, a soutenu cette proposition…
Il est à souhaiter que ces aspects du drame espagnol soient connus. Le mouvement ouvrier doit connaître jusqu’où peuvent mener certaines méthodes politiques, mises au service d’un « impérialisme de parti » tout à fait dépourvu, en réalité, d’esprit prolétarien. Car l’Histoire continue.
6-7 mai 1939
J’espère revenir ici même sur le dernier livre de Lucien Laurat*, Le Marxisme en faillite ?36 Livre tout à fait remarquable par la clarté de l’exposé et la densité de la matière traitée ; qui apprend beaucoup, qui incite à penser, qui, de la défense du socialisme scientifique passe avec sûreté, intelligemment, à l’offensive contre ses détracteurs… Sur plusieurs points, et d’importance, ma pensée diffère pourtant profondément de celle de Laurat, qu’il s’agisse de sa critique du bolchevisme ou de ses conclusions générales ; mais de semblables divergences de vues – surtout entre vieux amis – sont plutôt faites pour enrichir le patrimoine collectif du mouvement ouvrier que pour diviser réellement ses militants.
Je ne veux aujourd’hui que signaler au lecteur une page féconde de ce livre, page qui, précédemment publiée dans Bilans m’avait échappée jusqu’ici – et je le regrette. Quiconque connaît l’histoire du socialisme, quiconque a tant soit peu participé à ses luttes, sait que le socialisme fut toujours partagé entre une volonté d’orthodoxie, c’est-à-dire de fidélité rigoureuse à sa doctrine initiale, et une volonté de renouvellement, c’est-à-dire de révision, de critique, d’évasion du passé, de rajeunissement doctrinal… Les marxistes « orthodoxes » n’ont jamais ménagé l’excommunication aux hérétiques ; il s’en est même suivi bien des déchirements, les uns utiles, les autres funestes. Nous avons vu dans le drame immense de la révolution russe l’orthodoxie couvrir de son voile sacré tous les étouffements, toutes les répressions. Les oppositions, d’ailleurs, s’en réclamaient aussi, car il est de règle que les hérétiques se considèrent comme les seuls vrais orthodoxes, que cette conviction les affermisse dans leur résistance, et qu’ils prononcent à leur tour, du fond des cachots de l’inquisition, l’excommunication contre les puissants et aussi contre leurs propres hérétiques… Ainsi vont les choses. L’Église romaine excommunie Luther ; et Luther, au nom des Évangiles, excommunie toute l’Église romaine : et c’est, dans les consciences, le reflet de la grande révolution sociale préparée par la Renaissance, qui ouvre l’histoire des temps modernes. Tout près de nous, en Russie, Lénine, Zinoniev, Trotski jettent l’anathème au socialisme réformiste des pays d’Occident, au nom du marxisme révolutionnaire, qu’ils entendent ramener à ses sources… Puis, les continuateurs de Lénine sont persécutés comme hérétiques par le parti de Lénine tombé aux mains de fonctionnaires qui s’affirment, bien entendu, les gardiens de la véritable orthodoxie… A leur tour, les trotskistes persécutés ont beau jeu à dénoncer l’hérésie bureaucratique du « socialisme dans un seul pays » soutenue par le bâillon, les camps de concentration les plus vastes de l’univers, le culte du Chef, les exécutions en masses… À leur tour, les mêmes persécutés combattent âprement dans leur propre sein ou parmi leurs compagnons de route, ce qu’ils appellent les déviations idéologiques… Dans ces cas historiques, la lutte des idées ne fait qu’exprimer, très indirectement, de vastes conflits d’intérêts : des luttes de classes. Le problème des rapports de l’orthodoxie avec l’hérésie est tout à fait dépassé ; la doctrine d’hier, dénaturée par de nouveaux intérêts qui s’en font une arme, un camouflage, une hypocrite justification, est brutalement foulée aux pieds par ses profiteurs, et cela crève les yeux ; l’esprit chrétien s’est réfugié dans la réforme de même que l’esprit socialiste de la révolution russe s’est réfugié dans les diverses oppositions que le dictateur extermine. Le vrai drame est dès lors celui des privilégiés, devenus conservateurs, aux prises avec les révolutionnaires ; et l’orthodoxie doctrinale n’est plus, entre les mains des conservateurs, qu’une manière de bourrage des crânes.
Dans le mouvement socialiste, – et faisant abstraction de l’influence exercée sur lui par les intérêts sociaux des couches différentes de la classe ouvrière 37 – la pensée marxiste ne peut vivre qu’en conciliant sans cesse l’orthodoxie et l’hérésie : le mérite de Laurat est de préciser enfin cette vue féconde que nul théoricien n’avait encore, me semble-t-il, exprimée avec tant de vigueur. « Le marxisme, écrit Laurat, ne peut rester lui-même qu’à la condition d’une analyse permanente de la réalité qui évolue et le force à évoluer à son tour. Un marxiste ne peut être orthodoxe qu’à la condition de remettre sans cesse en question des vérités apparemment acquises, y comprises les paroles d’un maître. Un marxiste est hérétique s’il se borne à répéter machinalement les phrases, les conseils, les mots d’ordre de Karl Marx, c’est-à-dire s’il est orthodoxe au sens où l’Église conçoit ce terme. Un marxiste ne peut rester orthodoxe qu’au prix de continuelles « hérésies ». Mais cette orthodoxie hérétique implique précisément la conservation du fondement du marxisme, de la méthode dialectique. » On ne saurait mieux dire que la pensée socialiste est à la fois fidélité scientifique et constante recherche audacieuse, renouvellement d’elle-même ; intransigeance profonde et liberté créatrice ; tolérance et rigueur… Et que tout ce qui tend à la paralyser la trahit.
13-14 mai 1939
Quand la logique des faits ressortit davantage de la criminologie que de la politique, il devient facile de prévoir… Dès septembre 1936, j’annonçais la fin de toute la vieille génération bolchevik, qui avait pris le pouvoir en 1917 et vaincu dans la guerre civile. Le 10 avril 1937, j’écrivais dans La Révolution prolétarienne : « La plupart des membres du Bureau politique actuel et les quelques derniers survivants des anciennes équipes bolcheviks, les Litvinov, Krestinski, Boubnov, Antonov-Osveenko, Kroupskaïa, sont condamnés, eux aussi, ainsi ou autrement… » 38 Tous ceux que je nommais occupaient encore de très hauts emplois dans l’Etat stalinien. Depuis, Krestinski, membre du Collège des Affaires étrangères, a été fusillé ; Boubnov, commissaire du peuple à l’Instruction publique, a disparu ; Antonov-Osveenko, relevé de son poste de consul général à Barcelone et nommé commissaire du peuple à la Justice, a disparu ; Kroupskaïa s’est éteinte dans la plus grande détresse morale. Et voici Litvinov en cours de « liquidation », selon le terme russe consacré.
Il devait bien s’y attendre en considérant les vides que la terreur creusait autour de lui. Il devait se sentir comme un dernier rescapé, rescapé pas pour longtemps, évidemment. Presque tous ses collègues, amis, collaborateurs, protégés, avaient, depuis dix-huit mois, disparu. Son suppléant, Krestinski, ancien ambassadeur à Berlin, fusillé ; son suppléant, Sokolnikov, ancien ambassadeur à Londres, 10 ans de réclusion ; son collaborateur, Stomoniakov, ancien chef de la mission commerciale à Berlin, disparu ; Karakhan, ambassadeur à Ankara, fusillé ; Rosenberg, ambassadeur à Madrid, disparu ; Davtian, ambassadeur à Varsovie, disparu ; Ioureniev, ambassadeur à Berlin, disparu ; Bogomolov, ambassadeur en Chine, disparu ; Beksadian, ministre à Budapest, disparu ; Antonov-Osveenko, déjà nommé, disparu ; Oustinov, ministre à Fallin, suicidé ; Asonus, ministre à Helsinki, disparu ; Barmine, chargé d’affaires en Grèce, en fuite ; Boutenko, chargé d’affaires à Bucarest, en fuite ; Raskolnikov, ambassadeur à Sofia, en fuite ; Zuckherman et Stern, chefs de service au commissariat, fusillés… J’en passe. Depuis un certain temps, la famille de Litvinov n’était plus autorisée à l’accompagner à l’étranger – sage précaution ! – et sa femme, d’origine anglaise, déportée à Sverdlovsk 39, dans l’Oural.
Brutalement écarté, le porte-parole de Staline dans la diplomatie jouira-t-il longtemps de la liberté relative qui lui est laissée par pure bienséance à l’égard de ses relations à l’étranger ? Ce n’est guère probable. Il sait trop de choses. Il connaît le passé de Staline depuis 1905. Il connaît l’histoire et l’histoire cachée du parti. Il connaît les dessous des grands procès. Il connaît les dessous de la politique étrangère. Il connaît vraiment trop de choses… Il a connu vraiment trop de disparus.
On se demande bien à tort pourquoi Litvinov s’en va juste au moment où les pourparlers entre Londres et Moscou entraient dans la phase décisive. Il y a de fortes raisons de croire que les offres d’alliance faites à l’Angleterre par l’urss sont délibérément inacceptables. Uniquement destinées, en un mot, à mieux faire ressortir aux yeux du IIIe Reich l’importance de la neutralité stalinienne – et à donner à la politique de « sécurité collective » un épilogue conforme aux besoins de l’agitation à l’intérieur et à l’extérieur.
Reportons-nous, pour y voir clair, à certains passages significatifs du grand discours prononcé par Staline au XVIIIe congrès de son parti, au début de mars, et publié dans la Pravda du 11 mars. Comment les diplomates et les journalistes des pays démocratiques ont-ils pu, après cette manifestation oratoire, fonder des espérances sur Staline, on se le demande non sans quelque stupeur.
Le chef général commença par reprocher aux pays démocratiques de n’avoir pas voulu instituer à temps, avec décision, un système de sécurité collective ; puis d’avoir passé, vis-à-vis des agresseurs, à une politique de non-intervention. « Jeu dangereux, dit-il, qui peut se terminer, pour eux, par un échec sérieux… »
Mais les passages suivants du discours sont autrement importants. Staline dénonce âprement, comme des provocateurs à la guerre, les journalistes anglo-français et nord-américains. Il accuse formellement les États démocratiques de vouloir provoquer la guerre entre l’urss et l’Allemagne. Citons textuellement l’organe officiel de Moscou :
« Très caractéristique le bruit que la presse anglo-française et nord-américaine a fait au sujet de l’Ukraine soviétique… Il semble bien que ce tintamarre suspect avait pour objet d’exciter la fureur de l’ urss contre l’Allemagne, d’empoisonner l’atmosphère et de provoquer, sans raisons visibles, un conflit entre l’ urss et l’Allemagne. »
La conquête de la Tchécoslovaquie par Hitler, Staline l’explique ainsi :
« On peut penser que les rayons (sic) de la Tchécoslovaquie ont été donnés aux Allemands comme le prix de la guerre qu’ils s’engageaient à faire à l’ urss ; mais les Allemands refusent maintenant d’acquitter la traite… »
Notez que ces paroles sont prononcées à l’heure même où la Reichswehr prépare son entrée à Prague.
La directive de Staline au congrès – et au gouvernement – est catégorique :
« 1. Continuer la politique de paix et d’affermissement des relations d’affaires avec tous les pays. »
Soulignons : avec tous les pays. Donc : si les pays agresseurs veulent acheter du pétrole soviétique, le leur vendre.
« 2. Se montrer prudents et ne pas laisser les provocateurs de guerre, accoutumés à se faire tirer les marrons du feu par autrui, entraîner notre pays dans un conflit ».
À quoi se réduit dès lors le « soutien » promis aux peuples victimes d’agressions et « en lutte pour leur indépendance nationale » ? Nous examinerons un autre jour, plus à loisir, quels intérêts commandent la politique étrangère de Staline. Deux constatations s’imposent pour l’heure : que l’aggravation du conflit entre l’Axe et le bloc anglo-français détourne de l’urss la menace germanique ; que la garantie donnée par la France et la Grande-Bretagne à la Pologne et à la Roumanie couvre en fait les frontières soviétiques contre une agression allemande… Et voici Staline en position privilégiée, à même de marchander sa sympathie et de garder, tant qu’il lui conviendra, une neutralité avantageuse.
La Tchécoslovaquie disparaît, en tant qu’État souverain, de la carte d’Europe. Elle était l’alliée de l’urss. La directive de Staline reste en vigueur. Le 1er mai, le maréchal Vorochilov le proclame sur la place Rouge : « Nous ne nous battrons que pour défendre la maison natale. » Dans l’entre-temps, Hitler a parlé au Reichstag, sans chercher à l’ urss la moindre querelle.
Le 3 mai, Litvinov est « démissionné »…
20-21 mai 1939
Deux crimes retentissants émouvaient l’opinion à la fin de l’été 1937. Le général Miller*, vieil émigré contre-révolutionnaire russe, le chef en titre de l’organisation militaire blanche, disparaissait, mystérieusement enlevé en plein Paris ; le général Skobline, son collaborateur, disparaissait en même temps, mais en qualité de ravisseur 40 … À peu de temps de là, le cadavre d’un homme, percé de balles, était trouvé sur la chaussée non loin de Lausanne. Et cet assassiné, on l’identifiait aussitôt. Crime signé. La victime était un agent secret du gouvernement soviétique à l’étranger, Ignace Reiss*, qui venait de publier une déclaration de rupture avec le stalinisme et de passer à l’opposition, pour protester contre l’infamie des procès de Moscou 41. On sut, par la suite, que cette exécution ordonnée par Iejov*, vraisemblablement sur l’ordre de Staline, avait été perpétrée par des agents du Guépéou. On en arrêta plusieurs ; d’autres, couverts par des immunités diplomatiques, ou à peu près telles, furent poliment priés de prendre sans délai le train de Moscou – et ne se le firent point répéter. Je suivis d’assez près cette effroyable affaire. Elle était en cours quand un ami de l’assassiné, et que je connaissais de loin mais de longue date, rompit à son tour avec les assassins, quitta les hautes fonctions qu’il occupait dans les services secrets et demanda l’asile aux autorités françaises. Walter Krivitski* se fit connaître comme un général rouge ; c’était en réalité le chef du service des renseignements soviétiques en Europe occidentale. Il traversait une profonde crise morale : le massacre des hommes de sa génération en URSS, l’assassinat de son meilleur ami à Lausanne, les doutes qui l’assaillaient depuis longtemps, la crainte de faire tort à la patrie soviétique, la crainte, enfin, d’être lui-même assassiné, le plongeait dans une constante anxiété. Il écrivit, dans la presse socialiste russe, quelques articles bouleversants sur les dessous des procès de Moscou, puis vécut à Paris dans une retraite absolue ; il finit par obtenir un visa américain et prit le bateau.
J’ai bien l’impression que l’homme est honnête, sincèrement attaché à la cause de la révolution qu’il a servie – ou cru servir – toute sa vie, dans une carrière où les risques sont quotidiens. Bien qu’il soit un peu hasardeux de se prononcer ainsi sur la destinée d’un révolutionnaire qui a vécu, des années durant, dans l’atmosphère démoralisante des services secrets du régime stalinien, je pense, j’espère, qu’il demeure et demeurera fidèle à une conviction socialiste plus profonde que cette corruption. J’ai le sentiment que les articles qu’il vient de publier dans la presse américaine, pour soulager sa conscience et nous informer sur une vérité terrible à connaître, mais qu’il faut connaître, s’ils contiennent quelques erreurs de détail, s’ils ne disent pas tout (un Krivitski n’ayant pas l’âme d’un traître ne pourra jamais tout dire) sont dignes de foi 42. Deux de ces articles me sont parvenus : l’un traite de l’intervention stalinienne dans les affaires de la République espagnole. Document grave sur lequel je compte revenir. L’autre se rapporte aux raisons de l’enlèvement du général Miller, obscure affaire qu’un récent procès d’assises, à Paris, n’a pas éclaircie. En voici l’explication, sommairement résumée, d’après Krivitski.
Ce dernier habitait La Haye, avec un passeport autrichien, des capitaux et la profession commode d’antiquaire. De son bureau, il dirigeait des services de renseignements dont l’un s’occupait du IIIe Reich. Un haut fonctionnaire soviétique, en mission à Paris, lui demanda de détacher pour quelque temps en France deux agents tout à fait sûrs, susceptibles de passer pour des officiers allemands… Un peu plus tard, se trouvant à Moscou, dans les bureaux de la police politique, Krivitski rencontrait un des chefs d’un service opérant à l’étranger – dont il donne le nom et la fonction – qui lui dit : « Vos deux hommes se sont montrés tout à fait à la hauteur dans l’affaire du général Miller… » Ils avaient enlevé le chef de l’organisation blanche. Pourquoi ?
Par des recoupements qu’il nous livre, Krivitski l’établit. Et la petite histoire d’un crime rejoint la grande histoire en touchant à l’un des plus grands crimes politiques de notre époque : l’exécution du maréchal Toukhatchevski et des généraux rouges. On répète dans les milieux informés que les relations des fusillés avec l’état-major allemand furent connues des services de renseignements de plusieurs pays d’Occident qui en informèrent à leur tour le gouvernement de Moscou. Ainsi s’accrédite l’inqualifiable version de la trahison des victimes, version que repoussèrent du pied, de prime abord, tous ceux qui connaissent la vie russe. Krivitski nous en fournit l’explication. Des documents permettant d’admettre cette trahison existaient bien. Ils avaient été fabriqués dans un groupement d’émigrés blancs-russes au sein duquel agissaient et des agents de la Gestapo et des agents du Guépéou. Un des membres de ce groupement, la fille de l’ancien homme d’État russe Goutchkov*, a récemment été démasqué à Paris comme un agent du Guépéou, en tentant de faire parvenir un subside à la mère de l’un des assassins d’Ignace Reiss. A-t-on pu se tromper en haut lieu, à Moscou, sur l’authenticité des pièces ainsi forgées ? Au milieu de la suspicion générale qui règne là-bas, les plus funestes erreurs sont évidemment possibles ; mais il semble à première vue plus probable que l’on ait délibérément mis à profit les documents forgés pour se débarrasser d’hommes dont le mécontentement, connu ou pressenti, devenait redoutable. Et d’autres renseignements que nous avons permettent de croire que les chefs militaires qui avaient assuré sur les champs de bataille le salut de la jeune République socialiste commençaient à en avoir assez d’un régime qui compromet tout l’avenir de l’URSS.
Revenons à l’affaire Miller. Le vieil émigré aurait infailliblement connu les pièces fabriquées dans une des officines de l’émigration et qui avaient servi à perdre Toukhatchevski ; à partir de cet instant, la clé du drame de l’Armée rouge tombait entre ses mains, qui étaient celles d’un ennemi déclaré de l’URSS… On voit quel calcul impérieux commandait dès lors sa disparition. La ténébreuse affaire semble éclaircie.
27-28 mai 1939
Je me souviens d’une phrase de Nietzsche : « Il faut écrire avec son sang… 43 » N’y voyez nulle emphase, mais une éclatante vérité. Du moins tout ce qui vaut d’être écrit et par des hommes dont l’écriture signifie, durablement, tout ce qui restera, est digne de rester, ce qui éclaire, ce qui émeut, ce qui nous révèle à nous-mêmes et à travers nous-mêmes l’univers, tout cela doit être écrit avec la passion entière de l’homme, son ardeur de vivre, son âme et sa chair même, son sang… C’est pourquoi il y a la blême librairie, fatras imprimé pour tromper des faims médiocres, puisque nous vivons en régime de commerce et falsification, et duperie – et il y a les vrais livres qui pèsent leur poids de sang et d’où rayonne une surprenante lumière. Saint-Exupéry en avait déjà donné un, il y a quelques années : Vol de nuit 44.Il nous en apporte un autre : Terre des hommes 45. Qu’il soit remercié.
La puissance de cette œuvre vient de ce qu’avant d’être écrite elle a été vécue, agie ; exprimant la prise de conscience d’un homme d’action, elle ne se sépare point de sa vie. Elle fait partie de son combat singulier avec la nuit, les sables, les constellations, les déserts, les vents, les nuées, et quand elle entre dans la littérature, le mot littérature recouvre soudain une valeur authentique que les gens de lettres nous feraient aisément oublier. N’y en eut-il pas un qui écrivit, voici une dizaine d’années, trois cents pages lestes sous un titre qui eût été désespérant si l’auteur ou quiconque l’avait pris au sérieux : Rien que la terre 46. On imagine l’homme des trains de luxe, des bateaux de luxe et des poules de luxe, secouant après dîner son cigare sur cette boule tournoyant dans l’espace, dont on peut faire le tour sans sortir des cabines ultra-confortables et dont on peut ensuite parler agréablement trois cents pages durant sans sortir de sa petite personne bien nourrie de culture universitaire, et journalistique, et tout…
Pourquoi ces livres opposés se rapprochent-ils sous ma plume, alors qu’il est entre eux des distances… sidérales ? Nous étions, quelques-uns, partis en pleine nuit à travers une révolution boréale quand je reçus ensemble le grand livre de Saint-Exupéry et l’autre : Rien que la terre…On prenait contact, dans le premier, avec un homme très simple, très droit dans l’accomplissement des tâches consenties, héroïque ainsi, mais trop simple pour n’être point choqué du mot : et il l’exprimait, en la découvrant courageusement, la grandeur de vivre. Dans l’autre, on ne trouvait, parcourant toute la terre, qu’un bourgeois d’Occident, moyennement lettré, moyennement intelligent, moyennement spirituel, pour qui tout devenait fade sauf une ombre d’angoisse pour son petit univers – car la fadeur était en lui, à jamais.
Comme à jamais en Saint-Exupéry une certaine dignité, un certain orgueil impersonnel. Je serais tenté de parler à son propos, sans me soucier de ses partis pris politiques, de sensibilité et de conscience révolutionnaires.
Je crois discerner dans Terre des hommes une sorte d’hymne à la technique par laquelle l’homme est magnifié au point de pouvoir faire cette nouvelle découverte de sa planète et de lui-même : car il arrive à l’aviateur que la machine – qui asservit l’ouvrier d’usine –, multipliant prodigieusement ses moyens, lui ouvre le ciel. Saint-Exupéry a raison : l’avion transforme notre vision de l’univers. Et Saint-Exupéry (comme il va sourire, amusé, si ça lui tombe sous les yeux !) s’exprime en termes marxistes : « Ainsi les nécessités qu’impose un métier transforment et enrichissent le monde. » Et transforment les hommes : c’est toute la merveilleuse histoire que vous racontez, pilote et poète, la vôtre, celle de Mermoz navigant à travers les trombes d’ouragans, celle de Guillaumet, perdu dans les Andes 47, s’empêchant de penser pour marcher encore : « Vidé peu à peu de ton sang, de tes forces, de ta raison, tu avançais avec un entêtement de fourmi… Le froid te pétrifiait de seconde en seconde, et pour avoir goûté, après la chute, une minute de repos de trop, tu devais faire jouer, pour te relever, des muscles morts. »
Rien n’est fortuit dans une œuvre ainsi mûrie. Cinquante pages d’une vérité, d’une profondeur de nuit étoilée, sur une chute dans le désert de Libye, et la soif et l’attente de la mort, et l’acharnement à vivre (« Au centre du désert 48 »), sont suivies du récit d’une nuit passée parmi ces défenseurs de Madrid que l’on fusille aujourd’hui tandis que la vieille Europe hypocrite se détourne la face et se bouche les oreilles… Les Mermoz, les Guillaumet, les Saint-Exupéry, parce qu’ils sont à la pointe de la civilisation industrielle qui rénovera la terre et l’homme (à moins de tuer l’homme, du fait d’une organisation sociale insensée ; mais c’est là, pour moi, l’hypothèse improbable), ont aujourd’hui une grandeur comparable à celle des navigateurs de la civilisation mercantile : Colomb, Vespucci, Magellan… Et frères véritables, en un sens analogue, des révolutionnaires. Quel parallèle serait à tracer entre un Guillaumet, perdu, cheminant dans la neige des Andes, et tels camarades, dont je sais les noms, cheminant à travers les besognes obscures, les batailles, les captivités, les exils, la misère, « peu à peu vidés de leur sang, de leurs forces, de leur raison, mais avançant avec un entêtement de fourmi »… Je pensais à eux, récemment, en écrivant, et cette image de la fourmi s’offrit aussi à moi… Invincible entêtement de la fourmi humaine, grâce à toi nous passerons !
Il y a bien à la fin du livre de Saint-Exupéry quelques lignes dont je n’aime pas la résonance d’ailleurs contradictoire à la pensée maîtresse. « Il ne faut pas opposer l’une à l’autre l’évidence de vos vérités. Oui, vous avez raison. Vous avez tous raison. La logique démontre tout. » Nullement. Aucune logique ne saurait découvrir chez un Saint-Exupéry une âme d’esclave. Et c’est si vrai qu’après avoir effleuré on ne sait quelle incroyance générale, quel scepticisme d’artiste exalté par toute action – comme si l’action qui consiste à ravaler les hommes pouvait être exaltante ! –, le livre se ferme sur la pensée de « Mozart assassiné, un peu, dans chacun de ces hommes » par les machines à emboutir… Il n’est, au fond, d’action exaltante que pour que cela change ; et dans cette action, vous êtes, Saint-Exupéry, vous aussi, lancé en plein vol de nuit…
3-4 juin 1939
… 18 000.
Chiffre effroyable. Vous comprendrez tout de suite. Vous serez, en le lisant, humilié comme moi de ne point pouvoir crier, gueuler, intervenir tout de suite. Et puis, pris d’une sorte de stupeur, vous vous demanderez comment il est possible que pareille chose s’accomplisse au milieu d’un silence total, avec tant de complicités entourées de tant d’indifférence qu’on ne le sache même pas ? On cesse de comprendre. Comment a-t-on pu, l’autre dimanche, à Paris, manifester selon la grande tradition ouvrière, sous le mur des Fédérés fusillés en 1871, sans songer aux fédérés d’Espagne qui tombaient ce même jour ? Se peut-il que la presse même ouvrière ne sache rien ? Ne dise rien ? Serait-il devoir plus impérieux que de crier : Voici ce que l’on fait, dans un pays voisin, au nom de l’« ordre » et pour « extirper à jamais le marxisme ».
18.000 !
Ce chiffre atroce, je le trouve sous la plume de mon ami L. P. Foucaud, dans La Flèche du 26 mai 49. « À Madrid, deux cents tribunaux militaires siègent en permanence. On évalue à 18 000 le nombre des fusillés durant la période allant du 15 avril au 15 mai 50. Le général Galliffet et M. Thiers apparaissent, quand on les compare au général Franco et à M. Serrano Súñer*, comme de timides législateurs. » Des camarades me font tenir une lettre provenant d’une petite ville catalane, Gérone, et datée du 23 avril. Jusqu’à ce jour, il y avait eu là une trentaine d’exécutions officiellement reconnues. « Cependant, nous écrit-on, les exécutions atteignent le chiffre de 200, sans compter les prisonniers conduits à Barcelone et dont on ignore le sort. Il y a dans les prisons 180 à 200 condamnés à mort. Chaque jour, quelques-uns sont fusillés, en même temps que d’autres qui n’ont pas été jugés… » Ainsi sont morts le vieil historien Carlos Rahola*, le leader local de la gauche catalane Armençal ; le militant de la CNT Angosto*. On donne les noms de personnes assassinées « en cours de transfèrement » vers Barcelone, comme Carmen Pujol, militante du POUM, et Pedro Casagrau, du même parti, qui, sous la République, avait passé dix-huit mois dans les prisons staliniennes. « Le nombre des détenus s’élève à plus de 2 000 pour une ville dont la population durant la guerre ne dépassait pas 23.000 habitants… »
De divers points de l’Espagne filtrent des renseignements analogues, parfois officiels. Un télégramme d’Alicante, publié par Le Temps, annonçait pour le 17 mai dix exécutions de « rouges marquants » ; parmi eux, le député républicain Eliseo Gómez Fernández. Le lendemain, une dépêche signalait l’exécution, à Madrid, de huit membres des Jeunesses socialistes. Le 22 mai, une dépêche de Cordoue indiquait vingt condamnations à mort prononcées contre des « rouges ». Un collaborateur de La Flèche écrit encore : « Pas une famille catalane ou madrilène qui n’ait quelque membre de fusillé. Les assassinats sans jugement se multiplient. Tout ce que l’Espagne compte d’écrivains, d’intellectuels et de libéraux est en train de passer à la fosse commune. Quant au peuple, mieux vaut n’en point parler… Par ailleurs, la famine règne en maîtresse sur tout le territoire. »
Ernst Toller s’est tué dans une chambre d’hôtel de New York, le 23 mai.
Nous discutions je ne sais quelles thèses sans âme sur la littérature prolétarienne dans un club d’écrivains, à Moscou. Lounatcharski, ennuyé de présider, m’envoyait, à l’autre bout de la table, des petits billets, écrits avec le plus grand sérieux apparent, qui n’étaient qu’humour. Lélévitch, critique impitoyable, poète, ancien combattant de guerre civile dans les pays de la Volga et l’Ukraine, griffonnait sur son bloc-notes, toujours en travail. Le secrétaire général de l’Association des écrivains prolétariens, Léopold Averbach, jeune fonctionnaire à lunettes qui avait, à moins de trente ans, l’air et l’assurance d’un ministre, discourait, à sa coutume, intarissablement. Il se fit autour de la porte un mouvement de curiosité : Ernst Toller entrait. Un moment, sa belle tête massive, encadrée d’abondants cheveux noirs, au regard sombre et profond, au grand front carré, aux traits épais empreints d’une puissance triste – sa tête de visionnaire et de combattant d’une Commune vaincue –, domina cette assistance rappelée aux plus hautes réalités. Nous admirions son œuvre, nous aimions sa vie. Soldat révolté de la Grande Guerre, plusieurs fois blessé, membre du soviet de Munich en 1919, réclusionnaire pendant des années, ensuite, après que la réaction eut tué Gustav Landauer et fusillé Leviné, il sortait de prison avec toute une œuvre de poète et de dramaturge dans ses cahiers et dans sa tête…
Ce devait être en 1927 ou 1928. Où sont ces hommes ? Lounatcharski, le premier réformateur soviétique de l’instruction publique, est mort à temps, avant les proscriptions. Lélévitch, plus jeune, a disparu dans les camps de concentration de Staline. Où est sa compagne ? Qu’est devenu leur petit Varlin ? Léopold Averbach n’a pas fait la grande carrière officielle à laquelle il se promettait avec zèle ; sans doute fusillé, car il était le neveu de Iagoda, ministre de la police, lui-même fusillé… Ernst Toller voyagea, d’exil en exil, usé par le spectacle de tant de défaites et d’inutiles sacrifices ; miné aussi, à quarante-six ans, par d’anciennes blessures ; se débattant contre la gêne, dans cette condition de réfugié politique qui, de nos jours, rappelle assez celle de « l’homme sans aveu » – c’est-à-dire sans suzerain, sans protection, sans droit, sans place reconnue sous le soleil – du Moyen Âge 51. Desservi, en outre, par sa fière indépendance d’esprit : « bolchevik » pour les bourgeois, « trotskiste » pour les staliniens et déplorablement « petit-bourgeois » pour les trotskistes… Rien qu’un homme ardent, plein de pensées, plein de poèmes, plein de la souffrance de tous et dont les forces commençaient à décliner. On écrit que ses nouvelles pièces, trop passionnées, les théâtres les refusaient. Les ruisselets d’argent qui coulent, à travers l’émigration allemande, n’atteignaient guère cet inclassable… Et plus assez de forces pour se faire débardeur sur les quais de New York ou laveur de vitrines ou vagabond sur les grandes routes ! Ernst Toller s’est pendu. Le poète a trouvé la paix.
P.-S. Un journal trotskiste du Borinage m’a plusieurs fois pris à partie, sans, bien entendu, publier mes rectifications. Il s’en prenait dernièrement à mes articles parus dans les colonnes de La Wallonie sur le drame espagnol ; c’était pour en tronquer complètement le sens. Je ne lui répondrai ni ici ni ailleurs, sa mauvaise foi rendant tout débat superflu.
10-11 juin 1939
M. René Grousset nous apporte dans un livre nouveau une contribution vraiment remarquable à l’histoire générale. Son ouvrage, intitulé : Un Empire des steppes (Payot, éditeur), traite, d’une façon assez approfondie, de l’historie de ces peuples nomades Indo-Européens, puis Turco-Mongols de l’Asie centrale et nordique, dont les grandes migrations firent et défirent, en deux milles ans, bien des empires barbares entre l’Océan Pacifique et le Danube. Leurs incursions et leurs invasions déferlèrent dans quatre directions vers les vieilles civilisations qu’ils menacèrent, soumirent, détruisirent parfois : vers la Chine, l’Inde, l’Iran, la Russie, l’Occident.
Les conquêtes des nomades en Asie où ils vassalisèrent plusieurs fois la Chine agricole, ravagèrent l’Inde, portèrent des coups terribles à la civilisation arabe du Turkestan et à la vieille culture de l’Iran, sont à peine connues.
L’Occident a surtout gardé le souvenir de la ruée des Huns, sous Attila, vers la France et l’Italie de civilisation romaine, au ve siècle. Le « Fléau de Dieu » fut vaincu entre la Marne et la Seine, mais il alla dévaster la vallée du Pô. Un peu plus tard les hongrois, de même origine, ravagèrent l’Europe centrale. Les armées de Gengis Khan rayonnèrent au xiiie siècle, sur la Chine, le Caucase, toute l’Asie centrale jusqu’aux frontières de l’Inde ; elles franchirent la Volga, envahirent la Russie qui restera pendant plus de trois siècles soumise au joug mongol. Au xive siècle, Timour, conquérant Turk, le Tamerlan de la légende européenne, s’avancera par l’Iran jusqu’au bassin méditerranéen… La cruauté primitive des nomades infligea à l’humanité des souffrances et des dévastations sans nombre. Des siècles durant, ils détruisirent systématiquement une grande partie, parfois la plus grande, des populations vaincues, faisant dresser dans les cités prises des tours en têtes coupées, tuant la terre, c’est-à-dire détruisant les travaux d’irrigation pour rendre à la steppe sauvage les pays cultivés. M. Grousset montre bien, incidemment, que ce n’était pas chez eux cruauté particulière, mais calcul raisonnable, nécessité. Ils n’avaient pas d’autre moyen de se faire craindre que la terreur, ils ne pouvaient se flatter de gouverner que des pays appauvris de sang ; ils épargnaient d’ailleurs, pour les transplanter chez eux, les artisans dont ils avaient besoin ; et les steppes qu’ils aimaient, qu’ils comprenaient, leur paraissaient préférables aux villes, bonnes pour le pillage, et aux cultures malaisées à administrer. L’historien nous montre en Attila, en Gengis Khan, des chefs de peuples prudents et habiles, soucieux du droit, tel qu’ils le conçoivent, donnant l’exemple de l’endurance et du courage, grands politiques… s’ils ne pouvaient conquérir qu’en accumulant les têtes coupées, c’est que l’art de la guerre de ces temps-là ne connaissait pas d’autres méthodes… En tout ceci, on apprécie chez M. Grousset un sentiment objectif de l’Histoire tout à fait proche du matérialisme historique.
Je ne sais pas si M. Grousset se considère comme marxiste et j’en doute fort ; mais l’interprétation matérialiste de l’Histoire mise en lumière par Karl Marx et Engels a tellement fait son chemin dans les esprits, s’est si irrésistiblement imposée dans ses lignes essentielles que l’historien d’aujourd’hui, même prévenu contre elle en théorie, y revient par ses propres moyens. De trois milles ans d’histoire, allant de l’Empire cimmérien du nord de la mer Noire et de la civilisation hélleno-scythe à la défaite des nomades d’Asie au xvie siècle, M. Grousset dégage une lumineuse vue d’ensemble et qui confère à son œuvre une valeur d’explication vraisemblablement décisive. Au cours des treize siècles qui s’ouvrent par les invasions hunniques, les hordes de cavaliers de la steppe ont périodiquement fait l’histoire de l’Asie et de l’Europe dans le sang foulé par les sabots de leurs chevaux. Pourquoi ? M. Grousset explique le nomade par la steppe : « Les steppes ont fabriqué ces corps rabougris et trapus, indomptables puisqu’ils ont survécu à de telles conditions physiques. » La chasse dans la steppe a fait le guerrier, infaillible archer monté, qui gagne des batailles conçues comme des battues de grand gibier. Ainsi l’homme est fait par la nature qui lui impose ses conditions d’existence et son mode primitif de production ; de là dérivent sa technique, son armement, sa supériorité militaire, sa tactique, les sécheresses et les famines chassent le nomade de la steppe et le jettent sur les peuples sédentaires, plus civilisés, plus riches, plus heureux. « La survivance de cette humanité restée au stade pastoral quand le reste de l’Asie était depuis longtemps parvenu au stade agricole le plus avancé a causé pour une bonne part le drame de l’Histoire. » « Au contraste économique le plus frappant s’ajoutait le contraste social le plus cruel. Répétons-le, écrit M. Grousset, cette question de géographie humaine est devenue une question sociale… Dans ces conditions, la ruée périodique des nomades vers les terres cultivées est une loi de la nature. » Les conquérants barbares sont de coutume assimilés par les peuples plus civilisés qu’ils ont soumis ; mais alors « voici surgir du fond de la steppe de nouvelles hordes, encore faméliques, celles-là, qui recommencent la même aventure. »
Au xvie siècle, la technique change de camp. La civilisation industrielle à ses débuts invente l’artillerie ; le canon et le mousquet des peuples sédentaires vont rendre impossibles désormais les grandes invasions des nomades ; la poudre vainc la flèche et la conquête ira en sens inverse, d’Europe en Asie, des villes vers la steppe – tout aussi cruelle du reste. En 1552, grâce aux armes à feu, le tsar Ivan le Terrible s’empare de Kazan, capitale de la Horde d’Or, la met à sac, en massacre la population : la puissance mongole est finie en Russie. Les Russes vont bientôt commencer la conquête de la Sibérie. En 1696, un empereur de Chine, auquel les jésuites ont appris à fondre des canons, repousse une dernière tentative d’invasion mongole. De ce drame immense qui se déroule pendant au moins treize siècles, assez bien connus sur un double continent, l’on perçoit ainsi les ressorts, les mobiles, les instruments, la nécessité. Aucune fatalité ne le domine ; le génie des peuples n’y est point cause, mais fonction. Selon le mot de Marx, « l’Histoire n’est rien que l’activité de l’homme poursuivant ses fins… ».
17-18 juin 1939
On n’en est plus à compter les péripéties de la négociation anglo-soviétique. Le lecteur qui veut bien suivre ces chroniques n’en aura pas été surpris outre mesure. Dès la démission forcée, disons mieux, la soudaine disparition politique de Litvinov, j’indiquais dans La Wallonie des 13-14 mai, d’après les journaux soviétiques mêmes, que l’URSS se préparait à « marchander sa sympathie » aux États démocratiques ; et je montrais, textes à l’appui, qu’elle la marchandait aussi, quoique autrement, aux États totalitaires. Staline, parlant, au début de mars, au XVIIIe Congrès du PC de l’URSS, n’avait-il pas dénoncé avec une pesante ironie les menées « provocatrices » de la presse anglo-française et nord-américaine qui s’était, disait-il, efforcée « d’exciter la fureur de l’URSS contre l’Allemagne, d’empoisonner l’atmosphère et de provoquer sans raisons un conflit entre l’URSS et l’Allemagne ? » On m’excusera de citer de nouveau ces paroles significatives. Bien entendu, Litvinov disparaissant, il fut répété à diverses reprises que la politique étrangère de Staline ne changerait pas ; chacun sait qu’il est des choses qu’on nie précisément pour les faire. Depuis, la négociation s’est révélée bizarrement longue et difficile– si toutefois l’on veut aboutir ; autrement ses longueurs ne sont que trop explicables. M. Potemkine, sous-commissaire du peuple aux Affaires étrangères, s’est abstenu de se rendre à Genève où l’attendait la SDN. Le maréchal Vorochilov, invité aux grandes manœuvres anglaises, s’est révélé dans l’impossibilité d’y aller ; mais s’il faut en croire des dépêches d’agences qui n’ont pas été démenties, il a fait une tournée d’inspection à la frontière polonaise... Les variantes successives des propositions franco-britanniques ont été tour à tour écartées par Moscou. M. Molotov, président du conseil et successeur de Litvinov, a parlé : ç’a été pour laisser clairement entendre que l’URSS pourrait bien négocier avec l’Allemagne si ses exigences n’étaient pas admises par Londres. Bref, la conclusion d’un pacte que l’on croyait pouvoir publier d’un jour à l’autre, est apparue singulièrement malaisée.
Qu’en est-il au juste ? À la vérité le pacte anglo-franco-soviétique est à la fois impossible et nécessaire... Impossible parce qu’il se heurte du côté russe à des intérêts trop puissants ; nécessaire pourtant parce que l’on s’est trop engagé dans cette voie, pour des raisons puissantes aussi, quoique moins décisives.
Analysons brièvement ces mobiles contraires. l’URSS n’aurait-elle pas tout intérêt à ne pas s’engager pendant un conflit européen, à réserver ses forces, à faire payer sa neutralité pour intervenir à la fin, à son heure, comme un arbitre formidablement armé ? Peut-elle consentir à défendre au prix d’une guerre les frontières actuelles de la Pologne et de la Roumanie, pays qui comptent environ dix millions de sujets que l’URSS est fondée à réclamer pour des raisons ethniques, géographiques, historiques ? Rappelons qu’il y a 7 millions d’Ukrainiens en Pologne, dont l’Ukraine soviétique ne peut pas ne pas souhaiter le rattachement ; et 2 millions de Blancs-Russiens, frères de ceux de la République soviétique de Russie blanche ; rappelons que l’URSS n’a jamais reconnu l’annexion de la Bessarabie par la Roumanie. Et puisqu’il est beaucoup question des pays baltes, rappelons enfin que les républiques d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie se sont constituées, grâce à l’intervention étrangère contre la révolution russe, comme de véritables bases d’opérations contre celle-ci...
Il va de soi que l’URSS enverrait volontiers dans tous ces pays, si l’occasion s’en offrait, des armée rouges que l’on appellerait de secours ; mais c’est justement ce que les gouvernements de Varsovie, de Bucarest et des petites républiques baltes craignent le plus. En tout ceci, remarquons qu’il ne s’agit à la vérité que des intérêts traditionnels de la Russie. Mais les intérêts particuliers de la bureaucratie stalinienne pèsent dans le même sens. Cette caste de parvenus d’une révolution, socialiste à son départ – et qui maintient la socialisation complète des moyens de production, de répartition et de transport – ne saurait consentir, par on ne sait quelle solidarité avec des grandes puissances capitalistes, à s’engager dans une longue guerre où elle risquerait fort de trouver sa perte. Elle ne souhaite pas non plus une révolution populaire en Allemagne, car le réveil des masses russes qui s’ensuivrait nécessairement mettrait le régime bureaucratique en péril... Staline ne recherche que sa propre sécurité, c’est-à-dire celle de son régime ; l’aggravation du conflit entre les puissances totalitaires et les puissances démocratiques, présente pour lui bien des avantages ; depuis que la Reichswehr est entrée à Prague, la situation s’est nettement retournée en sa faveur. Depuis que la Grande-Bretagne et la France ont garanti les frontières de la Pologne, il est rassuré pour l’Ukraine.
Les raisons qui rendent cependant nécessaire à Moscou même un accord avec Londres et Paris sont d’un ordre différent. L’Allemagne n’a pas jusqu’ici consenti à reprendre la politique de Rapallo, c’est-à-dire d’amicale collaboration avec l’URSS ; et c’est sans doute que l’antibolchevisme est aussi indispensable à la politique intérieure d’Hitler que l’antifascisme l’est à celle de Staline. Par tradition révolutionnaire, par idéologie officielle, par besoin profond les masses de l’URSS sont hostiles au fascisme ; subissant elles-mêmes la dure loi totalitaire, leurs sympathies instinctives ou conscientes, selon le cas, vont aux pays démocratiques. On a beau réduire les masses au silence, les lier, les faire défiler devant les tribunes officielles, les gouvernements doivent tenir compte de ce qu’elles pensent, de ce qu’elles ressentent. Si après avoir fusillé les compagnons de Lénine, Staline recherchait ostensiblement, dans sa politique étrangère, l’amitié de Hitler et de Mussolini, il sait très bien comment le jugeraient les masses silencieuses... À cette situation compliquée, la diplomatie soviétique s’efforce, en ce moment de trouver une solution formelle qui devra répondre aux conditions suivantes : ne point trop dérouter l’opinion à l’intérieur ; permettre à l’URSS de conserver les sympathies au moins formelles des puissances démocratiques ; lui permettre cependant de garder vis-à-vis de l’Allemagne sa liberté de manœuvre ; stabiliser autant que possible les frontières à l’est de l’Europe afin que l’URSS puisse affermir ses positions en Asie ; assurer à l’URSS, en cas de guerre européenne, le maximum d’avantages diplomatiques et stratégiques, c’est-à-dire, au fond, un jeu tout à fait indépendant.
24 juin 1939
Ayant à plusieurs reprises entretenu les lecteurs de La Wallonie de la condition des Juifs en URSS 52, j’ai reçu de M. Léon Baratz*, publiciste dévoué à la cause de ses co-religionnaires, plusieurs lettres et articles sur cette importante question. La thèse de M. Léon Baratz est que « trois millions de Juifs, le cinquième du peuple juif », sont voués, en URSS, à la « destruction absolue de leur âme, de leur culture », par la « disparition complète du judaïsme ». Ainsi posée, la question devient tellement complexe que l’on hésite à y toucher. Le point de vue de M. Léon Baratz est en somme celui du nationalisme juif ; le mien, celui du socialisme international. L’écart est si grand entre nous que la discussion ne serait guère féconde. Mais je voudrais ici mettre au point quelques idées et quelques faits dont il serait souhaitable que la connaissance fût plus répandue.
Il me semble acquis que la révolution russe, bourgeoise-démocratique à ses débuts, socialiste à partir de la prise du pouvoir par les bolcheviks, assura aux Juifs de Russie, une émancipation totale, immédiate, sans conditions, d’autant plus réelle que, sous l’ancien régime, les Juifs, cantonnés dans des territoires réservés, avaient subi des persécutions incessantes…
M. Baratz croit devoir rappeler que cette grande réforme fut accomplie avant la dictature du prolétariat en mai 1917, sur l’initiative de M. Kerenski*, alors ministre de la Justice. Ce qu’il convient de rappeler également, c’est qu’en 1918 commença une guerre civile de quatre années, fomentée, déclenchée, poursuivie par les classes riches – pour la défense de leurs privilèges – contre le pouvoir socialiste et qu’au cours de cette guerre civile, partout où la contre-révolution, qu’elle fut monarchiste ou démocratique, triompha momentanément, les Juifs furent terriblement maltraités. En Ukraine, la contre-révolution nationaliste – qui se prétendait démocratique – dirigée par Simon Petlioura* entreprit l’extermination de la population juive ; et c’est par milliers que les Juifs, hommes, femmes et enfants, furent massacrés lors des pogromes de Proskourov 53. Ces horreurs, les Soviets les faisaient cesser partout où arrivait l’Armée rouge. Si la contre-révolution avait triomphé en Russie, la condition des Juifs eût été indescriptible comme elle l’est dans les pays où triomphe maintenant la contre-révolution fasciste.
Il est vrai que les mesures anticapitalistes et antireligieuses prises par la dictature du prolétariat atteignirent durement la partie riche ou aisée de la population juive de l’URSS ; les Juifs aisés ou riches ne firent cependant que partager le sort de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie russe qui, en résistant des années durant et par tous les moyens à la révolution des travailleurs, ne pouvaient manquer de s’attirer de longues représailles. La lutte sociale, poussée à ce paroxysme, a sa propre logique et c’est une logique inexorable. Il reste que la victoire du bolchevisme mit fin aux pogromes, enraya un antisémitisme terriblement virulent, ouvrit toutes les carrières aux Juifs pauvres ; et le fait est qu’il s’en trouva en grande proportion dans tous les services du nouvel État. Plus instruits que la population russe, plus doués pour le travail administratif, les Juifs fournirent tout de suite un gros contingent de fonctionnaires, de chefs militaires, d’agitateurs, de gouvernants en un mot. Nul ne songea jamais à le leur reprocher, car ils servaient bien et on estimait l’heure venue de l’émancipation de toutes les nationalités opprimées. Le régime se montrait vigoureusement hostile à toutes les églises (qui d’ailleurs le lui rendaient bien), la judaïque compris. Jamais pourtant, il n’interdit l’exercice d’aucun culte.
À partir de 1926 commence en URSS la réaction stalinienne. Le grand drame de la collectivisation forcée cause des souffrances infinies, notamment, par contrecoup, à la population juive, formée, en grande partie, de petits commerçants et d’artisans ; mais c’est encore une fois pour eux le droit commun ou la commune absence de droits. Les Juifs partagent le sort des non-Juifs, rien de plus. Le sionisme est persécuté comme toutes les idéologies, comme tous les nationalismes indépendants de la caste bureaucratique : comme le socialisme, l’anarchisme, le syndicalisme, la maçonnerie, les nationalismes ukrainien, géorgien, turc, kirghiz, mongol. Quand, en 1936-1938, Staline extermine les vieux bolcheviks, les Juifs y passent comme les autres… La réaction stalinienne est inhumaine, elle n’est pas antisémite. Elle n’a pas touché à l’égalité de toutes les nationalités, rendons-lui cette justice, même à l’heure où l’égalité formelle des droits confond toutes les nationalités dans une même oppression.
M. Léon Baratz a donc doublement tort de méconnaître l’attitude de la révolution russe, tant qu’elle fut ardemment socialiste, à l’égard des Juifs et de ne pas établir plus exactement, pour ce qui est de la condition des Juifs en URSS, les responsabilités de la réaction bureaucratique.
Les journaux parlaient récemment d’un emprunt que des grandes banques juives offraient à Franco… Par peur du socialisme, des financiers juifs n’ont pas hésité à soutenir Hitler à ses débuts. Je lis dans Esprit (numéro de juin), le « Témoignage d’un Juif » de W. Rabinovitch 54 : c’est un beau cri d’indignation contre l’attitude inqualifiable de la bourgeoisie réactionnaire juive qui trahit tous les jours les Juifs sans argent, les plus persécutés… W. Rabinovitch nous apostrophe tous en ces termes : « Quand un grand rabbin, représentant une grande communauté comme celle de Paris déclare que les Juifs peuvent être accueillis n’importe où mais pas en France, ni dans “les régions habitables de son empire colonial”, dites-moi, vous enfin, Juifs ou non-Juifs, vous qui n’êtes pas prévenus, comment vous appelez cela ? » W. Rabinovitch pose le problème avec une lucide passion : « Nous sommes seuls, conclut-il, comme les Tchèques, seuls comme les Espagnols, seuls comme les Chinois. Réduits à nos propres moyens… » Le terrible dans la seule nation qui soit tout à fait sans destinée, de la seule nation qui soit tout à fait sans foyer, tout à fait sans défense, c’est qu’elle partage le sort de tous les opprimés à une époque de réaction triomphante ; sans doute ne trouvera-t-elle son salut qu’avec tous les opprimés, quand succombera la réaction. Le salut des Juifs se lie ainsi à la victoire du socialisme.
1er-2 juillet 1939
Avions japonais, avions soviétiques tombent du ciel des Mongolie, en série, mitraillés les uns par les autres ; mais ce n’est pas la guerre, bien entendu... Pas la guerre, du tout. Des deux côtés pourtant, les communiqués mentent avec une candeur insolente. Pendant ce temps, entre Londres et Moscou, la négociation laborieuse continue. « Il faudra bien finir par signer quelque chose », écrit Emery* dans Feuilles Libres. Il le faudrait, en effet, par décence et pour continuer le jeu. Mais il semble par moments que ce ne soit pas certain. Chacun des partenaires de la négociation peut souhaiter mettre l’autre en mauvaise posture en lui imputant l’échec de cette entreprise diplomatique. Les plus grandes difficultés résulteraient – paraît-il et pourquoi ne pas l’admettre ? – du problème balte. Arrêtons-nous y un moment.
Les quatre États baltes, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, sont nés en 1918-1920 du démembrement de l’empire russe par la guerre civile et l’intervention étrangère, allemande d’abord, franco-britannique ensuite. La Finlande, incorporée à l’Empire sous Nicolas Ier, jouissait auparavant d’un statut relativement indépendant ; pas en politique étrangère toutefois. En 1918, après la prise du pouvoir par le parti bolchevik, le parti socialiste finlandais, secondé par les garnisons révolutionnaires russes, n’eut pas de peine à instituer dans le pays un régime socialiste qui fut extrêmement modéré, éclairé, démocratique, avec une Constitution en somme idéale... Cette république [mot illisible] de Finlande, fort peu teinté de bolchevisme, eût été viable si, lors des négociations de Brest-Litovsk, l’état-major allemand n’avait exigé des Soviets l’abandon de la Finlande. Une fois signé ce traité d’humiliation et de spoliation, une armée allemande commandée par le général von der Goltz débarqua en Finlande pour y procéder avec les gardes-blanches du général Mannerheim, au massacre systématique des Rouges. L’intervention allemande arracha ainsi la Finlande à la fédération naissante des républiques socialistes soviétiques.
Les fantassins de von der Goltz occupèrent l’année suivante Riga, capitale de la république soviétique de Lettonie. Dans l’entre-temps, les empires d’Allemagne et d’Autriche s’étaient écroulés. La contre-révolution des pays baltes, germanophile jusqu’alors, changeait d’orientation. C’est à Versailles, en organisant le blocus de la révolution russe, que l’on décida de reconnaître les quatre États de la Baltique russe ; c’est ravitaillés et soutenus par les alliés qu’ils se fortifièrent un peu. La Commune russe reconnaissait en principe à toutes les nationalités le droit de se séparer d’elle ; en réalité, assaillie sur deux continents, elle avait d’autres soucis que celui de défendre ses ports de la Baltique. En 1920, cependant, l’armée de Toukhatchevski, envahissant la Pologne, occupa une grande partie de la Lituanie. En 1923 ou 1924, Zinoviev tenta de soviétiser l’Estonie en y déclenchant un soulèvement communiste qui coûta la vie à quelques centaines de prolétaires de Tallinn...
Conquis de haute lutte, dans le sang, sur l’urss, les pays baltes forment contre elle des bases d’opérations stratégiques d’une importance capitale. De l’océan Arctique aux frontières de la Pologne, ils la coupent de ses voies d’accès naturelles à la mer par les ports de Tallinn (autrefois Reval), Riga, Libau. Les routes les plus commodes que pourrait suivre une armée d’invasion pour tenter d’atteindre Moscou, partent de ces trois ports. L’Estonie et la Finlande, enfin, menacent la région industrielle de Leningrad d’une façon tout à fait immédiate. La frontière finlandaise passe à 34 kilomètres au nord du plus grand port soviétique ; la frontière estonienne, avec les fortifications de Narva, est à 137 kilomètres à l’ouest.
L’Estonie compte 1 200 000 habitants, la Lettonie et la Lituanie en ont chacune 2 millions environ. La Finlande est plus peuplée. Ce sont des pays agricoles ; Riga seule possède une industrie relativement développée grâce à laquelle ce fut sous Nicolas II une des citadelles du prolétariat militant. Estonie, Lettonie, Lituanie ne peuvent avoir de vie économique normale et tant soit peu prospère qu’en relation avec l’hinterland russe ; le transit commercial à destination de la Russie assure une part importante de leurs revenus.
Nés de la contre-révolution, ces petits pays sont demeurés résolument sympathiques à tous les régimes de réaction. La Lettonie est même gouvernée par un dictateur : M. Ulmanis*, qui a mis les partis ouvriers hors-la-loi... S’ils avaient, en cas de crise européenne, à choisir entre la « protection » des armées rouges et l’occupation nazie, aucun doute n’est permis : les gouvernants des quatre républiques blanches préfèreraient de beaucoup le nazisme qui, du moins, maintient la propriété capitaliste.
Tout ceci bien considéré, le jour où éclaterait une conflagration européenne, la logique d’une stratégie tout à fait élémentaire commanderait à l’urss de ne pas laisser ces positions importantes à la disposition de ses ennemis et de mettre une heure trouble à profit pour récupérer les frontières maritimes qu’elle perdit dans la guerre civile de 1918-1920.
8-9 juillet 1939
Une crise extrêmement grave s’ouvrit tout à coup, au sein du gouvernement révolutionnaire de la république des soviets, en juillet 1918. Le Conseil des commissaires du peuple était formé de représentants de deux partis frères : bolchevik et socialiste-révolutionnaire de gauche. La paix humiliante de Brest-Litovsk, que Lénine qualifiait de « paix infâme », avait été signée récemment. Plus romantiques que les bolcheviks qui se rendaient compte de l’impossibilité matérielle d’opposer une résistance armée aux Allemands, les socialistes-révolutionnaires de gauche, parti de petite bourgeoisie intellectuelle et rurale, tentèrent un coup de force contre leurs camarades bolcheviks, afin de s’emparer de la totalité du pouvoir et de déchirer le funeste traité. Une courte bataille de rues s’ensuivit à laquelle prit part, du côté bolchevik, un détachement international d’ex-prisonniers de guerre socialistes, allemands, autrichiens, hongrois… Un jeune militant hongrois, originaire de Transylvanie, se fit remarquer par son activité, en ces jours troubles. L’émeute réprimée, on se souvint de lui quand il fut question d’envoyer des hommes sûrs en Hongrie, pour y diriger le parti communiste naissant. Il s’appelait Béla Kun.
Rentré en Hongrie à la fin de 1918, Béla Kun trouva un pays en effervescence, où montait la révolution. Il se jeta dans l’action et fut bientôt emprisonné…
C’est à la prison que le comte Karolyi, président du Conseil, vint lui offrir le pouvoir. Le 16 novembre 1918, la Hongrie s’était proclamée : « République populaire ». Les minorités nationales disloquaient l’ancien royaume, les travailleurs s’emparaient des usines et des terres : la vieille société s’effondrait dans une fin de guerre désastreuse. Les Alliés, poursuivant implacablement le démembrement de la double monarchie des Habsbourg, l’Autriche-Hongrie, formulèrent à l’égard du gouvernement de Budapest de telles exigences que, pour ne pas devenir les instruments de la destruction de leur pays, les ministres bourgeois prirent une décision audacieuse : ils abdiquèrent en faveur de la dictature du prolétariat, espérant avec raison que celle-ci pourvoirait mieux à la défense de la nation et que la révolution ferait réfléchir les vainqueurs. Béla Kun sortit donc de prison pour devenir président d’un Conseil des commissaires du peuple qui réunissait des communistes et des socialistes.
La république des soviets de Hongrie vécut quatre mois, du 22 mars au 1er août 1918 et fut, contrairement aux légendes répandues par les auteurs réactionnaires, aussi féconde en initiatives que clémente à ses ennemis de l’intérieur. Des armées rouges, principalement organisées par les syndicats, repoussèrent les offensives tchèque, roumaine, serbe et portèrent leurs drapeaux en Slovaquie… Béla Kun, au pouvoir, manqua semble-t-il d’énergie dans la résistance à la contre-révolution qui conspirait presque ouvertement, commit de grandes fautes en politique agraire, se laissa finalement tromper par une manœuvre diplomatique de Clemenceau. Les Alliés faisaient naturellement le blocus de la Commune hongroise ; ils exigèrent des Soviets de Budapest l’évacuation de la Slovaquie, Béla Kun céda, croyant trouver ainsi le chemin de la paix. Les Roumains prirent peu après l’offensive, dans le midi, et marchèrent sur Budapest. Béla Kun, vaincu, démissionna, faisant place à un gouvernement syndical que les ligues d’officiers chassèrent du pouvoir quelques jours après l’occupation de Budapest par les Roumains. L’amiral Horthy constituait dans les fourgons de l’étranger, un gouvernement militaire. La terreur blanche commença. Elle fut horrible, selon l’usage. On estime à 10 000 environ le nombre de travailleurs massacrés ; à 70 000 celui des emprisonnés…
Béla Kun avait fui en Autriche ; Lénine lui offrit l’asile à Moscou. Il y vint, fut élu membre de l’Exécutif de la IIIe Internationale, repartit pour l’Allemagne afin de préparer à Berlin la malheureuse et même malencontreuse tentative insurrectionnelle de mars 1921 ; prit part, un peu plus tard, à la campagne de Crimée, qui se termina par l’écrasement de l’armée blanche du baron Wrangel… Ses faiblesses passées le rendaient odieusement dur. En Crimée, le nom de Béla Kun reste lié aux exécutions en masse de prisonniers blancs…
Dans les milieux dirigeants de Moscou, Béla Kun avait plutôt mauvaise réputation : indécis à Budapest, aventureux à Berlin, féroce à Sébastopol, on le savait, dans son propre parti, accoutumé à l’intrigue, à la corruption, à l’usage de moyens sans grandeur… Il n’appartint jamais à aucune opposition ; le Bureau politique eut par contre à le défendre maintes fois contre l’opposition au sein du parti communiste de Hongrie. Le temps passait. À Budapest et dans la campagne hongroise, Béla Kun, quels que fussent ses défauts, quelles qu’aient été ses fautes, devenait un personnage légendaire… Diabétique et de plus en plus écarté de la direction de l’Internationale, il vivait à Moscou.
En mai 1937, le Guépéou l’arrêta avec la plupart des vieux membres de l’Exécutif de la IIIe Internationale et de la Commission internationale de contrôle. Ces hommes, liés à la génération de Lénine, que l’on fusillait, devaient disparaître avec elle. Walter Krivitsky nous donne maintenant dans le Saturday Evening Post de Philadelphie quelques précisions sur le sort de Béla Kun dans sa dernière prison. On l’enferma à Boutyrki, dans une salle qui contenait 140 prisonniers, tellement serrés les uns contre les autres qu’ils ne pouvaient ni marcher ni étendre les jambes en se couchant… Accusé d’être « un agent de la Gestapo », invité à passer les aveux rituels, Béla Kun s’y refusa obstinément. La torture même ne vint pas à bout de son désespoir. Krivitsky relate qu’on obligea l’ancien dictateur soviétique de Budapest à subir debout jusqu’à vingt heures d’interrogatoire… Quand on le ramenait à la salle commune, ses pieds enflés ne le supportaient plus ; il fallait qu’on le soutint. Comme lui, en même temps que lui, deux vieux bolcheviks enfermés à la même salle refusèrent de s’avouer des traîtres : l’ancien marin Mouklévitch, commandant en chef de la flotte rouge, chargé de la direction des chantiers de construction maritime, et Knorine, membre du Comité central stalinien. Mouklévitch a été mentionné par la suite, incidemment, parmi les « traîtres » fusillés. De Knorine et de Béla Kun on ne sut plus rien.
On m’assure maintenant que Béla Kun serait mort à Moscou, en prison, il y a déjà plusieurs mois. Il avait cinquante-trois ans. D’ici longtemps, vraisemblablement, de lui comme de tant d’autres nous ne saurons rien de certain. Mais l’annonce de sa mort, outre qu’elle m’est transmise de bonne source, n’a rien d’étonnant : l’étonnant, dans les circonstances présentes, serait qu’il vécût même dans une oubliette.
15-16 juillet 1939
M. Gonzague Truc*, dans un livre très vivant, nous donne un tableau, qui semble aussi fidèle que l’historien le puisse peindre, de la Rome des Borgia 55. L’Occident arrive à la fin du xve siècle à une frontière que l’on appellera plus tard celle de la Renaissance. À travers les luttes sociales et les guerres du moyen âge, le travail a poursuivi un effort singulièrement fécond. La construction des vaisseaux et l’art de les diriger ont fait de tels progrès que la conquête des océans est devenue possible ; les richesses imprévues des Amériques vont affluer vers l’Europe. Les armes à feu commencent à rendre les Européens invincibles. L’imprimerie permet une diffusion sensiblement plus étendue qu’auparavant des connaissances et des idées. La pensée, les arts, l’architecture, les métiers sont en pleine transformation. À la civilisation se mêle pourtant en tous lieux la barbarie ; il n’existe, à vrai dire, que des îlots de civilisation, au milieu de la barbarie. À moins de cent kilomètres des villes où se concentrent les richesses, où Raphaël peint, où médite Machiavel, le genre de vie des campagnes a peu varié depuis des millénaires ; à Rome même, capitale de la Chrétienté, les taudis voisinent avec les palais (il faut naturellement beaucoup de taudis pour un palais) ; dans des palais délabrés, les gens couchent sur la paille. La ville éternelle sortait d’une si profonde décadence, avec ses trente mille habitants, qu’on y vivait parmi les ruines antiques, dont les pierres servaient souvent de matériaux de construction. Un pape, Nicolas V, dut interdire d’abandonner les immondices au milieu des ruelles, qui étaient montueuses et tortueuses… Insécurité générale, car ce mélange de barbarie et de civilisation, de misère et de luxe, de patient travail et de rapines fait de la vie de chacun une périlleuse aventure ; et les instincts combatifs, le courage dans l’attaque et la défense, l’aptitude à l’exploit quotidien sont aussi nécessaires à l’homme qu’aujourd’hui la civilité et l’aptitude à circuler paisiblement dans les artères d’une grande ville…
L’histoire ne s’occupe, de coutume, que des grands, c’est-à-dire des maîtres. Il est fort probable que la condition du peuple ait été moins aventureuse. Les grandes familles, les Orsini, les Colonna, les Borgia se disputent, par l’intrigue, la guerre, l’assassinat, littéralement à la pointe du couteau, richesse et pouvoir ; les corporations d’artisans travaillent, à l’écart de ces crimes qui, lorsqu’ils atteignent une certaine importance, deviennent des événements historiques. Le pêcheur continue de pêcher dans les eaux bourbeuses du Tibre, pendant que des cavaliers de la haute société y viennent jeter les dépouilles de leurs victimes. Un pêcheur avait vu noyer ainsi le corps du duc Jean de Gandie, fils du pape Alexandre VI Borgia ; quand on lui demanda pourquoi il n’en avait pas informé les magistrats, il répondit qu’il « voyait jeter assez de cadavres dans le Tibre pour ne pas s’émouvoir ni se déranger. »
Par malheur, le commerce et l’industrie artisanale accumulaient dans les cités des richesses faites pour tenter les princes et aussi les capitaines de grand chemin au service des princes. À n’en pas douter, la guerre trouvait en grande partie sa justification en elle-même : métier pour les condottieri, moyen pour les grands devenus tels par la conquête, c’est-à-dire la rapine, occasion de pillages fructueux. Le duc César Borgia prit Capoue, au cours d’une guerre qu’il fit au royaume de Naples. Ses soldats saccagèrent la ville infortunée, y tuant plus de quatre mille personnes, vraisemblablement la moitié de la population. Les femmes se jetaient dans les puits pour éviter l’outrage et la torture. La légende veut que le duc César se soit fait réserver quarante jeunes filles choisies ; il parait que l’histoire, sur ce détail, ne confirme point la légende, mais il est certain que le Borgia, fier mâle, ne se privait pas de tels avantages de la victoire…
M. Gonzague Truc, historien prudent, arrive à une sorte de réhabilitation des Borgia. Bien qu’ils aient passé dans l’histoire comme des personnages exceptionnels par leurs débauches, leurs cruautés, leurs perfidies, ils n’étaient en réalité, nous apprend la récente enquête la plus érudite, pas sensiblement différents de la plupart de leurs contemporains ; il n’est pas prouvé que le duc César soit l’assassin de son frère Jean ; pas prouvé du tout que leur père, le pape Alexandre, ait aimé d’un amour incestueux sa fille Lucrèce ; et cette Lucrèce, princesse d’Este, qu’un drame de Victor Hugo montre empoisonnant à la fois tous ses convives, finit dame lettrée, économe, pieuse, bonne administratrice de sa ville. Ramenés aux proportions humaines du temps, les Borgia n’en sont pas moins de rudes personnages, d’une vitalité brutale qui ne connaît ni lois ni règles. Le pape Alexandre VI avait été auparavant un cardinal adonné à la débauche, bon père de famille cependant ; il paraît ne croire en rien, mais prie avec ardeur quand la mer démontée menace d’engloutir son bateau. Politique implacable, habile homme de guerre, le duc César se fait tuer en Navarre, au siège d’une petite place, en assaillant seul un convoi de ravitaillement. Le sang coule à flots dans leur chronique familiale, les mariages sont précédés de longs et louches marchandages et défaits à coups de poignard ; des cortèges en grand apparat parcourent les villes, les fêtes sont, les unes, fastueuses, d’autres indescriptibles. « Il y avait, une veille de Toussaint, chez César, au Vatican, grand souper. Alexandre était présent avec Lucrèce et l’élite des barons et des cardinaux. On fit danser des courtisanes non point nues mais qui, peu à peu, se dévêtirent. Puis, les chandeliers mis par terre pour mieux voir, on lança sur le plancher des châtaignes que ces dames devaient aller ramasser à quatre pattes. Ce jeu, assez relevé déjà, se corsait d’un autre. Le personnel mâle présent courait dans la même attitude à la poursuite des Ménades 56 et, les rejoignant, les assaillait. Des prix : manteaux de soie, chaussures et barrettes d’or, étaient assignés à ceux qui, dans le temps le plus restreint, auraient donné les preuves les plus nombreuses de leur capacité. Le Sacré Collège, en tête le pape et sa fille, devenait juge de camp dans cet autre tournoi. » M. Gonzague Truc transcrit cette relation qu’il tient pour fausse, mais reconnaît vraies d’autres relations peu différentes. L’érudition admet du reste que « d’honorables prélats » – « ne se faisant nul scrupule touchant d’aussi impurs revenus » – entretenaient des maisons mal famées…
Quand le pape Alexandre VI rend l’âme un contemporain écrit que l’on a vu « sept démons dans sa chambre… »
Trois quarts de siècle plus tard, en 1572, meurt un autre Borgia, béatifié et canonisé par l’Église, saint François Borgia, général de l’Ordre des Jésuites… Ceci souligne combien l’homme est le produit de son époque. Entre l’aventurier César, le pape licencieux, et le saint, que s’est-il passé ? Le monde a changé de visage. À la fin du xve siècle, l’éclosion d’une société nouvelle faisait chanceler la tradition chrétienne. Au début du xvie, la réformation, commencée en Allemagne par Luther, procure à la religion une nouvelle assise, celle de la conscience interprétant les Évangiles ; de la révolte contre l’ancienne Église, si corrompue qu’elle semblait près de périr, est né un nouveau mouvement religieux qui, par contrecoup, provoque le redressement intérieur de l’Église romaine. Un pape Alexandre Borgia n’est plus concevable. Cette double rénovation répond dans toute l’Europe à un accroissement de richesse, de savoir, d’organisation et à des changements de mœurs. Une classe nouvelle se fortifie, prenant conscience d’elle-même, imposant des vertus nouvelles, telles que l’économie, l’esprit de famille, le respect des contrats, le sens de la légalité : et c’est la bourgeoisie…
29-30 juillet 1939
Ce n’est peut-être qu’un crime banal, banalement atroce. Peut-être. Voici les faits. Une correspondance de Moscou au News Chronicle de Londres, en date du 18 juillet, que je n’ai vu reproduite dans aucun journal français nous apprend l’assassinat de l’une des plus grandes actrices dramatiques russes, Zénaïde Raïch. On l’a trouvée poignardée dans son appartement, le 16 juillet. En termes d’usage « le vol semble être le mobile du crime... » Possible, en effet. Il y a des voleurs là-bas et qui tuent, comme partout, puisqu’il y a de la misère, de la bestialité, du désespoir à côté du bien-être d’une minorité. Considérons pourtant ce crime d’un peu plus près : Zénaïde Raïch était la femme et la collaboratrice du grand metteur en scène Meyerhold dont on a publié, il y a un mois, la disparition, c’est-à-dire l’arrestation. Meyerhold, âgé aujourd’hui – s’il est vivant – d’une soixantaine d’années, avait longtemps dirigé un théâtre construit selon ses vœux et qui portait son nom. Telle était son autorité. Célèbre bien avant la révolution, par ses audaces, il s’était rallié de bonne heure à la dictature du prolétariat. Lénine et Lounatcharski l’apprécièrent ; il passait pour le rénovateur du théâtre moderne ; on venait d’Occident, des Amériques, d’Extrême-Orient, voir ses œuvres. Il y mêlait, à un sens aigu de l’art dramatique, une imagination novatrice qui faisait appel aux trucs du cirque, tantôt simplifiant de façon déconcertante le décor pour mieux mobiliser l’intérêt du spectateur, tantôt confondant la salle et la scène, tantôt rompant délibérément avec toutes les traditions scéniques... Il interpréta ainsi, avec un beau succès, le répertoire classique, Gogol et Ostrovski, les pièces d’agitation du moment auquel il conférait une puissance émotionnelle tout à fait extraordinaire – je pense surtout à Hurle, Chine ! – les satires de Maïakovski... Il s’efforçait de s’accommoder honnêtement aux goûts du jour, c’est-à-dire aux directives du comité central, tout en demeurant un technicien, un animateur, un créateur d’une virtuosité unique. Et, par surcroît, membre du PC, étranger à toute opposition, comme il convient à un artiste de très grand renom, couvert d’honneurs et aussi, les deux allant de pair, de prébendes. Reçu dans les sphères dirigeantes, ami des membres du gouvernement, son existence devint un singulier problème quand on se mit à fusiller tous les vieux bolcheviks, à commencer par les plus illustres de la veille. Laisserait-on en paix, cet étonnant artiste, témoin d’une époque, qui avait connu de si près tant de fusillés, qui comprenait évidemment tout, devinait les dessous des procès, considérait la vie politique d’un regard attentif et triste auquel rien n’échappait ? La règle nécessaire du régime est de supprimer les témoins. On s’en prit une première fois à Meyerhold, il y a dix-huit mois ou deux ans, en l’accusant de « cultiver la forme au détriment du fond » – du fond idéologique bien entendu, – d’exercer une influence pernicieuse sur le goût soviétique, d’introduire au théâtre les pitreries, les jongleries, les trucs, les effets de l’art bourgeois décadent et cætera, sur ce ton-là. Son théâtre fut fermé, Meyerhold disparut. Les péchés qu’on lui reprochait ne méritaient cependant ni la mort ni la prison ; il reparut voici quelques mois, faisant amende honorable à la tribune, déclarant d’une voix humiliée avoir beaucoup compris, beaucoup appris, renoncé à ses erreurs de naguère... Le seul fait qu’il pût prendre la parole en public signifiait un demi retour en grâce.
Cela ne devait pas durer... D’après des informations récentes, on l’arrêtait en mai ou juin. Il est assez probable qu’on ne saura plus rien de lui : qu’il vive dans une cellule ou qu’il y soit mort, nul n’en saura rien. C’est la coutume pour les grands personnages de jadis ou naguère que l’on enlève une nuit de chez eux – et dont, plus jamais, personne n’entend reparler. Que sont devenus les maréchaux Egorov et Blücher ? Roudzoutak, membre du Bureau Politique du PC ? Petrovski, président du Conseil Central des Soviets d’Ukraine ? Postychev, l’ancien dirigeant du parti en Ukraine ? Ejov, qui versa tant de sang ? – Si Meyerhold est mort en prison, de mort « naturelle » ou violente, la présence de sa femme, artiste célèbre, à Moscou, devenait bien gênante. Comment l’informer ? Sous quel prétexte la supprimer elle-même ? Le fait divers, en ce cas, surviendrait à point... Je ne formule ici qu’une hypothèse ; et désolé d’avoir à la formuler. Les mœurs sont telles qu’il n’y a plus rien de certain, sinon les disparitions et les deuils ; et que l’esprit s’est accoutumé aux hypothèses qu’en d’autres temps l’on qualifierait monstrueuses.
Zénaïde Raïch avait été, en première union, la femme du grand poète Serge Essenine, qui se pendit à Leningrad en 1926. Elle gardait de lui deux beaux enfants qui ressemblaient, à un degré poignant, à leur père. Je revois chez eux, dans des pièces sobrement meublées, lumineusement tâchées de vives couleurs, Meyerhold, grand, maigre, droit, avec son visage bizarrement sculpté, son grand front surmonté d’une flamme de cheveux gris, son nez en bataille, sa bouche expressive, qui semblait faite pour exprimer le sarcasme ou étouffer les cris, le regard aigu de ses yeux gris – tout ce masque dramatique et puissant, éclairé d’une intelligence sûre d’elle-même, – et près de lui Zénaïde Raïch, beauté du Titien, au visage reposant d’une régularité parfaite. À la scène, dans Le Réviseur de Gogol, elle dominait son entourage, rayonnait sur lui, et ses traits, ses gestes, sa voix pure allaient à l’âme des foules de la révolution... Meyerhold, cependant, entrouvrait une porte latérale dans la salle, s’adossait au mur et jetait de longs regards scrutateurs, tour à tour sur la foule muette, comme accablée d’émotion, et sur la scène pleine de vie, et sur sa compagne, dont la beauté, sous les feux de la rampe, devenait magique... C’était il y a dix ans.
P.S. – La presse russe de l’étranger signalait récemment la disparition des deux explorateurs des régions arctiques, Otto Schmidt et Papanine. Leurs noms, depuis quelque temps, ne paraissaient plus nulle part. Ces noms viennent de reparaître. Papanine est chargé de la direction d’une nouvelle expédition dans le grand nord ; la signature d’Otto Schmidt figure au bas d’une notice nécrologique publiée dans les journaux soviétiques. Nous voici à demi rassurés pour Otto Schmidt, qui est un vieux bolchevik de la génération sacrifiée...
5-6 août 1939
L’ambassadeur de l’urss à Sofia, Fédor Raskolnikov, rappelé à Moscou, quittait la capitale bulgare le 1er avril 1938. Bien qu’il n’eût pas fait les visites d’adieu protocolaires, il ne revint plus. Il n’arriva pas à Moscou. Un communiqué sibyllin du gouvernement soviétique annonça sa destitution en termes de mauvais augure. Plusieurs mois s’écoulèrent. Raskolnikov avait disparu. Nous apprîmes ensuite sa présence à Paris ; un théâtre montait sa pièce, Robespierre, dont une feuille stalinienne donna un compte rendu élogieux, attestant ainsi que l’auteur, quoique réfugié en France, réussissait à demeurer en bons termes avec le Guépéou. À la mi-juin, enfin, une dépêche de Russie fit connaître qu’il était mis hors-la-loi. L’ex-ambassadeur à Sofia répliquait le 22 juillet, par une lettre à la presse, qui ne devait pas obtenir, on le comprendra, grande publicité… Lettre émouvante, plutôt déconcertante aussi pour ceux qui savent quel vieux révolutionnaire la signe. Fédor Raskolnikov explique qu’il se sent irréprochable et nous n’en doutons point… Qu’il n’a nullement déserté ; qu’appelé à Moscou, il a bien pris le train pour s’y rendre ; mais qu’apprenant en cours de route qu’il serait vraisemblablement fusillé à l’arrivée, il s’est soustrait à une mort inique. On lui promettait, bien entendu, de l’avancement dans la carrière diplomatique. « Mais je compris, écrit-il, que, comme beaucoup d’autres bolcheviks, j’étais précisément coupable d’être sans reproche et que toutes les propositions de postes au Mexique ou à Ankara n’étaient faites que pour me faire tomber au piège. Par ces procédés malhonnêtes, indignes d’un gouvernement, bien des diplomates soviétiques avaient été attirés au guet-apens. On avait promis à Karakhane l’ambassade à Washington : sitôt qu’il fut à Moscou, on l’arrêta, pour le fusiller. Pour rappeler d’Espagne Antonov-Ovseenko, on lui attribua le portefeuille de la Justice et pour rendre cette nomination plus convaincante, on la publiait dans la Pravda et les Izvestia. (On sait que le consul général de l’ urss à Barcelone disparut dès son arrivée en territoire soviétique…) Raskolnikov explique qu’à Paris, il continua d’entretenir de bonnes relations avec Litvinov – qui depuis… – et la légation. On appréciait sa loyauté : c’était en réalité pour l’empêcher de passer à l’opposition en soulageant sa conscience. Quand on crut sa voix étouffée, et elle l’est du fait d’une situation internationale qui impose à la presse occidentale bien des ménagements envers Staline, on dénonça en lui, selon la formule rituelle, un « ennemi du peuple… »
Raskolnikov écrit à ce propos :
« Cette sentence montre, une fois de plus, ce qu’est la justice stalinienne, comment l’on monte les grands procès, comment l’on fabrique des légions d’ennemis du peuple… » Il exige la révision et le droit de se défendre.
Nous expliquera-t-il un jour comment et pourquoi, ayant vu disparaître tous ses collègues, camarades, compagnons d’armes, amis, pris au piège, déshonorés, exécutés, il a attendu si longtemps, attendu qu’on s’en prenne à lui jusque dans un exil toléré, pour formuler cette protestation sans élan ?
Cela pose vraiment un problème moral – et social. Ce problème, un Raskolnikov rendrait service à la conscience socialiste en contribuant à l’élucider. Je doute qu’il le puisse faire sans quelque amertume. Eh, qu’importe l’amertume ! Après avoir suivi si loin un tel régime, après avoir vécu une telle expérience, comment renaître à la vérité, comment servir la vérité, si ce n’est en acceptant courageusement sa part des responsabilités, en surmontant la plus grande amertume ? Cette épreuve morale n’est peut-être pas au-dessus des forces d’un Raskolnikov.
Car Fédor Raskolnikov nous demeure l’un des derniers représentants des admirables équipes révolutionnaires de l’an 17, de l’an 18, de l’an 19, de l’an 20… Grand militant du parti de Lénine, combattant de l’insurrection victorieuse, chef et soldat de guerre civile… vice-président du Soviet de Cronstadt avant la prise du pouvoir, sous-commissaire du peuple à la marine de guerre ensuite, il commanda cette flottille rouge de la Volga qui barrait le fleuve devant les bateaux de l’amiral Koltchak, tandis que Trotski, Rosengoltz, Ivan Smirnov (ces deux derniers récemment fusillés) gagnaient, avec une poignée d’hommes, la bataille décisive de Sviajsk. À la tête de la flotte rouge de la Caspienne, il prit part, en Perse, à une tentative de révolution. Ministre plénipotentiaire en Afghanistan, en 1921. De retour à Moscou, il préside plus tard le Comité du répertoire des théâtres, écrit ses souvenirs, se révèle critique et dramaturge. L’esquisse de cette biographie révèle un militant multiplement doué. Avec cette vie si ardente et si riche derrière lui, Raskolnikov n’a aujourd’hui que quarante-six ans ; il appartient au parti bolchevik depuis 1910.
12-13 août 1939
Les grands hommes d’action sont plus difficiles à peindre que les grands hommes de pensée : car les remous d’admiration, d’imitation, de jalousie, d’inimitié et de sottise qu’ils soulèvent compliquent de beaucoup à leur sujet, la recherche de la vérité. Quant au grand révolutionnaire, la légende et l’histoire faites par les classes dirigeantes n’en laissent de coutume parvenir jusqu’à nous qu’une image caricaturale. L’influence de Michel Bakounine n’est pas près de s’éteindre : que l’on songe au rôle que ses lointains disciples ont joué dans la révolution espagnole ; et pourtant, jusqu’à ce jour, il n’existait – que nous sachions – dans aucune langue européenne, si ce n’est en russe, d’honnête biographie de l’infatigable adversaire de Marx. L’œuvre monumentale que lui a consacré Max Nettlau* n’a pas trouvé d’éditeur : il n’en existe que quelques exemplaires manuscrits, en allemand, dans de grandes bibliothèques. Je ne crois pas que Iouri Stiéklov qui, à Moscou, commença de publier une biographie scientifique de Bakounine en plusieurs volumes, ait pu la continuer. Qu’est devenu Stiéklov, qui fut dans les premières années de la révolution le rédacteur des Izvéstia ? Il y a fort peu de chances qu’il vive et, vivant, puisse travailler. — Nous connaissons bien, en français, quelques ouvrages sur Bakounine : bâclés, ne méritant aucune mention indulgente. Jusque hier encore, il fallait, pour entrer en contact avec l’insurgé de 1848, le prisonnier intrépide, lucide et singulièrement habile des forteresses du tsar, l’agitateur dont les intrigues contribuèrent sensiblement à ruiner la Ire Internationale, le fondateur de l’anarchisme, lire sa Confession adressée du fond d’une cellule de Pierre et Paul à l’empereur Nicolas Ier, publiée il y a quelques années avec une remarquable préface de Brupbacher*. Cela fait, dans la littérature du socialisme, un livre bien extraordinaire : et il est curieux que pas un des commentateurs des « aveux » de Moscou n’ait songé à tracer un parallèle entre les dernières déclarations d’un Boukharine et la confession de Bakounine au tsar. (Ici, une parenthèse. Bakounine lui-même garda toute sa vie un silence à peu près total sur ce document qui faillit être publié par les soins de la police russe pour le déshonorer. À l’époque, le déshonneur eût été certain. — Ne faut-il pas faire remonter aux préparatifs de cette publication les rumeurs qui firent admettre, par certains de ses adversaires de l’entourage de Marx, que Bakounine pouvait être un agent provocateur ? — La Confession ne fut mise à jour, dans les archives de la police impériale qu’en 1918. J’eus connaissance de cette découverte en 1919 à un moment où le précieux manuscrit et ses rares copies avaient disparu entre les mains d’historiens rivaux qui attendaient paisiblement la victoire de la contre-révolution. Pour éviter que la Confession ne disparut définitivement, je lui consacrai dans une revue allemande, un article assez détaillé, le premier, qui fit sensation à l’époque (en 1921 ou 1922) et me valut de la part de quelques anarchistes, les plus amers, les plus injustes reproches. D’aucuns allèrent même jusqu’à soutenir que la Confession était un faux, fabriqué par les bolchéviks ! Séverine prit contre moi « la défense de Bakounine » que je n’attaquais point, dont au contraire je servais la mémoire en esprit et en vérité, c’est-à-dire sans aveuglement ni manœuvre.)
Grâce au livre consciencieux de M. E. Kaminski*, Michel Bakounine, la vie d’un révolutionnaire (Aubier, édit.) 57, une image vivante et, je crois, ressemblante nous est donnée de Bakounine. Sans doute y reviendrais-je : elle en vaut la peine. Une chose cependant déplait dans ce livre : la nuance d’antipathie, étoffée d’incompréhension, dont fait preuve l’auteur à l’égard de Karl Marx. Nous n’avons plus à prendre parti entre les deux géants, mais à rechercher d’une part la vérité sur les matières qu’ils ont traitées et la vérité sur eux-mêmes. Ces deux vérités, on les aperçoit du reste clairement dans le livre de Kaminski, chez qui la connaissance du sujet l’emporte, fort heureusement, sur le parti pris. Et le débat entre Marx et Bakounine nous devient aisément intelligible. Contre Bakounine, Marx a scientifiquement raison d’une façon pour ainsi dire éclatante.
Marx, écrit Kaminski, « n’a pas de biographie. Trente ans de British Museum, une table à écrire, des livres, voilà toute sa vie… Ce révolutionnaire donne plutôt l’impression d’un bourgeois ou, pour être plus exact, d’un professeur d’université barbu et entiché de son importance. On l’admire, mais on ne l’aime pas… » Alors l’inaltérable amitié d’Engels, les dévouements d’un Lafargue, d’un Longuet*, d’un Kautsky, cela ne compte pas ? Le culte posthume d’un Riazanov, cela ne compte pas ? Mais lisons encore : en 1848, « Marx était rédacteur d’un journal, révolutionnaire bien entendu, tandis que Bakounine luttait sur les barricades de Dresde… » Marx donna tout au long de sa vie, au milieu des révolutions, dans une gêne tout à fait voisine par moments de la misère, sous la calomnie, l’injure, la menace, assez de preuves d’un tranquille courage pour que l’historien n’ait pas à lui reprocher d’avoir éludé l’épreuve superflue des barricades. Kaminski lui-même définit bien « la différence entre ces deux hommes, entre ces deux formes de la révolution, la scientifique et la spontanée… » Bakounine, en 1848, n’était qu’un ardent révolté que sa passion jetait aux barricades ; Marx, dès alors était un cerveau supérieurement organisé au service de la révolution. Etablissons, pour éviter tout malentendu, cette différence entre la révolte et l’action révolutionnaire : la première procède du sentiment et des convictions en dernier lieu affectives ; la seconde s’arme de connaissances exactes, se plie aux nécessités sociales au lieu de les ignorer ou de chercher à leur faire violence, dédaigne les arguments passionnels, veut le possible, tout le possible, au sein du réel !... Ce qui est vrai de Bakounine et de Marx en 1848 le demeure en 1870-1871, alors qu’ils ont tous les deux des cheveux gris. Bakounine tente alors de déclencher la révolution en s’emparant de l’hôtel de ville de Lyon et en y proclamant la déchéance de l’État (28 septembre 1870). L’aventure est épique et puérile à la fois. Marx voit très bien que les conditions d’une victoire prolétarienne ne sont pas encore données en France ; il craint que le prolétariat parisien ne se fasse saigner en engageant une bataille irréfléchie, multiplie les avertissements et, l’irréparable consommé, prend la défense des communards vaincus, explique leur action, en dégage le sens pour l’avenir…
« Pendant toute sa vie, Bakounine gardera la conviction que les véritables forces de la révolution se trouvent dans les masses paysannes arriérées, qui n’ont pas été corrompues par la civilisation moderne et sont anarchiques par instinct… » (Kaminski, p. 101). Et voilà le fond du débat ! C’est dire que Bakounine, petit gentilhomme russe, conduit à la révolte par le despotisme, ne comprendra jamais véritablement la transformation du monde et de l’histoire qui s’accomplit par la révolution industrielle du xixe siècle ; que jamais il ne s’assimilera véritablement la notion de lutte de classes dans une société capitaliste à base de machinisme ; qu’il confondra toujours la paysannerie serve, misérable, et dès lors prompte aux jacqueries, de l’Empire russe de son temps, en retard d’un bon siècle sur l’Occident, avec la paysannerie cossue et rétrograde qui fit la force de Napoléon III et fournit à Galliffet ses fusilleurs de Fédérés… À travers Bakounine, la révolte des masses arriérées, rurales et prolétariennes, mais encore liées à la terre, prenant d’elle-même une naïve conscience, se mêle au mouvement ouvrier de l’Europe industrialisée que le puissant cerveau de Marx amène à la conscience rationnelle et pourvoit d’une vue objective de la société.
19-20 août 1939
On commémore beaucoup le début de la Révolution française ; on n’a pas encore songé à en commémorer la fin… La chute de la Bastille, sous la colère des masses populaires, résout en effet un problème et ouvre une ère nouvelle. C’en est fini de l’ancien régime féodal et de la monarchie de droit divin. Derrière les pauvres gens en haillons dont le sang sèche sur les ruines de la vieille prison royale, viennent au pouvoir les avocats, les juristes, les intellectuels, les négociants, les agioteurs, les banquiers, les propriétaires, en un mot : les bourgeois. Ils feront bâtir, et sans tarder, pour la plèbe misérable, de nouvelles prisons, sur les frontons desquelles on inscrira même (car l’ironie n’atteint son apogée que dans l’inconscience des satisfaits) les trois mots magiques qui ont soulevé les masses : Liberté, Égalité, Fraternité. De nos jours, le trait le plus caractéristique de la lutte des classes, c’est la double évolution de l’esprit, en sens inverse, au sein des classes laborieuses et des classes possédantes. Chez les classes laborieuses, dont le bien-être s’est très sensiblement accru depuis un demi-siècle, l’esprit de classe s’est souvent émoussé, assoupi ; une partie de la classe ouvrière s’est laissée gagner par les goûts, les idées, les mœurs de la bourgeoisie : elle s’est ainsi mise en état d’infériorité morale vis-à-vis des riches ; d’autre part, sous l’empire de grands faits historiques tels que les révolutions du lendemain de la guerre et de difficultés économiques grandissantes, la bourgeoisie a acquis, dans le même laps de temps, un esprit de classe net, éveillé, combatif, qui se manifeste littéralement en toutes choses. D’autant plus puissant qu’il s’explique par des réflexes de défense tout à fait élémentaires, les conditions même de la propriété privée des moyens de production étant en voie de disparition et non du fait de la poussée prolétarienne, mais du fait du développement même de l’économie capitaliste.
On comprend dès lors que les universitaires et les orateurs officiels se plaisent davantage à considérer les débuts de la révolution de 1789-1793, cet heureux avènement de leurs arrière-grands-pères, que la fin d’une grandiose tourmente sociale où la bourgeoisie, après avoir exploité à fond la révolte des masses populaires, se retourne contre ces masses et proclame brutalement : Maintenant, c’est moi qui règne et le droit divin c’est le mien.
Il en fut bien ainsi ; les chefs politiques de la bourgeoisie thermidorienne tinrent précisément ce langage-là : nous citerons leurs propres paroles.
Donc, personne n’a pensé à évoquer, ce 27 juillet, l’anniversaire du 9 Thermidor 58 : c’eût été le moment, pourtant, après avoir tant parlé du 14 juillet ! Le cycle des grandes journées révolutionnaires, ouvert par la prise de la Bastille, se ferme quand tombent, sous l’échafaud, les têtes des Robespierre, de Couthon*, de Saint-Just. Ces hommes représentèrent, dans la Révolution, la tendance égalitaire ; on sait qu’ils préparèrent de nouvelles lois au profit du petit peuple, contre les riches et les enrichis. Ils entrevirent une république idéale sans richesse excessive ni paupérisme outrageant. Ils avaient, dans le feu du combat, commis de grandes fautes, dont la plus grande fut sans doute celle de saigner la Révolution même, en abattant quelques-unes de ses têtes les plus ardentes (pour mater l’élément social le plus dynamique, le plus inquiétant : les pauvres des grandes villes). Ainsi, la Terreur, frappant à la fois à droite, à gauche, au centre, partout, et prête à frapper les nouveaux riches qui appartenaient aux grands Comités, suscita la réaction de peur et de dégoût qui permit aux thermidoriens l’accomplissement de leur coup de force.
La Terreur ne cessa pas pour cela, elle se retourna seulement. Des massacres suivirent, aussi effroyables que ceux de septembre 1792, sans contribuer comme eux au salut de la France envahie ; mais tout cela, les historiens bourgeois l’ont laissé dans une pénombre discrète…
À Lyon, les 5 et 15 floréal, les prisons furent prises par les bandes thermidoriennes, « jeunesse dorée », au nom si caractéristique, et « une centaine » de détenus mis à mort. À Saint-Étienne, « les meurtres s’agrémentèrent de tortures ; plusieurs millions [sic] d’ouvriers s’enfuirent dans les bois et les montagnes ».
À Marseille, 88 prisonniers du fort Saint-Jean furent massacrés en une journée par la compagnie du Soleil. À Tarascon, « à en croire Fréron, le beau monde alla s’installer commodément aux bords du Rhône, pour voir précipiter les corps dans le fleuve du haut des tours ». « On égorge partout, écrit Goupilleau de Montaigu*, le 13 prairial (1er juin) ; on chassait au patriote comme à la perdrix 59. » Voilà ce qu’ont fait, et laissé faire, les thermidoriens auxquels l’histoire bourgeoise reconnaît de coutume le mérite (?) d’avoir mis fin à… la Terreur.
Leur véritable mérite, qui fait que l’on jette un voile pudique sur le sang qu’ils ont versé, est d’avoir installé le nouveau régime, celui qui dure encore… En 1789, l’abbé Sieyès écrit son fameux pamphlet : Qu’est-ce que le tiers état ? Rien. Que doit-il être ? Tout. Bien pensé, nettement dit ; mais cette thèse l’abbé révolutionnaire, le théoricien de la prise du pouvoir par la bourgeoisie, la justifie en opposant le tiers état laborieux aux oisifs privilégiés… Le pamphlétaire est en quelque sorte effleuré à ce moment par l’esprit socialiste. Le travail paraît être pour lui la seule grandeur qui compte. Et la Bastille s’écroule. La tête de Louis Capet, ci-devant Louis XVI, tombe. Les châteaux brûlent. Les émigrés fuient. Les complots sont écrasés. La coalition est vaincue. Les armées en guenilles de la nation naissante chassent devant elles les vieilles troupes des monarques. Le tribunal révolutionnaire fonctionne. Économie de guerre, égalité, culte de la raison, Terreur. La conjuration thermidorienne éclate, vainc, jette à l’échafaud l’incorruptible Maximilien Robespierre, le pur Saint-Just, le dur Couthon… Alors on entend enfin la voix du citoyen Du Pont de Nemours* déclarer posément :
« Il est évident que les propriétaires, sans le consentement desquels personne ne pourrait ni loger ni manger dans le pays, en sont les citoyens par excellence. Ils sont souverains par la grâce de Dieu, de la nature, de leur travail, de leurs avances, des travaux et des avances de leurs ancêtres. 60 »
La bourgeoisie a confisqué à son profit le droit divin. La révolution est bien finie.
25 août 1939
Quel Molière de l’avenir recherchant le bouffon dans l’épais tragique du temps présent saura mettre en valeur de tels épisodes de la vie diplomatique des grandes puissances ? Litvinov*, commissaire du peuple aux Affaires étrangères, gros personnage de la Société des Nations, sort de son cabinet : il vient de transmettre des messages de la plus haute importance, annonçant des négociations entre l’Empire britannique, capitaliste, conservateur et démocrate, et l’URSS officiellement anticapitaliste, anti-impérialiste, totalitaire 61 ; Litvinov sort tout souriant de son cabinet et disparaît comme dans une trappe. Englouti. Escamoté. Envolé. Fini. Est-il mort, Litvinov, est-il vivant ?
Après tout, qui s’en soucie ? On en a vu bien d’autres. La négociation reprend de plus belle. Commencée au début de mai, elle n’est pas finie en cette orageuse fin d’août et on ne peut vraiment pas savoir où elle va. Des correspondants initiés, accrédités à Moscou, en ont décrit le cérémonial. Deux ambassadeurs se rendent le matin au Kremlin. Molotov, président du Conseil des commissaires du peuple, successeur en cette qualité du fusillé Alexis Rykov, commissaire aux Affaires étrangères par surcroît, les reçoit dans son cabinet. Il ne parle que le russe. Il le parle le moins possible. Il écoute attentivement les dernières propositions de Londres-Paris qu’un interprète lui traduit : puis il dit les trente ou les trois cents mots délibérés la veille au Bureau politique, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Au revoir, chers messieurs, à vendredi. Les agences annoncent que tout va bien, très bien, que l’on approche d’une solution. Pendant ce temps, dans un autre cabinet du Kremlin, Molotov reçoit M. von Papen*, chargé de mission extraordinaire par M. Hitler…
Des missions militaires britanniques et françaises débarquent à Leningrad ; on les prie de se mettre en grand uniforme pour impressionner davantage les populations. On les promène à Moscou, d’exposition agricole [en] parc de la culture. On les réunit autour d’un tapis vert. Les officiers français se souviennent peut-être de Toukhatchevski qu’ils ont reçu à Paris ; les Britanniques de Putna* qu’ils ont reçu à Londres… Les uns et les autres, en serrant la main du chef de l’aviation Loktionov, se souviennent peut-être de la poignée de main de son prédécesseur Alksinis*… Cela fait beaucoup de fantômes autour d’un tapis vert, mêlés à des uniformes tout de même fort dissemblables. Si tous ces fusillés ont trahi, quelle garantie morale offrent ces fusilleurs chamarrés ? N’importe, les conversations s’engagent, avec circonspection, vous pensez bien. Constituons contre l’Allemagne nazie le front de la paix !
Un matin, à leur lever, par des dépêches d’agences, les négociateurs militaires, anglais et français, apprennent que le front de la paix, l’urss et l’Allemagne l’ont constitué dans l’entre-temps, dans le cabinet voisin où délibéraient plus secrètement, reçus sans uniforme ceux-là, des experts envoyés par Hitler et d’autres généraux staliniens…
La surprise provoquée, au milieu des négociations de Moscou, par l’annonce du pacte de non-agression germano-soviétique est grande parce qu’on n’a point voulu voir cette évidence, que l’urss ne peut, dans la crise présente de l’Europe, que jouer son propre jeu ; que le régime stalinien, plus totalitaire et aussi dur que les régimes fascistes, ne se soucie nullement du statut des démocraties dans le monde – lui qui refuse toute démocratie aux travailleurs soviétiques – et pourrait, au contraire, trouver intérêt à des guerres qui, ravageant l’Occident, feraient un jour de la puissance russe l’arbitre du monde.
J’écrivais ici même (La Wallonie 13-14 mai 1939), à propos du renvoi de Litvinov, les lignes suivantes, que je me permets de reproduire pour que le lecteur de ce journal convienne qu’il est possible, avec un peu d’information et de bon sens, de prévoir ce que trop de gens se complaisent à ignorer : « Deux constatations s’imposent pour l’heure : que l’aggravation du conflit entre l’Axe et le bloc anglo-français détourne de l’urss la menace germanique ; que la garantie donnée par la France et la Grande-Bretagne à la Pologne et à la Roumanie couvre en fait les frontières soviétiques contre une invasion allemande… Et voici Staline en position privilégiée, à même de marchander sa sympathie et de garder tant qu’il lui conviendra une neutralité avantageuse. »
Je rappelais dans le même article les lourdes allusions de Staline, parlant en mars, au congrès de son parti, des menées des « journalistes franco-anglais » qui s’efforcèrent « d’exciter la fureur de l’urss contre l’Allemagne » (sic). Je rappelais sa menace à peine voilée à l’adresse de Londres et de Paris : « Jeu dangereux qui peut se terminer pour les États démocratiques par un échec sérieux. » Je citais enfin ses directives formelles, adoptées – cela va de soi – à l’unanimité – vous n’en doutez pas ? – par le XVIIIe congrès du PC de l’urss : « Se montrer prudents et ne pas laisser les provocateurs de guerre, accoutumés à se faire tirer les marrons du feu par autrui, entraîner notre pays dans un conflit… Continuer la politique de paix et d’affermissement des relations d’affaires avec tous les pays… »
« Soulignons, écrivais-je, avec tous les pays. Donc, si les pays agresseurs veulent acheter du pétrole soviétique, le leur vendre. »
En tout ceci, la fourberie personnelle du dictateur, qui, pour assurer son pouvoir, a lentement traîné puis perpétré, en prodiguant le plus infâme mensonge, l’assassinat de tous les compagnons de sa jeunesse, l’extermination de la plus belle et généreuse génération révolutionnaire que l’histoire connaisse, la fourberie personnelle de l’homme de sang ne fait qu’ajouter un trait d’énorme duplicité au double jeu de la caste bureaucratique. Celle-ci ne songe qu’à sa propre sécurité. Craignant la guerre parce qu’elle a tout un immense peuple de travailleurs contre elle, son souci principal est de détourner la catastrophe vers d’autres horizons et de l’y fixer comme on l’a vu en Chine et en Espagne. Que coûteront finalement à l’humanité toutes ces sinistres comédies ?
Que l’on se garde pourtant d’en rendre responsable la grande révolution socialiste des Russies – qui avait aboli la diplomatie secrète ! –, ces louches manœuvriers de la pire diplomatie secrète l’ont fusillée en une dizaine d’années. Que l’on se garde d’en rendre responsable les travailleurs soviétiques : nul ne les consulte et le jour où ils prendront la parole bien des choses changeront d’un seul coup dans le monde.
6 septembre 1939
Ce drame, je l’exposais ici-même il y a quelques semaines dans La Wallonie des 5-6 août ; je résumais la biographie de l’ex-ambassadeur de l’urss à Sofia : valeureux soldat de la révolution, bon écrivain dramaturge, diplomate et, par-dessus tout, toujours, révolutionnaire marxiste, homme du parti, fidèle au parti communiste russe sous Lénine d’abord, sous Staline ensuite, jusqu’au moment où tous ses compagnons de lutte et de travail ayant été perfidement assassinés de diverses façons, il se trouva lui-même devant le piège et la mort : entre les mains un ordre de repasser la frontière soviétique pour, après tant de services, aller chercher une mort inique. Je soulignais l’étrange faiblesse de la protestation par laquelle ce militant énergique répondait à sa mise hors la loi publiée à Moscou. Je lui demandais, espérant bien que mon papier tomberait sous ses yeux, de soulager sa conscience pour servir encore le socialisme. Vers le même moment, un mien ami dont le destin fut analogue, lui adressait dans le privé, la même invite. Raskolnikov répondit en lui envoyant un long message politique qui sera publié.
Raskolnikov ne fut jamais d’aucune opposition : il n’entendait que servir, il préférait servir aveuglément plutôt que de risquer d’élever contre la direction du parti une parole sacrilège. Je connais trop bien ce dévouement absolu, aboutissant à une abdication de la personnalité, de certains bolcheviks, pour la condamner : il a sa grandeur et il se fonde sur une immense confiance. Qu’un parti de révolution socialiste ait besoin pour vivre, de plus de pensée active, de lucidité, de liberté, de courage individuel que de discipline et d’obéissance, l’expérience tragique de notre génération l’a démontré sans réplique. C’est à la vérité la faillite complète d’une forme d’organisation autoritaire conçue autrefois par Lénine et que Rosa Luxemburg eut bien raison de combattre. Qu’un Raskolnikov hésite encore à conclure de la sorte sur les causes de l’effroyable dégénérescence du parti bolchevik, je le comprends. Mais dans sa Lettre ouverte à Staline, écrite d’une encre terrible, il juge enfin, clairement, durement, le régime qu’il a trop longtemps accepté.
« Pour vous, écrit-il au tyran, toute manœuvre politique est synonyme de tromperie et de fourberie. Vous faites une politique sans morale, un pouvoir sans honneur, un socialisme inhumain… » — « Nul, en urss, ne se sent en sécurité. Nul ne sait en se couchant s’il ne sera pas arrêté dans la nuit. Nul ne trouve grâce : coupable, innocent, héros d’octobre et contre-révolutionnaire, vieux bolchevik et sans parti, paysan du kolkhoze et diplomate, commissaire du peuple et ouvrier, intellectuel et maréchal, tous entraînés dans une ronde diabolique, tombent sous vos coups… » — « Vous avez calomnié, déshonoré, fusillé les compagnons de Lénine… Devant la mort vous les avez contraints d’avouer des crimes qu’ils n’avaient jamais commis, contraints de se couvrir de boue… » — « À la veille de la guerre, vous détruisez l’armée rouge, fierté du pays, rempart de sa puissance… vous avez décapité l’armée et la flotte rouges… »
Et les noms des maréchaux, des généraux, des constructeurs, des écrivains, des artistes, tous disparus, suivent ces apostrophes répétées qui ne nous apprennent plus rien…
Raskolnikov reproche encore à Staline d’avoir mené les républicains espagnols à la défaite et de leur refuser l’asile en urss. Il souligne « l’hésitation » de Staline à soutenir les puissances démocratiques dans la crise actuelle de l’Europe… Et sur ce point il se trompe : Staline n’hésite plus.
Et le 23 août, Raskolnikov et sa femme descendaient dans un hôtel de Grasse, près de Cannes. Il écrivait de là à un mien ami, qui le connaît d’assez longue date, d’une écriture ferme et d’un style clair. Il lui parlait d’un livre de souvenirs qu’il commencait : demandait des conseils, projetait de livrer un grand combat… Les dépêches de Moscou, divulguant la monstrueuse collusion Hitler-Staline se déplièrent tout à coup sous ses yeux, incroyables mais irréfutables. Les hommes vaillants et probes fusillés sous l’accusation mensongère d’avoir pactisé avec le fascisme ne se levèrent-ils pas alors autour de lui en foule sanglante ? La chambre qu’il occupait se remplit de tumulte et de cris. Le personnel de l’hôtel le trouva en proie à une fureur désespérée ; il venait de tenter de se jeter par la fenêtre. On constata un accès de folie, selon les journaux du 27, Fédor Raskolnikov, le vainqueur du port de Kazan en 1918 et d’Enzéli en 1919, l’auteur de Robespierre, le diplomate mis hors-la-loi, l’accusateur du tyran Staline est maintenant dans une clinique de Nice.
On le dit fou. Je refuse de l’admettre, à moins que… La fureur et le désespoir, voilà des années que ce révolutionnaire les buvait chaque jour à pleines coupes. S’il n’en est pas mort, s’il ne s’est pas courbé, résigné, comme tant d’autres, pour recevoir d’un bourreau le coup de grâce, s’il ne s’est pas lui-même fait sauter la cervelle, il s’en relèvera cette fois encore… Je le lui souhaite. — Je vous le souhaite, camarade Raskolnikov. Car la bataille pour la vérité, pour le socialisme inséparable de la vérité, ne fait que commencer maintenant que des millions d’hommes voient enfin ce que, jusqu’ici nous étions une si faible poignée à démontrer… On a besoin de vous. Reprenez des forces, revivez, pour être encore utile ! Votre défaillance, ce soudain désir de mourir parce que c’en est trop, parce qu’on imagine vraiment pas où et quand la tyrannie finira de trahir la révolution, comme on les comprend ? Mais vous êtes un fort, vous devez vivre et servir encore. Votre intelligence sortira, j’ai ce ferme espoir, de cet orage du désespoir… Vous êtes un des derniers dépositaires d’une immense expérience historique. Nous avons besoin de vous…
À moins que, ai-je dit… À moins que l’on ne vous ai fait boire quelque breuvage apporté de ces laboratoires secrets dont il fut beaucoup question à l’un des procès de Moscou ; à moins que l’ont n’ait réussi de quelque façon à vous frapper perfidement ? La question, en tout cas, doit être posée.
12 septembre 1939
Que le pacte de non-agression signé par les représentants d’Hitler et de Staline soit en réalité un pacte d’agression contre la Pologne, avec répartition des rôles actifs et passifs, voilà ce dont on ne saurait plus douter… Il a fallu cette collusion entre le nazisme et la réaction stalinienne, tellement monstrueuse en apparence que la veille encore elle paraissait impossible à la plupart des observateurs de la politique internationale, pour ouvrir les yeux à nombre d’intellectuels encore attachés au mythe de l’URSS « puissance socialiste ». Leur réveil est d’autant plus amer que leur aveuglement fut plus grand. Mais songent-ils à leurs responsabilités ?
Je me souviens du jour où nous sûmes, nous, quelques opposants déportés dans une ville de la steppe là-bas 62, dans les journaux soviétiques que tels et tels écrivains français 63 en renom – et parmi eux une « grande conscience » consacrée en quelque sorte officiellement depuis l’autre guerre 64 – approuvaient les exécutions d’innocents que Staline venait d’ordonner, au lendemain du mystérieux attentat commis contre son collaborateur Kirov. Kirov, membre du Bureau politique, chargé de gouverner la seconde capitale de l’URSS, Leningrad, fut tué le 1er décembre 1934 par un jeune communiste appartenant à la police politique. Jamais les déclarations écrites que laissait le meurtrier ne furent publiées. Un tribunal secret du Guépéou condamna les chefs de la police de Leningrad à des longues peines d’emprisonnement pour avoir, connaissant la préparation de l’attentat, négligé de prendre les mesures qui l’eussent empêché. C’était constater officiellement la provocation policière dans ce drame dont nous ignorons encore les véritables dessous. Et l’hécatombe commença. Dès le lendemain quelque cent quatorze personnes étaient exécutées dans diverses prisons, après un simulacre de procès secret. Les accusés, s’il faut en croire la version officielle, comparaissaient, à raison de trente en une soirée, devant un tribunal militaire qui les condamnait séance tenante à la peine capitale ; et fusillés sur l’heure, dans la cour voisine. C’était un abattage. Quinze jours s’écoulèrent, remplis de proscriptions en masses, et l’on apprit l’exécution du meurtrier de Kirov et de treize jeunes communistes coupables de l’avoir fréquenté. Pour la première fois, depuis la fin de la guerre civile, le sang innocent coulait à flot, cent vingt-sept misérables payaient l’acte d’un seul… Je rappelle ces faits parce que j’y vois un tournant décisif. Staline, imitant en cela Hitler qui avait le 30 juin 1934 épuré son parti par l’assassinat en masse 65, recourt à la terreur, secrète, fourbe et sanglante d’abord contre des inconnus choisis dans ses prisons, pour l’intimidation, puis contre la jeunesse de son propre parti. Il a grand besoin à ce moment de la sympathie des intellectuels avancés d’Occident dont la propagande pour lui est beaucoup plus habile et plus efficace que celle de ses serviteurs payés. C’est l’époque des « congrès de défense de la culture », du noyautage des revues, des maisons d’éditions, des hebdomadaires. Moment crucial pour les intellectuels d’Occident que le dictateur sollicite (et paie ; mais admettons que ce soit secondaire). Vont-ils dire une seule parole courageuse qui soit à dire ? Vont-ils crier que ces procédures barbares sont intolérables à toute conscience pénétrée du respect de l’homme ? Ils font le contraire. Ils s’inclinent. Ils approuvent. L’auteur de Jean-Christophe 66 approuve cette répression inhumaine et insensée, lisons-nous dans nos captivités. Et nous saisissons qu’une espérance s’est éteinte. De ces intellectuels-là, plus rien à attendre. Pour eux, la vérité est morte. La tyrannie l’emporte pour eux sur toute résistance humaine. Leurs consciences déchues ne serviront plus qu’à rassurer les bourreaux de la révolution russe.
Quelles années de cauchemar commencent ainsi pour la Russie ! Les procès suivent les procès et ne sont que préludes de massacres nocturnes. Fusillés ceux qui avouent ce que le tyran se plaît à leur faire avouer ; fusillés en plus grand nombre, après on ne sait quelles tortures, ceux qui, héroïquement, refusent ces aveux de complaisance. Le mensonge, la falsification des faits les mieux connus, le truquage de l’histoire, le truquage des statistiques révèlent tout à coup des proportions démesurées, délirantes ; et partout une âcre odeur de sang. Nous sommes cependant quelques témoins, presque désespérés de solitude, à clamer ce que nous savons, ce que nous avons vu et vécu. Nous apportons dans la presse occidentale une documentation irréfutable et irréfutée sur la condition de l’ouvrier, de la femme, de l’enfant en régime de dictature stalinienne. Nous dénonçons les bas salaires dérisoires, le surmenage, les privilèges de quelques-uns dans la misère de tous, la persécution acharnée de quiconque s’est permis de penser, l’abolition de toute liberté d’opinion, les zigzags inquiétants d’une politique étrangère à base de duplicité intéressée… Mais nul ne veut nous entendre. Les publications se ferment devant nous, les éditeurs se montrent réservés, la critique fait le silence sur nos livres. Le crime grandit de mois en mois, des années durant, de 1935 à 1939, c’est l’évidence, une évidence que les intellectuels « avancés », brutalement éclairés aujourd’hui, ne veulent point voir…
Je pourrais donner ici des noms en longues listes, citer des ouvrages, des articles, des propos, évoquer des rencontres… À quoi bon ? Par moments, je cessais de comprendre. Comment se fait-il, me demandais-je, que tous ces hommes qui paraissent savoir penser, dont beaucoup sont, au fond, honnêtes, qui ont parfois, dans leurs œuvres, trouvé de beaux accents, comment se fait-il qu’ils ne veuillent ni voir ni entendre ni comprendre ? qu’ils persévèrent dans cette voie pestilentielle, buvant toute infamie, se faisant complices des pires fourberies et des pires atrocités ? Comment se fait-il ?
Je ne sais pas encore comment il se faisait. Maintenant les voilà, pour la plupart, éclairés. Un peu tard ! Il a fallu que le canon de Hitler se mît à tonner sur la Vistule après que l’on eut vu, en première page des journaux, M. Staline, tout souriant, mettre sa main dans celle de M. von Ribbentrop*, tout souriant aussi. Alors, tout à coup, les intellectuels « amis de l’URSS » ont compris… Lequel d’entre eux nous donnera, à la fin, pour se soulager, la confession et l’explication d’un si coupable aveuglement ?
28 septembre 1939
Staline entend-il prêter à Hitler le concours de ses armées et de ses forces économiques ? Ses mauvais coups se suivent en série claire. L’entrée des armées soviétiques en Pologne n’aura pas été une surprise pour les lecteurs de La Wallonie qui se souviennent de ce que nous écrivions ici, en mai-juin, pendant les négociations de Moscou 67.
Le fourbe fossoyeur de la révolution russe est pris, lui aussi, dans un engrenage d’événements et de nécessités qui commandent et limitent visiblement son action. Sa collusion avec Hitler résulte au fond de la crainte : il a trouvé sage de s’entendre avec le voisin qu’il redoutait le plus contre le voisin faible. La Pologne envahie, il a vu avec anxiété les colonnes motorisées du IIIe Reich se rapprocher de ses propres frontières. Qu’il veuille tirer profit des circonstances pour ramener, à peu de frais, les frontières de l’URSS où elles étaient avant la guerre polono-russe de 1920 ne saurait faire de doute ; mais qu’il puisse consentir de bon gré au voisinage direct d’une grande Allemagne paraît tout à fait impossible. En dépit des efforts remarquables qu’elle a faits pour se donner un vaste outillage industriel, la Russie demeure, par rapport à l’Allemagne, un pays économiquement arriéré avec un retard de développement d’un, deux ou trois siècles, selon les régions. Le jour des négociations finales, il est donc infiniment probable que l’URSS stalinienne, tout en faisant valoir ses propres appétits, pèsera de tout son poids en faveur de la reconstitution d’une Pologne réellement indépendante. Et, si cruellement hypocrites que soient, en ce moment, les déclarations de neutralité qu’elle diffuse à l’instant précis où ses chars d’assaut s’élancent sur les routes de la Pologne, elles contiennent, nous semble-t-il, une indication sérieuse à noter. Staline ne fait que son propre jeu, en tout ceci. Il le fait à sa coutume, sans bonne foi, sans scrupules, sans souci humain, en chef d’une contre-révolution réduite à reprendre jusqu’à la tradition impériale de l’ancien régime. Mais, d’abord, il se défie de Hitler, mais ensuite, il n’entend point participer à une guerre générale.
Voici pour quelles raisons.
Le régime stalinien a certainement une conscience très aiguë de sa faiblesse intérieure, les sanglantes répressions des dernières années le prouvent assez. Pas de réserves de vivres chez l’habitant ; pénurie ou disette d’articles manufacturés depuis une dizaine d’années ; bas salaires dans les villes, bas revenus dans les campagnes, manque de bétail ; instabilité du statut de l’agriculture collectivisée subi par les paysans avec une évidente mauvaise volonté ; mécontentement des huit dixièmes de la population, pour cause de pauvreté, de fatigue, d’oppression, voire de terreur ; tendances séparatistes latentes au Caucase, en Asie centrale, en Ukraine ; délabrement des voies ferrées, indigence du réseau routier… Chacune des lignes que nous écrivons là, nous pourrions les justifier par des chiffres et bien d’autres données : nous l’avons d’ailleurs fait en divers ouvrages (que l’on veuille bien rouvrir Destin d’une révolution 68). Au total, elles révèlent un organisme social susceptible de fournir, grâce à une vigueur et à un dynamisme que nous ne contestons pourtant pas, un gros effort pendant un laps de temps assez court, à peu près certain de s’effondrer en cas d’effort prolongé.
Staline, le sachant, ne s’attaquera donc qu’aux plus faibles : en ce sens, il suspend sur les États baltes et, peut-être, sur la Roumanie une menace grave.
Vis-à-vis du IIIe Reich, son action a de multiples aspects. Il ne peut pas souhaiter – on s’en rend compte – l’accroissement de la puissance nazie. Il ne veut pas non plus d’une révolution en Allemagne. L’accroissement de la puissance hitlérienne constituerait pour lui un immense danger immédiat. La chute du nazisme ébranlerait par contre les bases mêmes du totalitarisme russe. Une démocratie allemande, qui ne saurait être que d’esprit socialiste, surgissant sur les ruines accumulées par Hitler, parlerait aux peuples des Russies un langage qu’ils ne sont que trop disposés à entendre. Les dictatures totalitaires sont involontairement solidaires, à un degré profond que le présent indique déjà, que l’avenir révélera. Celle de l’URSSne peut, par conséquent, avoir vis-à-vis de celle du IIIe Reich qu’une attitude complexe que nous définirons en ces termes : méfiance, collaboration économique restreinte (payez comptant !), complicité quand s’y prêtent les circonstances, vigilance dans l’égoïsme.
Ajoutons à cela les raisons d’idéologie : le peuple russe, nourri d’antifascisme par la propagande officielle, aspire en outre – et c’est beaucoup plus important – pour son propre compte, à des institutions démocratiques de caractère socialiste ; sa sympathie instinctive est dès lors assurée aux pays démocratiques, c’est-à-dire à ceux où les travailleurs ont des droits effectifs. Les propagandes officielles, on les retourne, on les bouleverse par circulaires ; les aspirations de masses jeunes en proie aux privations, tenaillées par l’arbitraire administratif et policier, et qui se souviennent d’une révolution, constituent un facteur social dont la dictature des fusilleurs ne saurait méconnaître l’importance.
P.-S. J’ai consacré récemment dans La Wallonie, deux articles à Fédor Raskolnikov* 69, grand combattant de la révolution russe, ambassadeur de l’URSS à Sofia jusqu’en 1938, récemment mis hors la loi à Moscou et réfugié en France ; j’ai commenté avec inquiétude les dépêches des journaux parisiens qui ont annoncé qu’il avait eu, à Grasse, fin août, une brusque crise de folie, vers le moment où fut publié le pacte Hitler-Staline. J’apprends à l’instant que Fédor Raskolnikov est mort dans une clinique à Nice. J’adresse ici à sa compagne l’hommage d’une profonde émotion fraternelle. Nous n’oublierons pas Raskolnikov. Nous reparlerons de sa vie, de son œuvre – et sans doute de sa mort.
7-8 octobre 1939
André Malraux écrivit autrefois une dramatique nouvelle qu’il intitula Le Temps du mépris 70. Autrefois. Il y a cinq ou six ans… On y voyait un communiste allemand, torturé dans les prisons de la Gestapo, tenir contre ses bourreaux, fortifié par le mépris de ces hommes en lutte contre l’homme. Je reçus ce livre, que Malraux m’envoya, dans une ville de la steppe où j’étais déporté avec d’autres rescapés des prisons du Guépéou, dont plusieurs, qui étaient de véritables héros, allaient bientôt disparaître. Nous nous sentions tous les jours fortifiés, sous l’oppression, dans le danger, par le sentiment d’avoir raison, par la conviction socialiste, par le mépris du régime stalinien qui nous broyait pour trahir ses origines, les idées qu’il prétendait encore servir, le socialisme qu’il défigurait sur la terre russe sans parvenir à en abolir tout vestige. Je lus ces pages de Malraux avec un bizarre malaise. L’auteur qui me les envoyait en y joignant un témoignage de sympathie personnelle, pouvait-il ignorer, lui qui se mettait au service du communisme stalinien (puisqu’il faut bien accoler ces deux mots dont l’un nie l’autre), que les prisons du Guépéou ne différaient en rien de celles de la Gestapo, sinon en ce que l’on y versait beaucoup plus de sang ? Pouvait-il ignorer que les deux régimes totalitaires assassinaient semblablement, avec perfidie, avec férocité, selon les circonstances, toute pensée libre ? Je ne répondis à son envoi que par un court billet disant : « Vaste, vaste est le temps du mépris… »
Je ne sais pas s’il reçut cette carte postale, car la poste soviétique, en ce temps-là, volait systématiquement jusqu’aux lettres recommandées que j’adressais à Romain Rolland et, je le sus par la suite, jusqu’aux lettres de Gorki à Rolland. Fallait-il, nous demandions-nous dans notre bled d’Asie, nous qui nous sentions voués à une captivité perpétuelle ou à des morts dans les ténèbres, fallait-il que nous méprisions pour sa complicité avec nos tortionnaires, pour le mensonge de son lyrisme, pour le méprisable emploi qu’il faisait de son talent, jusqu’à l’auteur du Temps du mépris ?
Depuis, cet auteur qui semblait pourtant sentir, comprendre certaines choses essentielles sans lesquelles il n’est point de combat pour une plus haute condition humaine, nous a accoutumés au spectacle d’une complaisance totale, si totale qu’elle implique l’abdication de toute dignité, de toute intelligence, envers le stalinisme 71. Il a été le témoin informé, mais silencieux et même serviable envers les bourreaux, du massacre de la génération socialiste de l’URSS, de la sinistre mise en scène des procès, de la basse comédie que fut la prétendue « défense de la culture » (contre le péril fasciste !) par les intellectuels au service de Staline. Il a tout connu, tout accepté, tout subi, tout couvert de sa complicité. Il a été le témoin du drame espagnol ; c’est dire qu’il a vu les agents de la réaction stalinienne poignarder le mouvement ouvrier espagnol, mener la République à sa perte tout en lui raflant sa réserve d’or. M. Malraux a écrit là-dessus un livre : L’Espoir qu’il eût mieux fait, incontestablement, d’intituler Le Désespoir 72. On y trouve cet épisode : un révolutionnaire barcelonais se jette en taxi sur une pièce de canon qui tire dans la rue et la prend… Le fait est authentique ; seulement l’auteur qui le relate ignore ou feint d’ignorer que ce héros a été, plus tard, fusillé par les staliniens. (J’ai tous les renseignements sur cet épisode ; je sais le nom du héros. M. Malraux ne me démentira pas.) Ces choses d’Espagne sont bien dépassées maintenant. Ce n’est pas une République, ce n’est pas une classe laborieuse que Staline poignarde aujourd’hui dans le dos, c’est l’Europe entière et les plus aveugles, et les plus complaisants ne peuvent pas ne point le voir. Eh bien, maintenant ?
J’ai trop de souci de la vérité, trop de respect du travail pour attribuer une importance excessive aux attitudes d’un homme de lettres ; le vieux monde a souvent ravalé bien bas cette profession-là. Mais quand on s’est imposé par des œuvres fortes, quand on a paru se dégager, précisément par le souci de la plus cruelle vérité, de la vaine littérature, on doit aux hommes qui ont accueilli vos messages, qui vous ont cru, certains comptes. Quand on les a lourdement trompés, quand on leur a fait admettre crime sur crime, par un aveuglement encore inexpliqué, on leur doit, si l’on a été trompé soi-même, une courageuse explication. Car on n’échappe au mépris que par le courage. Et nous sommes entrés, tous, même ceux qui n’étaient pas dignes, malgré eux ceux-là, dans le temps du courage… Et si M. Malraux et d’autres écrivains qui ont suivi les mêmes tristes chemins que lui ne donnent aucune explication – maintenant –, nous saurons qu’ils ne peuvent pas en donner…
11 octobre 1939
Que la collusion Hitler-Staline ait été de longtemps préméditée, ou, plus exactement, souhaitée par le bureau politique de Moscou, bien de fortes raisons nous portent à le croire… Le certain, c’est que les choses se sont passées tout comme si la monstrueuse alliance du nazisme et du stalinisme avait été préparée en urss de longue main. Les épurations sanglantes des trois dernières années revêtent à la lueur des événements actuels une signification terriblement claire. De toute évidence, il fallait, pour que le Secrétaire général pût mettre sa main dans celle d’un envoyé du Führer, rayer du nombre des vivants la plupart des combattants de la révolution russe, tous les collaborateurs de Lénine, tous les vieux socialistes, en un mot, que ce reniement du socialisme eût révolté… Il y aurait beaucoup à dire là-dessus et nous y reviendrons. Ne nous arrêtons aujourd’hui que sur le destin des communistes polonais.
Le parti communiste de Pologne fournit aux cadres de la IIIe Internationale et aux services secrets de l’État soviétique à l’étranger bon nombre d’hommes dévoués ; les socialistes polonais jouèrent dans la révolution russe un rôle marquant que les noms de Dzerjinski, Markhlevski, Menjinski, Ounschlicht suffisent à rappeler. Comme les autres partis bolcheviks, le PC de Pologne traversa une suite de crises intérieures ; mêlé de plus près à la vie russe, il en subit plus rigoureusement les répercussions. En 1929, au lendemain de la lutte que Staline dut soutenir, pour s’emparer du pouvoir, contre les oppositions de gauche et de droite, les leaders du PC de Pologne, considérés comme sympathisant avec Rykov et Boukharine, furent invités à se rendre à Moscou et, de là, déportés dans des villes de province ; ce fut le sort de Warski, vétéran du mouvement ouvrier, qui fut un compagnon de lutte de Rosa Luxemburg ; ce fut le sort de Kostrjewa ; la direction du parti fut confiée à Lenski.
Dès 1934, les émigrés communistes polonais réfugiés à Moscou connurent la terreur. Jarski et sa femme, Matséevskaya, militants venus au communisme en 1920, du parti socialiste polonais, tous deux appartenant aux cercles dirigeants du PC furent arrêtés avec le député à la diète de Varsovie Sokhatski, l’organisateur du parti paysan indépendant Voévoudsky et trois membres du comité central du PC : Klonovitch, Khrostel, Ioulsky-Buchshorn. Tous accusés d’avoir été des « agents de Pilsudski » furent passés par les armes sans procès. Le poète prolétarien Vandourski, directeur du théâtre polonais de Kiev, et Antoine Werner (Techner), membre du comité central des Jeunesses communistes polonaises eurent la même fin : ils avaient été en relations avec les fusillés de la première charrette.
Le groupe Lenski les avait calomniés, dénoncés, déshonorés, poussés sous les revolvers des bourreaux. On appelait quelquefois Lenski « le Staline polonais ». Son tour vint pourtant en 1938. Ses amis commencèrent à disparaître sitôt que le chef du Guépéou, Heinrich Iagoda eut été révoqué, puis emprisonné (on sait qu’il fut jugé en même temps que Rykov et Boukharine et comme eux fusillé). L’écrivain Bruno Jasienski, autrefois expulsé de France après y avoir publié un mauvais roman intitulé Je brûle Paris 73, disparut le premier. Il avait été lié avec le neveu de Yagoda, Léopold Averbach, qui exerça pendant quelques années une sorte de dictature dans les milieux littéraires de l’urss. On ignore ce que Jaszinsky est devenu. Le secrétaire général du PC de Pologne Lenski et ses collaborateurs Albert, Henrikovsky, Bronkovsky ont très vraisemblablement été fusillés dans les ténèbres sous les confuses accusations qui avaient servi auparavant à éliminer leurs concurrents et prédécesseurs à la direction du parti : espionnage, trahison, trotskisme et cætera. Sophia Ounschlicht, connue parmi les communistes français et allemands sous les sobriquets de Zossia et d’Hélène, était morte en prison l’année précédente (1937) ; à la même époque, son frère, Ounschlicht, haut fonctionnaire du Guépéou et dirigeant de l’aviation soviétique, avait disparu, très probablement fusillé ; Lapinsky, dont l’autorité était grande en matière de politique étrangère, collaborateur des Izvestia et fonctionnaire dirigeant de la mission commerciale à Berlin avait disparu…
Ces disparitions, ces exécutions, ces sombres procès d’inquisition intentés à tous les réfugiés communistes polonais tant soit peu influents qui avaient demandé asile à l’urss, eurent de si démoralisantes répercussions qu’au début de l’été ou à la fin du printemps 1938 le Comité exécutif de la IIIe Internationale prononça officiellement la dissolution du parti communiste de Pologne en dénonçant par avance comme des aventuriers, des traîtres et des agents provocateurs les militants qui tenteraient de reconstituer un parti sans l’assentiment des fusilleurs de Moscou… Cette destruction d’un parti par les hommes mêmes qui l’avaient formé, jeté dans les aventures les plus dangereuses, voué à la persécution, conduit à la défaite est certainement un des plus tragiques épisodes de l’histoire du mouvement ouvrier dans les dernières années. Un an avant de livrer la Pologne tout entière au nazisme, Staline avait fusillé, jeté aux oubliettes, voué au déshonneur et à la démoralisation tout ceux qui, dans la classe ouvrière et parmi les intellectuels de ce pays avaient eu foi en lui, l’avaient servi, avaient formé son parti.
13 octobre 1939
Ce que je laissais nettement pressentir dans un article de La Wallonie publié il y a deux ou trois mois, intitulé Baltika, s’accomplit : l’urss met à profit la conflagration européenne pour imposer sa mainmise aux petits États de la Baltique. En tout ceci, les grandes lignes de la politique étrangère du Bureau politique sont d’une netteté suffisante. Elles peuvent se définir ainsi : ne s’attaquer qu’aux faibles ou aux vaincus ; pactiser avec le voisin le plus redoutable tout en prenant des précautions contre lui ; aggraver si possible le conflit ouvert entre les puissances occidentales pour en tirer bénéfice ; ne pas s’engager soi-même… Politique de moindre effort qui ne requiert, pour obtenir, grâce à des situations géographiques avantageuses, des succès appréciables, qu’un manque de scrupules assez total.
La collusion Hitler-Staline n’a surpris que ceux qui, depuis des années, s’efforçaient avec une étrange décision à ignorer les faits les plus criants et à demeurer sourds aux avertissements… Les psychologues chercheront plus tard à cette attitude, qui fut celle de beaucoup d’hommes intelligents et de bonne foi, des explications. Les avertissements n’ont pas manqué. Dès l’assassinat d’Ignace Reiss, en 1937, nous trouvions dans son carnet de notes quelques lignes sur les entretiens répétés d’Hitler avec un homme de confiance de Staline, en mission à Berlin.
Cette note fut publiée, mais tomba dans le silence gêné que la presse de gauche – où les staliniens exerçaient une forte influence – faisait sur l’affaire Reiss. Plus tard, l’ancien agent secret soviétique Krivitsky fit dans la presse socialiste de l’émigration russe et dans la grande presse américaine des révélations analogues, tout à fait précises. Au lendemain du renvoi de Litvinov, enfin, l’ancien chargé d’affaires de l’urss à Athènes, Alexandre Barmine, Boris Souvarine 74 et moi-même, nous commentâmes l’événement en lui conférant sa signification générale. Nos voix criaient dans le désert.
Les faits eussent dû porter davantage. Sous un rapport capital, celui du traitement infligé à l’homme, l’urss avait complètement changé de visage depuis peu d’années. Tous ceux pour qui le mot socialisme sous-entend le respect de l’homme eussent dû s’en apercevoir ; mais attachés à des illusions mortelles, beaucoup parurent se contenter d’une nouvelle définition du socialisme par la construction des machines et l’organisation industrielle. On leur montrait des clichés représentant les formidables turbines de Dniéprostroy et ils acceptaient d’ignorer dans quelles sordides baraques logeaient les prolétaires affamés et opprimés qui construisaient ces turbines. D’autres nous disaient, comme me le rappelle un ami : « Non, je ne veux pas lire ce que vous écrivez. Vous avez peut-être raison, mais je ne veux pas le savoir. Je suis trop vieux pour voir une nouvelle révolution ; je veux mourir avec l’illusion que la révolution russe est toujours la révolution ». Ces paroles d’un vieil homme sont authentiques… Parlions-nous des salaires du travailleur russe qui sont inférieurs de quelque 25 à 30 % à ce qu’ils étaient sous l’Ancien régime, on nous traitait de calomniateurs ou l’on hochait la tête avec une tristesse pleine de doute. Parlions-nous de la suppression absolue de toute liberté d’opinion, on se bouchait les oreilles. « Vous faites de mauvaise besogne, me disait sur un ton de blâme une militante bruxelloise. — Vous divisez la classe ouvrière ! » Sincère à coup sûr, mais combien aveugle ! Quelle unité ouvrière, quelle unité socialiste eût pu vivre sur la fourbe politique qui consistait à vouer à la prison perpétuelle tous les socialistes de l’urss – sans exception aucune, et avec eux quiconque se permet de penser… – tout en prodiguant aux socialistes de l’étranger les démonstrations d’amitié et les offres d’unité ? Tôt ou tard le ferment de démoralisation que la scélératesse des uns, la complicité et l’aveuglement des autres eussent mûri se fût révélé funeste.
Maintenant que les masques sont tombés, une conclusion s’impose avec rigueur. Aucune politique ouvrière qui vaille ne peut se fonder sur le mensonge ni subir impunément le mensonge. Nous avons de sûrs et simples moyens de contrôle pour discerner le faux du vrai, la réalité du mensonge intéressé sitôt que l’on nous parle de réalisations socialistes. Il n’est que de demander : quels sont les salaires réels ? Quelle est leur proportion par rapport au revenu de la collectivité ? L’homme peut-il dire ce qu’il pense ? Est-il en sécurité dans la cité ? Et s’il n’a point de sécurité, point de bien-être, s’il est bâillonné, s’il doit adorer un Chef infaillible, génial, solaire, comment osez-vous nous parler socialisme ? Ne voyez-vous pas que votre Chef génial ressemble trait pour trait au Führer et qu’ils sont faits pour s’entendre ?
21-22 octobre 1939
On pouvait s’attendre, et nous l’avons dit depuis longtemps, à ce que la Russie profitât d’une conflagration européenne pour récupérer le long de la mer Baltique les frontières que la guerre civile lui avait fait perdre. Elle ne rencontrait là que trois petits États tout à fait incapables de lui résister et qui, d’ailleurs, de par la géographie et l’économie, dépendent d’elle ; au nord, un quatrième État, faible, lui aussi, mais placé par son histoire et sa situation géographique dans des conditions un peu meilleures, susceptibles de lui assurer une certaine autonomie de développement, limitée mais réelle… Aujourd’hui, le drame de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie est dénoué par l’occupation soviétique sur laquelle il n’est pas possible de se faire beaucoup d’illusions 75. Le drame de la Finlande se joue en ce moment : ce petit pays risque sa vie même, précisément sans doute pour maintenir une autonomie réelle 76. Celle-ci n’étant pas incompatible avec les intérêts stratégiques de l’urss, nous pensons que la Finlande a d’assez grandes chances de salut.
En tout ceci, le IIIe Reich perd une bien grande bataille, la bataille de la Baltique. Depuis le haut Moyen Âge, la poussée allemande se faisait sentir du sud au nord, le long de ces côtes. L’ordre des chevaliers Teutoniques y établit la féodalité. Les descendants des premiers barons allemands régnèrent en Livonie, en Courlande jusqu’à la conquête russe, qui commença au début du xviiie siècle sous Pierre le Grand et s’acheva à la fin du siècle sous Catherine II. En réalité, la noblesse allemande restait maîtresse de ces pays. Ce fut elle qui transformée en grande aristocratie terrienne y réprima durement la révolution de 1905…
Pendant la guerre de 1914-1918, les armées allemandes [lancèrent] dans les pays baltes des offensives couronnées de succès ; tout au commencement de la révolution russe, Riga fut prise malgré la magnifique résistance des fusiliers lettons qui défendaient à la fois leur pays et la révolution socialiste. La perte de Riga 77, on s’en souvient, hâta la prise de pouvoir par les bolcheviks, Lénine et Trotski craignant que la bourgeoisie n’abandonnât Petrograd aux Allemands ; un peu plus tard, la menace allemande sur Petrograd rouge les amena à transférer la capitale des Soviets à Moscou. La bataille de la Baltique continuait : à Brest-Litovsk, les plénipotentiaires allemands exigèrent des Soviets, qu’ils savaient dans l’impossibilité de se battre, le sacrifice de la Finlande. Un général von der Goltz débarqua avec vingt-cinq mille hommes dans ce pays, pour y noyer dans le sang une république socialiste naissante. Un an plus tard, après l’écroulement de l’Empire allemand, des troupes allemandes opéraient encore en Lettonie et ce furent elles qui assurèrent à Riga la victoire des Blancs sur les Rouges. Depuis leur fondation, les États baltes n’ont pas cessé d’entretenir avec l’Allemagne des relations étroites, culturelles et commerciales. Ils possédaient une population germanique influente, formée de vieille aristocratie, de pasteurs, d’universitaires, de gens de professions libérales, de commerçants ; minorité nationale privilégiée, sans pauvres. Bref, sur la carte de l’expansion allemande dans le monde, les pays baltes devaient être honorablement teintés.
C’est cette colonie sûre que le IIIe Reich vient de perdre, ou, plus exactement, de sacrifier à la collaboration de Staline. L’ampleur du sacrifice montre le prix attaché à la collaboration soviétique et montre aussi quels changements sont intervenus depuis le temps où Staline, redoutant par-dessus tout une guerre avec l’Allemagne, faisait des avances à Hitler ; dans la Baltique, la défaite de l’Allemagne est totale puisque le IIIe Reich a dû consentir à l’éviction de populations de souche germanique installées là depuis des siècles : éviction immédiate, brutale, qui s’accompagne pour beaucoup d’une ruine presque complète… Ces populations sont bien traitées en vaincues.
Cela montre aussi quels sont les rapports réels des deux dictatures totalitaires, alliées en réalité, dans une large mesure, contre leurs propres populations, puisqu’à Moscou comme à Berlin la raison déterminante de toute politique intérieure ou extérieure est à rechercher dans l’intérêt du régime – et non de la nation, et non des masses, et non du socialisme ou de toute autre aspiration collective. Les deux régimes se défient l’un de l’autre, leurs rapports sont des rapports de force. S’il n’en était pas ainsi l’urss n’eût ni exigé ni obtenu l’évacuation des populations allemandes des pays baltes ; ces populations n’eussent pas éprouvé le besoin de fuir ; leur apport au bien-être de ces pays n’étant pas négligeable, le nouveau maître russe eût dû, au contraire, leur assurer un traitement bienveillant… Elles fuient maintenant, prises de panique, abandonnant leur terre natale, leur avoir, leur passé, rompant les liens contractés avec des populations sœurs, n’ayant plus à choisir qu’entre deux despotismes… Et ce sont elles qui paient de la sorte la bataille perdue.
31 octobre 1939
Une singulière bataille diplomatique vient de se clore – provisoirement car il n’est rien que de provisoire dans ce monde livré aux canons – comme elle devait se clore : par un échec infligé au nouvel impérialisme russe sur le chemin des Dardanelles.
Soulignons, d’abord, qu’il est bien permis, désormais, de parler d’un nouvel impérialisme russe 78. La propagande officielle des dernières années, en urss, a remis en honneur l’esprit grand-russien pour faire reconnaître le rôle dirigeant du peuple russe parmi les nationalités de l’Union ; une hypocrisie est ainsi tombée, car la tutelle de la bureaucratie russe s’est depuis longtemps imposée sans ménagements aux nationalités mineures organisées pour la forme en républiques fédérées ou autonomes… En Ukraine, comme en Russie blanche, comme en Géorgie, comme au Turkestan, comme en Mongolie-Bouriate, comme en Mongolie indépendante, des coupes sombres annuelles ont décimé la jeunesse, les milieux intellectuels, la bureaucratie même pour vaincre le sentiment national. Depuis que le dynamisme révolutionnaire et l’initiative socialiste ont fait place au totalitarisme bureaucratique, c’est-à-dire à de nouvelles méthodes d’exploitation de l’homme, les Grands-Russiens ou Russes proprement dits ne sont plus les représentants dans la fédération soviétique – qui n’est plus du reste une fédération et n’est plus soviétique puisqu’elle ne comporte plus de Soviets – de l’initiative et de l’organisation prolétariennes, mais bien ceux d’un État centralisé, militaire et policier ; et pour cet État, les peuples arriérés aux points de vue industriel et scientifique, sont des victimes vouées à une exploitation particulièrement dure. Sur un autre plan, les forces armées de cet État, au lieu de servir à la défense des travailleurs du pays et d’être employées au service d’une politique inspirée par l’intérêt général des travailleurs de tous les pays, servent aujourd’hui à élargir les frontières de l’État totalitaire, à imposer son joug à des petits peuples voisins, à faciliter au nouvel impérialisme allemand de sanglantes conquêtes… Il s’agit bien d’une action impérialiste, selon la signification classique du mot, et non révolutionnaire, et non libératrice.
Le succès vient de couronner cette action dans la mer Baltique, mais la Turquie a confirmé par un pacte signé le 19 octobre à Ankara, ses accords précédents avec l’Angleterre et la France. Les Dardanelles, clef de la mer Noire, échappent ainsi au contrôle de la Russie.
On pouvait prévoir ce cours des choses. J’écrivais récemment dans l’Intransigeant que « la Turquie n’a pas à redouter une pression trop forte de l’urss ; elle compte quelque vingt millions d’alliés naturels, Musulmans, entre la Volga et le Pamir. Staline ne peut en aucun cas s’offrir le luxe d’un conflit avec Ankara. Les desseins qu’il pourrait nourrir en ce qui concerne un accroissement éventuel d’influence en Iran et une politique active en Asie centrale lui commandent au contraire de rechercher l’amitié même soupçonneuse de la Turquie ». Les vingt millions de Musulmans de l’urss sont répartis entre la Crimée, république tartare de la Volga (autre république tartare dans la région de Kazan), le Caucase, le nord de la Caspienne, le Turkestan divisé en plusieurs républiques turques : Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan. Au Caucase, les Turcs forment la république fédérée de l’Azerbaïdjan, dont la capitale, Bakou, est le centre de l’industrie soviétique du pétrole ; en Asie centrale, ils possèdent les régions où l’on cultive le coton et les steppes les plus riches en bétail ; c’est dire qu’ils occupent des positions économiques de première importance. Or, la dictature stalinienne, en imposant la collectivisation de l’agriculture et de l’élevage, les a, il y a peu d’années, voués à une misère profonde, poussés à des révoltes désespérées ; par la suite, en 1936-1938, elle a fusillé plusieurs relèves successives de fonctionnaires dirigeants de ces républiques nationales : elle a beaucoup fait en un mot pour creuser entre elle et les peuples musulmans de l’Union un fossé qui pourrait, en cas de crise, devenir un abîme… Elle le sait ; et c’est pour cette raison qu’elle se gardera bien, tout en faisant pression sur la Turquie, d’ouvrir avec celle-ci un conflit. En dépit du rapport des forces économiques et militaires qui pourrait laisser croire le contraire, le gouvernement d’Ankara a l’avantage sur celui de Moscou ; il peut garder les clefs des Dardanelles. Il les garde.
5 novembre 1939
La Russie ne craint rient tant que l’installation d’une grande puissance rivale aux Dardanelles, portes de la Mer Noire. Une grande partie de son commerce extérieur, toutes els exportations et les importations de l’Ukraine et du Caucase, blés, minerais et houille du Donetz, métaux de la sidérurgie, manganèse et pétroles du Caucase passent par les ports de Batoum et Touapsé, ou aboutissent des pipe-lines, Novorossiisk, Odessa. La mer Noire rattache l’urss à la Méditerranée, à l’Orient et à l’Extrême-Orient, par Suez à l’Atlantique… L’Empire russe rêva longtemps de conquérir les Dardanelles et l’on sait que ce fut un de ses buts de guerre en 1914-1918 : l’urss a cru sage d’y renoncer, au début de la révolution, en s’abstenant, par esprit socialiste, de toute visée impérialiste, puis, après la réaction stalinienne, parce que ses intérêts bien compris lui commandaient de composer avec une Turquie qui ne la menace point, mais saurait, le cas échéant, se défendre efficacement, surtout grâce aux alliés naturels qu’elle a dans les républiques soviétiques à population musulmane. Il me semble probable que dans la récente négociation Moscou-Ankara, qui a échoué, Moscou a cherché à ne point favoriser l’avance du IIIe Reich vers la mer Noire : allant peut-être ainsi au devant d’un échec.
Le pacte d’Ankara prévoit une aide de la Turquie à la France et à l’Angleterre si ces deux puissances étaient dans l’obligation de secourir la Roumanie. La situation de ce petit pays menacé par les deux colosses allemand et russe s’améliore de ce fait et peut-être beaucoup plus qu’il ne semble à première vue. Car nous pensons que l’urss contrecarrera, plutôt qu’elle ne les favorisera, les entreprises allemandes en direction des bouches du Danube. Vis-à-vis de la Roumanie, l’urss observe pourtant, dans la question de la Bessarabie, une attitude nettement impérialiste. La Bessarabie est un pays de population moldave non russe, et non slave, qui fut conquis par la Russie sur les Turcs en 1812, cédé par elle à la Roumanie après la guerre de Crimée, en 1858, reconquis après la guerre de Turquie en 1876. En 1918, la Russie révolutionnaire perdit cette province pendant la guerre civile. Des années plus tard, le gouvernement de l’urss, pour bien marquer sa revendication, créait autour de la petite ville de Balta, en Ukraine, le long du Dniester, une symbolique et minuscule « République soviétique de Moldavie », dans laquelle, de l’aveu des statistiques soviétiques, les Moldaves sont en minorité par rapport aux Ukrainiens et aux Juifs. On n’a reparlé de cette république, au cours des dernières années, que pour signaler les disparitions successives de ses gouvernants et, en janvier, l’exécution des cinq chefs du Guépéou de Moldavie soviétique qui avaient avoué devant le Tribunal de Kiev avoir extorqué par la torture, à des instituteurs, des faux aveux d’activité contre-révolutionnaire (Presse officielle). L’existence de la Moldavie soviétique signifie qu’en cas de guerre dans ces régions, l’urss se réserve d’envahir en Bessarabie, rien de plus. Seulement on peut tenir pour assuré qu’elle ne prendra dans ce sens aucune initiative, parce que, craignant par-dessus tout la guerre, par suite de la situation intérieure, elle ne se permettra pas de faire les frais du premier choc ; et qu’elle n’entend pas, d’autre part, faciliter à l’Allemagne l’accès de la mer Noire. Si le IIIe Reich assaillait la Roumanie, l’urss tenterait certainement d’occuper les bouches du Danube : elle se souviendrait même, pour poser ses conditions à la Bulgarie, du rôle historique de la Russie « protectrices des Slaves » comme on disait au temps de l’Empire. Ce serait pour empêcher les Allemands de s’installer dans les ports de Constanza – roumain – et de Varna – bulgare –, c’est-à-dire de prendre pied sur les côtes de la mer Noire… Pour la même raison, quelles que puissent être les apparences, l’urss ne secondera pas l’avance économique et diplomatique du IIIe Reich vers les bouches du Danube et le Bosphore. Les deux nouveaux impérialismes ont dans cette partie de l’Europe des intérêts diamétralement opposés. Et l’histoire nous apprend que les rivalités de cette nature ont souvent sauvé de petits pays. Il en sera ainsi tant que le monde ne se sera pas donné une organisation plus digne de l’homme.
16 novembre 1939
Sur plus de 1 300 kilomètres, la petite Finlande, avec ses quatre millions d’habitants, a une frontière commune avec l’urss, « sixième partie du monde » et 170 000 000 d’habitants. La géographie et l’histoire font qu’en plusieurs points stratégiques, la petite Finlande inquiète son puissant voisin. Le chemin de fer Leningrad-Mourmansk, qui rattache la seconde capitale russe au seul port de la mer des Glaces qui ne soit point gelé tout l’hiver, suit sur tout son parcours la frontière finlandaise dont il n’est séparé dans le nord que par une soixantaine de kilomètres. La frontière finlandaise, entre le lac Ladoga et le golfe de Finlande passe à 34 km de Léningrad, port et centre industriel russe de première importance. Les îles du littoral finlandais contrôlent les approches du port de guerre soviétique de Cronstadt et du port commercial de Leningrad. Le petit port finlandais de Petsamo, en Laponie, pourrait enfin contrôler l’accès de Mourmansk… Voilà bien des positions maîtresses, dangereuses à posséder vis-à-vis d’un voisin formidable et pourtant ombrageux.
En 1919, quand Petrograd rouge affamé, sans cesse attaqué par les armées blanches, résistait désespérément, la Finlande tint entre ses mains le sort de la seconde capitale révolutionnaire et, dans une large mesure, dès lors, celui de la République des Soviets. Bien que la Finlande fût alors un État gouverné par les vainqueurs d’une sanglante contre-révolution, elle se garda sagement d’intervenir contre la Russie socialiste aux abois. Le calcul politique dont elle s’inspirait est connu : elle ne souhaitait pas la victoire des généraux de l’empire qui eussent tenté de reconstituer une Russie impérialiste et, pour cela même, ennemie de la Finlande. Les Soviets, par contre, reconnaissaient hautement le droit de toutes les nationalités naguère opprimées par l’Empire à une existence autonome ou indépendante ; ils n’avaient d’ailleurs pas la force de s’opposer à l’affermissement de l’indépendance finlandaise.
Un an plus tôt, la révolution allemande avait sauvé la Finlande d’un joug plus dur encore que celui du tsar. Pour vaincre la république socialiste instituée non par les bolcheviks, comme on le dit quelquefois à tort, mais par des socialistes très épris de liberté, très soucieux de réaliser une démocratie véritable, la réaction fit appel à l’intervention allemande et ce fut le débarquement de vingt mille Allemands commandés par un général von der Goltz qui lui procura la victoire. Dès le lendemain, les Allemands posaient la question de l’envoi chez eux de la main-d’œuvre finlandaise ; ils proposaient d’utiliser ainsi, dans une sorte d’esclavage, les prisonniers rouges de la guerre civile… À Brest-Litovsk, ils avaient imposé à la république des soviets la non-intervention en Finlande, c’est-à-dire le sacrifice de ce pays sur lequel Lénine fondait de grandes espérances. « Meilleurs organisateurs que nous, écrivait Lénine, les ouvriers finlandais nous aideront en toute matière… » (Lettre de Zurich, du 11 mars 1917).
De 1919 à nos jours des relations passables se stabilisèrent entre la Finlande et la Russie rouge d’abord, l’urss stalinienne ensuite. Quelle est donc la cause de l’étrange conflit maintenant ouvert entre la puissance totalitaire russe et la petite république nordique trop faible en réalité pour se prévaloir jamais de ses avantages stratégiques ? Cette cause, nous l’entrevoyons nettement. Ayant, à la faveur de la guerre européenne, gagné sur l’Allemagne sans tirer un coup de canon, la bataille des Baltiques et chassé des pays baltes les colons allemands, l’urss tient à achever cette victoire en prenant contre une Allemagne future ses suprêmes précautions. Il s’agit de lui fermer le nord de la Baltique en y créant des bases navales et aériennes telles qu’aucune flotte partie de Königsberg ou Dantzig ne puisse menacer la Russie. C’est par peur du IIIe Reich que Staline menace la Finlande.
Celle-ci, de son côté, comprend certainement le jeu et paraît ne se montrer intraitable que sur un point : plutôt que d’accueillir sur son territoire des garnisons staliniennes, elle se battrait. On le comprend. Son sentiment national se double d’une juste appréhension de la terreur et du dépouillement, car elle jouit, en comparaison avec la Russie, d’une aisance véritable. Et comme la fragilité intérieure de l’urss lui commande d’éviter la guerre avec un petit peuple résolu et tout à fait inassimilable, le plus probable est qu’un compromis finira par intervenir.
24 novembre 1939
Nous nous sommes accoutumés à lire, chaque jour, de brefs récits d’atrocités déshonorantes pour l’homme. Nous avons tous présentes à l’esprit les images de villes bombardées, de cadavres d’enfants, de femmes fuyant à travers la terreur en serrant entre leurs bras des nourrissons, de ruines accumulées tout à coup à l’endroit où la veille vivait une paisible petite ville… Guernica, villes d’Espagne que nous n’oublierons point, villes chinoises, cités et villages de Pologne, Varsovie en flammes, Lublin bombardée, Siedlce détruite… Des hommes font cela par ordre et s’ils deviennent en le faisant des demi-fous cruels c’est parce que leur raison prise entre la peur de désobéir et d’être eux-mêmes suppliciés pour cela, l’horreur de ce qu’on leur fait faire et les effroyables débats d’une conscience déchirée entre le mensonge et la vérité, leur raison vacille. Dans ces situations infernales, la plus grande responsabilité pèse, nous le savons, non sur les exécutants, mais sur les chefs et, plus encore, sur le système qui les tient les uns par les autres et tous liés au tyran qui perd la tête.
Il faut se souvenir de ce mécanisme de l’inhumanité pour ne point céder au pessimisme, ne point conclure au triomphe de la brute sur l’homme. Il faut aussi nous souvenir de ce que la nature profonde de l’homme le porte à de tout autres exploits ; qu’il n’accomplit ces choses – ces choses hideuses de Chine, d’Espagne, de Pologne – que contraint et forcé dans la tenaille de disciplines mortelles ; et que ces choses, aujourd’hui, ne peuvent plus lui être commandées que par des États où n’existe aucune parole libre, où n’est permise aucune manifestation de conscience.
Il n’est pourtant que de demander aux hommes un tout autre effort pour qu’ils le fournissent jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’exploit, jusqu’aux plus belles victoires sur eux-mêmes et sur la nature. Je ferme le livre étonnant et sobre de l’amiral Richard Byrd, Pôle Sud79. C’est comme si je quittais des hommes simples, ordinaires, différents et contrastants, mais tous également grands, après quelque merveilleuse nuit passée dans le danger commun, la généreuse et rude fraternité du travail commun, la conscience d’une vaste tâche commune accomplie avec une sombre allégresse pour être donnée à tous les hommes. Magnifique et réconfortante histoire ! Une centaine d’ouvriers, de marins, de savants, les uns volontaires poussés par la passion de connaître, les autres gagnant ainsi leur vie, d’autres encore emportés sans bien le savoir par une nostalgie de l’inconnu, s’embarquent sur un vieux cuirassée pour aller explorer pendant un an, sous la conduite de Richard Byrd, les banquises de l’Antarctique et ce mystérieux continent de glaces que les États-Unis, grâce à Byrd, viennent de s’annexer. Ils apprendront que la glace y atteint treize cents mètres d’épaisseur sur les montagnes voisines du pôle. Ils y trouveront du charbon, des fossiles attestant que la vie régna autrefois dans ces paysages inouïs, de désolation totale, livrés parfois à des prodigieuses fêtes de lumière. Chaque jour de leur vie sera un haut fait. Ils travailleront sous le vent glacé, par des froids dépassant cinquante degrés, conduiront des tracteurs sur la banquise crevassée, se lanceront en avion, dans l’inconnu, avec quelques litres d’essence, ne connaîtront jamais le repos, s’étonneront de ne pas devenir fous pendant la longue nuit polaire ; si précautionneux, du reste, qu’ils ont emporté des camisoles de force. Byrd tenait à établir, à des centaines de kilomètres à l’intérieur, un poste d’observations météorologiques pendant la nuit hivernale. Il eût fallu deux hommes pour y demeurer six mois environ dans la solitude absolue, travaillant dur, en tête à tête avec les grands vents. Byrd pensa que ces hommes finiraient peut-être, livrés au cafard, par se haïr. Mieux valait n’en envoyer qu’un. Mais lequel ? À qui infliger cette épreuve ? Le chef ne voulut l’infliger à personne ; il y alla lui-même, prenant pour lui seul la plus noire besogne. Il faillit en mourir, asphyxié dans sa cabane enterrée sous la neige, par les émanations de gaz d’un poêle. Ses compagnons le retrouvèrent couché, consacrant ses dernières forces aux observations. Il ne leur avait pas adressé d’appels par la radio, mais le ton bref de ses communications leur avait peu à peu révélé que ses forces défaillantes lui permettaient à peine de manier les appareils…
Byrd, au terme du voyage sans pareil, put louer chez tous ses compagnons une vaillance sans défaut. Et très supérieurs, ces hommes, aux marins de Christophe Colomb, qui se mutinaient contre le Génois, très supérieurs aux conquistadors qui rêvaient d’enrichissements… Ces américains d’aujourd’hui ont, devant le risque total, une autre tenue morale, un autre désintéressement, de même qu’ils ont une organisation, une science, une technique infiniment supérieures à tous leurs prédécesseurs. Armés de TSF, d’avions, d’autos, d’outillage scientifique, pourvus de bibliothèques et de disques, ils demeurent, dans le désert glacé, d’authentiques civilisés… Il n’y eut pas une querelle grave entre eux, pas un manquement à la solidarité, mais des miracles de dévouement chaque jour. Qu’ils nous soient infiniment remerciés de nous apprendre de quelle noblesse, de quel courage l’homme de notre temps, le plus banal, le plus simple des hommes de notre temps est capable pourvu qu’au lieu de faire appel en lui à la brute on lui demande fermement un exploit intelligent et volontaire…
5 décembre 1939
Si l’on demandait à des étudiants – et de plus, socialistes – de débattre sérieusement entre eux les questions suivantes :
–Le libre examen était-il compatible avec le bon fonctionnement de la Sainte Inquisition ?
–Le libre examen est-il compatible avec le bon fonctionnement des institutions dirigées dans le IIIe Reich par MM. Goebbels et Himmler ?
Si l’on demandait, dis-je, à des étudiants d’ouvrir dans leur presse une enquête contradictoire sur ces sujets, se ferait-on bien recevoir ? Sur la deuxième question, en particulier, les étudiants de ce pays pourraient songer à consulter leurs frères de Prague.
Et pourtant l’enquête ouverte par une revue d’étudiants bruxellois, dont on m’envoie des coupures – la revue Jeudi, « organe du libre examen »80 –, sur la compatibilité du stalinisme avec le libre examen suscite chez quiconque connaît tant soit peu la question l’étonnement même que l’on éprouverait à parler de liberté intellectuelle à propos de Torquemada. Et un autre étonnement encore. La jeunesse universitaire est-elle donc si peu informée des choses d’URSS qu’elle puisse ingénument s’interroger de la sorte ? Subit-elle encore à ce point les effets d’un bourrage de crânes tellement cynique et tellement sot qu’il nous a paru quelquefois se désarmer lui-même ? N’a-t-elle pas songé à consulter les étudiants des universités soviétiques ou les étudiants soviétiques des universités d’Occident ? Une tentative dans ce sens aurait d’emblée permis deux constatations : que la correspondance avec l’URSS est impossible ; et qu’il n’y a pas d’étudiants soviétiques à l’étranger parce que l’on ne sort pas de Russie : on y demeure bon gré mal gré.
La coupure de presse que l’on m’envoie contient une réponse à cette enquête signée d’un membre du Cercle des étudiants socialistes unifiés de Bruxelles, qui est visiblement un propagandiste stalinien d’une singulière ignorance ou d’une singulière inconscience. Il feint tout d’abord de confondre marxisme et stalinisme. La pensée de Marx, nourrie de liberté scientifique, commande avec une rigueur admirable une constante recherche libre, sans cesse renouvelée et une soumission désintéressée à la vérité. Elle exclut tout doctrinarisme desséchant comme tout confusionnisme veule. Elle est ardente, vivante, dialectique, c’est-à-dire libre dans son effort mais non point dans ses conclusions, car il ne nous appartient pas de choisir les résultats de l’investigation… mais il n’est plus permis d’ignorer aujourd’hui que le stalinisme a tué le marxisme sous des milliers de tonnes d’insipides publications totalitaires où la falsification impudente de l’histoire (ce n’est pas Trotski, c’est Staline qui a créé l’Armée rouge !) le dispute aux plus impudentes variations idéologiques (dernière version en date de l’agitation officielle : ce n’est plus le fascisme, c’est la social-démocratie qui est le pire ennemi du « communisme ») ; tué le marxisme en tuant les marxistes à coups de revolver dans la nuque, de la façon la plus littérale (pauvre Boukharine, pauvre Piatakov – et Zinoviev, et Kamenev, et Smirnov, et Riazanov et la légion sans nombre qu’ils mènent au supplice !) ; tué le marxisme en couvrant de ses drapeaux tant de crimes en Chine, en Espagne, en Pologne, en Allemagne que des républiques en sont mortes ; tué le marxisme soviétique en le prostituant à Hitler…
Un étudiant bruxellois, et qui se dit socialiste, écrit cependant, ignorant ou feignant d’ignorer ces choses, que l’URSS « offre des garanties de réelles réalisations démocratiques ». « Nous voyons, d’ailleurs, ajoute-t-il, que le régime se démocratise de plus en plus… » Où le voit-il, cet étrange aveugle ? Socialiste, il pourrait, il devrait savoir que pas un socialiste n’est en liberté là-bas ; que nulle liberté d’opinion n’existe même en apparence, et nulle liberté d’expression ; que la littérature et la recherche scientifique sont mortes de cette oppression ; que depuis dix ans un pays de 170 millions d’âmes, qui donna au monde les Dostoïevski, les Tolstoï, les Gorki, les Lénine n’a pas produit, roman ou philosophie ou histoire, une seule œuvre digne d’être lue ; que, par contre, l’on trouverait aisément, dans ses camps de concentration qui sont les plus vastes du monde, des hommes de savoir et de pensée en nombre suffisant pour créer des universités, une presse intelligente, une grande littérature, une grandeur intellectuelle. Les noms ? Nous en connaissons des milliers.
« Réalisations démocratiques », monsieur ? C’est sans doute que l’on a fusillé la plupart des rédacteurs de cette Constitution stalinienne 81 que Romain Rolland appela un jour d’aberration « la plus humaine des Constitutions » ; que l’on a fait disparaître en cours d’élections ou peu après une bonne trentaine de membres des conseils élus de l’État ; que l’homme de l’usine, l’homme de la glèbe étouffe sous la terreur et le mensonge ? Que les salaires de cet homme sont encore, de règle générale, inférieurs à ce qu’ils étaient sous l’ancien régime ? Les chiffres ? Mais ils sont officiels, donc frelatés au possible : ils avouent pourtant cette misère du travail.
« Il ne peut être question, lisons-nous encore, d’incompatibilité entre stalinisme et libre examen, le premier des deux concepts englobant l’autre. » Confrontée avec les faits, les faits sanglants, les faits criants, cette énormité implique une improbité intellectuelle. Avant de prendre ainsi, avec une stupéfiante ignorance, la défense du régime le plus totalitaire et le plus inhumain qui soit aujourd’hui ici-bas, l’auteur de ces lignes eût dû, honnêtement, se renseigner quelque peu. Mais il apparaît qu’un aveugle parti pris a tué en lui jusqu’au scrupule, jusqu’au désir de connaître ; et parce que stalinien, il se révèle ainsi mort au libre examen.
7 décembre 1939
Que la guerre des deux Espagnes, la républicaine-ouvrière et la fasciste, ait été le prologue de la guerre européenne, il semble difficile de le contester. Sur les champs de bataille d’Espagne, deux puissances totalitaires ont cru vaincre, en même temps que le peuple espagnol, les démocraties occidentales ; sur les champs de bataille de l’Espagne, les Soviétiques s’étant mesurés aux Allemands et ayant perdu la partie ont envisagé aussitôt de pactiser avec cet ennemi trop puissant. On a lieu de croire que les négociations secrètes entre l’URSS et l’Allemagne prirent tournure décisive à partir du moment où Staline se rendit compte que l’Espagne républicaine était vaincue, c’est-à-dire quelque temps avant la déroute de Catalogne. Nous nous promettons de revenir ici sur ces événements pour en éclairer certains dessous que les plus graves soucis d’avenir nous incitent à éclairer… Un document du plus vif intérêt nous apporte aujourd’hui quelques données nouvelles sur l’intervention stalinienne en Espagne et ses funestes conséquences. C’est une brochure d’Indalecio Prieto* : Comment et pourquoi je quittai le ministère de la Défense nationale 82. Et sous-titre : Les intrigues des Russes en Espagne. Publiée à Paris, en septembre dernier, cette brochure donne simplement le compte rendu sténographique d’un rapport présenté par l’auteur le 9 août 1938 au comité national du parti ouvrier socialiste espagnol siégeant à Barcelone.
En mai 1937, les Russes décidèrent, on s’en souvient, une sorte de coup de force en Espagne. Les communistes, ayant provoqué les graves émeutes de Barcelone, exigèrent et obtinrent la mise hors la loi du parti ouvrier d’unification marxiste formé d’anciens communistes opposants 83, assassinèrent Andrés Nin, qui était le leader de ce parti, obligèrent le vieux socialiste Largo Caballero, chef du gouvernement, à démissionner – puisqu’il n’entendait pas mettre un parti ouvrier hors de la légalité – et lui substituèrent à la présidence du Conseil le docteur Negrín, depuis longtemps désigné pour cette fonction par l’envoyé de Staline en Espagne, Stachevski 84. Mais il fut impossible de constituer un cabinet sans y faire entrer quelques hommes intègres jouissant d’une autorité réelle dans le pays. Negrín fit appel à Indalecio Prieto, leader de la droite du parti socialiste, et lui offrit le portefeuille de la Défense nationale. Prieto accepta.
Quelques jours plus tard, le nouveau ministre de la Défense nationale, l’homme chargé de la conduite de la guerre, voyait entrer dans son cabinet deux ministres communistes (on nous entend bien, c’est staliniens qu’il faut lire), Uribe* et Hernández*. Ils venaient l’inviter à recevoir par leur truchement, avant d’assister aux réunions du Conseil des ministres, les directives du bureau politique de leur parti, c’est-à-dire celles que leur faisait tenir Moscou. Prieto les remballa poliment, mais fermement. À partir de ce moment, une insidieuse campagne de calomnies commença contre lui au front comme à l’arrière ; on s’efforça de placer autour de lui des hommes chargés de le surveiller et de contrecarrer son action. Une lutte sournoise de tous les instants s’engagea entre les Russes et le ministre indocile, lutte qui devait se terminer par la démission de ce dernier peu de temps avant la défaite irrémédiable de la République.
Jamais, dit Prieto, les Russes n’eurent plus de cinq cents hommes, experts, dirigeants, généraux, policiers, aviateurs, en Espagne ; ces faibles effectifs, placés aux postes de contrôle les plus importants, leur suffisaient, grâce au concours des communistes espagnols – dressés à l’obéissance passive –, pour gouverner en sous-main le pays qu’ils tenaient en lui vendant du matériel de guerre, à bon prix d’or, cela va de soi. Les aviateurs russes se relayaient vite car « l’Espagne – pauvre Espagne ! – était devenue une école de guerre sur le vif. L’Allemagne, l’Italie, la Russie essayaient leurs nouvelles machines de guerre sur la chair espagnole ».
Le système consistait à créer au besoin des institutions policières, à les monopoliser, à en user sans scrupules. Depuis longtemps, les Russes recommandaient la création d’un service d’investigations militaires, destiné à contrôler l’armée. Prieto résista, puis céda. Il savait l’usage que les staliniens avaient fait du pouvoir à la Sûreté générale, sous le colonel Ortega, qui était à eux. Il décida de nommer lui-même tous les fonctionnaires du nouveau service et de mettre à sa tête des républicains ou des socialistes ; il consentit à nommer chef du SIM pour la région madrilène un communiste nommé Durán qui s’empressa de nommer de son propre chef, illégalement, plusieurs centaines d’agents subalternes. L’abus de pouvoir étant intolérable et flagrant, Prieto fit renvoyer Durán à l’armée combattante. Un Russe vint le sommer de réintégrer Durán dans ses fonctions, faute de quoi, dit le Russe, « je romprai toute relation avec vous ». Et les relations furent rompues.
Le colonel Uribarri, nommé chef du Service des investigations militaires, était un vieux socialiste. Invité à une entrevue nocturne, dans une auto, par un dirigeant russe, il se vit sommé de prendre ses ordres chez ce dernier à l’insu du ministre de la Défense nationale. Il commença par en informer Prieto, résista un moment, puis céda. « La direction du SIM m’échappa », écrit Prieto qui explique que son collaborateur, surmené, privé de sommeil, subit des influences mystérieuses…
Le ministre signait, les fonctionnaires accomplissaient leurs tâches dans les bureaux, les soldats combattaient : derrière les uns et les autres, dans le secret d’une action occulte dirigée de très loin, un parti, doublé d’une police étrangère, contrôlait tout…
19 décembre 1939
Jusqu’au tout dernier moment, nous avons tenu le compromis entre Helsinki et Moscou pour possible et même probable. Grosse de conséquences, la conquête, forcément très sanglante, de la petite république scandinave par l’armée stalinienne, présente pour l’urss tant de difficultés et d’inconvénients que nous pensions les fusilleurs du Kremlin assez sages pour rechercher d’autres solutions. Il est certain, en effet, que se sachant voués à un régime de terreur, les Finlandais résisteront désespérément et n’abandonneront, pour émigrer en masse vers la Suède et la Norvège, qu’un territoire dévasté. La bourgeoisie finlandaise sait que la répression de 1918 fournirait contre elle le prétexte à des proscriptions sans fin ; les travailleurs, très attachés à leurs libertés, socialistes en grande majorité, connaissent par suite du voisinage du pays avec les camps de concentration du nord de la Russie, le régime intérieur de l’urss et ne l’accepteront pas. Le standard de vie du peuple finlandais étant beaucoup plus élevé que celui du peuple russe, le conquérant devra, s’il réussit à occuper la Finlande, lui imposer un nivellement à un niveau très bas. Par elle-même enfin, la conquête n’est pas facile. La Finlande tout entière est une sorte de forteresse naturelle, bien armée au surplus. Pour l’attaquer, les Russes ne disposent que de trois voies ferrées, dont une seule de grand ravitaillement, la ligne Moscou-Léningrad. Une campagne d’hiver dans l’extrême nord serait pour eux une dure épreuve, elle aggraverait encore les difficultés constantes du ravitaillement des grands centres.
On se bat pourtant dans la nuit polaire. Des parachutistes d’une armée qui arbore encore les drapeaux rouges descendent en Laponie, faisant fuir devant eux les paisibles éleveurs de rennes… Une aviatrice carbonisée a été trouvée dans les débris d’un avion de bombardement soviétique qui a massacré des pauvres gens à Helsinki. Admirons l’égalité de l’homme et de la femme, réalisée sous le chef des peuples, dans l’aviation destructrice des villes… Un gouvernement Kuusinen s’est formé à Térioki, dans un village frontière déserté par ses quelques habitants. Ici, la farce sanglante atteint à la plus énorme bouffonnerie.
Nous avons connu autrefois Otto Kuusinen, réfugié depuis plus de vingt ans à Moscou, secrétaire du Comité exécutif de l’Internationale communiste, bureaucrate à tout faire qui servit longtemps Zinoviev, puis approuva l’exécution de Zinoniev ; servit longtemps Boukharine, puis approuva l’exécution de Boukharine ; collabora longtemps avec Béla Kun puis approuva la suppression de Béla Kun ; assista, toujours approuvant, toujours bien pensant, aux exécutions et aux disparitions de ses propres camardes réfugiés finlandais ; ne survécut, en un mot, que par la grâce du Guépéou dont il a la confiance (peut-être pour peu de temps encore…).
La nomination de ce servile personnage à la tête d’un gouvernement populaire créé dans les officines de Moscou signifie évidemment l’intention délibérée d’aller jusqu’à la conquête totale, à travers les ruines et les amoncellements de cadavres. Pourquoi ?
On n’entrevoit à ce pourquoi qu’une réponse raisonnable. Les positions stratégiques que la Finlande possède, vis-à-vis de l’urss, ne seraient à craindre pour celle-ci que si une grande puissance venait à s’en emparer. Quelle grande puissance l’urss pourrait-elle craindre dans la Baltique, surtout maintenant qu’elle a créé des bases militaires dans les États baltes ? Une seule, l’Allemagne, qu’elle vient d’évincer brutalement de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie. Nous voici amenés à conclure que l’urss craint un changement d’attitude du IIIe Reich qui, renonçant à vaincre la France et l’Angleterre, pourrait se retourner vers l’Est. Jusqu’ici, en effet, Hitler ne s’est attaqué qu’aux faibles ; quelle que soit la force de l'l’urss, elle est certainement, pour l’Allemagne, beaucoup plus vulnérable que les deux grandes puissances occidentales. Il s’agit donc, pour Staline, de prendre, coûte que coûte, des précautions stratégiques décisives contre un revirement possible de son partenaire Hitler. Les deux fourbes se méfient l’un de l’autre, avec raison. À n’en pas douter, on travaille fiévreusement le long de la frontière polonaise, du côté russe, à construire de nouvelles fortifications ; et ce n’est pas la main-d’œuvre pénale qui fait défaut…
Une dépêche Havas, de Moscou, publiée récemment, revêt à nos yeux un aspect singulier. Les Russes, selon cette information, seraient disposés à laisser l’armée finlandaise du gouvernement Kuusinen le soin et l’honneur périlleux de « libérer le territoire » ; cette armée, inexistante pour l’heure et dont on se demande d’où elle pourrait bien sortir si ce n’est des casernes de Staline, les Russes se borneraient à l’armer et à l’équiper. Très habile, tout ça. Moscou se réserverait ainsi une issue : Kuusinen pourrait faillir à sa tâche – quitte à disparaître ensuite comme tant d’autres – sans que le prestige de l’invincible armée stalinienne fût atteint… Notons ce trait pour ce qu’il est : l’indice d’une certaine perplexité.
27 décembre 1939
Arrêtons-nous, selon le vieil usage, au bout d’une année tourmentée, pour considérer un moment le chemin parcouru et l’obscur chemin qui s’ouvre devant nous. Faut-il désespérer ? Ou faut-il espérer ? L’Europe emploie le meilleur de ses forces à travailler à sa propre destruction : nous avions, il y a vingt ans, cru assister à la fin des tyrannies, parce que de vieux empires s’écroulaient ; de nouveaux despotismes ont surgi, ici des révolutions vaincues, là d’une révolution victorieuse, tous imposant au travail une servitude accrue et refusant durement à l’homme des biens que l’on pensait incorporés à jamais à la civilisation : le droit de penser, ce minimum de liberté sans laquelle aucune dignité véritable ne subsiste dans la société, le droit de connaître ou de rechercher la vérité. À travers les évolutions douloureuses, les victoires de la science sur la nature, de la conscience sociale généreuse et rationnelle sur les formes dépassées, bornées, injustes de la conscience sociale, à travers les luttes de classes, les guerres, les révolutions, les réactions même, nous avions senti le monde entraîné vers d’immenses transformations. Le bilan de l’histoire qui s’accomplissait, nous emportant, nous paraissait favorable à l’homme en marche vers une organisation plus haute et plus sage.
Et [cet] ensemble de sentiments, d’observations scientifiques, d’aspirations, cette prise de conscience aussi d’une nécessité supérieure à toutes les inclinaisons personnelles, et la volonté de participer de toute notre âme à l’œuvre en cours, tels étaient dès lors les éléments constituants de la conviction socialiste. Avons-nous placé trop de confiance en l’homme ? Le moment est venu de poser largement la question, il faut l’oser. De ce débat avec nous-mêmes nous sortirons fortifiés.
L’année 1939 accuse encore en Europe le recul de tout ce qui nous est cher. Elle débute par l’agonie de la République espagnole, elle finit par l’assassinat de la République finlandaise. Ici et là les mêmes forces sont paradoxalement à l’œuvre. Plusieurs mois avant la chute de Barcelone, nous savions que tout espoir était perdu là-bas, que le peuple le plus virilement révolutionnaire de ce continent, à ce moment, succombait. La terrible expérience montre assez clairement ce qui lui a manqué pour vaincre : la capacité d’organisation, avant toute chose. Mais peut-être eût-il surmonté son chaos intérieur, peut-être se fût-il révélé à lui-même des talents et une puissance insoupçonnée si on ne l’avait tenacement poignardé dans le dos. Le peuple espagnol se battait pour une transformation sociale dont la démocratie était la condition première. Mettre hors de loi certaines organisations ouvrières pour la seule raison qu’elles condamnaient l’imposture des procès de Moscou, laisser les rouages les plus importants de l’État en guerre tomber peu à peu aux mains d’un parti sans scrupules dirigé par les agents d’une grande puissance éloignée, laisser le parti stalinien établir à l’arrière le régime de la suspicion, de la délation, de la torture, du kidnapping, c’était aller à une défaite certaine, car c’était à la fois persécuter les meilleurs et ôter à tous les raisons de se battre. L’intervention stalinienne a fait davantage pour la défaite de la République espagnole que n’ont fait les interventions allemande et italienne, de l’autre côté des lignes de feu.
Quelques mois se passent… La signature de Molotov, donnée à côté de celle de M. von Ribbentrop, permet à Hitler de déclencher la guerre européenne et de dévaster la Pologne ; à son tour, l’étranglement de la Pologne permet à Staline d’envahir la Finlande. Tout s’enchaîne ainsi et deux formes de la réaction totalitaire, qui pouvaient paraître irréductiblement hostiles l’une à l’autre, l’une étant née de la victoire d’un prolétariat trop faible dans un grand pays arriéré, et l’autre de la défaite du prolétariat dans un grand pays surindustrialisé, se complètent et fraternisent (en se méfiant, toutefois) sur les champs de bataille. Qu’espérer encore ? Espérer ce qui vient vers nous comme les nuées s’accumulent sur l’horizon avant l’orage. La guerre est pour le Nazisme le dernier soubresaut d’un système condamné ; et c’est une guerre sans issue visible, hormis l’effondrement du régime. Ce grand vaisseau se saborde lui-même, lentement. Ce qui vient, c’est une révolution allemande, un réveil des masses vouées au silence, une explosion de fureur et de raison devant les sacrifices, les crimes, les mensonges, les aberrations inutiles. Et tout l’espoir de l’Europe se suspend à cette révolution. Nous en voyons les causes économiques, politiques, morales, à l’œuvre simultanément. Nous apercevons aussi la plus grande menace dès maintenant levée à l’Est sur le peuple allemand pour faire de son réveil un cauchemar, escamoter sa libération, lui apporter une nouvelle servitude totalitaire. Voilà la grande espérance et le grand péril auxquels il faut nous préparer à faire face – après bien des épreuves encore… Car l’avenir reste au courage.
1 Die Akkumulation des Kapitals oder Was die Epigonen aus der Marxschen Theorie gemacht haben. Eine Antikritik (1921), paru dès 1913 sous le titre de Die Akkumulation des Kapitals. Ein Beitrag zur ökonomischen Erklärung des Imperialismus. Plusieurs traductions françaises ont été publiées : d’abord un résumé par Lucien Laurat sous le titre L’Accumulation du capital d’après Rosa Luxemburg, suivi d’un aperçu de la discussion du problème depuis la mort de Rosa Luxemburg (Marcel Rivière, 1930) ; ensuite une traduction par Marcel Ollivier de la première partie du livre sous le titre L’Accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme (Librairie du travail, 1935) ; enfin la traduction intégrale en deux volumes par Irène Petit et Marcel Ollivier (Maspero, 1967).
2 Sous-officier de l’armée de terre allemande.
3 Sur la campagne en faveur de Zensl Mühsam et l’attitude des « compagnons de route » dans ce type d’affaire, lire Charles Jacquier, « Une lettre de Jean-Paul Samson à Romain Rolland sur Zensl Mühsam », La Nouvelle Alternative, juin 1995, n° 38, p. 56-60 ; et, pour la suite après guerre, Margarete Buber-Neumann, « Âmes mortes au xxe siècle. Le parti socialiste-communiste unifié et le sort de Zensl Mühsam », Le Libertaire, 10 juin 1949, n° 185 (rééd. dans la revue Agone, 2001, n° 25, p. 161-169). [nde]
4 Krokodil : journal satirique publié entre 1922 et la chute de l’Union soviétique auquel Maïakovski, entre autres, collabora.
5 Le pacte signé avec l’ urss par la Tchécoslovaquie visait à contrer l’Allemagne nazie. Après l’Anschluss, Hitler met au point une action militaire contre la Tchécoslovaquie. La France et la Grande-Bretagne incitent le gouvernement de Prague à céder puis, voyant que celui-ci s’apprête à combattre, traitent directement avec Hitler. Les accords de Munich qui en découlent, signés le 29 septembre 1938, aboutissent à l’annexion du pays des Sudètes à l’Allemagne.
6 La République autonome socialiste soviétique de Moldavie a été créée en 1924 comme partie de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Dans l’espoir de constituer une Roumanie soviétique, le régime stalinien a accordé de nombreux droits à la minorité roumaine d’Ukraine. Le pacte de non-agression entre l’urss et la Roumanie (1938) y met fin. Après la signature du pacte germano-soviétique, les troupes soviétiques pénètrent en Bessarabie et l’annexent à l’ urss. En 1940, l’Ukraine est séparée de la République socialiste soviétique de Moldavie nouvellement créée.
7 Les armées franquistes commencent l’offensive sur Barcelone le 23 décembre 1938, alors que les forces républicaines manquent d’effectifs et que les relèves ne peuvent être assurées. Aidés par les attaques italiennes, les corps d’armée nationalistes progressent rapidement. La ville tombe le 26 janvier 1939, annonçant l’agonie de la République.
8 La bataille de la Marne, en septembre 1914, a été remportée par les Alliés grâce à une offensive commune des troupes françaises et britanniques.
9 Les armées blanches, dirigées par Ioudénitch, étaient aux portes de Petrograd en 1919, mais des dissensions dans l’état-major ont permis à Trotski de lancer une contre-attaque victorieuse.
10 Malgré des forces supérieures en nombre et en organisation, l’Armée rouge peinaient à avancer dans sa guerre contre les troupes polono-ukrainiennes. Grâce au décryptage de messages radio de l’Armée rouge, Pilsudski est parvenu à conserver Varsovie et à repousser l’Armée rouge.
11 Voir la chronique « Pour une cause sacrée », note n° 11.
12 La Révolution prolétarienne : revue syndicaliste révolutionnaire, mensuelle puis bimensuelle, fondée par Pierre Monatte en janvier 1925. De nombreux communistes non staliniens, y compris Victor Serge, y ont écrit.
Nouvel âge : revue lancée le 9 mai 1934 par Georges Valois et rédigée par une « coopérative d’écrivains » parmi lesquels figuraient notamment Édouard Berth, elle a été publiée jusqu’au 8 juin 1940.
13 Le texte original dit « italienne » – vraisemblablement une coquille. [nde]
14 Revue théorique du socialisme puis du syndicalisme révolutionnaire qui a paru de 1899 à 1914.
15 Stefan Zweig, Les Heures étoilées de l’humanité, traduction Alzir Hella, Grasset, 1939.
16 Une nouvelle édition revue et augmentée – sous le vrai nom de l’auteur, avec un nouveau titre et précédée d’une note de Daniel Guérin – a été publiée en 1986 par les Cahiers Spartacus : Henri Paechter, Espagne 1936-1937. La guerre dévore la révolution.
17 Militant communiste américain passé au trotskisme, Felix Morrow (1906-1988) est surtout connu pour son analyse de la révolution espagnole parue en 1938, Révolution et contre-révolution en Espagne (1936-1938), consultable à l’adresse : http://www.marxists.org/francais/morrow/espagne/morrow_table.htm
18 Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) a été fondé en 1934 suite aux événements du 6 février. Son groupe dirigeant était composé de Pierre Gérôme, Paul Rivet, Alain, Paul Langevin, André Delmas et Georges Lapierre. Parmi les autres membres figuraient Paul Nizan, André Malraux et Georges Canguilhem. Son manifeste, « Aux travailleurs », obtint plus de 6 000 adhésions en 1934. L’union des familles de gauche qu’il représentait se fractura à partir de 1936.
19 L’information par la presse en septembre 1938 : une guerre manquée », numéro spécial d’Informations, janvier 1939. Ont collaboré à ce numéro : H. Bouche, C. et F. Delavoie, L. Emery, M. Alexandre, A. Drevet, G. Michon, E. Peillet, A. Soutou et M. Keim.
20 Le quotidien L’Ordre a été fondé par Émile Buré en 1929. De tendance radicale mais ayant pris position contre les accords de Munich, le journal a cessé de paraître en 1940 puis a repris sa publication de 1945 à 1948.
21 Hebdomadaire politique de tendance radicale, publié de 1927 à la guerre.
22 Vigilance était l’organe du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.
23 De 1936 à 1939, la ville de Burgos a été le siège du gouvernement nationaliste espagnol.
24 L’Action française, organe du nationalisme intégral, a été publiée entre 1908 et 1944. Ce quotidien, relais officiel du mouvement du même nom, est devenu sous la direction de Charles Maurras le principal organe de presse nationaliste et monarchiste.
25 Fondé par Moïse Millaud en 1863, Le Petit Journal, d’abord publié à un sou, fut dans les dernières décennies du xixe siècle le quotidien le plus vendu de France. Après 1936, il devint l’organe du parti social français qui avait été fondé par François de La Rocque à la suite de la dissolution des Croix-de-Feu.
26 Alexandre Barmine, Vingt ans au service de l’urss, trad. par Victor Serge, Albin Michel, édit., Paris.
27 Le président Azaña démissionne le 24 février 1939. Le lendemain, le gouvernement français et le gouvernement nationaliste espagnol signent les accords Bérard-Jordana, accords de bon voisinage et de reconnaissance de la légitimité de Franco à la tête de l’Espagne.
28 Le conflit entre le parti socialiste unifié de Catalogne, soutenu par la Généralité de Catalogne et la petite bourgeoisie, et l’opposition révolutionnaire (CNT et POUM) s’étend à toute la Catalogne en avril 1937. Lorsque se répand à Barcelone le bruit de l’arrivée d’une circulaire prescrivant le désarmement de tous les groupes ouvriers non intégrés dans la police de l’État, la tension augmente encore. Le 3 mai, les forces de répression républicaines, les Guardias de asalto, contrôlées par les staliniens, tentent de prendre le contrôle du central téléphonique de Barcelone, aux mains de la CNT depuis juillet 1936, et affrontent dans une extrême confusion la base des syndicats anarchistes qui se défend les armes à la main. Comme l’analyse à chaud George Orwell, « la vraie lutte se déroule entre la révolution et la contre-révolution ; entre les ouvriers qui essaient désespérément de préserver un peu de ce qu’ils ont conquis en 1936 et la coalition libéralo-communiste qui réussit si bien à le leur reprendre » (G. Orwell, « J’ai été témoin à Barcelone », La Révolution prolétarienne, 25 septembre 1937 [rééd. Agone, 2000, n° 24, p. 153-162]).
29 Au début de 1939, le gouvernement Negrín a trouvé refuge à Toulouse. Le président Azaña et d’autres ne croient plus à la prolongation de la lutte soutenue par Negrín qui plaide pour un retour en Espagne. Azaña démissionne et Negrín revient en Espagne. Il réunit immédiatement les chefs militaires qui déclarent presque tous la résistance désormais impossible. Franco, de son côté, refuse de négocier avec Negrín, Vayo et les communistes. Le colonel Casado fomente alors un coup d’État avec l’aide de membres de la CNT. Negrín, sentant monter le péril, remanie son gouvernement et nomme des communistes aux postes clés du commandement militaire. Le 5 mars, Casado réunit les conspirateurs et le lendemain la Junta de Defensa Nacional est proclamée. Le général Miaja la préside, Besteiro est aux Affaires étrangères, Carrillo à l’Intérieur, Casado à la Défense, etc. Tous les syndicats et partis du Front populaire y sont représentés à l’exception du PC. Negrín et Vayo quittent alors l’Espagne pour la France tandis que des combats entre des communistes et la Junte s’engagent. Franco refuse de négocier et exige une capitulation. À la fin du mois, les dirigeants de la Junte fuient le pays.
30 Traduit et préfacé par Pierre Pascal, il faudra attendre 1974 pour que le texte d’Alexandra Kollontaï, L’Opposition ouvrière, soit publié en livre aux éditions du Seuil. Il est consultable en ligne, dans la traduction qu’en avait donnée la revue Socialisme ou Barbarie (janvier-mars 1964, n° 35), à l’adresse : http://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1921/00/akoll_oo.htm
31 Lire « Le Birobidjan, république juive ».
32 Le Bund, ou Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, fut fondé en 1897 dans la clandestinité. Opposé à l’autocratie tsariste, il fut non seulement le premier parti politique juif, socialiste, marxiste et laïque, mais développa aussi un véritable mouvement culturel autour du yiddish. Lire Henri Minczeles, Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif, Austral, 1995.
33 L’invasion italienne de l’Albanie se produit entre le 7 et le 12 avril 1939. L’armée italienne, forte de 100 000 hommes, domina rapidement les troupes albanaises, faisant alors de l’Albanie un protectorat italien.
34 Styr-Nhair, « L’organisation de la défaite en Espagne », La Révolution prolétarienne, 10 et 25 mai 1938, n° 270 et 271, p. 5-9 et 7-9. [nde]
35 Esquerra republicana de Catalunya ou Gauche républicaine de Catalogne, parti politique nationaliste fondé en 1931.
36 Lucien Laurat, Le Marxisme en faillite ? Du marxisme de Marx au marxisme d’aujourd’hui, Editions Pierre Tisné, 1939.
37 Henri de Man a fait justement remarquer dans L’Idée Socialiste que le socialisme et le communisme se sont souvent partagé des couches différentes de la classe ouvrière. C’a été particulièrement vrai en Allemagne où des millions de chômeurs passèrent ensuite du communisme au nazisme. [nda]
38 Victor Serge, « La fin de Iagoda », La Révolution prolétarienne, 10 avril 1937, n° 244, p. 4.
39 La ville de Iekaterinbourg a porté le nom de Sverdlovsk de 1924 à 1991, en hommage au militant bolchevik Iakov Sverdlov (Iankel Solomon, dit) [1885-1919].
40 Nicolas Skobline agissait comme agent soviétique depuis 1930 au sein de l’Union générale des combattants russes.
41 Cette « Lettre au Comité central du parti communiste pansoviétique » date du 17 juillet 1937. Elle est reproduite in Lettres au bourreau, op. cit., p. 27-40. Lire également Elsa Poretski, Les Nôtres, Actes Sud, « Babel », 1999.
42 Au printemps 1939, Krivitski, aidé du journaliste Isaac Don Levine, témoigna de son expérience d’agent soviétique dans une série d’articles parus dans le Saturday Evening Post, repris en novembre de la même année dans les livres I Was Stalin’s agent, Hamilton, Londres, 1939 et In Stalin’s Secret Service : An expose of Russia’s secret policies by the former chief of the Soviet intelligence in Western Europe, Harper & Brothers, New York, 1939 (traduit en français l’année suivante : rééd. J’étais un agent de Staline, Champ libre, 1979). Sa lettre à la presse ouvrière (Bulletin de l’opposition, 1937, n° 60-61) est reproduite in Lettres au bourreau, op. cit., p. 43-48.
43 Phrase extraite d’Ainsi parlait Zarathoustra.
44 Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit, préface d’André Gide, Gallimard, 1931. Le livre a obtenu le prix Femina.
45 Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Gallimard, 1939.
46 Paul Morand, Rien que la terre : voyage, Grasset, 1926.
47 L’aviateur Jean Mermoz (1901-1936), figure légendaire de l’Aéropostale, effectua de nombreux vols transatlantiques. Henri Guillaumet (1902-1940), autre aviateur de l’Aéropostale, survécut à un écrasement dans les Andes. C’est Antoine de Saint-Exupéry qui vint le secourir.
48 Titre d’un chapitre de Terre des hommes, op. cit.
49 Voir « Le coup de la fausse nouvelle », note n° 25.
50 Au total, on estime entre 150 000 et 200 000 le nombre de personnes condamnées à mort et exécutées entre avril 1939 et juin 1944.
51 Sur la situation des apatrides, voir Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 815 sq.
52 « Le Birobidjan, République juive » ; « Remarques sur l’antisémitisme ».
53 Entre 1 500 et 1 800 personnes y ont trouvé la mort entre 15 et le 17 février 1919.
54 Wladimir Rabinovitch, « Charles Péguy : “Témoignage d’un Juif” », Esprit, juin 1939, p. 321-332.
55 Gonzague Truc, « Rome et les Borgia », Grasset, éditeur. [nda]
56 Dans la mythologie grecque, les Ménades sont les accompagnatrices de Dionysos – des femmes possédées qui personnifient les esprits orgiaques de la nature.
57 Réédité par Bélibaste en 1971 et La Table ronde en 2003.
58 Le 9 Thermidor (27 juillet 1794) est marqué par l’arrestation de Robespierre, Saint-Just, Couthon, Le Bas et Augustin Robespierre sur proposition de Tallien, à l’issue d’une séance de la Convention. Le lendemain, après une nuit de Commune insurrectionnelle qui ne parvient pas à changer le cours des choses, Robespierre et vingt et un de ses compagnons sont guillotinés. Plusieurs dizaines d’autres sont exécutés à leur tour dans les jours suivants.
59 Georges Lefebvre, Les Thermidoriens, Colin, p. 134. [nda]
60 Georges Lefebvre, Les Thermidoriens, op. cit., p. 197. [nda]
61 Le 18 avril, l’URSS propose à la France et à la Grande-Bretagne un pacte militaire et politique d’assistance mutuelle. Celui-ci est rejeté par Londres le 7 mai. Les négociations s’enlisent dans les mois suivants malgré les pressions françaises. Le 12 août s’ouvrent à Moscou des négociations tripartites pour la signature d’une convention militaire, sans succès. Le 22 août, le Premier ministre Chamberlain envoie à Hitler un message pour instaurer une trêve et le prévenir qu’une action contre la Pologne provoquerait la guerre. Le lendemain est signé le pacte germano-soviétique.
62 Sur les années de captivité de Serge, voir Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 734-770.
63 Parmi ceux-ci : Aragon, Elsa Triolet, Jean-Richard Bloch.
64 Il s’agit de Romain Rolland.
65 Voir la chronique « Un puissant faux prophète », note n° 87.
66 Sur les rapports entre Victor Serge et Romain Rolland, voir les travaux de Jean Rière, en particulier les notes des Mémoires d’un révolutionnaire… (op. cit.) et le numéro spécial des Cahiers Henry Poulaille consacré à Victor Serge (1991, n° 4-5, p. 71-72).
67 Les armées allemandes attaquent la Pologne le 1er septembre 1939. Le 3, le Royaume-Uni, la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande déclarent la guerre à l’Allemagne. Conformément aux clauses secrètes du pacte germano-soviétique, l’Armée rouge pénètre à son tour en Pologne, par l’est, le 17 septembre.
68 Victor Serge, Destin d’une révolution. URSS 1917-1937, Grasset, 1937 (repris in Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 315-493).
69 « Raskolnikov » ; « Le drame de Raskolnikov ».
70 André Malraux, Le Temps du mépris, Gallimard, 1935.
71 Serge s’en prend sans doute ici à Malraux pour sa participation au Congrès des écrivains soviétiques en 1934.
72 André Malraux, L’Espoir, Gallimard, 1937.
73 Réédité en 2003 par les éditions du Félin avec une préface de Benoît Rayski.
74 Lire Boris Souvarine, « Une partie serrée se joue entre Hitler et Staline », Le Figaro, 7 mai 1939 ; article reproduit dans Boris Souvarine, À contre-courant. Écrits 1925-1939, Denoël, 1985.
75 Les trois pays baltes signent avec l’Allemagne des pactes de non-agression le 7 juin 1939, puis, du 28 septembre au 10 octobre, des accords d’assistance mutuelle avec l’urss. Ils seront ensuite successivement occupés par l’urss, par l’Allemagne, puis à nouveau par l’urss.
76 La guerre entre la Finlande et l’ urss sera déclarée le 30 novembre 1939 et s’achèvera avec le traité de Moscou le 12 mars 1940.
77 Riga tombe en 1917. L’année suivante, le traité de Brest-Litovsk accorde les pays baltes à l’Allemagne mais l’armistice leur permet de déclarer leur indépendance.
78 Les Cahiers Spartacus publieront en 1947 (rééd. 1972) un recueil d’articles écrits au Mexique en 1945-1946 sous le titre de : Le nouvel impérialisme russe.
79 Amiral Richard Byrd, Pôle Sud, Grasset éditeur.
80 Hebdomadaire du Cercle du libre examen de l’université libre de Bruxelles – cercle lui-même créé en 1928 –, qui ne semble avoir paru qu’en 1939.
81 Voir « Le drame russe. Boukharine », note n° 89.
82 Pour une discussion sur les thèses de Prieto et sur les événements relatés dans cette chronique, voir Pierre Broué et Émile Témime, La Révolution et la Guerre d’Espagne, Minuit, « Arguments », 1961, p. 443 sq.
83 Résultat d’une machination du NKVD, le POUM est interdit en juin 1937 et ses principaux dirigeants sont arrêtés.
84 Stachevski avait pour fonction officielle celle d’attaché commercial. Il agissait comme éminence grise de l’ambassade russe en Espagne.