1er-2 janvier 1938
L’année 1936 s’était close par l’étonnante résistance de Madrid. Madrid, bombardée, Madrid aux enfants massacrés repoussa l’armée fasciste parvenue jusqu’à sa banlieue même, dans la cité universitaire. Les généraux victorieux se découvrirent vaincus. Les milices populaires, vaincues à Irun, vaincues à Tolède, se découvrirent invincibles. Je n’ignore pas le rôle, dans ce retournement de situation, des chars d’assaut et des avions soviétiques, de l’armement mexicain, d’autres armes encore dont la discrétion commande de ne point parler. Mais si, à la guerre, les hommes ne sont rien sans armes, les armes sont moins que rien sans l’homme. Madrid fut sauvée, plusieurs fois sauvée, par les milices ouvrières et par des volontaires ouvriers accourus du monde entier. L’année 1937 s’est achevée sur la victoire républicaine de Teruel. Là encore, et cette fois dans l’offensive, des régiments formés d’ouvriers et de paysans ont vaincu. Qui ont-ils vaincu ? Les généraux de leur pays, menant au combat tout ce que la bourgeoisie et les classes moyennes comptent de réactionnaires actifs, disposés à risquer leur peau pour défendre des privilèges indéfendables autrement que par le coup de force. Les généraux, les techniciens, les légionnaires envoyés de Rome et de Berlin pour implanter en Espagne un régime totalitaire.
Et voilà le fait nu qui nous réconforte au seuil de 1938. En dix-huit mois de guerre, après tant de tueries, de bombardements, de villes décimées, de pauvres gens fusillés, de mensonges répandus à grands frais dans toutes les gazettes du monde, après tant de torpillages, de conférences diplomatiques, de menaces de guerre européenne, les puissances fascistes enregistrent dans la péninsule ibérique un éclatant échec. Et pourtant, les travailleurs d’Espagne n’ont pas eu la partie belle et ce n’est pas fini, loin de là. En fait, ils ont subi à la fois la pression de l’ennemi avoué et celle de l’ennemi inavoué, qui était, qui est encore derrière eux. Deux dictatures totalitaires les attaquaient parce qu’ils représentaient l’avant-garde active, en marche, du socialisme européen. Franco et ses pareils se fussent parfaitement accommodés, n’en doutons point, d’une république réactionnaire, qui n’eût pas menacé de toucher à la propriété. Mais dès octobre 1934, les Alliances ouvrières, en s’insurgeant pour ne pas laisser escamoter le pouvoir par des politiciens fascistes et fascisants – le coup de Hindenburg, von Papen, Hitler, recommencé en douce, à Madrid avec le président Alcala Zamora, le premier ministre Lerroux, le leader des droites Gil Robles – avaient témoigné d’une force énorme et bien éveillée. S’agissait-il de la forme démocratique du gouvernement ? Tant que cette forme au lieu de menacer les privilèges des possédants sert à les perpétuer, on la trouve bonne. Quand elle risque de faire passer les leviers de commande aux mains de ceux qui réclament la réforme agraire, c’est-à-dire l’expropriation des seigneurs de la terre au profit des paysans, et le contrôle de la production au profit des producteurs – que ce programme soit nettement exprimé ou seulement « dans l’air » dont vivent les masses – on trouve aussitôt la démocratie tellement insupportable que les gens les plus épris d’ordre se mettent à lever des bandes armées ; que les patriotes font appel à l’étranger ; que les généraux se parjurent, assaillent le pays qu’ils ont, paraît-il, charge de défendre ; que le haut clergé bénit tout cela ; que les chancelleries, même celles des autres pays démocratiques, plus stables, conscientes du péril de l’exemple, avouent préférer en somme, s’il faut absolument choisir, le fascisme à la révolution, la réaction, par le fer et par le feu, avec tous les risques qu’elle comporte pour le monde, à la marche du socialisme.
C’est ce qui arriva en 1936. La France du front populaire eût pu, en continuant avec l’Espagne le commerce légal des armes, aider les milices à s’équiper suffisamment, en peu de mois, pour battre les généraux rebelles. Elle ne le fit pas parce que le gouvernement de Londres s’y opposa, soutenu en réalité par toute la bourgeoisie française. Toutes les chancelleries comprenaient fort bien que la défaite des nationalistes insurgés contre la nation eût entraîné des réformes de structure tout à fait capitales. De sorte qu’assaillis par les uns, boycottés par les autres, les travailleurs les plus virils de l’Occident, ceux qui jusqu’ici avaient gardé leurs forces intactes, – n’ayant point participé à la grande guerre, – eurent à subir la pression universelle des puissances capitalistes. L’URSS même, en leur accordant un secours précieux, agit dans le même sens, pour des raisons que nous n’analyserons pas ici : elle fit, en Espagne républicaine, une politique modéré, conservatrice, visant à la stabilité sociale ; si bien que, parlant à de mes amis, des ministres du cabinet Negrin désignaient les communistes comme formant « l’extrême droite ».
Il faut considérer ainsi dans toute leur grandeur les forces auxquelles les travailleurs d’Espagne tiennent tête depuis dix-huit mois pour se rendre compte de ce que signifie leur résistance victorieuse. Ce n’est pas seulement le coup d’arrêt au fascisme montant à travers l’Occident, c’est aussi, malgré de tragiques revers comme le sacrifice des Asturies, malgré certains drames navrants de l’intérieur, l’éclatante démonstration de la capacité, de la vitalité, de la puissance des masses laborieuses.
8-9 janvier 1938
Je me souviens d’un écrivain dont chaque page rendait un son plein, d’œuvre vivante, vécue, douloureuse, indignée, révoltée… Je ne le lus que par fragments, mais ces fragments me suffisent. Par millions, nous de ce temps, nous avons cheminé à travers la nuit sans en atteindre le bout. Tunnel sans fin ! Les guerres, les prisons, les révolutions vaincues ou escamotées, la sordide petite bataille quotidienne pour les cent sous, pour les cent francs, le mensonge asphyxiant respiré toute la vie sans masque protecteur, – le mensonge qui se plaque même à votre face pour la modeler… C’est ça la Nuit de l’homme moderne 1. Je fus, comme nombre d’autres, reconnaissant à l’écrivain inconnu qui en sortait pour lâcher ce cri forcené, ce cri désespéré, au visage des satisfaits. Il s’appelait Louis-Ferdinand Céline. J’ouvris plus tard, après des années, un autre livre de lui, aussi copieux que le premier, mais dont je ne vins pas à bout 2. Un mauvais relent de sexes échauffés, de latrines, d’obsessions tristes et sales en venait à travers un style violent et brutal devenu du procédé. Ce jaillissement d’exclamations après les points de suspensions, cet étalage de scatologie, ces hyperboles du dégoût rappelaient Octave Mirbeau, avec moins de mesure dans l’exagération et surtout beaucoup moins d’intelligence dans la vision.
L.-F. Céline fit ensuite un voyage en Russie pour, à son retour, se frapper la poitrine : Mea culpa 3 ! Mais il n’avouait aucune faute sinon peut-être d’avoir cru, tout au fond de lui-même, que l’homme, cette brute définitive, pourrait être un jour tiré de la bestialité… Ces pages, d’un pessimisme noir et bas, étaient sans grandeur ni force parce qu’elles étaient sans intelligence. Il faut des nerfs à l’écrivain et qui sachent percevoir la souffrance d’autrui, sonder celles des masses, susciter le verbe vengeur, exalter la puissante invective, l’appel bouleversant. Mais il lui faut aussi quelque capacité de réflexion, quelque penchant à la méditation sur les causes, les effets, les voies et les chemins. Céline avait vu de la misère et de l’oppression en URSS, il n’avait rien vu au-delà, rien pensé au-delà. Pas un instant, il ne paraissait s’être arrêté à considérer les chantiers d’une transformation sociale autrement que du haut de ses petits points d’exclamation. Il ne condamnait pas les naufrageurs d’une révolution, mais la révolution tout entière ; il ne dénonçait pas les fossoyeurs du communisme, mais le communisme ; il ne recherchait pas les causes d’une défaite des travailleurs socialistes, qui ne saurait être qu’un moment de l’histoire, il crachait sur le socialisme, sur l’homme, sur tout, avec cette abondance de salive qui lui est propre.
Bagatelles pour un massacre reprend les mêmes motifs en près de quatre cents pages insurmontables, où les verbes et les substantifs dérivés du mot cul tiennent une place accablante de monotonie, en y ajoutant une obsession nouvelle, taraudante, hallucinante, abrutissante et par-dessus tout écœurante : la haine du Juif 4. Au fond, l’antienne est vieille, tous ces bobards sont éculés, ces citations outrageusement fausses ont traîné dans des tas d’officines louches et pis que cela, ces renseignements sur la puissance de la juiverie et de la maçonnerie mondiale, sur les milliards versés à Lénine-Trotski en 1917, par la finance juive, pour faire la révolution russe, sur les origines juives de Lénine – et cætera, et cætera –, toutes ces mornes sornettes, Céline les a ramassées dans les antiques poubelles de l’antisémitisme… Rien de neuf ni d’original là-dedans, sinon la gageure d’en faire tant et tant de pages décousues, toutes les mêmes, par un procédé si monocorde que le plus sec des gens de plume pourrait fabriquer du Céline, à tant la page, après une heure d’apprentissage. Je mets le lecteur au défi de lire trente pages de ça, ligne à ligne, comme lire se doit un livre digne de ce nom. Et d’arriver au bout de cette nuit-là, il ne saurait être question.
Mystification virée au sinistre ? Œuvre de déséquilibré ? Conversion cynique à la plus misérable des causes ? L’état d’esprit exprimé par ce livre, la réaction l’a sciemment créé et entretenu en Russie sous l’ancien régime, en Allemagne nazie, dans des coins d’Algérie, et l’homme moderne lui doit les pogromes, le supplice des Juifs dans les camps de concentration d’Oranienburg 5, de Dachau et autres lieux, l’assassinat d’un Erich Mühsam*, clair poète, dans une cellule de prison, ce document, photographique, enfin, provenant d’une rue de Munich 1934 : de vigoureux garçons en chemise brune, le revolver à la taille, font marcher par la rue un intellectuel à lunettes qui porte sur sa poitrine cet écriteau :
« Je suis un Juif immonde ».
C’était un avocat connu ; on le tua.
L’utilité de ce genre de littérature – si littérature on peut dire – se voit aisément : elle peut contribuer au lendemain de certaines mobilisations ou de certains désastres à détourner la fureur des foules vouées au massacre, des vrais responsables sur les petits boutiquiers juifs des quartiers d’émigrés. Elle trouble les consciences obscures en y bouleversant les notions de causalité. La misère, les crises, les conflits, l’insécurité, l’iniquité, tout cela n’est plus dû à une certaine forme de l’organisation sociale, fondée sur la propriété capitaliste des moyens de production, mais à la malignité du Juif.
L’antisémitisme est, dans la décadence du régime actuel de la production, un sous-produit du nationalisme, poison au second degré, appelé à désagréger l’intelligence des masses. Qu’opposer au redoutable sentiment de solidarité internationale, né de la communauté de travail et d’épreuves de l’immense majorité des hommes, qu’opposer à la raison qui constate l’unité du monde civilisé – unité de technique, unité de culture fondée sur la diversité même, unité d’aspiration vers le bien-être et la paix inaccessibles –, qu’opposer à cette inexorable nécessité révolutionnaire, pour maintenir encore un peu les vieux privilèges, les vieilles petites frontières barbelées, les vilaines petites haines indispensables aux privilèges et aux frontières – sinon la mystique des races ? Peu importe que le concept même de race ne résiste à aucun examen, il n’est que d’appliquer aux savants le régime de la trique et de la confiture. Or, la mystique des races se doit d’être prudente : on ne saurait chauffer trop à blanc l’Allemand contre l’Anglais, car l’Anglais est puissant. Le seul peuple que l’on puisse persécuter impunément est celui qui, n’ayant plus de territoire, n’a d’autre puissance que sa capacité de travail. Faute de comprendre ces choses simples, un écrivain démoralisé touche aujourd’hui le fond de la nuit la plus sordide.
15 janvier 1938
Trop souvent, dans ces colonnes, il m’est arrivé d’adresser un adieu à des morts, et trop souvent aussi à des morts suppliciés… Tel est le temps présent. Qu’il me soit permis de parler aujourd’hui d’un ami assez probablement vivant et que l’on devrait pouvoir sauver, dès lors…
C’est en 1921, à Moscou, que je rencontrai Francesco Ghezzi*, alors réfugié dans la première république socialiste du monde 6. Je n’oublierai jamais son dur et fier visage anguleux, au front bombé, l’ardeur de son regard et de sa parole. Je devais le voir s’user, vieillir même en peu d’années, maigrir, passer par une foule d’épreuves : mais gardant et toute sa foi ouvrière et tout son courage de militant.
Il avait été, dans l’Italie effervescente de l’après-guerre, un des militants les plus actifs de l’Union syndicale, vaste organisation syndicaliste à tendance libertaire 7. Inculpé à la suite d’un attentat (commis par d’autres…) à Milan, au théâtre Diana 8, Ghezzi se rendit en Russie où il assista au 1er congrès de l’Internationale des syndicats rouges 9. Puis, il voulut vivre en Allemagne, mais y fut arrêté sur la demande du gouvernement italien. Bien qu’il ne fût pas communiste, loin de là, le gouvernement soviétique le réclama et lui offrit l’asile. L’URSS, en ces temps lointains, offrait généreusement l’hospitalité à tous les proscrits, pourvu qu’ils appartinssent à la cause de la liberté.
Francesco Ghezzi se fixa à Moscou. Dédaignant les bons emplois administratifs qui eussent engagé sa conscience, il préféra demeurer un ouvrier d’usine. Il connut le chômage. Je l’ai vu vivre avec des allocations de 27 roubles par mois à une époque où les fonctionnaires du parti touchaient 225 roubles, ce qu’on estimait être un traitement minimum (les spécialistes sans parti gagnaient davantage). Il continuait à militer à sa façon, prenant la parole dans les assemblées d’usine, fréquentant les syndicalistes étrangers de passage à Moscou, correspondant avec l’Amérique et l’Europe, jouissant auprès de tous ceux qui le rencontraient d’une autorité grandissante, due à une intelligence claire et à un sentiment, indéfectiblement éveillé, de l’intérêt ouvrier.
On l’arrêta en 1929. Il disparut sans procès, sans défense, mystérieusement envoyé à la prison de Souzdal, vieux monastère où dès le xvie siècle on enfermait les hérétiques. L’affaire Ghezzi eut alors un grand retentissement. Le délit d’opinion était flagrant, l’homme, un probe révolutionnaire, n’offrait prise à aucune calomnie. D’immenses espérances se rattachaient à l’URSS, pour une foule d’hommes épris de liberté, qui s’étonnèrent qu’un Ghezzi pût connaître la prison douze ans après la victoire de la révolution d’Octobre. D’une protestation d’intellectuels publiée à cette époque, j’extrais ces lignes éloquentes :
« Nous demandons que Francesco Ghezzi soit libéré immédiatement et qu’il soit autorisé à aller vivre à l’étranger si bon lui semble. Nul doute qu’il n’y reste ce qu’il a toujours été : le compagnon de tous ceux qui luttent pour l’émancipation de la classe ouvrière et l’avènement d’une société prolétarienne.
Romain Rolland*, Édouard Autant, Mme Autant-Lara, Jean-Richard Bloch, Félicien Challaye, Georges Duhamel, Luc Durtain*, J. Grandjouan, Panaït Istrati, Charles-André Julien, P. Langevin, Marcel Martinet, Frans Masereel, Mathias Morhardt, Charles Vildrac, Andrée Viollis, Léon Werth… »
Ghezzi nous fut rendu au début de la révolution espagnole, parce que ses amis de la CNT d’Espagne surent se joindre à nos protestations, en exigeant sur un ton fraternel mais très ferme que le scandale de sa captivité prît fin. Il revint à l’usine. Deux années de dure prison ne l’avaient point aigri. Il gardait, modeste participant à l’œuvre soviétique, une réserve d’enthousiasme raisonné sur laquelle les tribulations personnelles n’avaient pas de prise. Il gardait aussi toute sa liberté d’esprit.
Nous qui le connaissons et l’aimons – car nous sommes nombreux –, nous tremblions pour lui, depuis des mois. Nous savions qu’il vivait péniblement, d’un médiocre salaire d’ouvrier qualifié, dans la maison vide d’un de ses amis déportés. Et voici que la mauvaise nouvelle nous arrive : Ghezzi a disparu, arrêté à Moscou, il y a quelques semaines. Nul ne sait naturellement ni quand ni pourquoi. Est-il, du reste, besoin d’un pourquoi, aujourd’hui que toute la génération dont il est, lui aussi, bien qu’étranger, est proscrite ? Cette fois, n’en doutons point, il ne s’agit pas seulement de sa liberté, il s’agit de sa vie.
Il y a le communiste Rákosi* dans une prison hongroise. Il y a le communiste Thälmann* dans une prison allemande. Il y a le républicain Carlos Prestes* dans une prison brésilienne.
Il y a, en Russie, Eva Broïdo*, vieille militante socialiste, déportée depuis huit ans dans le bled sibérien ; et Marie Ioffé*, veuve du grand ambassadeur soviétique, déportée ou emprisonnée depuis huit ans… Il y a… Ils sont trop. Il y a, désormais, l’ouvrier syndicaliste Francesco Ghezzi, en péril de mort parce qu’il a derrière lui une belle vie toute employée au service de la classe ouvrière en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Russie. Nous ne pouvons que peu de chose pour le salut de tous ces vaillants : que du moins leurs noms et leur exemple nous soient sans cesse présents à l’esprit. Car nous vivons aussi pour la justice.
22-23 janvier 1938
Quand les peuples auront la mémoire moins courte, l’histoire ne se répétera probablement plus d’une façon aussi désolante. Il suffirait en effet de la connaître sur quelques points pour être prémuni contre certains mauvais tours. Un auteur, qui a sans doute des raisons fort valables de s’effacer dans l’anonymat, vient de publier, à Paris, une Histoire du fascisme italien, extrêmement édifiante à ces égards 10. Nous y voyons le fascisme naître dans la confusion sociale du lendemain de la guerre, alors que tout présage au socialisme une prompte victoire. En 1920, la CGT comptera 2 150 000 adhérents, le parti socialiste en aura 200 000, avec 156 mandats à la Chambre, représentant 1 840 000 suffrages. Le quotidien socialiste l’Avanti ! atteindra un tirage de 300 000 exemplaires 11. Et ce ne sont pas là les seules forces révolutionnaires : les syndicalistes et les anarchistes ont aussi, jusque dans les campagnes, une large influence. Le parti populaire (catholique), fondé par don Sturzo 12, rassemble dans ses syndicats chrétiens plus d’un million de travailleurs dont beaucoup sympathisent avec les socialistes. En 1920, la crise de l’après-guerre devient une crise de régime. Question agraire, question des salaires et du coût de la vie, politique financière, politique de la production, on est à la croisée des chemins et les travailleurs le sentent, le voient aussi bien que le patronat, les financiers, les milieux gouvernementaux. En substance, on a le choix entre deux sortes de solutions : les solutions socialistes qui imposent des modifications décisives sur le plan de la propriété et de la répartition du revenu national, et les solutions réactionnaires, dont personne n’ose parler à haute voix, car elles sous-entendent désormais la dictature contre les travailleurs, c’est-à-dire contre l’immense majorité de la nation.
Mussolini, exclu du parti socialiste par suite de son attitude belliciste, a pu lancer le Popolo d’Italia 13, avec les fonds que lui a fournis une puissance intéressée à l’entrée en guerre de l’Italie. Il forme en 1919, à Milan, avec deux cents auditeurs, son Faisceau de combat dont le programme en quatorze points est nettement révolutionnaire, dans l’incohérence, il est vrai. En voici les principaux articles :
« 1) Constituante nationale, section italienne de la constituante internationale des Peuples… 2) République. Décentralisation. Autonomie des régions et des communes, suffrage universel, égal et direct des deux sexes, droit de référendum et de veto. 3) Abolition du Sénat, suppression de la police politique, élection des magistrats… 4) Suppression des titres de noblesse… 5) Suppression du service militaire obligatoire. 6) Libertés d’opinion, de presse, d’association… 7) Enseignement pour tous… 8) Hygiène publique. 9) Suppression des sociétés anonymes et par actions, suppression des banques et des bourses. 10) Taxation des fortunes privées, confiscation des revenus improductifs (sic). 11) Journée de huit heures. 12) Réorganisation de la production d’après le principe coopératif et participation des ouvriers aux bénéfices. 13) Abolition de la diplomatie secrète. 14) Politique internationale s’inspirant de la solidarité des peuples et de leur indépendance dans une Confédération des États. »
On remarque de prime abord que le fascisme victorieux a fait exactement, point par point, le contraire de ce qu’il promettait en naissant. Mais à la vérité, il ne savait pas bien lui-même où il allait. Il rassemblait des éléments actifs, énergiques et mécontents, venus des groupes d’avant-garde des milieux d’anciens combattants. C’était une formation de déclassés. Tant que l’initiative appartint à la classe ouvrière, le fascisme fut pourtant avec elle. Mussolini approuva hautement les occupations d’usines, tout en se prononçant avec violence contre le « conservatisme réactionnaire » du parti socialiste. Que n’écrivait-il pas d’ailleurs, au jour le jour ! « Nous sommes absolument hostiles à toute espèce de dictature ! » (Popolo d’Italia, 24 mars 1920) « Nous défendons toute liberté contre toute tyrannie y compris la tyrannie soi-disant socialiste. » (Popolo d’Italia, 11 novembre 1919) Sa façon démagogique ne lui valait que de médiocres succès. Aux élections de 1919, s’étant présenté à Milan où il avait le plus de partisans, Mussolini réunit à peine 5 000 suffrages sur 350 000 électeurs inscrits.
L’Italie pouvait faire sa révolution socialiste, tout nous porte aujourd’hui à le croire. Elle ne la fit pas. Les socialistes italiens craignirent le blocus : la péninsule manque de blé, de combustibles, de matières premières et les gouvernements de l’Entente faisaient alors le blocus à la République des Soviets. L’auteur du livre que je parcours n’indique pas ces raisons, extrêmement sérieuses, de la carence socialiste. – « Révolutionnaire » et antisocialiste, dans un pays effervescent, le Fascio était en fait à vendre. On l’acheta tout de suite. S’il put s’armer, s’il put multiplier ses organisations, c’est que le gros patronat, les banques et les ministres mêmes des cabinets démocratiques le subventionnèrent et l’encouragèrent pour l’utiliser contre le mouvement ouvrier. Il leur offrait à point nommé une troupe de choc. « Les squadre fascistes sont abondamment pourvues d’armes par les soins du ministre de la guerre Bonomi qui leur fournit même des instructeurs… » Les gouvernements les laissent faire et, rien que dans les six premiers mois de 1921, ces bandes armées détruisent 59 bourses du travail, 85 coopératives, 25 maisons du peuple, 43 associations d’ouvriers agricoles, 51 cercles politiques, 10 imprimeries, 6 journaux quotidiens – d’après l’historien officiel du fascisme, Chiurco 14. Si elles finissent par occuper Rome, c’est que le gouvernement Facta, continuant la politique du libéral Giolitti leur a délibérément abandonné la rue 15. Des politiques libéraux, dont la candeur paraît aujourd’hui à peine vraisemblable, comptaient sur le roi Victor-Emmanuel pour organiser la résistance au coup de force. Victor-Emmanuel, préférant le condottiere réactionnaire à des politiciens usés et craignant par-dessus tout les masses populaires, invita Mussolini, républicain de la veille, à former le ministère…
Ainsi, le fascisme italien n’a pas pris le pouvoir : il l’a reçu des mains du roi et de la bourgeoisie libérale défaillante. Il s’est imposé, grâce à une incohérence étoffée d’antisocialisme, comme une sorte de milice volontaire au service d’une réaction patronale, financière, aristocratique, monarchique, trop faible pour combattre à visage découvert. Il a réussi une contre-révolution préventive parce que la classe ouvrière n’avait pas osé, en raison d’une situation internationale assez périlleuse, assumer toutes les responsabilités du pouvoir. Peu de temps après s’être affermi au pouvoir, Mussolini ordonnait l’épuration de son parti, afin d’en exclure les révolutionnaires de la première heure qu’il avait fourvoyés et bernés.
29-30 janvier 1938
Meyerhold commença son œuvre de rénovateur du théâtre bien avant la révolution. Les poètes symbolistes, les romanciers d’une fin d’Empire, les peintres et les décorateurs comme Bakst*, les créateurs des premiers ballets russes comme Diaghilev et Nijinski, les révolutionnaires mêmes dont la passion refoulée se faisait partout sentir créaient, entre 1905 et 1917 – c’est-à-dire entre deux révolutions –, une ambiance dans laquelle le théâtre, pour vivre, devait subir une rénovation totale. La société russe tout entière traversait une sorte de mue. Nul n’y était moins sûr du lendemain qu’un grand-duc ou qu’un gouverneur général. Les vœux de la bourgeoisie même appelaient l’ouragan proche. « Que plus violente advienne la tempête ! » – s’exclamait Gorki à la fin d’un poème, et ce vers devenait la devise des anarchistes. Lénine, pour ses feuilles, en choisissait une autre non moins significative : « La flamme naîtra de l’étincelle. » Lénine, exilé à Paris ou Genève, confiait à Lounatcharski la direction de l’école du parti bolchevique de Bologne où se formaient quelques-uns des dirigeants de l’URSS future (et des fusillés de 1936-1937). Au sortir des cours de l’école de Bologne, après les petites conférences d’émigrés dans les grandes villes d’Occident, dans les cercles d’illégaux des villes russes, dans les salons de l’intelligentsia, chez Merejkovski*, Andreïev, Gorki, on commentait Meyerhold, ses théories, ses essais, ses premiers échecs, ses premiers succès, parce qu’il était du petit nombre des grands artistes russes – et dès lors européens – hantés du dynamisme de l’époque.
Après la prise du pouvoir par l’insurrection ouvrière, Meyerhold, rallié de bonne heure aux Soviets, se mit à l’œuvre pour des foules nouvelles, telles que le théâtre n’en avait encore jamais accueillies. Les faubourgs dévastés par la guerre civile, les relèves des tranchées, les cavaliers rouges venus de fronts lointains, des paysans, des bergers, des chasseurs du Nord ou de l’Orient, des délégués de congrès gouvernementaux qui étaient tout cela à la fois envahissaient les théâtres, les remplissant d’une avidité naïve et virile, exigeant des émotions et des idées, exigeant qu’on les fît communier avec eux-mêmes et l’univers. Ce n’était plus le public raffiné, esthétisant, au sens critique suraigu, au sens vital amoindri, des années à jamais révolues. Et il ne pouvait pas être question de lui offrir des histoires de couchages assaisonnées de calembours à triple sens ou de fine psychologie française. La vie des masses veut bien autre chose, l’amour même n’y a pas ce goût de pâtisserie parfumée ou d’eau de toilette. Il fallait redécouvrir en quelque sorte le drame antique sur des scènes pauvres en matériel, en décors, en accessoires, avec des acteurs qui souvent avaient faim. Et c’est alors, du temps de Lénine, de Trotski, de Lounatcharski, que commença de se révéler ce que l’on peut appeler avec équité le génie de Meyerhold.
Meyerhold osait. Aucune convention scénique ne l’arrêtait dans sa recherche de l’expression puissante, c’est-à-dire intelligible et portant l’émotion au maximum d’intensité. Tant pis pour les décors, tant pis pour les vieux critiques effarés, survivant au déluge. La scène tournait, s’effondrait, se désaxait, couverte d’échafaudages ou de plans superposés, parfois cassés, donnant à peine à l’esprit du spectateur quelques indications sommaires : car il ne s’agissait pas de combler sa vue paresseuse, mais de débrider son imagination, fût-ce en l’irritant un peu. La scène se couvrait de constructions authentiques, on y mangeait pour de bon, des coolies y transportaient de vraies balles de coton. Tous les mouvements y étaient stylisés avec une exagération légère qui leur faisait dépasser la petite réalité pour entrer dans la sphère d’une réalité plus intense, jusqu’à en devenir oppressante. Les trucs du cirque – et l’a-t-on assez reproché à Meyerhold ! car il y en a des imbéciles, il y en a ! –, les trucs du cirque tout à coup se combinaient avec un jeu dramatique sans défaut, la dactylo noire pirouettait étrangement, un personnage devenait Clown ou Auguste, le grotesque bouleversait la tragédie, avec violence… Comme si ce n’est pas la vérité la plus criante, comme si le Clown et M. Auguste, inconscients et impayables de gravité, ne se promenaient pas parmi nous à toute heure, même au cœur des révolutions !
Meyerhold suivait l’actualité. Les pièces à thèse qu’il monta – Hurle, Chine ! 16 ou La Punaise de Maïakovski 17, par exemple – furent les seules grandes, car il donnait à la thèse une âme tellement endiablée que les faiseurs de thèses, parmi lesquels les cuistres constipés commençaient à prévaloir, avec les années, ne le reconnaissaient plus. Meyerhold ouvrait sans bruit une porte latérale et, pendant la représentation, se collait au mur à l’angle de la scène et de la salle, observant l’une et l’autre, grand, osseux, grisonnant, avec un terrible nez en bataille, un regard gris extrêmement aigu, un beau masque gothique au front fier. À sa place dans un monde en transformation, sûr de lui-même, atteignant les sommets de son œuvre, aimé des foules, connu dans l’univers où son travail ajoutait quelque chose à l’éclat des réalisations soviétiques…
Entré dans le parti communiste, il s’y trouvait pris dans l’engrenage du conformisme. Se tenant à l’écart des discussions politiques, il fut un bon spécialiste communiste sans parti. Le régime stalinien, à ses débuts, le combla d’encouragements. On entreprit de bâtir pour lui un théâtre répondant à toutes ses audaces… Et le voici tombé en deux mois, chassé de la scène, son théâtre fermé, son personnel licencié, sa vie de créateur probablement finie – le voici seul, vieux, devant les ruines d’une œuvre unique au monde bâtie avec passion tout au long d’une vie. Nul n’y comprend rien. Pourquoi cette absurde vengeance d’un tyran vandale ? On se répond qu’il y a des précédents, après tout aussi inexplicables d’ailleurs. Taïrov*, autre metteur en scène de premier plan, a été brutalement disgracié l’année passée. Akhmételi*, le grand homme du théâtre géorgien, vient d’être fusillé à Tiflis, sans doute parce que l’amitié le liait à des vieux bolcheviks géorgiens fusillés avant lui. Meyerhold entraîne dans sa chute un membre du gouvernement, Kerjentsev, directeur des Beaux-Arts, officiellement accusé d’avoir, pendant des années, encouragé ses « plates jongleries et trucs de basse qualité » (discours de Jdanov, membre du bureau politique, à la récente Assemblée de Moscou).
Les explications officielles de la suppression du théâtre d’État le plus vivant et le plus renommé de Moscou sont farcies d’arguments de cette sorte. En réalité, Meyerhold a connu de près les hommes de la révolution, que l’on achève de supprimer. Leur esprit lui est familier, il appartient à leur famille. Pouvait-on laisser à ce témoin la tribune du théâtre ? Le régime qui se crée écarte impitoyablement de son chemin quiconque lui rappelle son propre passé – car il n’est pour lui ni pire reproche ni pire danger que ce simple rappel.
5-6 février 1938
Combien de morts à Barcelone ? Le nombre s’en accroît chaque jour. Les manchettes des premiers bombardements, dans les journaux, ont disparu. Des trimoteurs sur Barcelone, deux cents, six cents, mille victimes, cela ne mérite plus que la troisième page. C’est coutumier. Et l’une des capitales de la Méditerranée, une cité belle et ardente entre toutes, la ville ensoleillée, pleine d’art, de travaux, d’idées, d’un petit peuple qui est parmi les plus nobles du monde, subit tout près de nous ce supplice quotidien. Sera-t-elle détruite ? Après tout, il n’est que de continuer. Ce ne sera pas la victoire, pour les destructeurs, ce sera même aussi leur défaite. Car les républicains vont devoir, par représailles, bombarder Salamanque, Burgos, Séville, Saragosse – Saragosse qu’ils tiennent littéralement à leur merci. Il est relativement facile de faire des ruines et de la mort. Beaucoup plus facile que de vaincre tout un peuple pour lui imposer de vieilles et de nouvelles chaînes. L’absurdité de ces massacres et de ces destructions révolte la raison et, par une sorte d’incidence, révèle une immense faiblesse. Ce n’est pas pour vaincre, c’est par impossibilité de vaincre que l’on en arrive là. Et quand on voit les « nationaux » s’acharner, avec le concours de l’étranger, à détruire la nation et le pays, on découvre une évidence nouvelle : que ce nationalisme-là est condamné. Qu’il vit les derniers soubresauts d’une immense et malfaisante agonie. Les hommes de demain s’en souviendront avec honte. Ce n’est pas la renaissance des vieux États, c’en est la pire fin. Une victoire militaire même n’accorderait, à ce nationalisme-là, qu’un sursis sur des décombres parmi les haines, les mensonges, les plus horribles boues.
Pourquoi toute une vieille Espagne cléricale, militaire, patronale, financière et partiellement petite-bourgeoise s’est-elle dressée contre l’Espagne démocratique ? Parce qu’elle se sentait menacée dans ses intérêts primordiaux, qui sont des intérêts de propriété. Voilà ce qu’il ne faudrait oublier à aucun moment. À travers le régime parlementaire – régime de compromis entre les possédants et les non-possédants –, les masses paysannes réclamaient la réforme agraire, les masses ouvrières une condition nouvelle, impossible à établir sans collectivisation de larges domaines de la production. Aucune foi, aucune coutume, aucun esprit sinon ceux qui tiennent indissolublement au régime capitaliste de la propriété n’étaient menacés. Un million d’Espagnols sont morts, Badajoz, Madrid, Oviedo, Tolède, Bilbao, Guernica, Malaga, Barcelone, Tarragone ont saigné, saignent encore, toutes veines ouvertes, parce que la minorité privilégiée de la nation, plutôt que de consentir à s’acheminer vers l’égalité dans le travail, a tenté d’assassiner la majorité.
L’imbécillité de son crime comporte de grandes leçons. Si elle perd la partie, il y a de grandes chances que ce soit définitivement et totalement. Si la pression des puissances, toutes hostiles au socialisme, lui assurait une retraite acceptable, si une nouvelle intervention massive des États fascistes lui procurait une précaire victoire, ce serait dans un pays épuisé, qui aurait perdu le meilleur de son sang, le plus clair de ses richesses matérielles, et où les seules sources de vie, les seuls facteurs de régénération seraient compromis par la servitude imposée aux masses. Pour panser tant de plaies, reconstruire sur tant de décombres, ce ne sera pas trop de toutes les énergies de tout un peuple et soutenu par une active solidarité internationale. – Mais arrêtons-nous à considérer (au bénéfice d’autres possédants tentés, ailleurs, de suivre l’exemple de leurs pareils d’Espagne) ce qui pouvait être fait pour la collectivité espagnole tout entière, si, par une sorte d’abdication, infiniment plus raisonnable que généreuse, les classes riches de la péninsule avaient consenti à employer, sous la direction d’un pouvoir émané des masses laborieuses, à la transformation sociale, au réoutillage, à la rénovation matérielle et morale du pays, les énergies et les richesses qu’elles consacrent, en se suicidant, à sa destruction. L’Espagne offrirait aujourd’hui au monde l’exemple sans prix d’une révolution audacieuse et bienfaisante assurant d’emblée le bien-être à tous.
Que l’on ne me reproche pas de faire ici un raisonnement d’utopiste ; c’est au contraire un fort utile raisonnement et presque d’homme d’affaires. Pertes et profits. La contre-révolution préventive, quand elle entend mater par la guerre civile des masses laborieuses décidées à se défendre, devient onéreuse pour la bourgeoisie : plus onéreuse, et de beaucoup, que ne le serait une révolution acceptée, sagement subie parce qu’inéluctable. Heureux les cagoulards voués au ridicule et à des mésaventures judiciaires, car ils se préparaient un sort autrement tragique ! Le monde change, le monde ne peut pas ne point changer : que les maîtres de l’argent, les propriétaires de la terre et des usines le veuillent ou non, le vieux mécanisme de la production se détraque – et les hommes sont en marche. À vouloir empêcher l’accomplissement d’une transformation nécessaire, on ne peut que mettre la civilisation en danger, multiplier les souffrances inutiles, détruire les plus belles villes, faire ressortir avec la plus monstrueuse évidence qu’une condamnation irrémissible pèse sur les vieux privilèges.
12-13 février 1938
Résumons les faits dans leur significative simplicité. Un ingénieur, d’origine et de formation bourgeoise, parfaitement bien casé, – bref un monsieur « comme il faut » dont la situation est incontestablement « d’avenir », – dépose une machine infernale… Où ? Au siège de la Confédération générale du patronat. La maison saute, ensevelissant sous ses décombres deux agents de police. Le dirigeant le plus autorisé du patronat dénonce aussitôt à l’opinion publique ces fauteurs de guerre civile qui sont les anarchistes, les syndicalistes, les communistes, les socialistes. Toute la presse bien-pensante reprend en chœur ce facile leitmotiv. Un médecin cependant, bourgeois et d’origine bourgeoise lui aussi, installé, casé, se retire, ses consultations finies, dans son laboratoire pour y surveiller des bouillons de culture qui vont servir à provoquer chez des traîtres à la conjuration des bien-pensants et chez des adversaires politiques, des maladies mortelles… Des architectes font aménager des caves en prisons clandestines et dépôts d’armes. Un antiquaire, ayant pignon sur rue et boutique achalandée au cœur de Paris, dissimule sous ses vieilles planches des fusils-mitrailleuses, des grenades et cætera. Des messieurs très bien, mais vraiment très bien, je vous assure, qui portent des noms à particules, sont reçus dans ce qu’on appelle la meilleure société, dirigent des conseils d’administration d’entreprises lucratives, stockent les parabellums, à la manière des gangmen de Chicago et des ruffians de Marseille, font coudre des brassards, échangent des serments, forment des brigades secrètes d’hommes sûrs, font dans les bois des exercices de tir. Sur qui ces messieurs pensent-ils tirer demain ou après-demain ? Mais sur les ouvriers, voyons ! Sur la canaille en blouses, comme disait Vallès. Un capitaliste estimé, un général qui a de beaux états de services, d’autres personnages plus importants encore dont on ose à peine chuchoter les noms, président à ces préparatifs. À ces préparatifs de quoi ? Mais de défense de l’ordre contre le péril communiste. C’est du moins ce que disent ces messieurs. Des milliers d’hommes appartenant aux classes aisées sont mystérieusement organisés, enrégimentés, prêts à donner au premier signal. L’ordre sera bien défendu, n’en doutez pas.
Des jeunes gens de « bonnes familles », c’est-à-dire de condition aisée ou riche, courent les routes en auto, filant des voyageurs qu’on leur a désignés, deux hommes simples, aux fronts d’intelligence qui, rescapés de bien des répressions et des tueries totalitaires, se croient en sécurité dans une petite ville française réputée pour son climat bienfaisant. Les jeunes gens de bonne famille les rejoignent et laissent sur la route, à Bagnoles-de-l’Orne, criblés de balles et de coups de poignard, les corps de Carlo et de Nello Rosselli, – un savant et un grand militant socialiste. À peine les Rosselli sont-ils tombés que la presse sérieuse accuse hautement les anarchistes…
Quand on découvre le complot, ce n’est d’abord, dans cette bonne presse, qu’un vaste éclat de rire. Qui parle de grenades pour quelques boîtes à conserves chargées de poudre ? Allons, ce n’est qu’une vaste rigolade, allez-vous-en, monsieur Dormoy, vous vous moquez des honnêtes gens ! Et les grenades, les grenades inoffensives de la défense anticommuniste sautent par hasard, – et l’on aligne sur le parvis Notre-Dame quatorze cercueils où les restes humains ne sont vraiment que des restes…
L’un après l’autre, on arrête les ingénieurs d’un gros fabricant de pneus connu dans le monde entier. Pour tant d’armes, d’autos, de caves, de brassards, de bacilles, de compétences, de journaux menteurs, d’où vient l’argent ? Les explosifs et une partie des armes de tous ces bons patriotes proviennent de pays voisins à régimes totalitaires. L’ordre de tuer le grand militant Carlo Rosselli et l’universitaire Nello Rosselli, son frère, est venu de Rome. La voix d’un chef de gouvernement, défenseur de la culture latine, qui a dit un jour à des sbires : « Débarrassez-moi de Giacomo Matteoti », a dit en 1937, mais cette fois à des Français, gens d’ordre et libres citoyens d’une république démocratique : « Débarrassez-moi des Rosselli, – et vite ! » Sûre d’être obéie… Autorité, hiérarchie, latinité, – vous comprenez ?
Il faut réduire cet enchaînement de crimes, de menaces, d’intrigues, de préparatifs d’un crime contre la nation entière – à l’espagnole – à ce schématisme-là pour en discerner le caractère psychologique essentiel qui est l’affolement. Pendant longtemps l’esprit bourgeois a été caractérisé, en France plus qu’ailleurs, par sa mesure, son sens des réalités, son hostilité aux aventures, sa modération généralement prudente et quelquefois élevée. Dans cette tradition intellectuelle et morale, remontant après tout à Montaigne, les répressions de juin 1848 et de mai 1871 font l’effet de brusques accès de folie furieuse. Menacée dans ses intérêts vitaux, la bourgeoisie libérale, intelligente, mesurée, modérée perd la tête et devient féroce. Le sage Taine écrit que « les communards se sont mis hors de l’humanité ». Un officier versaillais montre à Élisée Reclus, prisonnier, les fumées de Paris, et lui dit : « Nous détruirons cette ville ! » Précurseur, dans l’inconscience et l’affolement, de ces conjurés d’hier qui estimaient (on me rapporte ce propos) qu’il fallait fusiller cinquante mille ouvriers environ pour faire de l’ordre dans le pays. Réfléchissons aux causes de cet affolement : c’est celui des profiteurs d’un régime qui sent l’avenir se dérober à lui.
19-20 février 1938
Depuis les temps préhistoriques, les hommes attendent le printemps comme une renaissance. Les civilisés d’aujourd’hui l’appréhendent quelque peu. Aurons-nous la guerre en avril ? Sommes-nous prêts ? Sont-ils prêts ? Oseront-ils ? Oserons-nous ? Y a-t-il suffisamment d’abris, de canons antiaériens, de masques à gaz, de chars d’assaut, de mitrailleuses, de mitraillettes, de mitraille, de mitrailleurs ? En êtes-vous sûr ? Baissez la voix, mon cher ami, les oreilles ennemies nous écoutent. Taisez-vous, méfiez-vous !
Si, malgré tout, la plupart des gens, ces propos échangés ou repérés d’un œil accoutumé dans les gazettes, ne continuaient à vivre avec une belle, une saine, une tout à fait admirable insouciance, l’Occident souffrirait aujourd’hui d’une psychose de guerre terriblement caractérisée, qui pourrait bien, à son tour, devenir une cause de guerre.
Mais les gens ont raison. Plus encore qu’à la guerre annoncée, préparée, ils croient à la paix, parce que la paix c’est la vie. Et les mortels que nous sommes ne croient en réalité qu’à la vie qui est leur seule réalité. Ces raisons de l’instinct, primordiales, suffiraient à nous rendre confiance dans les plus infernales situations. Mais pour ce qui est de la guerre, il en est d’autres, fort valables aussi, qui portent plutôt à l’optimisme.
D’abord une raison d’habitude. Des peuples peuvent vivre dans l’attente de la guerre, préparant la guerre, sans que la guerre éclate. Depuis 1920, c’est-à-dire depuis la campagne de Pologne 18, l’URSS, où j’habitais, a sans cesse vécu sous l’empire d’une psychose de ce genre, due au sentiment de sa propre vulnérabilité et aux préparatifs, très réels, de certains pays voisins. Plusieurs fois, le conflit parut tout à fait imminent. L’URSS et ses voisins, non moins alarmés de leurs côtés, ont pourtant vécu en paix pendant dix-huit ans (réserves faites sur un conflit local en Mandchourie) et il y a raisonnablement plus de chances pour que cela continue que pour que cela finisse. Les incidents de frontière peuvent se multiplier, l’URSS n’a aucun intérêt à attaquer la grande puissance nippone – et les visées de celle-ci ont pour objet de vastes contrées beaucoup moins défendues et beaucoup plus attrayantes que les Sibéries 19. Les états-majors anxieux peuvent se mesurer du regard pendant fort longtemps des deux côtés du fleuve Amour, sans que les gouvernements dont ils dépendent perdent la raison au point de se jeter dans une aventure dont le profit ne pourrait qu’être aléatoire tandis que les risques seraient immenses. La dictature bureaucratique n’en finit plus d’épurer l’arrière, ce qui montre qu’en temps de paix elle se sent déjà menacée à l’intérieur. À quel sort devrait-elle s’attendre au bout de quelques mois de guerre ? Les observateurs qui reviennent du Japon sont unanimes à nous le montrer gros d’une révolution agraire, ouvrière, intellectuelle, militaire… Ce serait pour lui le fruit infiniment probable d’une guerre avec un adversaire puissant.
En est-il autrement en Europe ? Si les États totalitaires sont tels, c’est précisément que la bourgeoisie n’a pu y maintenir ses privilèges qu’en supprimant toutes les libertés publiques et en abandonnant à des partis de contre-révolution un pouvoir sans limites. L’Allemagne et l’Italie manquent de vivres, de matières premières, de combustibles et ne cessent de traverser des crises intérieures qu’il est plus facile de dissimuler que de résoudre. L’Allemagne et l’Italie fournissent un immense effort, l’une pour son réarmement, l’autre pour son expansion coloniale 20 et l’aventure espagnole. Les deux dictatures fascistes ont supprimé toute liberté de critique, établi des camps de concentration et le confino 21, insinué la délation dans les moindres cellules du corps social. Les deux pays subissent un régime alimentaire très dur pour les masses. Autant de signes certains permettant de conclure que les détenteurs du pouvoir, fixés sur la signification des parades, ne se font pas d’illusions sur l’attachement réel des masses à leur endroit. Si les deux pays avaient une âme fasciste, une âme nazie, serait-il besoin d’y contrôler chaque ligne imprimée et d’y jeter en prison tout suspect de mécontentement ou de pensée personnelle ? Leur armature ferait sans doute merveille aux débuts d’une conflagration… mais une guerre ne se décide pas à ses débuts. L’armature usée, la parole – ou plutôt l’action – serait aux grands muets, aux peuples. Que diraient-ils ? Rappelons-nous que la guerre mondiale de 1914-1918 vit s’effondrer successivement les trois Empires 22 qui étaient à l’époque les trois États les plus autoritaires de l’Europe. Mieux équilibrés, les pays démocratiques résistèrent mieux à l’épreuve. Ce serait vraisemblablement vrai demain : car la démocratie est un état d’équilibre social, instable et relativement précaire, mais supérieure au despotisme qui, lui, n’est pas un état d’équilibre, mais un état de rupture d’équilibre : d’oppression exclusive.
Pour ces raisons et quelques autres, les puissances fascistes préféreront vraisemblablement le chantage à la guerre. Ceci n’exclut pas les mauvais coups possibles contre les pays faibles, les complications et des menaces… Le chantage à la guerre est, au demeurant, plus avantageux que la guerre même. À la condition de n’en point abuser.
Les armements se suffisent à eux-mêmes : ils ont permis de remédier au chômage et la guerre civile en Espagne a différé ce que l’on pourrait appeler la crise du surarmement : le moment où il faudra restreindre la production des canons faute de ressources et faute de raisons…
À des degrés différents, les raisonnements que nous venons de faire s’appliquent aux puissances démocratiques. Les problèmes sociaux s’y posent en termes d’autant plus âpres, que les peuples commencent à se remettre de la grande saignée qui les avait laissés énervés et débilités. La guerre serait donc aujourd’hui pour tous les États une aventure catastrophique dans laquelle la plupart des régimes établis auraient de grandes chances de succomber.
Les classes dirigeantes, partout, s’en rendent bien compte. Et c’est cette juste crainte qui fait leur relative sagesse.
26-27 février 1938
Un jour faiblement ensoleillé, au cimetière du Père-Lachaise. Quelques drapeaux rouges – des drapeaux de groupes pauvres, sans pointes en cuivre, – portés par des jeunes gens en chemise grise. Peu de monde, peut-être un millier de personnes, sur qui planent des voix grêles chantant un hymne aux morts, traduit du russe, celui que je préfère parce qu’il contient cet engagement :
Nous tomberons comme toi —
pour la cause ouvrière…
Des visages de vieux socialistes russes et de jeunes trotskistes français. Des visages des premiers congrès de Moscou et des récentes émeutes de Barcelone. Des voix qui parlent de la prison de Moabit 23, une jeune femme qui raconte les bombardements (et les prisons, hélas !) de Madrid. Le vieux Pfemfert* qui, pendant vingt ans, maintint, avec Die Aktion, la pensée syndicaliste libertaire en Allemagne. On arrive devant un caveau provisoire : des mains soulèvent au-dessus des têtes un cercueil en bois blanc recouvert d’un drapeau rouge soviétique. Poings tendus, cœurs serrés, Internationale – et naturellement le couplet interdit :
…ils sauront bientôt que nos balles
sont pour nos propres généraux…
Quelqu’un se penche à mon oreille, avec une colère sarcastique : « Le couplet stalinien par excellence, hein, depuis l’affaire Toukhatchevski ! ». Ici règne un esprit qui ne respecte aucune raison d’État, aucune combine. Nous enterrons Léon Sedov*, le fils aîné de Trotski, probablement son dernier enfant, mort l’autre matin – foudroyé – dans une clinique parisienne. De mort naturelle ? On s’interroge là-dessus, on discute, on parle bacilles, analyse de viscères, appendicite, péritonite, interventions chirurgicales « in extremis ». La mort paraît bien naturelle, mais cet homme fut tellement traqué par des tueurs, depuis des années, tellement suivi pas à pas, entouré de guets-apens (sur lesquels l’instruction en cours, ouverte après l’assassinat d’un autre camarade, a fait une pleine lumière), que l’on s’étonne qu’il ait ainsi manqué sa mort de militant.
Il s’est usé à la tâche, tout jeune, grandi au milieu d’une révolution, ayant partagé, dès le début de sa vie consciente, les captivités, les dangers, les exils, les voyages de son père. Passé, entre l’enfance et la jeunesse, de la gloire la plus haute et la plus pure – celle que consacre l’admiration des masses sorties de l’oppression – à la persécution et à l’opprobre ; du pouvoir intrépide du dictateur révolutionnaire à la résistance stoïque du tribun vaincu. Arrivé enfin au cauchemar sans nom des deux dernières années : procès déroutants à base d’impostures, massacre des meilleurs, fin des hommes des temps héroïques. Celui que nous rendons à la terre a vécu cette tragédie dans le détail de ses moindres secondes. Seul, sans argent, portant toujours le même complet gris et nourri Dieu sait comme, menacé à tous les tournants des rues noires, recevant d’Oslo ou de Veracruz d’alarmantes dépêches, je l’ai vu travailler inlassablement, avec une habileté consommée, à détruire le mensonge maille à maille… Consacrant toute son intelligence à des besognes ingrates consistant à démontrer, pièces à l’appui, qu’il n’avait pas été en tel endroit où des fusillés prétendaient l’avoir vu – et que jamais, ni lui ni son père, n’avaient pensé, voulu, fait le contraire exactement de ce qu’ils pensent et font depuis qu’ils vivent… Tâche ingrate, mais couronnée de succès, puisqu’une commission d’hommes intègres et impartiaux, après avoir travaillé des mois, aux États-Unis, a formulé sur ces affaires une sentence préalable d’une netteté totale 24. L’imposture des fusilleurs est percée à fond, mais Sedov, épuisé, s’est couché dans sa tombe.
L’ancien chef de l’Armée rouge aura perdu ses quatre enfants, dans la lutte sans merci qu’il soutient, presque seul, contre un régime. Sa fille aînée, Nina, mourut de tuberculose à Leningrad, comme il venait de partir pour la déportation en Asie centrale 25. Elle s’était dépensée sans compter, adolescente, dans les hivers terribles de la guerre civile. Sa fille cadette, Zénaïde, arrachée à son mari emprisonné, les nerfs à bout après des années de persécutions, se suicida à Berlin en 1932 26. Léon, l’aîné des deux garçons, nous lui avons adressé notre dernier adieu au Père-Lachaise. Qu’est devenu Serge, le dernier né, professeur de technologie à Moscou, qui, par un singulier retour de caractère, refusa toujours de s’intéresser à la lutte politique ? Il disparut à Moscou, avec sa compagne, en 1935, emprisonné puis déporté pour son seul nom 27… L’année dernière, au moment des exécutions en série et des plus monstrueuses affaires de sabotage, on apprit par les journaux que, déporté en Sibérie orientale, il y travaillait dans une usine et qu’on venait de l’y arrêter en l’accusant d’avoir tenté de provoquer l’asphyxie des ouvriers de son atelier… A-t-il été fusillé sous cette inculpation délirante ? Survit-il dans quelque prison ? Impossible de le savoir. Les deuils se suivent. C’en fait beaucoup. Que faire, sinon persévérer dans l’œuvre des vivants et des morts en demandant au souvenir de tremper notre fermeté ?
5-6 mars 1938
La terre a ses visages comme les hommes ; rien n’est meilleur que d’en découvrir l’expression. Voici que les hasards d’un court voyage me révèlent tout ce qu’il y a de vivantes richesses sous des vieux noms de villes, de bourgs, de terroirs et de vins. Bourgogne pleine de souvenirs et de pierres attachantes : ici subsistent des vestiges des premières constructions de l’Europe, ici la civilisation romaine, le moyen âge et la renaissance transparaissent dans la ville moderne. On a parcouru les rues de Dijon, bordées d’hôtels de jadis, on s’est arrêté devant le Palais Ducal où naquirent le Bon et le Téméraire, deux malins scélérats, bâtisseurs d’une puissance féodale, on a pensé au peuple anonyme de marchands cossus et d’artisans durs à la tâche qui fut autrement grand que ses maîtres, – et la route s’ouvre devant nous, qui longe la Côte d’Or, douces collines aux pentes fauves en cette saison. Les vignobles y sont encore assoupis dans l’attente du soleil. Les villages ont de beaux noms de crus. « Magie des syllabes, s’exclame un camarade : Romanée, Musigny, Nuits, Pommard et Pretigny. Chambolle ! Chambolle ! » Les seuls noms évoquent des refrains, – des refrains de chansons à boire. On gravit une colline, guidé par le clocher, on frappe à la porte du copain vigneron. Il vous parlera des prix, du travail, des maladies de la vigne ; il vous fera descendre dans sa cave pour goûter dans la tasse de cuivre ouvragée son vin le meilleur, qui est frais, velouté, si doux au palais que l’on perçoit sans étonnement qu’il renferme du soleil. Les bonnes années sont celles où le soleil fut propice à la terre, où la vigne s’en imprégna, où la vie s’en imprégna. Fécondation merveilleuse préparée par le travail de l’homme patient, intelligent, armé de savoir. Sur des kilomètres et des kilomètres les hautes pentes et la plaine sont couvertes de plants et chaque plant réclame une main attentive ; cette terre tout entière est chaque jour soignée. Calme visage du monde devenu le jardin de l’homme ! Que faut-il pour que la vie y soit simplement digne d’être vécue ? Du soleil et du travail.
… Comment, devant ces beaux visages de terres privilégiées, ne songerais-je pas à d’autres qui me sont proches ? À d’autres plaines, à d’autres coteaux, où le soleil éclate tantôt sur des neiges tantôt sur les étendues vertes, où la race est patiente et travailleuse autant qu’ici ? Mais pauvre à travers les siècles, pauvre et dénuée de liberté, avec de si étonnantes richesses intérieures… On dit ici devant les vieilles maisons qui surplombent la ruelle : « C’est d’avant la révolution.… » Toutes nos chaumières là-bas sont aussi d’avant la révolution, comme la misère qui les habite encore. Le sang des guerres civiles ne féconde la terre qu’avec le temps, – et là-bas, voyez-vous, nous n’avons pas encore fini de le verser…
…L’auto nous emporte vers des vignobles et des vignobles, – nous, quelques camarades, – et nous avons pris les journaux du matin, naturellement, car la bataille de Teruel est pour nous une aussi vivante, une aussi essentielle réalité que le printemps sur ces routes de Bourgogne. — Ah, voici des nouvelles de là-bas, camarades…
…Elles sont insensées ces nouvelles, elles tiennent du délire, elles vous soufflètent, elles semblent défier le bon sens et toute foi humaine. La TSF de Moscou, autrefois en pleine guerre, lançait ses appels au monde : « À tous, à tous, à tous ! Nous déclarons la paix, nous proclamons le pouvoir des travailleurs, nous commençons à bâtir la société nouvelle… » La TSF de Moscou annonce ce matin 27 février qu’un grand procès va s’ouvrir le 2 mars devant le Tribunal militaire, le grand procès des derniers compagnons de Lénine survivant à deux années de fusillades : Rykov et Boukharine. À côté d’eux comparaîtra l’ex-chef des polices du régime, le metteur en scène du procès Zinoviev, Iagoda. À côté d’eux de vieux socialistes russes, ces mencheviks qui n’ont connu depuis 1920 que la captivité. À côté d’eux des médecins, vieux hommes de science jusqu’ici respectés de la société soviétique, tout à coup révélés assassins, – oui, assassins. « Ils ont tué Gorki ! » – L’Humanité le crie, – Gorki, tuberculeux depuis quarante ans, dont ils ont défendu l’existence minute à minute. Ils ont tué tous les personnages influents qu’ils ont approché ces médecins, et personne ne s’en est aperçu pendant des années. Il n’y a pas eu de mort naturelle là-bas, depuis longtemps : les médecins tuent les uns, la sûreté fusille les autres… Ai-je bien lu ? Devenons-nous fous ? Qui devient fou dans tout ceci ? Es-tu sûr, camarade vigneron, que ton vin, ce n’est pas du poison ?
… Des procureurs vont refaire l’histoire à neuf, – l’histoire que nous connaissons pourtant, nom de Dieu ! pour l’avoir assez vécue ! Tel qui contribua cent fois à sauver notre grande Commune naissante était un espion fasciste bien avant qu’il n’y eut un fasciste, ils nous le démontreront, grands tirages à l’appui. Tels autres, amis de Lénine, qui partagèrent toutes les fortunes bonnes et mauvaises avec lui, ne songeaient dès 1918 qu’à le tuer… Non, je ne rêve pas : c’est le texte officiel, je dis bien : depuis 1918 !
… En vérité, camarade vigneron, ton vin, pour moi se change en poison. Je trouve amer de le boire chez toi, avec ce bienfaisant paysage tout doré devant les yeux, pendant que là-bas les derniers des plus grands serviteurs de la révolution attendent à cette heure une mort infâme après un pire procès… Pauvre Christian Racovski, arrivé au bout d’une si noble vie pour trébucher dans ces boues mêlées de sang, allez-vous donc avouer aussi que nous n’êtes pas, que vous n’avez jamais été, celui que vous êtes, celui que l’on veut tuer, celui que l’on va tuer, celui qui vit à cet instant sa dernière et sa plus affreuse angoisse ?
12-13 mars 1938
Le mystère des aveux aux procès de Moscou continue à troubler la conscience moderne. Il révèle seulement combien est profonde la différence des mentalités en deçà et au-delà des frontières de l’URSS. Car il n’y a, en réalité, de mystère que pour le public étranger. J’ai traité cette question assez à fond dans Destin d’une révolution, De Lénine à Staline, Seize fusillés, Vingt-neuf fusillés 28 … Plisnier y a touché dans Faux-passeports 29. Mon explication est la seule juste, je ne crains pas de l’écrire ; et je m’empresse d’ajouter que je n’ai eu aucun mérite particulier à la formuler, tous ceux qui ont assez longtemps vécu de la vie du parti communiste russe, surtout depuis 1927, sachant aussi bien que moi ce qu’il en est.
L’explication essentielle des aveux est dans le dévouement au parti. Le parti vous demande de mentir, de vous avilir, de vous accuser faussement, d’offrir votre front au bourreau. Qu’avez-vous à objecter ? Votre vie appartient au parti. De quel poids pourrait peser le souci de votre honneur et de votre conscience quand le Comité central vous dicte ce comportement au nom de l’intérêt supérieur de l’URSS dont il est seul juge ? Zinoviev, Piatakov, Boukharine, fusillés d’hier, fusillés de demain, vieux bolcheviks de toujours s’inclinent, ne peuvent que s’incliner. Le reste est de peu d’importance. Certes, ils sont les adversaires de Staline que, dès 1928, Boukharine qualifiait de « Gengis Khan, bas produit du C. C. », certes, ils considèrent qu’il mène le socialisme à sa perte, mais c’est un débat entre eux et lui au sein du parti : devant l’opinion étrangère, les diplomates et les journalistes bourgeois, ils se reconnaissent liés – liés à mort – par la discipline du parti de Staline, puisque Staline s’est emparé de toute l’autorité du vieux parti. Il y a de l’héroïsme et de la grandeur dans cette attitude, comparable, dans certains cas, à celle des jésuites dans « l’obéissance cadavérique » et dans certains autres à celle des officiers desquels on exige sur un champ de bataille un sacrifice certain. L’ordre, c’est la mort, mais l’ordre ne se discute pas.
C’est pourquoi on n’obtient de semblables aveux que des vieux leaders du parti. Ils cherchent à mourir sur une suprême preuve de dévouement ou à se réserver ainsi une suprême chance de survivre pour racheter quelque jour ces effroyables humiliations en servant tout autrement le parti. Jusqu’ici les militaires, dont la mentalité est différente, n’ont pas marché : on les a fusillés sans jugement. Les grands bolcheviks du Caucase, Mdivani*, Okoudjava et autres, plus hommes d’action, n’ont pas marché. Fusillés sans jugement. La plupart des militants refusent l’affreux marché – et sont fusillés sans procès. Ainsi Karakhane* et Enoukidzé* dont on parle beaucoup au procès des 21 et dont l’absence sur le banc des accusés est significative. Tous les recoupements nous portent à fixer à plus de cent le nombre des inculpés des deux premiers procès. De ce nombre, trente-trois ont consenti à avouer, plus de soixante-sept s’y sont refusés – et ne sont très probablement plus de ce monde. On connaît le mot de l’un de ces résistants, le vieux bolchevik, collaborateur du Guépéou, Fridman : « On ne peut me fusiller qu’une fois, on ne fera pas de moi une p… » Trop homme d’action pour que l’argument du dévouement au parti par l’infamie pût prendre avec lui.
Si pas un des quatre à cinq cents trotskistes authentiques, en captivité depuis 1928, n’a figuré dans ces procès d’imposture et d’agitation politique, c’est que l’argument de la fidélité au parti de Staline, c’est-à-dire à un parti avec lequel ils ont rompu, ne saurait jouer à leur égard.
Les accusés des deux premiers procès ignoraient pour la plupart qu’ils seraient exécutés et furent trompés. Ceux d’aujourd’hui savent. Aussi a-t-il fallu des mois pour briser leur résistance et se montrent-ils à la barre sensiblement moins complaisants. Rykov, Boukharine, Racovski ont résisté huit mois dans les geôles. Ici interviennent les facteurs complémentaires de l’inquisition. Tout ce que je sais et mon expérience personnelle me portent à écarter l’hypothèse entièrement superflue de la torture physique ou des drogues. La torture psychologique suffit amplement avec le temps. Elle se réduit à l’isolement absolu sans occupations ni lectures, à des interrogatoires fréquents, très longs et très fatigants, nocturnes de coutume, à la menace constante d’une exécution immédiate (l’inculpé ne sait jamais quand il sort de sa cellule si ce n’est pas pour descendre à la cave des exécutions), au chantage par la souffrance des proches, emprisonnés d’usage et souvent soumis à la même attente quotidienne de la mort… Usure des nerfs, souffrance des proches, exécution sans procès des non-consentants, sélection des accusés et, par-dessus tout, fidélité des plus grands au parti de Staline, demeuré malgré tout, à leurs yeux, celui de la révolution, voilà toute l’explication de ces aveux en service commandé.
19-20 mars 1938
Ainsi, pour la troisième fois, au cours d’un procès si monstrueux qu’il défiait à chaque heure le bon sens, la vérité historique, la vraisemblance et, – plus que tout autre chose ! – le sentiment socialiste, [ils] 30 ont avoué, tout avoué, et ils sont morts, fusillés le surlendemain dans une cave, comme ils s’y attendaient bien. Mort de cette mort atroce, Nicolas Boukharine, le plus aimé, le plus riche en idées, des grands bolcheviks de naguère, – Alexis Rykov, successeur de Lénine à la tête du gouvernement, – Rosengoltz 31 qui rendit d’éclatants services sur les champs de bataille, avant d’en rendre de non moins grands dans l’économique, Fayzulla Khodjaev 32, dont le rôle fut capital dans la soviétisation de l’Asie centrale… À côté d’eux, l’homme à tout faire du Tyran, son chef des polices, le seul dont les aveux, avec leur déballage hideux de poisons, de médicaments secrets, de laboratoires pharmaceutiques, service spécial de la sûreté, me paraissent assez probablement (bien que partiellement) vrais ; mais s’il a hâté la mort de Gorki, ça été par ordre supérieur, nul de ceux qui connaissent le régime n’en doutera. À coté d’eux de vieux médecins, comme ce Dr Lévine qui soigna Lénine et prodigua son dévouement à tous les anciens chefs du parti, ce qui en faisait du reste l’un des témoins les plus gênants d’une époque. Il n’y a plus de témoin. Il y a quelque part à cette heure le corps froid d’un bon vieux médecin à barbiche, la nuque trouée. Dix-huit corps sont ainsi et Boukharine, qui fut une si fière intelligence, qui ne vécut vraiment que pour la classe ouvrière, gît à coté d’on ne sait quels agents provocateurs. Son supplice est fini. Il a duré une dizaine d’années.
J’ai sous les yeux un vieux document où tout le drame actuel tient en raccourci. Ce sont des notes rédigées par Kamenev pour Zinoviev, en 1928, relatant des entretiens avec Boukharine. Ces notes furent à l’époque publiées à Moscou par l’opposition 33 puis reproduites à Paris dans Contre le Courant 34. Elles provoquèrent une tempête au Bureau politique ; la rupture entre Staline et Boukharine devait aller depuis en s’aggravant. — Boukharine, « les lèvres tremblantes, pareil à un homme aux abois » s’était exprimé ainsi :
« Notre situation n’est-elle pas tragique ? Si le pays périt, nous (le parti) périssons aussi. Si le pays s’en tire, Staline manœuvre à temps, nous périssons encore. Que faire ? Que faire devant ce Gengis Khan, bas produit du Comité Central ?
» Si nous ouvrons le débat, on nous étranglera pour l’avoir fait. Le Comité Central craint la discussion.
» Nous devrions crier : Voilà l’homme qui a amené le pays à la famine et aux abîmes ! Et il répondrait : Voilà les défenseurs des paysans riches et des profiteurs de la NEP !
» Staline ne connaît que la vengeance. Il poignarde dans le dos. Souvenons-nous de sa théorie de la douce vengeance.
» Sa politique mène à la guerre civile. Il faudra qu’il noie les soulèvements dans le sang.
» …Iagoda et Trilisser* sont avec nous. Vorochilov et Kalinine* nous ont trahis au dernier moment. Staline les tient. Notre tâche est d’amener le Comité Central à l’écarter… »
Boukharine recommande, pour finir, à Kamenev :
« Nul ne doit rien savoir de notre entretien. Ne me téléphone pas, mes conversations téléphoniques sont surveillées. Le Guépéou observe, toi et moi, à toute heure… »
Et c’est sur ces derniers mots que je voudrais m’arrêter aujourd’hui. On a parlé au procès de Moscou de complots plus impossibles encore qu’invraisemblables. Que des hommes qui, après avoir donné toute leur vie, toute leur âme à l’action révolutionnaire pour le socialisme, aient voulu restaurer le capitalisme, ce triste non-sens ne trompera que ceux qui ignorent tout de la révolution russe. Au demeurant, il n’est que le résultat d’un truquage purement verbal que j’analyserai un autre jour. La fausseté des aveux se démontre sans effort toutes les fois que les victimes, obéissant aux directives du bourreau, invoquent des faits qui se seraient passés à l’étranger. Le dévouement aveugle des accusés qui mentent en service commandé, se déshonorant ainsi avant d’aller à une mort certaine, atteste enfin chez eux un si grand attachement à la cause soviétique que toute idée de trahison en est, paradoxalement mais irréfragablement écartée. Des hommes qui enjambent ainsi leurs propres cadavres, parce que le pays c’est tout de même le pays, le socialisme en marche, la révolution, – même si le tyran les foule aux pieds et les supplicie, – restent grands même quand on leur impose de se rouler dans la boue. Mais il est une autre considération capitale qui oblige à écarter à peu près complètement toute idée de complot en URSS : le développement prodigieux de l’appareil policier qui broie et détruit sans à-coup, depuis dix ans, le parti bolchevik (après avoir détruit tous les autres : et l’on voit aujourd’hui combien ce fut là, de la part des révolutionnaires de 1917-1919, une faute grave). Au cours des dix dernières années, les Rykov, les Boukharine, – pour ne point parler de Racovski qui passa six années en déportation – ont vécu, comme tous les hauts fonctionnaires et les militants qualifiés de l’URSS sous une surveillance de tous les instants. Ils n’ont pas eu une conversation téléphonique qui n’ait été enregistrée, un rendez-vous qui n’ait été connu, une correspondance qui n’ait été lue et recopiée. Toutes leurs attaches étaient soumises à la même surveillance ; ils vivaient littéralement sous une cloche de verre, ne se rencontrant qu’entre eux, n’osant se parler que dans l’intimité, entre compagnons de lutte liés par un long passé… J’ai vécu dans la même atmosphère qu’eux, de 1925 à 1936 ; je les ai rencontrés en ces années sans issue. Trois indicateurs, connus de moi, m’épiaient dans l’appartement où j’habitais avec douze familles. (Il y avait treize chambres occupées par treize familles ; c’était à Leningrad). Un quatrième me visitait à titre amical. Peut-être y en avait-il d’autres que je n’avais point repéré. Le cabinet noir lisait tout mon courrier au départ et à l’arrivée ; quand il m’arrivait de voyager, des « anges gardiens », comme on dit en Russie, m’accompagnaient discrètement. Et je n’étais qu’un écrivain retiré – par force – de l’action politique ! Pour parler de complots dans ces conditions, il faut les inventer… Encore faudrait-il mettre dans l’invention un peu plus d’intelligence et tâcher de ne pas bousculer exagérément le sens commun…
26-27 mars 1938
J’habitais cette ville, au milieu des gens qui avaient vécu et fait ces choses deux ans auparavant. Je les interrogeais souvent. J’eusse voulu comprendre. Comment s’effondre une grande puissance ? Ainsi – tout à coup –, du jour au lendemain ? Hier, le vieil ordre, les siècles derrière lui, les siècles peut-être devant lui… Aujourd’hui le chaos, l’incertitude totale, une immense naissance se mêlant à une mort immense, et la vie, la vie, le dynamisme des foules, des chants, des événements, des décisions contradictoires, tout cela si différent de ce qu’on a lu, attendu, préparé ! (Mais qu’a-t-on préparé ?)
Le 25 février, vieux style, le 10 mars selon le calendrier occidental, c’était encore l’ancien régime à Petrograd, capitale de l’Empire. Nicolas II régnait. Le 26, on ne savait plus, personne ne savait ce que c’était. Y avait-il encore un empire, un tsar, un pouvoir ? Il n’y avait de certain que les manifestations houleuses et désordonnées dans les rues, sans chef, sans plan, sans intentions. Une marée de foules montantes à travers la bruine, sur la chaussée grise et blanche : terre battue, neige salie. Le 27, tout était décidé à la vérité, mais personne encore n’en savait rien…
Un ami, un poète, me raconta :
« Je me souviens d’un jour splendide de décembre ou janvier. Vous savez, ce soleil pur, absolument transparent qui règne si bien sur la neige. Les ombres des édifices profilées en bleu azur. L’étonnante joie de vivre dans ce soleil, et les gens sortis se promener sur la perspective Nevski, les jeunes officiers convalescents aux rubans de Saint-Georges accrochés sur la poitrine, leurs jolies marraines, les toilettes d’hiver de ce public du centre qui vivait très bien de la guerre… Une musique militaire éclata, la garde impériale déboucha, en tenue de campagne, enseignes en tête, partant pour le front… Ce flot de soldats marchant en cadence, avec une résolution mécanique, au milieu de cette foule prospère qui le saluait, tous ces palais autour de nous témoignant la richesse et l’orgueil de cette journée tonique… quelle puissance ! pensai-je. Et que c’est beau ! Devant la puissance, mon ami, les poètes (car nous sommes souvent très petits-bourgeois nous autres poètes, il faut nous pardonner ça) oublient facilement bien d’autres choses comme la misère, l’iniquité, le travail de termites de la misère et de l’iniquité… On commémorait partout le tricentenaire des Romanov. Trois siècles d’histoire ! Ça paraissait solide, je vous assure… »
Les armées, sans doute, manquaient de munitions ; mais les fronts étaient loin et l’Empire en avait vu bien d’autres. Les généraux murmuraient bien un peu, entre eux. Les libéraux continuaient à rêver d’un ministère constitutionnel, bien discrètement, sans même le dire, car on était en guerre, n’est-ce pas ? et la guerre commande la modération même aux libéraux, dans leurs rêves. La tsarine Alexandra Feodorovna écrivait avec bonheur : « Tout s’arrange pour le mieux, les rêves de notre Ami sont tellement significatifs… » « Notre Ami », c’était le staretz 35 Raspoutine, l’illuminé, le débauché, le saint… Un vieil agent provocateur, plusieurs fois brûlé dans sa triste existence, sollicitait de ses chefs une augmentation de traitement, à la veille des troubles probables dans les quartiers ouvriers…
Quand les troubles commencèrent en effet, le 23 février, un socialiste de mes amis alla par hasard voir à la rédaction de la Retch (la Parole 36) des publicistes influents, presque avancés en somme. Il leur raconta l’effervescence du rayon de Vyborg où les ouvrières du textile ne voulaient plus faire la queue pour du pain et parlaient de descendre en masse vers le centre. Ce serait la grève, mais les militants la déconseillaient, ne voyant pas bien ce que l’on pourrait obtenir dans une situation si difficile… M. Nabokov*, un des esprits les plus éclairés du parti constitutionnel-démocrate, éclata de rire : « Incorrigible, vous êtes incorrigible, cher monsieur. Vous ne voyez qu’émeutes et peut-être révolution, hein ? Mais voilà bientôt quarante ans que la Russie vit là-dessus… Mettez que les choses s’aggravent vraiment. On pendra un certain nombre de braillards. Et puis après ? » Mon ami social-démocrate se préoccupait d’un tract – à demi clandestin – à diffuser pour la journée internationale des femmes, dont personne, hélas ! ne se souciait. Son ambition révolutionnaire n’allait pas au-delà de cette petite besogne utile.
Qu’elle descende donc dans la rue, la canaille ouvrière qu’il faut périodiquement rappeler au bon sens par la manière forte. Le général Khabalov 37 a son plan minutieusement élaboré : le plan de janvier, précisément. La police donnera la première ; puis les cosaques ; enfin la troupe. La ville est pleine de troupes et nul ne plaisante avec le code militaire. Le général Khabalov est bien tranquille. Il a tort.
On ne sait pas comment la grève commença le 23 février, au rayon de Vyborg. On ne sait pas pourquoi elle se généralisa le 24, d’où vint aux manifestants, dans les rues, la rumeur selon laquelle les cosaques avaient promis de ne pas tirer. On ne sait ni comment ni pourquoi tout le prolétariat de Petrograd fut dehors, menaçant, tenace, habile à noyauter la troupe, le 25. On ne sait pas qui donna l’idée de désarmer la police, mais la police fut désarmée. Il n’y avait pas de meneurs ou il y en avait trop. Les révolutionnaires étaient angoissés ; ils tenaient des conciliabules pour provoquer la reprise du travail, craignant d’inutiles effusions de sang. À leurs yeux, l’effervescence des masses manquait de solennité, de décision, de plan. Nul ne savait où l’on allait. Le 26, après les arrestations de la nuit, un souffle de défaite passe sur les obscurs militants qui se multiplient partout, toujours débordés, à bout de forces. Des postes de police ont flambé, c’est l’émeute. Accalmie dominicale. Les jets d’eau glacée que les pompiers prodiguent à la foule lui font cependant, d’après un rapport officiel, l’effet d’un excitant. On a tué des ouvriers au centre. Le soir, une compagnie de gardes du corps de l’empereur, du régiment de Pavlovski, se mutine contre des aspirants qui sont des fusilleurs du peuple… Le régiment de Préobrajensky arrête les mutins. Le 27, il faut faire donner la troupe puisque les désordres se prolongent ; or, précisément l’émeute ouvrière, grondant partout, cernant les casernes, a, par sa durée, mordu sur la troupe. Le régiment de Volhynie 38 désigné pour la répression passe, dans la rue, aux ouvriers. On ne sait pas qui a fait le premier geste sauveur, quels soldats inconnus, frémissants et rayonnants, ont tendu leurs fusils vers la foule en criant : « Camarades ! » On ne sait pas leurs noms, mais ce sont eux qui ont commencé la vraie révolution. Les premiers mutins n’ont de salut que dans la mutinerie de tous. Ils le sentent. Ce sont des propagandistes endiablés qui vont de caserne en caserne disputer leur vie et le salut commun. Le régiment de Moscou se joint à celui de Volhynie. Les soldats arment les ouvriers. Le palais de justice brûle. Une colonne de feu domine la ville quand la nuit tombe. Toute la garnison, 150 000 hommes, a passé à la révolution. Des velléités de résistance gouvernementale se font encore sentir, mais de plus en plus dérisoires. On arrête les grands dignitaires. Qui ? Des inconnus, des hommes de la rue les arrêtent. Au palais de Tauride vers lequel affluent les régiments qui mettent des rubans rouges aux baïonnettes, des militants inconnus, délégués par les usines, se souvenant de 1905, se constituent en soviet. On ne sait pas exactement qui donna l’idée, lança le mot ni à quelle heure précise le premier soviet ouvrit sa séance, s’il l’ouvrit jamais, car les choses se faisaient toutes seules…
Du quartier général de Molitev, le tsar consulte pendant ce temps ses commandants d’armées qui lui conseillent d’abdiquer… Vain conseil. La signature de l’autocrate ne signifie plus rien, car il n’y a plus d’autocratie. L’empire le plus autoritaire du monde à ce moment de l’histoire s’est écroulé comme un château de cartes, sous la poussée spontanée des masses.
2-3 avril 1938
On n’a pas oublié l’étrange incident des deux premières audiences du récent procès de Moscou. Les Vingt et Un sont aux bancs des accusés. Parmi eux, cinq compagnons de Lénine, d’entre les plus grands : Rykov, Boukharine, Racovski, Krestinski, Rosengolz. Plusieurs dirigeants de l’Asie centrale. De vieux médecins. De hauts fonctionnaires staliniens, Iagoda, l’ex-ministre de la police en tête. Enfin, quelques basses canailles policières pour corser l’amalgame. Tous, bien entendu, se reconnaissent coupables de tout, comme il a été entendu ; faute de quoi, ils eussent été fusillés sans procès ainsi qu’il est arrivé à une foule d’autres révolutionnaires et hommes d’État des premiers temps de l’URSS. Tous se reconnaissent coupables sauf un, qui l’a promis, lui aussi, pourtant, mais dont les nerfs se révoltent. C’est Krestinski 39.
C’est un vieux bolchevik, un vieil honnête homme, intellectuel racé, instruit, modeste et travailleur. Je l’ai rencontré à Berlin, à Vienne, en Russie. Secrétaire du comité central du temps de Lénine, puis ambassadeur à Berlin, puis suppléant de Litvinov aux Affaires étrangères. La cinquantaine, un visage intelligent et fin, allongé par la barbiche grisonnante ; le regard centré par des lorgnons aux cristaux d’une épaisseur peu banale ; une amabilité extrême et un sérieux scrupuleux en toutes choses. Une des trois ou quatre têtes du bolchevisme qui connaissaient à fond la politique européenne. Avec cela, du cran. Je l’ai vu, pendant les journées et les nuits révolutionnaires de l’Allemagne en 1923, entouré de jeunes communistes allemands qui portaient des torches, suivre à travers des foules chargées d’électricités contraires, la dépouille de son camarade Vorovski, assassiné à Lausanne 40. Un large drapeau rouge drapait le cercueil. J’ai vu Krestinski, à la même époque, vérifiant avant de se coucher les postes de défense intérieure établis à la légation de l’Unter den Linden, quand on y attendait des agressions…
Les correspondants étrangers assistant au procès relatent que, Nicolas Ivanovitch Krestinski, diplomate de la révolution, interrogé sur se culpabilité, « bondissant de son siège, s’écrie :
— Non, je ne suis pas trotskyste. Non, je ne suis pas un espion. Non, je n’ai jamais rencontré Sedov, le fils de Trotski. Je sus membre du Parti Communiste depuis de nombreuses années et me considère toujours comme membre du parti. »
Les correspondants étrangers ont vu, entendu, noté. Je cite L’Œuvre du 3 mars. La presse soviétique se borne à dire que Krestinski « nie ». C’est tout. Une nuit se passe. La nuit porte conseil à cet accusé qui a consacré toute sa vie au parti et dans sa protestation d’innocence s’est encore affirmé membre du parti, – car telle est sa fierté unique, la fierté d’un dévouement absolu. La nuit porte conseil… À l’audience du lendemain, Krestinski se lève et déclare :
« — C’est dans un sentiment douloureux de honte et accablé par mon état maladif qu’hier, presque machinalement, je me déclarai innocent. Je me reconnais pleinement coupable de toutes les accusations portées contre moi. »
Que s’est-il passé dans la nuit ? Tout au moins ceci. On est venu dire au vieux bolchevik Krestinski, à l’homme du dévouement :
« — Ce procès est une grande entreprise politique du parti contre ses adversaires de l’intérieur et de l’extérieur. Vous pouvez n’être pas d’accord là-dessus, mais le Comité Central a décidé. Vous n’avez qu’à vous soumettre. Et vous torpillez le procès devant l’opinion internationale, devant la bourgeoisie et le fascisme ! Allez-vous prétendre opposer votre honneur personnel, votre innocence, à la politique du parti ? Mettre ainsi le parti en accusation devant l’univers ? Si vous en arriviez là, vous seriez réellement un traître et fusillé, peut-être sans attendre la fin du procès. »
Donc, Krestinski avoue. Il avoue même avoir rencontré Trotski à Néran à un moment où Trotski se trouvait dans les Basses-Pyrénées, bien surveillé par la police française. Mais peu nous importe désormais ce qu’il avoue. L’affreuse représentation judiciaire tire à sa fin. Les fusillés en sursis – encore trois jours environ de sursis et ils le savent – prononcent leurs dernières déclarations. Le tour de Krestinski venu, il parle, reprend ses aveux et termine avec ces mots extraordinaires, plus extraordinaires encore d’avoir été publiés tels quels dans le compte rendu officiel :
« Mon attitude, citoyens juges, n’est pas en contradiction avec celle que j’eus le premier jour du procès. Je reconnais que mon refus de m’avouer coupable constituât objectivement une action contre-révolutionnaire. Mais de mon point de vue subjectif, ce n’était point une manifestation d’hostilité. Au cours des dernières audiences, j’ai tout le temps été sous l’impression des faits terrifiants que j’ai appris par l’acte d’accusation… »
Vous avez bien lu. Refuser les aveux, c’était pour Krestinski, objectivement, – c’est-à-dire indépendamment de sa volonté, – commettre une action contre-révolutionnaire. De son point de vue subjectif « ce n’était point une manifestation d’hostilité » envers le tribunal, – c’était un mouvement spontané, sincère ; il se considérait comme innocent. Il s’est reconnu coupable depuis, sous la « terrifiante » impression de faits qu’il n’a connus que par l’acte d’accusation !!!
Naufrage d’une conscience brisée par la raison d’État, enlisée dans l’imposture, désarmée par le meilleur d’elle-même, désarmée par sa capacité de sacrifice. Trois jours plus tard, Krestinski et ses dix-huit compagnons d’infortune prenaient l’ascenseur pour descendre à la cave où l’on meurt. Sans comprendre peut-être, même à cette effroyable dernière minute, par quelle aberration leur parti les assassinait ainsi. Car trop de fidélité aveugle.
Le même jour, dans une des capitales soviétiques de l’Asie centrale, à Alma Ata, dix-neuf ex-membres du gouvernement du Kazakhstan étaient fusillés après un procès à huis clos.
Dix-huit notables – dont cinq compagnons de Lénine – à Moscou, dix-neuf à Alma Ata, trente-sept au total… Et que d’inconnus ailleurs ?
10 avril 1938
Trois fois en moins de deux ans, le Mexique s’est trouvé à l’honneur… Il a offert l’asile à un grand proscrit révolutionnaire chassé de tous les pays d’Europe, Trotski. Il a fourni ouvertement des armes à la République espagnole. Il vient, enfin, de signifier aux trusts mondiaux du pétrole que leur puissance ne saurait être perpétuelle.
Le président Lázaro Cárdenas* a signé, le 15 mars, un décret sur l’expropriation des compagnies exploitant les gisements de pétrole du pays. Dix-sept compagnies sont ainsi dépossédées. La « Mexican Eagle », qui appartient au trust international « Royal Dutch », est du nombre. Le coup porté aux maîtres du monde est direct et, de plus, appliqué selon les bonnes règles du jeu, c’est-à-dire du droit. Les ex-propriétaires seront indemnisés. Les dix-sept sociétés lésées se sont aussitôt adressées aux tribunaux, qui viennent de les débouter. Les milieux financiers et industriels des États-Unis, seuls à même de réagir promptement, ont « encaissé », pour employer ici un terme de boxe. Des notes officieuses émanant de Washington constatent que les négociations avec le Mexique – négociations concernant les indemnisations des compagnies américaines et les fournitures de pétrole et de métal-argent – sont en bonne voie. La presse capitaliste des deux mondes semble en être pour ses frais d’indignation.
Les réserves de pétrole du Mexique sont évaluées à 10 % environ de celles du globe. La production, par contre, après avoir atteint, en 1921, 27 % de celle du monde, avec 28 978 000 tonnes, est tombée, en 1937, à 2,4 %, avec 6 900 000 tonnes. Le Mexique n’occupe plus que le sixième rang parmi les pays producteurs de pétrole (1. États-Unis ; 2. URSS ; 3. Venezuela ; 4. Iran ; 5. Indes néerlandaises). La baisse de sa production paraît liée à l’accroissement de la production des États-Unis, qui atteint 72 % de celle du monde. L’expropriation revêtant la forme d’un rachat, on comprend que le moment est bien choisi : l’État rachète des industries qui traversent une crise sévère, mais auxquelles les richesses naturelles – c’est-à-dire les gisements – assurent un bel avenir.
Le président Cárdenas n’est intervenu avec cette énergie qu’après de longues hésitations. Sans doute a-t-il escompté la situation politique internationale pour saisir le moment de jeter un défi à des rois sans couronne. La concurrence des puissances lui assure aujourd’hui des débouchés. Il a déclaré accorder ses préférences aux commandes des pays démocratiques. Mais si, par représailles, la Grande-Bretagne et les États-Unis prenaient des mesures contre les importations de pétrole mexicain, le Mexique accepterait les commandes du Japon, de l’Allemagne et de l’Italie. Ce n’est pas, d’autre part, au moment où Hitler modifie à son gré la carte de l’Europe que des puissances démocratiques pourraient se permettre, dans l’intérêt de leurs actionnaires, une démonstration navale devant Veracruz !
Fait remarquable, l’expropriation survient à la suite d’un conflit entre les ouvriers et les compagnies. Bas salaires, misère et paludisme, telles paraissent être les causes initiales de la grève qui commença en juin dernier dans les exploitations de la « Mexican Eagle ». La grève fut mouvementée ; une commission mixte d’arbitrage donna raison aux ouvriers. Ces derniers réclamaient une augmentation globale des salaires de 16 millions de pesos par an. Les compagnies en offraient 13 millions. Une commission officielle estima qu’elles pouvaient en accorder 26. Le conflit se rouvrit, plus aigu, après cet arbitrage. Le Syndicat des travailleurs du pétrole occupa les bureaux et les puits de la « Mexican Eagle » à Tampico.
On est frappé, en suivant les péripéties de cette lutte, de voir les syndicats successivement appuyés par les commissions d’arbitrage, par le gouvernement, par les tribunaux. Que ce n’ait pas été sans tergiversations, on le conçoit. Que de multiples facteurs aient joué, on le conçoit aussi. En expropriant les compagnies, le gouvernement républicain, s’il accepte de faire face dans le présent à des difficultés considérables, mobilise en sa faveur l’opinion des masses et écarte un danger politique. Toutes les tentatives de contre-révolution, au Mexique, ont plus ou moins bénéficié du soutien des compagnies pétrolières.
La vie économique du pays dépend de deux problèmes essentiels : le problème agraire et celui du pétrole. D’ici longtemps, peut-être, ne leur trouvera-t-on pas de solutions définitives. Toujours est-il qu’une page de l’histoire du Mexique vient d’être vigoureusement tournée ; et l’on peut prévoir que ce sera tout à l’avantage de la révolution en cours. L’exemple des « réformes de structure » nous vient de loin. En est-il moins valable ?
Depuis 1910 41, le Mexique continue sa révolution, avec des hauts et des bas, mais, finalement, plus de hauts que de bas. Révolution agraire, nationale, anticléricale et socialisante. Le clergé, qui était le plus grand propriétaire foncier du pays, a été exproprié après des luttes extrêmement sanglantes. Des présidents à pouvoirs dictatoriaux se sont succédé et plusieurs ont succombé à la tâche. Le Mexique n’est pas devenu un État totalitaire, en dépit de plusieurs périodes de réaction. Sa législation ouvrière, ses réformes agraires, partielles mais profondes, les tendances politiques de son développement en font un des pays les plus avancés d’aujourd’hui. Il est permis de conclure que, du point de vue des travailleurs, la révolution mexicaine a été plus féconde, malgré son caractère inachevé, que la révolution russe. Il n’y a, certes, pas plus de misère au Mexique qu’en URSS, mais la liberté d’opinion, la liberté individuelle, la liberté syndicale, le droit d’asile existent à Mexico. Fertile en drames, et même en atrocités, la révolution mexicaine a été de beaucoup la plus humaine des deux. Elle n’a inventé ni les exécutions secrètes, ni la pensée dirigée, ni l’imposture judiciaire à grand spectacle. Menacé par un puissant impérialisme voisin, le Mexique n’est pas entré dans la voie du militarisme à outrance. Et c’est cet ensemble de résultats qui lui permet maintenant de continuer son effort, tandis qu’à ses antipodes un régime bureaucratique totalitaire dévore sous nos yeux les dernières forces vives d’une autre grande révolution qui fut pourtant magnifiquement socialiste et magnifiquement victorieuse.
P.-S. On notera que les actions de la « Mexican Eagle », cotées 80 francs à la Bourse de Paris avant le décret Cárdenas, sont tombées au-dessous de 40 francs. Le pétrole formant presque la totalité des exportations mexicaines (93 %), cette mesure d’expropriation, touchant à la principale richesse du pays, modifie toute la structure économique de celui-ci.
16-17 avril 1938
La merveilleuse aventure d’une existence commence ainsi :
Un apprenti cordonnier, dans une ville de province, en Russie, vers 1890, se découvre tout à coup une étrange richesse. La nature a mis en lui une source de grandeur et de joie. C’est un enfant pauvre ; peut-être n’a-t-il point de dons ; mais sa voix soulève l’émotion, illumine le chœur de l’église, sa voix sera unique au monde. Il s’appelle Fédor Chaliapine. Il va connaître une royauté que les révolutions mêmes ne mettront pas en question. Célèbre et comblé de biens à vingt-cinq ans, il chantera pour des foules opulentes dans les théâtres impériaux, devant des présidents de républiques en Europe et en Amérique, et même devant des parterres de soldats rouges revenus la veille des lignes de feu…
Il se trouve que le possesseur de cette voix étonnante a des intuitions quasi géniales qui en font un acteur incomparable. Il ne pense pas que ce soit surprenant. Comment un don précieux n’exercerait-il pas sur l’homme tout entier son influence fécondante ? La culture acquise, l’expérience, le succès, l’assurance qui en résultent font le reste. Le chanteur devient un grand artiste, non par la magie des cachets ou de la publicité, mais parce qu’il apprend à incarner une grandeur réelle et qui n’est même plus individuelle. Il se peut que l’homme, derrière le grand artiste, demeure petit… Que nous importe, après tout ! Fédor Chaliapine, lui, resta moyen.
Lié à toute l’intelligentsia révolutionnaire, au lendemain de la révolution vaincue de 1905, ami de Gorki, d’Andréev, de Tchekhov. Et le tsar vint à une de ses représentations. Chaliapine, ami des révolutionnaires, chanta pour le tsar. Nicolas II tint à le complimenter. Chaliapine baisa la main à l’autocrate que la Russie libre appelait Le Pendeur. Le lendemain Maxime Gorki rompait publiquement avec Chaliapine.
À la révolution socialiste, Chaliapine n’émigra pas. Je le vis chanter pour des prolétaires et des paysans en uniforme gris de terre. J’ai décrit cette scène dans Ville conquise42. Voici :
« …Quatre mille hommes remplirent le soir la salle blanc et or de l’Opéra.
» Une âcre odeur de terre échauffée monta de leurs rangs gris vers les déesses blanches de la voûte qui tendaient des guirlandes dans un bleu enfumé. Quatre mille hommes posèrent sur les appuis des loges et des balcons des mains de laboureurs de Riazan, de pâtres bashkirs, de pêcheurs du Nord, de tisserands devenus mitrailleurs ; ces mains frustes ignoraient les gestes intelligents et délicats ; elles étaient heureuses de ne rien faire et de posséder enfin, pour un soir, tranquillement, les choses. La scène éblouissait, avec un bel horizon doré en carton peint. Chaliapine parut, en frac, ganté de blanc, tel que naguère devant l’Empereur, saluant ce parterre, comme l’autre (le parterre fusillé), d’une profonde flexion du buste et d’un sourire de souverain charmeur. Des voix fusèrent dans la salle : “La Trique ! La Trique !” Les chants de la passion sont beaux, sans doute, mais ce qu’elle aime, l’armée entassée dans cette salle, c’est le Chant de la Trique. On la connaît, la trique ! Son goût sur l’échine, son goût sur la gueule ; et aussi le maniement de la trique, les capitalistes en savent quelque chose ! Chante-nous donc ça, camarade, tu connaîtras des bravos comme l’autre salle, celle qui ne reviendra plus, celle que tu regrettes peut-être au fond de ton âme, l’autre salle, avec ses décolletés et ses monocles, ne t’en fit jamais entendre ! Des mains qui ont remué les pierres, la terre, le fumier, les métaux, le feu, le sang, t’applaudiront ! Et la voix parfaite entonna le Chant de la Trique. Ça, c’est un chant, frères.
» Le chanteur reculait dans un rayonnement de sourires luxueux. “Bis ! Bis !” Il allait revenir sur l’avant-scène et céder encore à l’enthousiasme de cette foule, quand, derrière un portant de coulisse, une main simiesque lui happa le bras. “Attends, camarade.” Il rétablit d’une pichenette le pli de sa manche froissée par la poigne maladroite de ce vieux petit soldat basané, sans profil, dont les yeux n’étaient que de ternes pointes brunes. La salle, surprise, vit apparaître à la place du grand acteur un petit homme habillé du long manteau de la division bashkire… Le soldat s’avança d’un pas pesant sur le plancher, jusqu’au trou du souffleur. Là, il leva le bras : au bout, la main était ficelée de linges blancs. Il avait de la boue jusqu’à la taille. L’idée ne lui vint pas d’ôter son bonnet gris enfoncé jusqu’aux sourcils. Il cria :
— Camarades !
Quoi ! Encore ? Un coup dur ?
— …Gdor est à nous !
Une nouvelle acclamation s’exalta dans la chaude obscurité de la salle. Sur la scène, le beau chanteur reparut, derrière l’envoyé du front. Légèrement penché en avant, éclatant de blancheur, de noir net, de grâce et de sourire, il applaudissait, lui aussi, de ses mains habiles impeccablement gantées, à cette obscure victoire arrachée aux boues de la frontière d’Estonie. »
Chaliapine préférait les parterres riches. Il nous quitta de bonne heure, dès qu’il lui fut possible de partir pour l’étranger. C’est une des pires iniquités du temps présent que celle qui asservit, si profondément qu’ils cessent même de s’en rendre compte, les artistes à la richesse. Elle aura lourdement pesé sur Chaliapine tout le long de sa vie.
23-24 avril 1938
Quand on a beaucoup vécu, rares deviennent les livres qui vous procurent une satisfaction complète ou réussissent à vous émouvoir. Les « tranches de vie » et les « romans », on en connaît trop le tragique vrai, le ton romancé, l’indigence littéraire, la convention à base d’égoïsme. On acquiert, envers l’écrivain, de nouvelles exigences. On lui demande une sincérité simple, sans affectation ni exhibitionnisme. D’avoir quelque chose à dire. De ne pas s’exagérer sa propre importance ni celle des petits drames qu’il a pu connaître de près. De ne pas oublier qu’il y a l’espace, le vaste univers, des hommes et des hommes, tous en marche, en souffrance, en partance… On souhaite des œuvres vastes, aérées, qui vous mettent en contact avec des visages nouveaux, des terres inconnues, des avenirs imprévus. Entendez-moi bien, il y a tout cela autour de nous, seulement il faut, pour le voir, des yeux de vrais poètes et, pour le dire, une vaillance révolutionnaire assez rare chez les gens de lettres. Le plus simple est dès lors d’aller chercher au loin, très loin, dans des fjords d’autres univers, un message de libération, un contact nouveau avec la double réalité primordiale : la terre et l’homme.
J’ai songé à tout ceci en lisant un livre rudement aéré : les vents du Pôle y soufflent sur les glaciers. Des hommes y vivent d’une vie tout à fait pleine et riche, dans des huttes l’hiver, sous la tente l’été, se nourrissant de phoques et de poissons. Dans la belle saison, les femmes et les enfants vont, sous des pics roses dressés en plein azur, faire la cueillette des myrtilles. Quelques milliers de pêcheurs Eskimos, dispersés sur les côtes d’un continent à peine moins vaste que l’Occident européen, seuls avec les esprits, les icebergs, les oiseaux, les ours, la banquise lumineuse, la nuit terrible. Ils ont pour compagnons un peuple de chiens intelligents et durs à la peine. Hommes et chiens vivent dangereusement, simplement. Ces hommes sont, au sens coutumier du mot, des barbares ; mais ils ignorent l’autre barbarie, celle des civilisés, la pire des deux, incontestablement. Un jeune Français, Paul-Émile Victor, étant allé vivre parmi eux, sans TSF ni journaux (ce qui était d’une admirable sagesse), a fait, de ses notes au jour le jour, prises sans recherche littéraire, mais avec un sûr instinct de vérité, ce livre remarquable : Boréal (Grasset, éditeur). Le style, ici, c’est l’âme du livre. Et cette âme est de réalité – d’une réalité que les civilisés oublient trop.
« Vendredi, 4 septembre 1936. 23 heures. — Sur mes pieds Ekridi dort, secoué par le hoquet. À côté de moi, Doumidia dort aussi, étendue, les bras croisés derrière la tête, les lèves entr’ouvertes sur ses dents très blanches (qu’elle brosse deux fois par jour), les jambes légèrement ouvertes. Dans son aisselle, Timertsit a enfoui sa petite tête et fait des rêves. Dehors, le vent et la mer. Et la joie est en moi ».
(Ekridi et Timertsit sont, d’après une note de l’auteur, deux petites chiennes nées en juillet 36, « le jour même de notre retour au pays des hommes », fin de la traversée de l’Inlandsis… « Nommées d’après les deux habitants imaginaires du grand désert de glace. Ont été comme mes enfants, toujours dans mes jambes, dormant chacune sur un de mes pieds ».)
« …Que cette terre est belle !
» De l’autre côté du fjord, tout proches, des pics splendides, rougeoyants, entrecoupés de glaciers abrupts qui se jettent dans la mer. Par l’ouverture de ma tente, deux glaciers, flanqués de montagnes, ont l’air de se mirer dans une glace verticale.
» De ce côté-ci, harmonie de couleurs, terre couverte de mousses rouges et brunes, rochers noirs, glaces bleutées. J’entends le torrent qui se précipite en cascades au pied des falaises dressées derrière la tente.
» Je ne crois pas pouvoir jamais vivre longtemps dans un pays où chaque parcelle de terre est propriété privée, dans un Kulturstaat… ».
Les seuls titres des chapitres forment un poème : « En ce réduit, que de félicité… — Et la vie continue… — Et l’hiver vient pour moi aussi… — Le mauvais sort… — Le soleil va disparaître… — Les glaces sont là et la nuit vient… — Le soleil est sur la pente qui monte… »
À son retour en France, Paul-Émile Victor, que ses frères d’élection, les Eskimos, appelaient Wittou, dépouilla des liasses de journaux et annota son carnet. À ses pages boréales, toniques comme l’air glacé des espaces, il dut ajouter des lignes comme celle-ci : « Lundi, 10 août 1936. Franco pénètre en Espagne avec 4 000 soldats. Dictature militaire en Grèce…». Le jour où « la Chambre vote la dévaluation par 350 voix contre 221 » — « pluie torrentielle. La tente est au milieu d’un lac… — Tu n’es pas triste tout seul, dans ta tente ? me demande Doumidia aujourd’hui ».
Mais le plus précieux, pour moi, dans cette œuvre, c’est ce sentiment rare dont il est pénétré de bout en bout : l’estime et la compréhension de l’homme différent. La plus désolante marque de la barbarie profonde des civilisés est dans leur penchant à mépriser, même entre eux, ceux qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre. Dire qu’il se trouve des pauvres types pour écrire sur les Juifs des quatre cents pages d’invectives ! Pour comprendre l’autre visage humain, le plus éloigné de nous en apparence, il suffit de s’identifier à lui avec bonne volonté ; de le déchiffrer du dedans. On lui découvre alors, sans effort, une beauté inconnue ; et l’on éprouve la joie, à nulle autre égale, d’une nouvelle fierté dans la communion. L’auteur de « Boréal » y a réussi. Que Wittou, Eskimo d’adoption, trouve ici, à son tour, l’hommage d’une estime totale, mûrie pour lui dans d’autres neiges, d’autres glaces, d’autres nuits de grand gel…
30 avril – 1er mai 1938
Depuis que l’Autriche est devenue, sous les chars d’assaut envoyés par Hitler et la loi de la Gestapo – Geheime Staatspolizei, police secrète de l’État –, une province du IIIe Reich 43, on a compté à Vienne, d’après les journaux anglais, un millier de suicides environ. Un télégramme du 26 avril dit simplement ceci : « Tous les membres de la famille de M. Max Bergman, gros fabricant de meubles, lui-même, sa femme, son fils, son beau-fils et sa fille, se sont suicidés. La fille de M. Bergman avait d’abord tué son enfant. » Il se peut que les chiffres cités (vraisemblablement incontrôlables, les autorités devant celer de préférence les faits de cet ordre) soient exagérés. Souhaitons-le. Il reste que tous les témoignages constatent une épidémie de suicides comme l’Europe occidentale n’en avait pas encore observé. (J’en ai vu d’autres, en Europe orientale, moins graves, il est vrai, au simple point de vue statistique.)
Le correspondant viennois de la News Chronicle écrit que 12 000 personnes ont été arrêtées à Vienne. Dans l’Autriche entière, le nombre des détenus politiques s’élèverait à 40 000. Il serait question de rétablir un ghetto à Vienne 44. On obligerait les Juifs à cirer gratuitement les chaussures des nazis. Un vieux rabbin aurait été placé devant une boutique juive avec un écriteau invitant les passants à n’y point entrer… Les traits de ce genre abondent dans certaines correspondances ; d’autres, non moins cruels, abondent dans les récits des rares réfugiés qui parviennent à franchir les frontières de ce qui fut l’Autriche. Le monde assiste sans broncher à ce drame odieux. On préfère n’en point parler, commenter le moins possible. On renonce, pour les mêmes raisons, à décrire les bombardements de Barcelone ou les massacres des Asturies. On renonce à pénétrer le mystère des procès de Moscou. On renonce à publier les nouvelles de Chine. C’est trop de tueries… Qu’est-ce qui passe au cinéma le plus proche, ce soir, dites ? Un bon film policier, un scénario comiquement idiot, des cuisses à un million de dollars par mois.
Je ne blâme pas, au fond, l’homme moyen des pays relativement épargnés – pour quelque temps encore, peut-être – par les calamités et les atrocités, de rechercher ces évasions faciles. Si quelqu’un est à blâmer en tout ceci, c’est la presse qui lui ment de cent façons – par silences, omissions, déformations, la publication de pures contrevérités étant devenue la forme la plus anodine du mensonge – et le système dont elle procède. C’est aussi, puisque l’occasion s’en présente, l’industrie corrompue qui, à des yeux avides, à des âmes assoiffées d’évasion, n’offre que la pitance ingrate et frelatée des productions à succès publicitaire… Mais tout ceci est secondaire. L’homme de la rue, réduit à l’impuissance, détourne les yeux des spectacles désespérants. La foule s’accoutume à écouter d’une oreille distraite, avant les jazz et le bulletin météorologique, des listes de fusillés, des statistiques de suicides, des communiqués sur les destructions de villes… Et c’est ainsi que, d’un pas nonchalant, nous entrons tous au nouveau Moyen Âge. Le prix du sang continue à tomber sur le marché mondial ; les actes de vérité sont à zéro ! l’acier fait prime sur les consciences – sur celles en tout cas dont on ne fait pas commerce. Une civilisation s’en va, sans invasions de barbares, parce qu’elle a ses propres barbares, d’autant plus inconscients et cruels qu’ils sont ses maîtres – ses maîtres désemparés d’avoir perdu la foi en eux-mêmes, affolés de sentir la lourde machine sociale se détraquer sous leurs mains, revenus à la dernière brutalité entre des « sauve-qui-peut ! » – des « malheur aux vaincus ! » et des « morts aux Juifs ! »
En un quart de siècle, c’est-à-dire en moins de la durée moyenne d’une vie active, l’Européen d’aujourd’hui a vu la guerre mondiale, des révolutions victorieuses, des révolutions vaincues, une révolution dégénérée, les fascismes, la crise économique, le réveil de l’Asie, de nouvelles guerres coloniales… On comprend qu’il soit las et inquiet. On se souvient qu’il a beaucoup écopé dans tout ceci. Et pourtant, on voudrait lui crier que ce crépuscule d’un monde a besoin de lui, besoin de chacun de nous ; que plus les heures sont noires et plus il faut de fermeté à considérer les choses en face, à les nommer par leurs noms, à accomplir malgré tout le simple devoir humain. Le seul fait de prendre conscience d’un mal est le commencement de la victoire sur ce mal. Le nouveau Moyen Âge, où nous plongent les soubresauts du capitalisme finissant, nous impose la plus grande lucidité, le plus grand courage, la solidarité la plus agissante. Aucun péril, aucune amertume ne justifient le désespoir – car la vie continue et elle aura le dernier mot. Aucune évasion véritable n’est possible, sauf celle de la vaillance.
7-8 mai 1938
Le Dr Allendy* publie dans la collection du Crapouillot un curieux travail d’ensemble sur Le crime et les perversions instinctives, illustré d’excellentes photos choisies avec ce goût de l’émotion dans le documentaire qui caractérise la manière de Galtier-Boissière 45. On sort de cette lecture avec un sentiment de trouble désolation, après avoir effleuré toute la misère humaine. L’auteur conclut : « La société fabrique ses révoltés et ses inadaptés ; elle a exactement les criminels qu’elle mérite. » C’est dire – et nous le savons depuis longtemps – que la responsabilité du crime incombe primordialement à la collectivité et que les criminels sont en réalité des victimes. La pensée socialiste a formulé cette conclusion dès ses premières recherches. Mais la société qui fabrique le crime et les criminels avec plus de cruauté encore que d’inconscience n’est pas une marâtre pour tous ; elle a ses favoris, ses élus, ses privilégiés et de ce nombre des intellectuels de bonne foi. Le Dr Allendy résume les théories des criminalistes les plus réputés et, quelquefois, tombe lui-même dans leurs travers. On voit, dans les formules qu’il cite et jusque dans les exemples qu’il donne, quelle profonde déformation psychologique est celle du criminaliste bourgeois, captif en son for intérieur, du régime qu’il sert, qui l’a formé, qui lui a inculqué ses idées et appris son langage. Le dirai-je ? De grands savants me paraissent en ces matières raisonner tout aussi faux que, dans la vie pratique, certains des dégénérés qu’ils étudient. Et du point de vue du sentiment de la responsabilité sociale, leur attitude a vraiment quelque chose de criminel. Ils accablent des victimes sans remonter aux causes. La psychologie ne leur sert pas à éclairer le problème, mais à l’obscurcir, voire à le rendre insoluble. Ici, une erreur est à la base de la plupart des travaux. Peut-on détacher le criminel de son ambiance sociale, le considérer isolément ? D’où viennent ses instincts, ses idées, ses mœurs, d’où vient-il, qui est-il ? Tout lui vient de la collectivité dont il n’est lui-même qu’un élément d’autant moins personnalisé qu’il est moins conscient.
M. Durkheim, dans ses Règles de la méthode sociologique, tient le crime pour normal : « Puisqu’il ne peut pas y avoir de société où les individus ne divergent plus ou moins du type collectif, il est inévitable aussi que parmi ses divergences il y en ait qui présentent un caractère criminel. » M. Allendy reprend : « Le crime est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale ; par là même, il est utile, car ces conditions dont il est solidaire sont nécessaires à l’évolution normale de la morale et du droit. » On se doutait un peu, sur un autre plan, qu’il faut des malfaiteurs pour nourrir les magistrats, les gardiens de prison et quelques autres personnes qui, si elles n’étaient ainsi nourries, risqueraient de tomber elles-mêmes dans le crime ! N’empêche que ces théories m’ont l’air détestablement fausses. Il faudrait, avant de les énoncer, définir le crime. Les conditions de propriété, la misère et la faim déterminent évidemment les crimes contre la propriété. (En général, bien qu’il soit toujours soutenable que le vol, par exemple, dans chaque cas donné ne s’imposait pas avec une inflexible rigueur.) N’est-il pas évident que la suppression de la misère, du chômage et de la faim, ainsi qu’une modification du régime de la propriété doivent entraîner la fin de ce déterminisme élémentaire ? Mais, de même que certains sociologues procèdent d’un instinct de propriété, beaucoup de criminologistes sont disposés à admettre une sorte d’instinct du vol, tant ils manquent d’audace dans la pensée.
Ils semblent vouloir fuir la réalité. On connaît l’effroyable cas Matuska. Bon bourgeois de Vienne, ancien officier décoré pour ses glorieux services du temps de guerre, Sylvestre Matuska* commit quatre attentats à la dynamite contre des trains rapides, provoquant ainsi quatre déraillements en Europe centrale, qui laissèrent 22 morts et 160 blessés… M. Allendy écrit froidement qu’« un événement capital eut lieu dans la vie de Matuska quand celui-ci avait onze ans… » Ce fut l’arrivée à l’école du professeur Léo, magnétiseur, invulnérable aux coups de revolver tirés à blanc, dont le criminel devait se souvenir toute sa vie… Je veux bien qu’une séance de magnétisme et de prestidigitation puisse faire à un enfant nerveux une profonde et même fâcheuse impression. Mais j’ai le sentiment que le psychologue se moque un peu du lecteur (et s’il ne s’en aperçoit pas lui-même le fait vaut d’être noté) quand il nous explique ainsi la folie du criminel Matuska qui ne présente par ailleurs aucun mystère véritable. Tout y est d’une clarté aveuglante. On voit littéralement ce qui a fait de l’homme un maniaque dangereux, quelles sont les responsabilités sociales, — et que le magnétiseur Léo n’y est pas pour grand-chose… Sous-lieutenant du génie autrichien pendant la guerre, Matuska fut chargé par ses chefs de faire sauter, à l’arrière de l’ennemi ou en pays abandonné, avant l’occupation, les ponts, viaducs et ouvrages d’art. Il en a fait sauter dix et on l’a décoré pour ces hauts-faits. « C’est un héros de l’explosion. » Nous faut-il une autre explication de son détraquement du temps de paix ?
Il est facile et probablement scientifique de dire que le crime est souvent le résultat d’une névrose. Et la névrose d’où vient-elle ? Que les criminels sont souvent des dégénérés, ce n’est guère contestable. Mais quelles sont les causes de la dégénérescence ? De statistiques produites par le Docteur Allendy il résulte que la catégorie sociale des propriétaires et rentiers est celle qui fournit le moins de criminels. Il résulte aussi qu’un rapport direct existe entre l’indice des salaires réels et la fréquence du vol ; de même qu’entre le vagabondage et le chômage… (Mais que le fait d’être sans gîte ni pain – en état de vagabondage – soit considéré par des civilisés pourvus, eux, de bons gîtes et de pain beurré, comme un délit, voilà qui renverse à mon avis toutes les données du problème : car enfin, quels sont en tout ceci les criminels ?)
Sociologie et psychologie ne sont plus guère séparables aujourd’hui. La conception théologique du libre-arbitre détachait arbitrairement l’homme du milieu social pour faire retomber sur lui les responsabilités des maîtres de la société. Cette conception naïve dépassée, le problème de la criminalité ne peut plus être abordé scientifiquement que dans un esprit de transformation sociale. La vérité la plus haute, la plus vraie, la plus efficace, est celle qui aspire à guérir et non à maintenir les causes du mal.
14-15 mai 1938
Anton Ciliga*, membre du bureau politique du parti communiste yougoslave, mandaté par son parti auprès de l’Internationale communiste, arriva en 1926 à Moscou. Il admirait la révolution. Il aimait la Russie. Il comprenait l’œuvre en cours, étant un marxiste instruit. Les contradictions dans lesquelles le régime se débattait l’amenèrent à se joindre, en 1928, à l’opposition qui exigeait des mœurs plus démocratiques et, vis-à-vis des nouveaux riches et des bureaucrates parvenus, une politique plus active. Exclu du parti pour un an, il collabore néanmoins avec Kirov, à Leningrad, où il reçoit une chaire d’histoire contemporaine.
La répression de toute activité politique au sein du parti lui paraît un danger croissant. Avec quelques compatriotes, il forme un petit groupe d’opposants, forcément clandestin. Arrêté en mai 1930, comme trotskiste, on le condamne, sans procès bien entendu, par mesure administrative, à trois années de réclusion et on l’envoie à l’isolateur de Verkhnéouralsk. Il y voit, cheminant au soleil, les pieds nus sur le sable chaud d’une cour, un homme à cheveux blancs, voûté, presque un vieillard : il reconnaît Zinoviev qu’il a connu à la tête de la IIIe Internationale, à la tête du pays, à la tête de la dictature du prolétariat… La prison lui est une étrange et bienfaisante découverte. C’est une oasis de liberté. Personne ne parle, n’écrit, ne pense tout haut, ne discute dans l’immense pays ; pas un parti n’existe en dehors du Parti unique, voué à l’obéissance passive ; pas un groupe, pas un cercle d’études, pas une feuille de chou disant quelque chose d’autre que les formules officielles… Mais, ici, tous les partis sont vivants, représentés par des hommes connus, inébranlables et passionnés, tous les partis poursuivent au grand jour – au grand jour de la geôle – leur activité intellectuelle, discutent, publient des revues manuscrites, se subdivisent en tendances. La prison est une sorte d’université pour les jeunes militants, un laboratoire d’idées pour les vieux ; la prison concentre énormément d’intelligence, de devoir, de dévouement à la révolution, de courage civique, de hautes qualités humaines. Anton Ciliga y rencontre des socialistes dont quinze années de persécutions n’ont pas vaincu la foi en la démocratie ouvrière ; des anarchistes qu’autant d’années d’épreuves n’ont ni désarmés ni découragés ; des communistes opposants, enfin, de diverses nuances, pour la plupart emprisonnés depuis 1928.
Ciliga se sépare des trotskistes orthodoxes, auxquels il reproche de ne point poser dans toute son ampleur le problème de la dictature du prolétariat. Il se joint à la Fédération des gauches communistes 46 qui, sous les verrous, publie une revue manuscrite intitulée Le Bolchevik léniniste 47. Il polémique avec mes vieux amis de Leningrad, Fedor Dingelstedt* et Grigori Iakovine*, emprisonnés pour crime d’opinion depuis 1927 ; il polémique avec Solntsev*, jeune leader qui va bientôt (en 1936) mourir d’une grève de la faim… Il prend part à la grande grève de la faim de 1931 qui se termine par un compromis entre les prisonniers et le Guépéou. À l’expiration de sa peine, on le déporte à Iénisseïsk, dans le nord sibérien, où il passe deux ans, dans une captivité atténuée, mais terrible de froid, de privations, d’isolement, de menaces. Il ne cesse d’exiger, étant étranger, un visa de départ.
En mai 1935, son exil est – toujours par mesure administrative et, je le répète, pour seul crime d’opinion – prolongé de trois ans. Alors, le communiste Ciliga envoie au procureur Vychinski* une sorte d’ultimatum : « Ou vous me laisserez partir, comme c’est mon droit strict, ou, n’ayant plus d’autres recours contre une persécution inacceptable, je me laisserai mourir de faim. » Par bonheur, ceci se passe avant les grands procès qui vont faire tomber au-dessous de zéro le prix de la vie des militants.
Le 3 décembre 1935, des agents du Guépéou conduisirent le Dr Anton Ciliga à la frontière polonaise. « Je laissais derrière moi, écrit-il, les années les plus dures, les plus riches d’expérience et d’émotion, de toute ma vie. »
Dix années en URSS, dont cinq en captivité, Anton Ciliga en a résumé l’expérience extraordinairement riche dans un livre copieux, qui vient de paraître aux éditions Gallimard : Au pays du grand mensonge 48. Je n’aime pas ce titre, bien qu’il soit juste. Je ne l’aime pas parce qu’il peut suggérer au premier abord l’idée tout à fait fausse d’une œuvre de ressentiment. Je n’hésite pas à dire que ce livre est le plus substantiel, le plus juste en pensée, le plus équitable au sens socialiste du mot, d’entre tous les témoignages récents sur l’URSS. La vérité qu’on y voit est tragique et grandiose à la fois. Aucune amertume chez l’observateur, mais une passion lucide sans cesse au service de la cause ouvrière. « On sent partout la pauvreté, la puissance, le souffle d’un géant qui grandit. C’est un continent nouveau qui s’ouvre à la vie… Un tel pays, quoi qu’il arrive, ne périra pas… C’est un pays de jeunesse et de force… La cruauté du pouvoir est compensée, au pôle opposé de la vie sociale, par une chaude cordialité qui atténue toutes les souffrances… » Que c’est vrai ! Et que vous avez raison, Ciliga, de le dire dans votre page d’adieu à l’URSS ! Sans amour profond pour la révolution, qu’y peut-on comprendre ? Sans courage d’y voir la vérité en face, quel droit a-t-on d’en parler ? Sans confiance en ce peuple, sans conviction socialiste, comment peut-on s’imaginer y comprendre quelque chose ?
J’écoutais l’autre soir, dans un café du Quartier latin, Ciliga parler avec son enthousiasme raisonné de la révolution d’Octobre et du plan quinquennal, sur lequel, pourtant, il ne cache rien. Et j’étais réconforté de voir tant de claire intelligence au service d’une pensée si virile. En des heures sombres, de découragement, de trouble et d’hypocrisie, Anton Ciliga nous offre un bel exemple et nous apporte un témoignage unique.
21-22 mai 1938
Félicien Challaye*, philosophe, militant et, par-dessus tout, homme de bonne volonté, poursuit avec un esprit scientifique nourri de sérénité une œuvre singulièrement utile. Le pacifiste a livré au cours d’une vie déjà longue maint combat, dont les derniers, au sein de la Ligue des Droits de l’Homme, ne manquent ni de grandeur ni de retentissement. Challaye est de ceux qui ont posé là sous toute son ampleur la question des procès de Moscou, l’une des plus gênantes pour les consciences installées aujourd’hui. Le militant s’est rendu en Espagne déchirée pour y enquêter sur les répressions staliniennes qui ont détruit l’unité du front antifasciste et compromis – à un degré que l’on mesurera plus tard avec effroi – la cause la plus juste en soi. Le philosophe vient de nous donner en moins de deux ans deux livres clairs, riches et utiles : un Jaurès et, tout récemment La Formation du Socialisme, De Platon à Lénine (Alcan) 49.
Réunir en quinze chapitres une documentation historique et doctrinale sur des mouvements dont l’aspiration commune embrasse Platon, les prophètes d’Israël, les premiers chrétiens, les grands utopistes des xvie et xviie siècles, Rousseau, Robespierre, Babœuf, les philosophes allemands du xviiie siècle, Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Lassalle, Marx, l’école anglaise (de William Morris* à Wells), Jaurès, Vandervelde, de Man* ; terminer avec Lénine, Staline, Trotski ; réussir ce faisant à demeurer clair sans tomber dans la schématisation ou la plate vulgarisation, – cela tient d’une gageure. Tel quel, s’il encourt plusieurs reproches – et même graves – ce livre est infiniment riche. J’hésite même à le critiquer. Comment dire plus en moins de deux cents pages ? Mais peut-être y fallait-il quatre cents pages… Ce reproche fera sourire Challaye, de son air le plus réfléchi, le plus indulgent. Il faut pourtant le lui faire.
Je regrette de ne pas voir évoquées la révolution communale du xive siècle, pendant laquelle des tendances socialisantes se manifestèrent avec netteté ; ni les guerres sociales du lointain début des temps modernes au cours desquelles on vit maintes fois le socialisme se préfigurer avec une puissance redoutable : commune de Munster, exploits des Hussites, guerre des paysans d’Allemagne, étonnantes luttes des sectes telles que les Pauvres de Bohème. Autre lacune plus près de nous : l’école marxiste la plus intéressante, peut-être, après les écoles russes, celle qui a derrière elle le plus de réalisations et de luttes, le marxisme autrichien (Otto Bauer, Karl Renner, les Adler*) est passée sous silence. La lourde expérience de la social-démocratie allemande, avec sa puissance d’organisation et son incapacité révolutionnaire, est passée sous silence. Enfin, le drame de la révolution russe, évoqué avec probité, ne l’est que trop sommairement. Ces remarques critiques équivalent à constater que pour traiter de l’histoire du socialisme, il faut reprendre en somme toute l’histoire, – car la lutte des classes en est le ressort essentiel.
Deux ou trois impressions dominantes se dégagent par contre admirablement de ce livre. D’abord celle de la continuité de l’histoire. De l’idéalisme à la science, par l’utopie, par l’imagination, par la prophétie, par l’architecture naïve des cités du soleil, à travers plus de deux mille ans de pensée, liée à des convulsions sociales, les hommes se cherchent une loi plus raisonnable, plus juste et plus féconde. Ils sont à la fois les jouets de leur temps et les ouvriers des lendemains. L’erreur d’hier sert à dégager aujourd’hui une vérité qui sera à son tour dépassée demain. L’essentiel n’est jamais dans la formule, et est toujours dans l’aspiration, – l’esprit, – le vouloir.
Ensuite, l’impression d’une lente, mais assez sûre montée. Le sentiment obscur, – fondé sur des besoins et des intérêts de masses, c’est-à-dire sur la nécessité, – devient idée, rêve, mythe. L’idée s’éclaircit de siècle en siècle, apprend à maîtriser les faits, s’adapte à eux pour leur imposer mieux la loi qu’elle discerne en eux. Une doctrine scientifique reprend la tâche des utopistes. Des révolutionnaires surviennent enfin, à la tête de millions d’ouvriers et de paysans jetés dans la révolution par la guerre, et de la doctrine scientifique tirent une technique du combat, une stratégie, des méthodes d’action tout à coup révélées prodigieusement efficaces.
Enfin, le sentiment, source de force dans les époques noires, d’avoir raison en dépit des erreurs, en dépit des défaites, en dépit des défaillances, en dépit de nos propres aveuglements. « Aux prolétaires, écrit Challaye, doivent se joindre les hommes d’autres classes en qui s’est accomplie cette révolution de la honte que Marx a décrite… Le socialisme répond aux instincts les plus puissants, aux appétits les plus énergiques des masses comme aux aspirations les plus hautes, les plus désintéressées des meilleurs des hommes… » Et ceci demeure vrai dans le temps, même si l’on brûle des œuvres de Marx, même si l’on fusille les compagnons de Lénine, même si les mineurs des Asturies sont vaincus, même si tous ceux qui tiennent à leurs biens particuliers plus qu’à la vie des pauvres et qu’à l’avenir du monde réussissent, pour une époque encore, à nous imposer la loi du canon…
28-29 mai 1938
Avons-nous frôlé la guerre samedi dernier ? Il se peut. L’Europe, prise d’un étrange vertige, paraît côtoyer l’abîme. Il ne s’ensuit pas d’ailleurs qu’elle doive y tomber. Tout voyage en haute mer terminé comme il se doit, comme se terminent de règle les voyages, constitue en un certain sens « une série de catastrophes évitées ». La vie même est ainsi. Souvenons-nous-en pour que la réalité du péril n’amoindrisse point notre sentiment de la victoire sur le péril. Ce monde vit dangereusement, mais ce monde est le nôtre ; et qu’il succombe à son vertige ou le domine, que la paix permette à la classe ouvrière de s’affermir pour sauver demain la civilisation, ou que la guerre lui impose demain de reprendre au milieu des ruines l’héritage d’une société faillie, plusieurs choses essentielles ne changent point : notre conscience du cheminement de l’histoire, notre devoir, nos raisons de vivre.
Fronts d’Espagne, frontières précaires de Tchécoslovaquie, menaces sur la Tunisie, manœuvres en Méditerranée… Il ne faut tout de même pas que ces événements du plus vieux style de l’histoire – celui des vieilles guerres du vieux monde – nous empêchent de nous retourner vers notre plus grand souvenir de mai. Il y a soixante-sept ans, en mai 1871, les fédérés de la Commune de Paris livraient aux versaillais leurs derniers combats. Barricade après barricade, rue après rue, ils défendaient les hauteurs de Paris. Dombrowski*, désespéré par l’incapacité militaire d’un prolétariat héroïque mais brouillon, cherchait la mort aux environs d’une porte de la ville, abandonnée à l’ennemi par la négligence des communards. Ne pouvant plus rien, Delescluze*, à soixante-dix ans, la redingote sévèrement boutonnée, allait calmement au-devant des balles. Hommes, femmes, enfants, des milliers d’inconnus tentèrent vainement de racheter par un courage sans bornes les tâtonnements, les fautes, les divisions, l’insuffisance politique de « la première dictature du prolétariat », selon le mot de Marx et d’Engels. Puis, ce fut le massacre. Les classes éclairées (on sait que ce sont les classes riches…) du peuple le plus civilisé de la terre se révélèrent tout à coup, dans leur victoire sur les pauvres, d’une férocité qui les ramenait aux époques barbares, antérieures à l’esclavage même, où la guerre n’était qu’extermination. (Car l’esclavage fut en des temps lointains un progrès économique : faire travailler le prisonnier de guerre étant plus avantageux que le tuer ; la brute humaine, en prenant conscience de ce fait, gravit un échelon…). Chaque quartier de Paris a ses abattoirs d’hommes, où des gens de l’ordre fusillent les communards ; et des élégantes insultent les prisonniers qui vont au supplice… Il y a soixante-sept ans ! Moins d’une vie d’homme. C’est Paris d’hier, c’est l’histoire d’hier. Et c’est Séville, Badajoz, Malaga, Santander, Bilbao d’aujourd’hui. Un écrivain catholique ne vient-il pas, dans un sursaut d’écœurement, de nous dire en trois mots ce qu’est la guerre de l’ordre, telle qu’il l’a vue à Majorque et ailleurs 50 ? Il s’est aperçu, cet ingénu, qu’elle consiste essentiellement à « tuer du Pauvre ». Nous le savons depuis longtemps, M. Bernanos. Lisez donc Lissagaray 51, ou Pelletan (La Semaine sanglante 52), ou Les Cahiers rouges de Vuillaume 53. « Tuer du pauvre » – mais c’est ça la guerre civile, du côté riche, depuis toujours. Et les pauvres, Dieu merci, ne sont pas près de l’oublier…
Eh bien, l’histoire contemporaine, celle qui préfigure l’avenir, commence pour nous par l’éclatante, par la généreuse victoire de la Commune de Paris qui n’a voulu tuer personne – et par l’inoubliable saignée infligée au peuple de Paris. Rappellerai-je que l’histoire a des chiffres précis ? Que la Commune, en apprenant que l’on fusillait les fédérés faits prisonniers, fit exécuter soixante otages – soixante ; tandis que les témoins de la répression estiment que les versaillais passèrent par les armes entre vingt et trente mille ouvriers parisiens… La Commune, revanche des pauvres, naît de la guerre sur les ruines du Second Empire. Première victoire des prolétaires, elle ne dure que deux mois et succombe. C’en est fini, avec elle, de la première Internationale des travailleurs, fini des « Rouges », fini de « l’utopie socialiste » ; la bourgeoisie est bien sauvée. Un rouge ciment affermit pour les siècles le socle du coffre-fort. On peut du moins le croire, on le croit…
L’an 1870, cependant, dans une petite ville de Russie, au bord de la Volga, un enfant est né, qui sera un jour Lénine… Après la défaite des communards, l’ordre capitaliste s’affirme si solide, si totalitaire au sens profond du mot, puisque rien ne lui échappe, de la pensée, de l’art, du langage même, qu’il peut s’offrir le luxe d’être libéral et bientôt démocratique. Et vingt ans plus tard, le socialisme persécuté organise dans toute l’Europe des millions d’hommes. Un demi-siècle plus tard, les mêmes causes, mais agissant à une échelle infiniment plus vaste, produisent les mêmes effets, au centuple. La révolution russe reprend le drapeau, la tradition, les idées, les lois mêmes de la Commune de Paris. De 1917 à 1923, grâce à elle, le souvenir de la Commune est l’idée-force la plus vivante, la plus ardente entre les côtes du Pacifique où des partisans rouges fondent la Commune libertaire de Nikolaevsk sur l’Amour, où l’Armée rouge, conduite par Ouborevitch* (aujourd’hui fusillé) entre à Vladivostok, et Berlin où militent les spartakistes, la Ruhr où Max Hölz* forme des bataillons ouvriers pour la révolution allemande…
Se peut-il vraiment que les économistes, les généraux, les financiers, les dictateurs qui préparent les guerres en se disant qu’il suffit, après tout, pour résoudre les problèmes, de « tuer du pauvre » – se peut-il qu’ils soient ignorants de l’histoire du dernier siècle au point de n’y puiser aucun avertissement ?
4-5 juin 1938
L’homme n’est pas la brute féroce que l’on pourrait croire… L’aviateur qui bombarde Granollers ou Canton est un brave garçon ordinaire, bon mécanicien, affectueux dans le privé, capable, comme tout le monde, de risquer sa vie pour les siens, mais discipliné 54. Il obéit. Le crime qu’il commet n’est pas le sien, c’est celui du système dans lequel il n’est, lui, qu’une petite mécanique pensante, en uniforme, tout juste bonne à diriger à travers le ciel, vers la Catalogne ou la Chine, les trimoteurs de bombardement, machines à tuer et détruire, construites par des ouvriers et des ingénieurs dont pas un n’a souhaité, voulu, médité, consenti ces choses…
Et ce soldat discipliné fait son devoir. Il a le droit d’être amèrement content de lui-même, ayant surmonté, pour obéir, la peur, le sentiment humain, les plus justes révoltes. Ses chefs sont-ils plus criminels que lui ? Ce sont des techniciens de la guerre et la guerre consiste à détruire les forces vives de l’ennemi. Plus elle est totale et plus elle sera courte, et moins elle infligera de souffrances à ceux qui la font des deux côtés. Effroyable et sans doute absurde principe d’économie. Les hommes de guerre ont une façon froide et rationnelle de poser les problèmes, aussi inhumaine qu’une opération algébrique projetée dans l’abstrait. Une lutte de tant de semaines ou de mois, engageant telles forces données, entraînera une consommation de matériel humain, de pétrole, de blé, d’or, de produits chimiques, de matériaux de construction que l’on évalue en chiffres précis. Tant de milliers d’hommes jeunes par jour, en moyenne, et telles quantités de mazout et de grains. Données du même ordre, en définitive. Mais comme le matériel humain mange, pense, parfois se dérobe, se rebiffe, se révolte, c’est le plus instable et le plus inquiétant.
Comment l’assouplir assez pour lui faire faire ce qu’il ne veut pas faire, ce qui est contraire à tout son être, ce qui se retournera infailliblement, mortellement, contre lui-même ? Comment obliger ces hommes pris en masses, par peuples entiers, à consacrer toutes leurs énergies au massacre où ils doivent eux-mêmes succomber ? Par le dressage, par la crainte et par la psychose. Le dressage prend l’enfant dès ses premiers pas. On lui met alors, dans les pays qui ont poussé le plus à fond les préparations à la guerre, un premier uniforme ; on met entre ses mains un jouet simulant une arme, on l’enrégimente dans un bataillon de moins de huit ans… Il n’y a pas que la marche au pas, dès cet âge, il y a aussi la mise au pas de la pensée, les portraits du Chef bien-aimé, la règle d’admiration et d’abdication, la règle de haine contre l’ennemi. L’ennemi qui n’a plus visage humain, qui trame notre perte, qui est vil, lâche, méprisable, inférieur en toutes choses… Comment l’enfant en douterait-il puisque tous ceux qu’il respecte le lui enseignent ? Puisque cette affirmation imagée complète partout l’éloge orgueilleux de sa Race, de sa Patrie, de son Chef ?
L’esprit critique est pourtant inhérent à toute intelligence ; l’expérience l’alimente et le stimule, quoi qu’on fasse, et tout ceci repose sur tant d’oppression, de mensonge, de violence faite à l’humain, que le plus habile dressage doit être un jour emporté comme poussière au vent. Et le soldat, ce jour-là, cessera d’obéir, la guerre sera finie, comme finie avec la guerre la société qui la fait. Mais nul ne l’ignore et les précautions sont prises. Tout l’art consiste à mettre les combattants entre deux dangers, le plus certain étant derrière eux. Le code militaire ne connaît à vrai dire qu’une sanction : la peine capitale. Sur les champs de bataille la fuite en avant est la plus raisonnable des deux, car elle offre le plus de chances de salut.
De si pesantes chaînes et menant à de si profondes fosses, chacun les porte malgré soi, sans doute, mais on ne saurait les forger sans un vaste assentiment collectif. Elles reposent sur des psychoses qui mobilisent les instincts primordiaux – l’instinct de conservation d’abord – des grandes collectivités. La psychose de guerre modifie le sens même de la réalité, tire du sentiment légitime du péril une peur panique, l’organise en idées-forces, l’habille de slogans, retourne le courage en violence et le dévouement en cruauté.
Quels intérêts réels nouent la tragédie ? Il est simple de fusiller les esprits qu’un immense effort, possible en de rares circonstances, maintient lucides. Les autres ne sauront même pas s’interroger, tant que le cours naturel des choses ne les y obligera inexorablement. Car tout ceci, encore que ce soit une prodigieuse réussite sur le plan de l’exploitation des masses par les minorités privilégiées, ne saurait avoir qu’un temps. Tout ceci attente par trop à la loi naturelle, qui est aussi loi sociale et loi morale. L’instinct de conservation, trompé, reprendra le dessus. Les stocks de mazout s’épuiseront. Les cadres des armées seront dévorés. Les mythes s’évanouiront dans la fumée des incendies et les vapeurs du sang. D’autres instincts et d’autres intérêts, plus essentiels que ceux des riches, prendront le dessus, parmi les peuples débilités. On verra qu’au temps de la solidarité nécessaire toute grande guerre tient du suicide. Ce sera en tout cas le suicide des régimes qui la font, le saut dans l’inconnu, le commencement d’un crépuscule où le grand vaincu – l’homme des masses qui ne veut pas la guerre – aura nécessairement le dernier mot, un terrible dernier mot…
11-12 juin 1938
Deux événements dominent de haut l’histoire des dernières années ; et c’est sans doute pour longtemps. Ils signifient que la société occidentale, telle qu’elle s’était stabilisée après les convulsions du lendemain de la guerre, est entrée dans une phase de transformation. Ce sont : les grandes grèves de juin 1936 et la guerre des deux Espagne. Ces événements se tiennent de très près. La victoire des masses populaires, en France, coïncidant avec celle des masses populaires en Espagne semblait ouvrir, vers le milieu de 1936, à tout l’Occident, la voie des grandes réformes révolutionnaires. Elle contrebalançait les conséquences de la victoire hitlérienne en Allemagne ; elle marquait la fin de l’avance fasciste dans la bataille internationale des classes. Elle conférait au prolétariat une puissance politique de premier ordre. Et c’est probablement pourquoi les deux régimes totalitaires au service du grand capital estimèrent l’heure venue de réagir. Un an encore et il serait trop tard et, par contrecoup, les fascismes se sentiraient menacés chez eux, à l’intérieur, par l’exemple des démocraties gagnées par un nouveau dynamisme. La rébellion militaire en Espagne, tramée de longue main par les politiques des classes possédantes avec l’appui – et les conseils – des deux dictatures fascistes, est une sorte de coup d’arrêt porté par la réaction internationale à la classe ouvrière internationale.
Un observateur socialiste infiniment averti et scrupuleux consacrait dernièrement à l’événement de juin 36 une étude très claire, malheureusement unique en son genre, qui devrait passer sur la table de travail de tout homme animé du désir de comprendre le temps présent. Il faut déplorer que ce travail soit, pour le moment, inaccessible au grand public, ayant été publié en français dans l’International Review of Social History, de Leide : « Les occupations d’usines en France de mai et juin 1936 », par Salomon Schwarz 55. L’auteur se borne à tracer un tableau analytique des faits ; mais ces faits sont grandioses, ces faits débordent l’actualité pour marquer toute une époque, ces faits, on y reviendra sans cesse car ils manifestent l’arrivée de la classe ouvrière de France (et de Belgique), débilitée par la grande guerre, à une sorte de virilité nouvelle.
Des occupations d’usines de peu d’importance ont été signalées dès 1931 en Pologne ; puis en Roumanie, en Espagne, en Angleterre (1935). Ainsi naît, on ne sait trop comment, d’initiatives inconnues, procédant d’un fait de conscience nouveau, une nouvelle méthode de combat social. Il est évident qu’elle implique, chez les ouvriers comme chez les patrons, une profonde modification du sentiment de la propriété. La prise de possession de l’usine paraît aux travailleurs aussi naturelle que l’abandon de l’usine devient aux yeux du patronat stupéfait une réalité inévitable.
On a pu dire que les régimes ne sont point renversés : ils tombent par leur propre faute. Ils provoquent eux-mêmes les actions nécessaires à leur renversement. En 1919, 557 conventions collectives réglant les conditions du travail avaient été conclues entre le patronat français et les syndicats. En 1933, 20 seulement, vingt ! En janvier 36, le Syndicat des métaux offrant au patronat d’entrer en négociations au sujet d’une convention collective se heurtait à une fin de non-recevoir. C’est le refus du patronat de reconnaître le droit syndical qui va déclencher tout à coup le formidable mouvement de mai-juin 36.
Au début de mai, dans l’Aisne, trente ouvriers émailleurs de Saint-Michel-Sougland occupent leurs ateliers et remportent en cinq jours une modeste victoire… Ils ne se doutent pas qu’ils sont les premiers tirailleurs d’une immense bataille rangée. Des usines d’aviation au Havre et à Toulouse entrent en lutte les 12-13 mai. Puis c’est Courbevoie, puis les masses de Boulogne-Billancourt (usines Renault). Sous le mur des Fédérés du Père-Lachaise, soixante mille travailleurs parisiens ont vu Léon Blum – dont le succès électoral du Front populaire fait le chef du gouvernement de demain – lever le poing avec eux. La victoire électorale et les manifestations dans la rue donnent à la classe ouvrière un sentiment de puissance et de sécurité qu’elle n’avait encore jamais éprouvé. C’est l’heure d’agir, car puissance oblige. Des millions d’hommes du travail le sentent – sans même avoir besoin de le penser.
Le mouvement est spontané, d’une ampleur sans précédent, tout à fait inattendu pour les syndicats, pour le patronat, pour les partis. En pleine grève, le cabinet Sarraut démissionne, le cabinet Léon Blum se forme, avec Marx Dormoy* à l’Intérieur. La presse bourgeoise dénonce, avec raison, les occupations d’usines comme un attentat au principe sacré de la propriété privée. Seulement, ce principe n’est plus sacré du tout, en réalité, depuis que les révolutions et même les contre-révolutions ont montré ce qu’on en peut faire. La Confédération générale du patronat, qui semble, dans son aveuglement, vouloir pousser les masses à bout, déclare qu’elle ne négociera qu’après évacuation des usines. Le gouvernement à direction socialiste prend alors l’initiative de formuler les revendications ouvrières en les satisfaisant : et il fait ainsi, du premier coup, plus que la veille il ne pensait peut-être obtenir en toute une législature. Semaine de quarante heures, congés payés, conventions collectives, augmentation des salaires.
Le 5 juin, les métaux, les produits chimiques, le bâtiment, l’alimentation, l’habillement, les arts graphiques sont en grève avec un enthousiasme tranquille. Du 8 au 14 juin, d’après une statistique officielle du ministère du Travail, il y a 1 830 930 grévistes ; 8 941 entreprises sont occupées. Le cardinal Verdier, archevêque de Paris, lance un appel conciliant aux travailleurs et L’Humanité, quotidien du PCF, section française de l’Internationale communiste, l’approuve dans son numéro du 7 juin. À Moscou, Staline estime, sans doute, que le cardinal a raison. Le parti communiste, d’ailleurs, préconise la modération. Thorez affirme que « tout n’est pas possible ! » 56 (On sait, par ailleurs, qu’au rassemblement populaire le PCF s’oppose à la nationalisation des trusts.)
Léon Blum ayant catégoriquement refusé d’employer la force pour faire évacuer les usines, la Confédération patronale consent à négocier. Ses représentants rencontrent à l’hôtel Matignon, siège de la présidence du Conseil, ceux de la CGT. La signature des « accords Matignon » consacre l’éclatante victoire pacifique de la classe ouvrière. Il ne reste plus à la presse bien-pensante qu’à dénoncer le « caractère fasciste » de la nouvelle législation sociale (Le Temps). La vague des grèves ne tombera tout à fait qu’en août.
Les syndicats, dépassés par l’événement, l’ont suivi de leur mieux, canalisé, organisé. Leurs effectifs doublent, triplent parfois. En vingt jours de luttes, l’initiative spontanée des masses, déclenchée à l’instant politique propice, a valu aux travailleurs des conquêtes dont vingt années de patience ne leur permettaient pas de rêver la veille.
17-18 juin 1938
Le drame russe va-t-il de nouveau rappeler à lui l’attention du monde ? Il se peut. Si maladroits qu’ils soient, au point de vue psychologique, les grands procès suivis d’exécution répondent à une nécessité. Sans doute, ils sèment le discrédit autour de la puissance soviétique, troublent et démoralisent ses partisans et tout le mouvement ouvrier. Mais comment faire disparaître les fondateurs d’un nouvel État, les héros d’une action historique sur laquelle les générations ne cesseront pas de se retourner, – comment les faire disparaître sans donner au pays une explication, si mauvaise qu’elle puisse être ?
La presse anglaise fait pressentir un prochain procès des diplomates où l’on verrait figurer les ex-attachés militaires à Paris, Londres et Berlin, les ex-ambassadeurs à Tokyo et Oslo, l’ex-consul général à Barcelone, Antonov Osveenko*, celui-là même qui, le 7 novembre 1917, dirigeait l’assaut du Palais d’Hiver – et qui, rappelé d’Espagne à Moscou, pour recevoir le portefeuille de la Justice, disparaissait en prison vers le 7 novembre 1937… Avec ou sans procès, il est bien certain que tous ces hommes – et tous leurs compagnons de travail et de luttes depuis plus de vingt ans – sont perdus. Je l’ai maintes fois écrit, depuis deux ans, non sans souhaiter ardemment de me tromper… Loin de là, les faits ont, par leur rigueur atroce, dépassé mes prévisions, dépassé les pires prévisions…
On a vu continuer au cours des derniers mois la destruction des générations révolutionnaires. Ont disparu notamment : l’ancien marin de Cronstadt Dybenko* qui joua un rôle de premier plan en 1917, récemment commandant en chef de la circonscription militaire de Leningrad ; l’ambassadeur de l’URSS à Sofia, Raskolnikov, qui en 1917-1920, après avoir pris part à l’insurrection victorieuse, commanda une flotte rouge de la Volga puis dans la Caspienne, devant les côtes de la Perse ; le commissaire du peuple à la Justice Krylenko, qui fut, en 1917, le premier généralissime bolchevik des armées russes et, plus tard, en qualité de procureur, requit dans les procès politiques les plus importants… Enfin, trois des personnages les plus influents de l’entourage immédiat de Staline semblent bien avoir brusquement fini leur carrière exactement comme ils avaient aidé à en interrompre beaucoup d’autres : Stetski, directeur des services de propagande, de littérature et de sciences du Comité Central, Eikhé, un des spécialistes de l’agriculture du CC, réputé pour avoir fait accepter la collectivisation par les paysans de la Sibérie occidentale, et Kosior* qui dirigea pendant de longues années le parti communiste d’Ukraine. (Son successeur à ce poste éminent, Postychev*, a disparu lui aussi…) Les coupes sombres se propagent, on le voit, parmi les chefs mêmes du régime qui ont contribué à l’organisation des procès de 1936-1938.
La police politique – le Guépéou, Service de la Sûreté près le Commissariat du Peuple à l’Intérieur, – subit une nouvelle et terrifiante épuration, la deuxième ou troisième en deux ans. Déjà la plupart des collaborateurs de l’ancien ministre de la police, Iagoda, fusillé au début de cette année, n’étaient plus ; maintenant leurs successeurs les suivent, arrêtés et vraisemblablement exécutés par fournées entières. Des dépêches du correspondant de l’agence Havas à Moscou, censurées au départ et devenues ainsi quasi-officielles, nous apprennent l’arrestation du sous-commissaire du peuple à l’Intérieur du gouvernement central, Zakovski, nommé en novembre dernier ; des commissaires du peuple de l’Intérieur (gouvernements locaux, fédérés) de Russie blanche, Ukraine, Turkmenistan, Kazakhstan, Carélie, Ossétie ; et des chefs de la police de l’Altaï, de Krasnoyarsk, Kalinine (Fver), Koybichev (Saratov), Koursk, Novosibirsk, Orel, Omsk, Orenbourg, Tchéliabinsk, Stalingrad, Irkoutsk, Sverdlosk. Des vingt hauts fonctionnaires de la Sûreté décorés en novembre 1935, trois seulement sont encore en fonctions, huit ont été dénoncés comme « ennemis du peuple », un a été fusillé après jugement public, six ont disparu sans que l’on sache comment, un, le chef du service de l’étranger, mêlé à l’affaire Reiss, serait mort de mort naturelle…
Les milieux intellectuels ne sont pas plus épargnés que par le passé. Nous avons appris la disparition du professeur Samoïlovitch, explorateur des régions polaires, que l’on croit arrêté au retour d’une expédition où il avait failli périr ; du vieux sinologue Alexéev, du poète Boris Pasternak dont la place et l’œuvre dans les lettres russes se peuvent comparer à celles de Paul Valéry dans les lettres françaises… Boubnov, vieux bolchevik et combattant de la révolution, qui succéda à Lounatcharski à la tête de l’Instructions publique, écarté du gouvernement l’année passée, est traité de « saboteur » par la presse officielle. C’est dire qu’il couche en prison et que son compte est bon.
Selon l’usage, les familles, l’entourage, les collaborateurs des dirigeants ainsi éliminés partagent, à divers degrés, leur sort. Une poigne implacable, obéissant à des mobiles que nous ignorons – et qui n’est peut-être pas entièrement maîtresse d’elle-même – achève de renouveler du haut en bas de l’échelle sociale les cadres du régime – et de détruire, tout entières, les générations qui ont gouverné l’URSS de 1917 à 1938.
25-26 juin 1938
Après le témoignage de Georges Bernanos sur l’Espagne nationaliste, nous avons eu, dans les colonnes du Petit Parisien 57, celui d’André Salmon* sur l’Autriche incorporée au IIIe Reich – l’Autriche conquise, l’Autriche finie 58… Lequel est le plus grave ? Je ne sais vraiment. La quantité de sang versé en Espagne nous fait, d’emblée, respirer une lourde atmosphère de massacre. Avec moins de sang, la somme de souffrances et d’humiliations infligées aux hommes en Autriche nous impose, tout de suite, le sentiment d’une éclipse de la civilisation. Le massacre est atroce ; la barbarie, même sans le massacre, dégradante. L’homme moderne trébuche et tombe, ilote ivre, ici, dans une flaque rouge. Caïn sur le cadavre d’Abel, là, dans la poussière et la boue, sous les fils de fer des camps de concentration.
Salmon, qui fut un bon poète et n’est plus qu’un journaliste réactionnaire, relate ce qu’il a vu et appris à Vienne. L’épidémie de suicides qui suivit l’Anschluss fut, en réalité, dans une large mesure, une longue suite d’assassinats. Suicider est un verbe actif. Le major Fey, ex-vice-chancelier, l’un des hommes qui mitraillèrent, en 1934, la classe ouvrière pour instituer un régime fasciste, fut tué chez lui d’une balle dans la tête. Ses assassins mirent ensuite un revolver dans la main de sa femme : elle abattit d’abord son fils, puis tourna l’arme contre elle-même… Un gros commerçant juif, porté fusillé « par crainte de la répression », fut, en réalité, jeté d’une fenêtre de la Maison brune 59. Le commerçant juif Kotani était également porté sur la liste des suicidés ; sa femme, ayant eu le courage de s’enquérir des détails de sa fin dans les bureaux de la Gestapo, se trouva en présence d’un fonctionnaire qui, feuilletant le dossier, lui dit négligemment : « Vous avez raison, madame, votre mari ne s’est pas suicidé. Il a été tué en cours de tentative d’évasion. »
Le docteur Fassier, arrêté jeune et bien portant, sort de prison, au bout de peu de temps, atteint d’une mystérieuse maladie à laquelle il succombe. Le directeur de la police Wentz et le commissaire Bernegger ont été, selon la version officielle, « abattus en cours de tentative d’évasion ». Le comte Ferrari, directeur de la police de Graz, a disparu sans que l’on sache quelle a été sa fin. Le gouverneur de la Styrie, Stépan, a eu un sort analogue…
Prisons bondées. Avant les dernières arrestations en masse, il y avait déjà 50 000 prisonniers politiques. La servilité envers le parti vainqueur n’assure ni la vie ni la liberté. Un des traits caractéristiques des formes actuelles de la barbarie, c’est qu’elles se retournent spontanément contre ceux-là mêmes qui les apportent… Les fusilleurs sont fusillés par leurs chefs de la veille. Les adulateurs des chefs rejoignent en prison ceux qu’ils dénoncèrent la veille. Un rédacteur du Telegraf est arrêté en train d’écrire un article à la gloire du Führer… Une logique implacable préside à ces choses. Rien n’est fini.
Par son absurdité, par son insanité, la persécution des Juifs me paraît bien témoigner, dans ce cauchemar, d’une régression du sentiment humain à des siècles et peut-être à des millénaires en arrière.
Sans doute, les pages noires fourmillent dans l’histoire : on en trouve pourtant peu d’aussi basses. Basses, jusqu’à l’inexplicable. Le long des siècles, on a tué, torturé, outragé, enchaîné, réduit à l’esclavage les vaincus des guerres de tribus, puis des guerres sociales. Jamais encore, on n’avait vu infliger pareil traitement, en temps de paix, à un peuple paisible qui n’a point fait la guerre, n’a point résisté, n’a commis d’autre crime que de vivre… Des Juifs arrêtés au hasard sont tenus d’accomplir des travaux rebutants : nettoyage des casernes, vidange… Des jeunes Juives, à peu près nues, ont été obligées de servir les soldats dans les casernes. On a fait ramper des Juifs sur les places publiques. On les a fait marcher sur les genoux. On les envoie, esclaves, dans les carrières de Styrie, où la main-d’œuvre fait défaut. Les riches sont séquestrés et invités à renoncer à tout leur avoir. Les détails de certaines brimades et de certains supplices sont tellement atroces que la presse tchèque, des mieux informées, refuse de les publier.
(Le vieux Sigmund Freud, à qui l’humanité doit tant de lumière sur elle-même, n’a pu quitter l’Autriche qu’à la suite de pressantes interventions de l’étranger ; les savants américains auraient consenti à payer pour lui une forte rançon… Un Rothschild est séquestré et l’on négocierait avec sa famille le paiement d’une rançon proportionnée à son importance… Ces faits ont été assez largement publiés.)
Persécution des socialistes.
Persécution des catholiques.
Monseigneur Innitzer* s’est humilié en vain devant le plus fort, selon la coutume de l’Église, invariablement complice des tyrans. Persécution des officiers suspects de patriotisme, traités à peu près comme les Juifs. Épuration raciste des écoles, de la presse, du cinéma, des librairies. La suspicion s’est même abattue sur les nazis autrichiens…
Personne ne sait au juste ce qu’est devenu le chancelier Schuschnigg*. Ce mystère, sur la disparition d’un homme d’État, nous ramène aux mœurs du début de la Renaissance : à quatre siècles en arrière. Par peur du socialisme, l’Europe bourgeoise, tout entière, même libérale, démocratique, radicale – tant que l’on voudra dans le domaine des mots –, a laissé, en des jours d’hiver, l’an 1934, la bourgeoisie catholique d’Autriche canonner les habitations ouvrières, fusiller des socialistes, pendre un Koloman Wallisch, abolir toutes les libertés ouvrières. Elle espérait, dans son aveuglement, qui paraît aujourd’hui incroyable et dérisoire, éviter à ce prix la sujétion. Elle croyait pouvoir maintenir encore ses propres privilèges sociaux sur les ruines du « marxisme ». Dollfuss a payé. Fey a payé. Schuschnigg est en train de payer. Et cette lamentable expérience historique montre que la fin des libertés ouvrières, la répression du socialisme, l’élimination de la classe ouvrière de la vie politique entraînent inéluctablement le retour à des formes d’oppression médiévales – ou pires encore.
2-3 juillet 1938
Peu d’hommes eurent, il y a près de vingt ans, le courage intellectuel de dénoncer le traité de Versailles comme inapplicable en réalité et préparant à la civilisation européenne, dans un avenir rapproché, d’immenses dangers. Les peuples n’étaient point consultés. Les gouvernements des puissances victorieuses dictaient la paix à ceux des puissances vaincues ; les vainqueurs représentaient, au premier chef, les oligarchies financières et industrielles de plusieurs nations intéressées à imposer un nouveau partage du monde. Car la « guerre du droit » fut essentiellement une guerre pour le partage du monde, c’est-à-dire une guerre de conquête. Du petit nombre de ceux qui, au moment de la conclusion de la paix, virent clair et dirent simplement la vérité se trouvaient quelques socialistes, les conducteurs de la révolution russe et un économiste libéral anglais, M. John Maynard Keynes… Je n’ai pas rouvert le livre prophétique, en somme, de M. Keynes 60. Mais je me souviens, comme d’une grande explication des choses passées et présentes, valable à toute heure depuis 1918-1919, d’un mot du maréchal Foch, rapporté par M. Keynes. Il s’agissait des armes que l’on laisserait à l’Allemagne ; la question était d’importance. Car le régime intérieur de l’Allemagne en dépendait. Réellement désarmés, les financiers, les gros industriels, les hobereaux, la caste militaire, l’aristocratie allemande, qui venaient, en tentant de conquérir un vaste empire colonial et d’imposer leur hégémonie sur le continent européen, d’infliger au monde une épouvantable saignée, se trouveraient à la merci du peuple allemand, socialiste dans sa grande majorité. L’Allemagne changerait de régime social. (Et sans doute, ne serait-elle point seule, car l’Italie était en pleine effervescence révolutionnaire ; des socialistes gouvernaient l’Autriche…) L’Europe centrale serait rouge, comme l’était déjà la Russie, avec moins de rigueur dans les mœurs et dans les doctrines, moins de luttes aussi. Rouge, c’est-à-dire socialiste, pacifiste, orientée par de nouvelles nécessités économiques et morales vers les États-Unis d’Europe…
MM. Orlando, Lloyd George, Clemenceau, Woodrow Wilson voyaient venir ces choses avec un certain effroi. Car, pour ces hommes d’État, la propriété privée des richesses sociales était l’assise même de la civilisation ; elle relevait du droit naturel, tout comme, aux yeux des ministres des monarchies absolues du xviiie siècle, la royauté relevait du droit divin et la chute des couronnes signifiait le retour à la barbarie. Plus net dans sa façon de poser le problème, le maréchal Foch fut d’avis qu’il fallait laisser à l’Allemagne réactionnaire assez d’armes pour écraser la révolution, c’est-à-dire maintenir, contre les aspirations des masses, un régime bourgeois.
Il fallait donc laisser aux généraux qui avaient envahi la Belgique, marché sur Paris, jusqu’à la Marne, occupé la Serbie, conquis la Pologne, envahi la Roumanie, une armée de cadres dont ils feraient inéluctablement, plus tard, le premier élément d’une nouvelle puissance militaire… C’était leur donner délibérément le moyen d’établir, en Europe centrale, un État réactionnaire qui préparerait la revanche… Foch le savait, mais il fut catégorique : « Plutôt Ludendorff, dit-il, que Liebknecht »… Voilà le mot inoubliable. Traduit en clair, il signifie : Tout, même la guerre indéfiniment continuée, ou recommencée, tout plutôt que le pouvoir aux masses qui veulent la transformation sociale par la nationalisation des grandes industries, des transports et des richesses naturelles ! Car enfin, Ludendorff, c’était déjà – en puissance – Hitler. (On sait, du reste, que Ludendorff a contribué à former Hitler, tenté avec lui le coup de force de Munich en 1923, été un des animateurs du parti nazi à ses débuts et un des promoteurs de l’antisémitisme…)
L’histoire qui se fait est tout entière dominée par une question de propriété : socialisme ou capitalisme – le fascisme n’étant que l’expédient suprême du capitalisme. Un expédient qui lui sera vraisemblablement mortel, avec le temps, après avoir coûté fort cher à l’humanité. Et la politique des vingt dernières années tient tout entière dans ce « plutôt… » du maréchal Foch, répété diversement par beaucoup d’autres. La Grande-Bretagne pouvait s’opposer à la conquête de l’Éthiopie par l’Italie ; mais la défaite en Afrique eût ouvert la crise du fascisme, peut-être provoqué son effondrement. « Plutôt la route des Indes menacée qu’une révolution en Italie. » La victoire de la République espagnole pouvait être facilement assurée, par le simple jeu de la légalité internationale. Mais elle eût signifié l’entrée de l’Espagne dans une période d’audacieuse transformation sociale. « Plutôt Franco que le pouvoir aux mains des CNT-UGT… Plutôt Mussolini maître de la Méditerranée qu’une Espagne socialiste ! »
Le même raisonnement a conduit les démocraties à abandonner l’Europe centrale à l’impérialisme italo-allemand. La République allemande était viable, à condition de donner quelques satisfactions aux masses laborieuses. Son prolétariat s’est trouvé pendant quinze ans accablé par la double pression des puissances victorieuses à l’extérieur et des classes réactionnaires à l’intérieur. Sans cesse, jusqu’au moment où Hitler reçut le pouvoir des mains défaillantes du vieil Hindenburg, les hommes d’État du monde entier se sont répété le mot de Foch… L’Autriche, même après l’avènement d’Hitler, pouvait être sauvée – mais elle ne pouvait l’être que par une démocratie où l’esprit de Vienne socialiste eût prévalu. « Plutôt Dollfuss… » On est servi !
Du point de vue de l’intérêt des nations, cette façon de raisonner, consistant à tout subordonner aux intérêts des classes riches, aboutit à une trahison permanente. Et ce qu’on appelle quelquefois la débilité des démocraties n’est pas autre chose que cette trahison. Les démocraties sont délibérément trahies, vis-à-vis des impérialismes totalitaires, par les dirigeants de la bourgeoisie, qui préfèrent le fascisme, serait-il imposé par des baïonnettes étrangères, à une abdication rendue nécessaire par l’intérêt supérieur des collectivités nationales et internationales.
9-10 juillet 1938
Le territoire de Birobidjan 61, situé en Extrême-Orient, en bordure du fleuve Amour, affecté depuis 1928 à la colonisation juive, était solennellement érigé le 29 août 1936, par un décret du gouvernement soviétique, en « État national juif », sous la forme d’une République autonome, incluse dans la République socialiste fédérative de Russie. On avait songé auparavant à constituer en Crimée ou dans la région de Kherson, non loin de la mer Noire, un territoire autonome juif. La révolution, ayant amené à la conscience nationale une foule de peuples naguère maintenus dans une sujétion coloniale, tenait à leur reconnaître des foyers nationaux. Pourquoi les deux à trois millions de Juifs répandus surtout en Ukraine et en Russie blanche n’eussent-ils pas bénéficié du même traitement ? Mais il paraissait difficile de leur découper un territoire sur la carte de républiques fédérées au sein desquelles ils ne formaient que d’importantes minorités ethniques. Ils ne prétendaient pas, du reste, à former un État ; par contre, le mouvement sioniste demeurait vivace parmi eux, malgré la répression qui l’atteignait sans cesse ; et beaucoup, privés de moyens d’existence par l’étatisation du commerce ou réduits à la misère par les mesures prises contre l’artisanat indépendant (afin de favoriser la coopération artisanale contrôlée par l’État), ne savaient en vérité ni où aller ni que devenir.
Le continent russe ne manque ni de terres à défricher ni de contrées à peupler. Bien des solutions au problème juif y étaient possibles… Il pourrait aujourd’hui, si son régime politique ne l’en empêchait, accueillir les Juifs persécutés de l’Europe centrale, leur assurer du travail, s’enrichir de leurs énergies. On ignore pourquoi le Bureau politique décida finalement de créer une sorte d’État juif dans un pays perdu de l’Extrême-Orient. Le décret du 29 août 1936 contenait en tout cas ces mots : « Pour la première fois dans l’histoire, le peuple juif réalise le profond désir qu’il a de se créer une patrie, en se donnant un État national… » Seulement, pour ce faire, il fallait transporter une population juive à neuf mille kilomètres des régions où elle s’est fixée depuis des siècles.
En fait, les Juifs de l’URSS semblent bien avoir fait échec à cet audacieux mais inconfortable dessein. Outre la transplantation, on leur imposait un changement total de travail. Accoutumés au petit commerce et à l’artisanat, on leur demandait de devenir des agriculteurs, dans les kolkhozes.
L’URSS commémore en ce moment le dixième anniversaire du début de la colonisation juive du Birobidjan qui, en 1928, comptait 34 000 habitants, tous non-juifs. Les premiers colons israélites, au nombre de 650, n’arrivèrent à vrai dire qu’en 1929. Il y en eut 3 000 en 1931. Le plan de transplantation de 25 000 Juifs, adopté pour 1932, ne fut pas réalisé, vraisemblablement par suite de la famine, générale à ce moment, et de la désorganisation des transports. La population juive du Birobidjan, portée d’après certains chiffres officiels publiés par des services de propagande à l’étranger à 19 000 âmes, en 1932, tomba même en 1933 à 7 000 âmes. 12 000 colons, récemment arrivés, avaient déjà fui ce pays inhospitalier… L’année 1933, terrible pour l’URSS entière par suite de la crise de l’agriculture due à la collectivisation forcée, compromet ainsi l’existence de l’État juif soviétique naissant. Le pouvoir central va, dès que la paix commencera à revenir dans les campagnes, reprendre son action pour la colonisation du Birobidjan : et la presse officielle déplorera maintes fois l’exode des colons rebutés par les difficultés de l’installation… Quelle est aujourd’hui la population israélite de ce territoire ? D’après l’organe officiel Emes, elle s’élève à 18 000 personnes sur une population totale de 76 500 (soit 18 %) ; proportionnellement moins nombreux que dans certaines villes de l’Ukraine, les Juifs sont donc en minorité dans leur propre République. Leur établissement agricole paraît avoir complètement échoué ; par contre, dans la capitale même de Birobidjan, ils ont repris leur existence de petits artisans, coopérateurs, intermédiaires, fonctionnaires…
Les sanglantes répressions des dernières années ne les ont pas épargnés dans ce coin perdu de l’Asie extrême-orientale. Les dirigeants du Birobidjan nommés par Moscou en 1933-1934, Lieberberg* et Khavkine, ont été dénoncés comme des « ennemis du peuple » dès 1936-1937 et « liquidés » on ne sait au juste comment, à l’époque des grands procès. Leurs successeurs ont eu le même sort : une brève dépêche de Moscou annonçait il y a peu de temps l’exécution de dix-huit fonctionnaires, gouvernants du Birobidjan, rituellement accusés de trotskisme, sabotage, intelligence avec l’ennemi… Dans l’entre-temps, on avait pensé à confier au Guépéou le soin de hâter la colonisation du pays. La police politique considéra que la colonie juive, située dans une région frontière particulièrement menacée par le voisinage du Japon, avait besoin d’être avant tout épurée des éléments suspects et douteux qu’elle pouvait contenir. Une « brigade spéciale de la Sûreté » se rendit au Birobidjan où elle procéda à des arrestations et à des expulsions massives, parmi les plus vieux colons mêmes et notamment parmi les Juifs lituaniens qui avaient été là de véritables pionniers… En 1937, enfin, l’ambassadeur de l’URSS à Washington, Troyanovski*, dissipait les dernières illusions que l’on pouvait conserver sur l’avenir du Birobidjan en faisant savoir que les Juifs de l’étranger ne sauraient y être admis.
Le Birobidjan juif ne semble donc guère viable au dixième anniversaire de sa fondation. Mais il a déjà une histoire pleine de pages héroïques et de pages douloureuses, et d’autres pages encore, tout à fait noires… Car sa destinée ne fait que refléter quelques aspects d’une tragédie infiniment plus vaste.
N.B. Toutes les données de cet article sont de provenance soviétique officielle. La plupart ont été collationnées et commentées dans le Messager socialiste 62 russe du 30 juin par le camarade Aronson.
16-17 juillet 1938
Paris fête la prise de la Bastille, il y a cent quarante-neuf ans. Les organisations du Rassemblement populaire renouvellent le serment de conquérir et de défendre le pain, la paix, la liberté… Le pain n’est pas trop cher, après tout, mais la paix est inquiète et la liberté compromise. Des fronts d’Espagne parviennent jusqu’à nous les mornes roulements des canonnades : tout un peuple saigne là-bas, presque sans pain. Les bulletins économiques attestent cependant que les sociétés industrielles et financières font en général de bonnes affaires ; mais le trésor est vide : ce n’est mystère pour personne qu’il va falloir avant l’hiver prochain recourir à de nouveaux expédients pour faire face à ses besoins. La presse de droite dénonce le Front populaire comme le fauteur de toutes les crises. J’ai même lu dans L’Action française que « Léon Blum a fait l’Anschluss ». Charles Maurras, nouvellement élu à l’Académie, appelle Léon Blum « le Juif-Chameau-Chien » et convie les patriotes à préparer, en vue de la guerre possible, le massacre de leurs adversaires politiques… Les milieux avertis commentent avec souci l’installation des Italiens à Majorque, la propagande italienne en Tunisie, les dispositions militaires prises par Franco sous les Pyrénées. Mais la presse nationaliste fait des vœux pour la victoire des Italo-Allemands en Espagne, c’est-à-dire pour l’encerclement de la France et la rupture, en cas de conflit, de ses communications avec l’Afrique… Paris, joyeux, pavoisé aux couleurs britanniques tire des pétards, allume des lampions et s’apprête à danser… Jamais le souvenir du 14 juillet 1789 ne mérita davantage d’être médité.
Contrairement à ce que l’on répète quelquefois, la France de 1789 était un pays riche, un des plus riches de l’Europe, un des plus avancés quant à la production et à la culture générale. Les richesses y étaient par contre fort inégalement réparties et les finances publiques déplorablement gérées par une royauté irresponsable ; les privilégiés têtus se montraient bien décidés à défendre leurs cassettes. Il eût été facile de résoudre le problème financier, à la condition de prendre l’argent où il y en avait : chez la noblesse et le clergé. Mais la noblesse et le clergé, précisément, drainaient les revenus de la nation, faisaient et défaisaient les ministres. À vrai dire, la révolution commença – sans que personne s’en doutât – par une révolte des privilégiés contre le fisc. Elle allait continuer par la révolte du Tiers État, c’est-à-dire de la bourgeoisie riche et laborieuse, maintenue au second rang dans l’État, et du peuple des artisans, des paysans, des pauvres gens, misérables ceux-là, par endroits affamés.
Le système tout entier était si mauvais qu’il entravait de maintes façons non seulement le progrès mais jusqu’au fonctionnement de la production et des échanges. Un malaise profond en résultait qui amenait les hommes de bonne volonté, au sein de l’aristocratie même, à se rallier aux idées révolutionnaires. Celles-ci venaient de remporter dans le monde une éclatante victoire par la proclamation de l’indépendance américaine. Des artisans, des commerçants et des pionniers, rudes bourgeois travailleurs imbus des traditions de la révolution anglaise de 1640 qui fit tomber la tête de Charles Ier venaient de se constituer au Nouveau Monde en libre république. Et la monarchie française, pour affaiblir la Grande-Bretagne, sa rivale, leur avait envoyé La Fayette…
Une mauvaise récolte, en 1788, aggrava la crise sociale. Le pain fut exagérément cher. Les grandes viles comptèrent des chômeurs par dizaines de milliers. Dans les campagnes, l’émeute naquit de la faim. Les Notables avaient refusé l’impôt, les États Généraux se montrèrent ingouvernables : le Tiers État s’y dressait, en représentant de la nation, contre l’aristocratie. Louis XVI et la Cour ne virent d’issue que dans un coup de force : vivement un pouvoir fort !... Alors intervint tout à coup le peuple, grand personnage silencieux que l’on redoutait mais sans le croire capable de vaincre : car jusque-là il n’avait encore jamais vaincu.
Jour après jour, depuis avril 1789, l’effervescence croissait ; ses raisons principales étaient d’ordre économique : disette, cherté des vivres, inégalité, accaparement. Les finances achèvent de péricliter, les classes riches étaient mortellement divisées. Le 12 juillet, pendant que le sang coule aux portes de Paris et que les citoyens constituent une municipalité et une milice armée, le roi congédie Necker, banquier estimé des bourgeois, et le remplace au pourvoir par un duc de Brocqueville. Le Tiers État voit se lever le spectre de la banqueroute ; les faubourgs croient entendre le pas cadencé des troupes qui, demain, viendront « rétablir l’ordre »…
Comment se prépare la journée du 14 ?
Le certain c’est qu’elle fut préparée. Quelqu’un fit sonner le tocsin. Des inconnus se mirent à forger des piques... Le 13 juillet le peuple anonyme, ce peuple des pauvres que les publicistes appellent un peuple de brigands, est le maître de la rue. Des hommes dont on n’a pas retenu les noms, qui sont peut-être quelques dizaines, peut-être quelques centaines, le conduisent vers les armureries, lui font prendre aux Invalides 28 000 fusils. Le 14, dès l’aube, une foule immense rôde autour de la forteresse royale de la Bastille, qui est surtout une prison. Les vainqueurs de la Bastille, cités par Les Révolutions de Paris sont des inconnus et qui, sauf l’huissier Maillart, retournent à l’obscurité : Angré, grenadier des gardes-françaises… Elie, officier au régiment de la Reine... Le sieur Humbert, demeurant rue Mirepoix… Le sieur de la Renie, jeune littérateur… Le nommé Louis-Sébastien Cullivier, âgé de 12 ans, fils d’un jardinier de Chantilly, entré le cinquième dans la forteresse, a couru sur le haut de la tour de la Bazinière où était le drapeau, s’en est emparé et l’a promené avec hardiesse sur cette plate-forme… » Des cent assaillants de la Bastille qui avaient péri, le tiers laissaient des familles dans un dénuement complet… Le courage et l’initiative des pauvres venaient de commencer la démolition de l’ancien régime.
23-24 juillet 1938
L’intelligence suit volontiers la pente du moindre effort. Plutôt que de rechercher la notion précise, elle use alors des mots un peu au hasard, comme à l’aveuglette. Et il y a bien dans cette façon de faire une part d’aveuglement, qui n’est tantôt qu’ignorance, routine, laisser-aller, et tantôt – chose plus grave – duplicité. Avez-vous observé combien le sens des mots s’obscurcit dès qu’il s’agit des grands intérêts sociaux ? Le vocabulaire de la presse politique est ainsi encombré d’une foule de mots clichés que l’on s’applique à employer tout de travers quand ce n’est pas à contresens. C’est qu’ils servent à tromper. Et dans les luttes sociales auxquelles, bon gré mal gré, nous participons tous, la tromperie verbale joue un rôle croissant depuis que la diffusion de la parole par l’imprimé ou l’onde aérienne est devenue le moyen le plus commode de façonner les esprits. Ici interviennent les méthodes de la suggestion, employées dans certains pays avec une brutalité inexorable : quand un gouvernement totalitaire fait affirmer un slogan par ses journaux, ses stations d’émission, ses professeurs en chaire, ses maîtres d’école dans la classe, ses dramaturges sur la scène, ses agitateurs sur la place publique, le sens des mots devient en somme secondaire. L’effet mécanique de la répétition à l’infini s’additionnant à celui de la puissance mise en œuvre, qui force le respect, emporte les résistances, implique les plus graves menaces, ouvre des possibilités d’excitation, cet effet mécanique suffit à créer chez les auditeurs une sorte d’hypnose…
L’intelligence n’est plus en question ; elle recule, au contraire, s’écarte, abdique, faisant place à l’obéissance.
Mussolini et Hitler ont usé de ces procédés pour s’approprier l’un des mots les plus lourds de signification du temps présent : le mot révolution.
De même que le mensonge rend involontairement hommage à la vérité, les dictateurs, portés au pouvoir par des contre-révolutions, rendent ainsi hommage à l’idée qu’ils ne sauraient vaincre complètement. Ils cherchent à bénéficier de son prestige et, ce faisant, obéissent eux-mêmes à un besoin de mimétisme. Pour détourner le cours nécessaire de l’histoire, feindre de s’y adapter. Pour imposer aux hommes de très vieilles chaînes, reforgées à neuf dans les plus barbares forges, se présenter d’abord en briseurs de chaînes. Leur mimétisme va très loin. Hitler a pris au socialisme jusqu’au drapeau rouge ; on sait que les nazis ont adapté à la musique des chants révolutionnaires, des paroles d’une inspiration opposées. Et ce ne sont là que manifestations curieuses d’un phénomène en réalité beaucoup plus profond.
… Ces réflexions me viennent en parcourant un ouvrage for intéressant, récemment édité par la librairie Gallimard sous ce titre : Histoire des Révolutions. De Cromwell à Franco 63. Les éditeurs y ont compris un chapitre sur « la marche sur Rome » (du reste remarquable, – par A. Rossi 64) et un autre sur « la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes » (de R. Lauret). L’ouvrage n’en est que plus riche, mais il se présente désormais sous un titre déplorablement impropre. Nous avons besoin de notions claires, bien définies, sans lesquelles, en sociologie comme dans toute autre science, aucune recherche exacte n’est possible. Des classes entières ont aujourd’hui intérêt à fausser le sens des mots les plus simples ; nous avons à maintenir contre elles, à travers une confusion des idées qui ne fait que traduire celle des luttes sociales, les droits de la pensée scientifique, rigoureuse dans l’emploi des termes. Des faits différents, voire opposés, réclament des appellations différentes ; ou les mots ne signifient plus rien. Le pouvoir passe de mains en mains, avec plus ou moins de violence, tout au long des siècles. On le voit tour à tour féroce, fourbe, sanguinaire, perfide, indulgent, libéral, selon qu’entre les classes en présence s’instituent des équilibres plus ou moins stables, plus ou moins exempts de menace pour les détenteurs de la richesse et de l’autorité. La tyrannie est le régime coutumier des sociétés inquiètes, mal bâties, minées à l’intérieur par leurs propres contradictions. Les tyrannies modernes n’innovent absolument rien ; rétrogrades, et mêmes antiques par leur psychologie, leurs moyens, leurs fins, elles ne réussissent à donner un peu le change à cet égard que grâce à l’emploi qu’elles font de la technique de l’âge des machines.
Le mot révolution a en réalité un sens précis : il désigne les bouleversements qui modifient la structure de la société, c’est-à-dire, en définitive, le statut de la propriété, le mode de la production, la répartition des richesses.
La Révolution française de 1789-1793 dépossède l’aristocratie féodale au profit du Tiers État (bourgeoisie). La Commune de 1871 contient en germe une révolution tout aussi profonde parce qu’elle fait passer le pouvoir à la classe ouvrière (non possédante, acheminée dès lors vers l’expropriation des riches ; et les Versaillais le savaient bien). La révolution russe de 1917 établit la dictature du prolétariat et procède à la nationalisation de l’industrie, des transports, des richesses naturelles. La révolution japonaise de 1868 a été marquée par l’expropriation et la destruction de l’ancienne aristocratie féodale ; elle ouvre les voies au développement capitaliste. Les révolutions mexicaine (1910) et chinoise posent avant tout le problème de la propriété agraire.
Les tyrannies modernes, par contre, outre qu’elles sont tout à fait différentes par leurs cours et jusque dans leurs façons de vaincre (elles ne prennent pas le pouvoir, à vrai dire, elles le reçoivent d’un État devenu trop débile pour se défendre lui-même contre la révolution possible) ont pour objet essentiel le maintien des privilèges menacés la veille. Comme ils sont devenus incompatibles avec le fonctionnement bon ou passable de la machine sociale, on ne peut plus les maintenir qu’en les aménageant, c’est-à-dire en y portant atteinte. Les contre-révolutions fascistes sont ainsi contraintes d’attenter à la propriété capitaliste, mais c’est malgré elles, et toujours en s’efforçant de sauvegarder en gros les intérêts des classes riches. Elles ressemblent par là, de loin, aux révolutions : comme le poison au calmant.
30-31 juillet 1938
Une « Association internationale des écrivains » – « pour la défense de la culture », je crois, car elle est discrète sur son propre nom au point de ne pas le publier en entier (dans Ce soir 65, le 27 juillet) – vient de tenir à Paris une « conférence extraordinaire ». Des hommes de lettres de divers pays, en renom et dignes d’estime, y ont participé à côté d’organisateurs connus pour le zèle qu’ils déploient au service d’une dictature totalitaire des plus sanglantes. Et bien que l’on soit blasé, las de s’étonner, las de s’émouvoir – pour ne point dire de s’indigner – comment ne pas poser à ce propos d’amères questions ? André Chamson*, Luc Durtain, Claude Aveline*, René Maran*, Rosamond Lehmann*, Ernst Toller*, qui connut si longuement les prisons de la République allemande, Theodore Dreiser*, qui a écrit des pages si sévères (et si justes) sur la démocratie américaine, voilà bien une assemblée choisie d’écrivains dont les œuvres ont parfois rendu un son plein, parce que l’on y trouvait un certain respect de l’homme, un certain souci de vérité, un certain souci de justice par quoi la littérature cesse d’être le passe-temps des bien-pensants bien nourris pour devenir parole vivante, message de quelques-uns adressé à tous au nom des foules sans voix… Mais le peu que l’on a publié sur cette conférence tenue sous l’égide d’un nouveau conformisme très spécial et très cynique fait ressortir une fois de plus un problème psychologique bien déconcertant. Si la défense de la culture s’arrête devant une frontière, s’incline devant un bourreau ; si elle admet ici ce qu’elle réprouve ailleurs ; si elle n’est pas scrupule dans la documentation, recherche attentive et désintéressée de la vérité, attachement à la liberté d’opinion, qu’est-ce qu’elle est ? qu’en reste-t-il ? Tout au plus un triste simulacre fondé sur l’hypocrisie… Et pourtant…
M. Aragon prononça le discours de conclusion sur les travaux du « Comité pour la défense de la culture espagnole » – un comité qui pourrait être fort utile par ce temps de massacres et de destructions. Mais précisément, l’an passé, pendant que se réunissait à Valence un pareil congrès d’écrivains 66, convoqué par M. Aragon et ses amis politiques, des gens du même parti – du parti stalinien – enlevaient à Barcelone et faisaient disparaître à jamais, on ne sait comme, dans le plus noir, le plus atroce, le plus sanglant mystère, mon vieil ami Andrés Nin, tribun révolutionnaire catalan, bon serviteur de la culture, écrivain, journaliste, traducteur de Dostoïevski, vulgarisateur de Marx et de Lénine… Et ce crime s’entourait du plus vaste déploiement de calomnies, de mensonges, de faux, de violences partisanes… Comment peut-on, à la fois, faire de telles choses – qui ont été, qui sont encore faites en série – et parader sur les tribunes en parlant de culture ?
Je veux bien admettre que la plupart des écrivains qui assistaient l’an dernier au congrès de Valence et il y a quelques jours à la discrète conférence de Paris ignoraient l’affaire Nin ; ou qu’ils venaient rendre hommage à la République espagnole malgré la basse intrigue politique qui la met en péril à l’intérieur. Pouvaient-ils ne pas remarquer l’absence d’André Gide ? À Valence, l’an passé, ils laissèrent insulter André Gide, pour avoir plaidé la cause de l’homme en URSS. André Gide qui terminait son petit livre de 1936 67 par ces lignes : « L’aide que l’URSS vient d’apporter à l’Espagne nous montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable. L’URSS n’a pas fini de nous instruire et de nous étonner. »
Peuvent-ils, ces écrivains, dont la profession est de connaître ce qui se passe dans le monde, ignorer quels étonnements l’URSS a procurés au monde en 1937-1938 ? Tenons compte de l’esprit de caste des gens de plume ; demeurons sur le terrain qui leur est cher, celui des lettres. Admettons un moment que le tyran, s’il invoque le bien public vingt ans après une grande et juste révolution, a le droit de se défaire des hommes qui lui portent ombrage ; admettons qu’il ait besoin de les déshonorer pour les tuer. Les intellectuels qui l’admettent ont coutume de se consoler en constatant que « les révolutions, hélas ! dévorent leurs enfants ». Détournons-nous donc des militants, des hommes d’État, des politiques sacrifiés à ce triste réalisme, comme s’ils étaient étrangers à la culture, mis en quelque sorte hors la loi commune… Ne nous demandons même pas si le faux témoignage, l’aveu de complaisance dicté par une inquisition, les procès où ne comparaissent que des victimes consentantes ne constituent pas des attentats à la culture de ce siècle. Revenons à la littérature. Comment des écrivains antifascistes peuvent-ils se réunir aujourd’hui, se regarder les uns les autres dans les yeux, dire à la tribune, les uns devant les autres, tant de choses émouvantes (etc.) en feignant d’ignorer le sort de leurs confrères de Russie ? Ne s’élèvera-t-il pas une voix parmi eux pour demander ce qu’est devenu, disparu depuis un an, le plus grand romancier soviétique, Boris Pilniak ? ce qu’est devenu le critique et romancier Voronski ? ce que sont devenus les critiques communistes Lélévitch et Gorbatchev ? S’il est vrai que le romancier polonais, réfugié à Moscou, Bruno Jasienski*, l’auteur de Je brûle Paris, a été fusillé ? S’il est vrai que l’ex-secrétaire général de l’Association des écrivains prolétariens d’URSS Léopold Averbach* et la romancière Galina Serebriakova* ont eu le même sort ? Dans quelle prison se trouve le romancier communiste hongrois Béla Illés* ? dans quelle prison le dramaturge Kirchon* I qui, précisément au premier congrès international des écrivains pour la défense de la culture (Paris, 1935), tenta de justifier ma captivité au moyen des plus grossiers mensonges ? dans quelle prison le grand poète Boris Pasternak ? Je mêle ici, puisque la persécution les confond tous, aux noms d’artistes de haute lignée ceux de médiocres gens de plume officiels de la veille. Où sont-ils ? Que deviennent-ils ? Il faudrait des colonnes pour mentionner seulement tous ces disparus… Personne ne les nomme dans les assemblées d’écrivains antifascistes dévouées à la culture, personne ! Emprisonnés, déportés, fusillés ou seulement bâillonnés, sans que l’on sache pourquoi, on veut les ignorer, les oublier. Quelle hideuse complicité, en tout ceci, avec une tyrannie, et quelle dérision que cette façon-là de défendre la culture ! Se peut-il que MM. André Chamson, René Maran, Claude Aveline, Luc Durtain, Ernst Toller, Theodore Dreiser ne s’en soient pas rendus compte ?
6-7 août 1938
Un calme tellement étonnant règne sur les montagnes boisées que l’on pourrait se croire permise une vie sans angoisse ni cruauté… Déplions cependant la feuille imprimée arrivée ce matin. Titre rassurant en première page : « L’incident nippo-soviétique est clos »… Quel singulier imbécile, métissé de filou, rédige ces manchettes ? Le texte des dépêches du 31 juillet nous apprend qu’à Tokyo l’on estime clos l’incident depuis que les Japonais ont délogé – tanks, artilleries, aviation aidant – l’Armée rouge d’une colline contestée. Une dépêche de l’agence soviétique Tass confirme l’annonce de ce premier combat. « Le 31 juillet, les Japonais ont violé la frontière soviétique sur les hauteurs à l’ouest du lac Khassan. Les troupes japonaises ont ouvert un feu d’artillerie inattendu… Ces troupes subissent de grandes pertes en homme et en matériel de guerre… » C’est ce que vous appelez, M. le journaliste, clore l’incident ? Un petit tampon bien ensanglanté dessus, quelques dizaines ou centaines de paysans de Voronège et de Hondo enterrés dans des fosses communes par une belle journée d’août, – et pensons vite à autre chose ?... En réalité, il ne faudrait pas s’y tromper, l’incident, nullement clos, s’annonce au contraire d’une extrême gravité.
Depuis des années, l’URSS entière répète le mot d’ordre de Staline : « Nous ne voulons pas un pouce des territoires d’autrui ; nous ne céderons pas un pouce du nôtre. » Ce serait là l’expression d’une volonté juste et sage, en somme, à notre époque d’absurdes frontières, s’il n’y avait des territoires contestés dont les cartes mêmes sont litigieuses. Le premier sang de la grande guerre d’Extrême-Orient vient peut-être de couler. Moscou accuse les Japonais d’avoir pénétré en territoire soviétique à quatre kilomètres de profondeur. Cette seule ligne de communiqué officiel implique la résolution de les chasser par la force de ces quatre kilomètres que les Japonais estiment peut-être leur appartenir. En tout cas, ils le diront. Deux prestiges militaires s’affrontent à coups de canon. De part et d’autre, évidemment, une reculade serait possible ; le sens humain l’exigerait. À qui sont ces collines en réalité et que valent-elles ? Valent-elles la vie du plus humble des laboureurs des deux empires ? Tel n’est pas le souci de ceux qui décident d’ouvrir le feu ou d’écrire une note diplomatique afin de gagner du temps.
Ce sera la guerre, avec ou sans le mot, avouée ou, plus probablement, inavouée, si, du côté russe, Staline estime que le Japon s’est suffisamment usé en un an dans les campagnes d’invasion qu’il poursuit en Chine (sans déclaration de guerre, pour ne pas violer le pacte Briand-Kellog, vous saisissez ? car le Japon fait honneur à sa signature…) Ce sera la guerre si les chefs militaires du Japon estiment que mieux vaut, malgré d’immenses difficultés, l’accepter aujourd’hui que d’attendre encore pour devoir peut-être l’accepter demain quand on aura consumé en Chine d’autres divisions et d’autres milliards… Du côté japonais les considérations sur la situation intérieure de l’URSS sont susceptibles de peser dans le même sens. Les exécutions de généraux, la destruction des cadres de l’armée soviétique, la destruction de l’état-major formé en vingt années de travail diminuent la capacité de résistance des Russes : la crise du régime stalinien, attestée par l’épuration sanglante et continue des milieux dirigeants, a de funestes conséquences économiques et politiques.
Le terrible c’est que, des deux côtés, l’on se trompe grandement. Quelle que soit la crise intérieure de l’URSS, le monde soviétique recèle en lui une si jeune puissance, qu’il est capable de fournir, dans une conflagration, les efforts les plus surhumains et les plus inhumains. L’art de la guerre est celui que les tyrannies pratiquent le mieux, puisqu’elles sont faites pour opprimer et que l’oppression conduite à sa fin logique, amène spontanément à tuer et détruire. Le Japon, de son côté, est très loin d’avoir donné en Chine la mesure de ses forces ; à aucun moment jusqu’ici, il ne s’est senti directement menacé : ses réflexes défensifs n’ont pas joué.
Le terrible aussi c’est que les peuples dont le sort se joue n’ont pas voix au chapitre. S’ils pouvaient parler, la paix serait certaine ; plus une goutte de sang ne coulerait pour la possession des collines avoisinant le lac Khassan… Et l’on constate ainsi que la plus profonde révolution des temps modernes a pour l’heure manqué son but : elle entendait établir une démocratie des travailleurs où la collectivité tout entière déciderait de son propre avenir. Soviets locaux, congrès régionaux, congrès de l’union, la volonté des masses devait s’affirmer d’échelon en échelon pour trancher toutes les questions vitales, à commencer par celles de la guerre et de la paix. Ce grand rêve fut une grande réalité pendant les années du début, quand la dictature du prolétariat, mobilisant des classes entières, imposait ardemment à une minorité la loi d’une majorité en marche. Aujourd’hui, un conseil des dix, semblable à celui de la Venise d’autrefois – capitale du soupçon et du secret – décide de tout ; et dans ce conseil, la voix d’un seul compte seule au milieu du soupçon mortel et du secret. Le pays de la révolution se situe, dès lors, par la concentration du pouvoir – et qui signifie l’aveuglement du pouvoir – au niveau politique de son adversaire, un vieil Empire féodal pourvu d’une armature capitaliste-impérialiste…
Les puissances occidentales et les États-Unis ne verraient-ils point avec quelque satisfaction l’orage menaçant se localiser au bord du Pacifique ? Nulle part les peuples ne sont consultés. Nulle part les masses ne sont assez organisées, assez conscientes pour prendre la parole, jeter leur sentiment dans la balance. L’humanité a tout à craindre.
« L’incident est clos », écrivent les journaux officieux au moment où nous côtoyons l’abîme. On retrouve dans leurs textes, à vingt-quatre ans de distance, le style inoubliable de M. Poincaré : « La mobilisation n’est pas la guerre… » Méditons, en ces jours anniversaires d’août, ce dense passage d’un auteur informé sur les origines de la guerre :
« La situation diplomatique en 1914 – avant Sarajevo – nous semble autoriser les conclusions suivantes (à titre provisoire). On peut admettre qu’aucun gouvernement ne voulait de propos délibéré la guerre européenne. Mais l’obsession de la guerre les hantait tous, rôdait en eux, autour d’eux, à l’exception (peut-être) du gouvernement britannique. D’une part, les malentendus et la méfiance étaient au plus haut point ; chaque groupe attribuait à l’autre des projets d’agression et agissait en conséquence ; chacun se jugeait en état de légitime défense et travaillait hâtivement à compléter son outillage de guerre. D’autre part, chaque groupe avait tendance à se croire le plus fort, par suite chacun acceptait le risque de guerre, chacun était décidé à ne pas reculer d’un pas devant l’autre… » Et « les peuples, les misérables peuples croient encore vivre dans la paix que déjà la guerre et la mort les étreignent. »
Ce tableau du monde d’avant le 2 août 1914 rappelle trait pour trait celui du monde actuel où intervient seulement un nouveau facteur : les peuples sont avertis par l’expérience. Réduits pour l’heure à l’impuissance, ils sont tendus par une attente anxieuse en laquelle mûrissent des refus et des révoltes capables de bouleverser tous les desseins des chefs d’États. C’est également vrai pour les deux colosses aux pieds d’argile dont les soldats ont commencé à s’entretuer à la frontière mandchoue ; et cette vérité demeure la chance la plus sérieuse de la paix.
13-14 août 1938
M. Kawakami, correspondant de plusieurs journaux japonais à Londres, l’expose dans un livre édité par Bernard Grasset : Le Japon en Chine, ses mobiles et ses buts. M. Kawakami a l’incontestable mérite d’être clair ; on aime qu’une propagande se présente à visage découvert par ce temps de noyautages variés où les dictatures cherchent à se faire prendre pour des démocraties et les agresseurs de peuples faibles pour des civilisateurs. Si la thèse de M. Kawakami rejoint néanmoins le mensonge du plus fort calibre ou, plus exactement, l’énorme déformation des faits, ce n’est ni par excès d’habileté ni par intention de tromper : c’est plutôt par excès de franchise et parce que les faits sont ce qu’ils sont.
Contrairement à ce que l’on admet communément, c’est – expose M. Kawakami – la Chine qui a imposé la guerre au Japon. La Chine a « tendu un traquenard au Japon ». Durant « des années, elle a manœuvré avec constance et habileté pour déclencher l’intervention désirée ». C’est « délibérément » qu’elle a provoqué des combats dans la zone de Shanghai « le seul endroit où les Japonais n’eussent ni le désir ni l’intention de se battre ». Je cite textuellement les premières lignes du livre. On continue malgré soi ce raisonnement et l’on se demande quelles ruses perfides les Chinois doivent mettre en œuvre pour se faire bombarder à Canton même, c’est-à-dire à des milliers de kilomètres du Japon ? Si l’ironie paraît un peu grosse, c’est seulement qu’elle est à la proportion de l’argument. Les Chinois ayant mis les Japonais en demeure de se battre par une suite ininterrompue d’attentats, de provocations et de crimes, cherchent, lorsque les hostilités éclatent dans le Nord, en juillet 1937, à leur faire détruire Shanghai, afin de les brouiller avec les puissances occidentales…
Si la Chine se comporte ainsi, c’est, bien entendu, qu’elle est bolchevisée, soumise à l’influence soviétique, armée par les Russes. M. Kawakami produit à ce propos un certain nombre de pièces que je veux bien considérer comme authentiques. L’Internationale communiste ne s’est pas cachée d’agir en Chine 68. Le monde sait que le grand débat de 1927 entre Staline et Trotski, au sein du comité central du parti communiste de l’URSS, eut pour objet la direction de la révolution chinoise. Staline entendait collaborer avec la bourgeoisie nationaliste, tandis que Trotski préconisait la lutte de classes et des réformes socialistes. Il est tout aussi vrai que la République populaire de Mongolie, fondée en 1920-1921 par l’Armée Rouge, est devenue en réalité un protectorat soviétique ; il est vrai, enfin, que la partie septentrionale du Turkestan chinois, le Sin-Kiang, est depuis quelques années tombée sous l’influence soviétique. Dans ces deux cas, la politique n’a été que la suite de l’économique et c’est dire qu’elle a suivi sa pente naturelle. Ce qui s’est accompli n’était guère évitable. Mongolie et Sin-Kiang n’ont de routes commerciales commodes que vers la Russie, voués dès lors à dépendre de l’industrie russe pour leur ravitaillement en produits industriels. On écrirait néanmoins sans peine des ouvrages forts intéressants, truffés de pièces curieuses, si l’on appliquait les méthodes d’investigation de M. Kawakami à la pénétration britannique au Tibet et japonaise même en maints autres lieux de la Chine. Par omission et sens unique toute l’argumentation japonaise porte à faux, bien que vraie.
À quoi bon, d’ailleurs, y recourir ? La Chine a bien d’autres torts que sa criminelle hostilité envers l’Empire voisin qui lui offre une puissante tutelle ; son tort essentiel est d’être un débouché naturel pour la colonisation nippone. « Voici un pays – le Japon –, écrit notre auteur, qui ne dispose que d’un territoire minime et dont la population est plus à l’étroit dans ses frontières que celle de n’importe quelle autre nation ; un pays dépourvu de ressources naturelles… ; un pays qui se heurte partout aux murailles douanières et aux contingentements ; un pays enfin qui se trouve face à face avec l’impérialisme rouge… » Ceci réfute cela. Point n’est besoin d’invoquer l’impérialisme rouge quand on en a tant dit sur ses propres besoins. M. Kawakami nous apprend aussitôt, ce que nous savions sans lui, que le paysan japonais, vivant sur d’infimes parcelles, ne mange jamais à sa faim ; que l’ouvrier vit d’une poignée de riz en travaillant beaucoup. « Nous n’avons ni terres, ni matières premières, ni débouchés pour notre industrie ; et trop de population. Nous étouffons chez nous. » Voilà l’essentiel de la thèse, voilà la justification profonde de la politique de conquête poursuivie en Chine. Mais alors, pourquoi nous parler des torts de la Chine et invoquer l’influence soviétique ?
Parce que cette forte argumentation, en dépit de son fond de vérité économique, est tout de même fausse. La misère des paysans et des ouvriers du Japon n’est-elle pas due, tout autant qu’à la surpopulation, qu’au manque de terres et de matières premières, au régime social ? On voudrait connaître la répartition du revenu national ; savoir quelles parts en reviennent à la bourgeoisie, à l’aristocratie, à la cour, au militarisme. L’exemple de maints pays civilisés démontre que l’extrême densité de la population favorise plutôt l’accroissement du bien-être, à cette double condition : paix durable et régime de la production satisfaisant en gros les masses… Il est d’autre part évident que les guerres de conquête, en les supposant même victorieuses, ne porteront de fruits qu’à longue échéance : d’ici là, elles aggraveront la misère, l’état de crise, tous les périls, toutes les souffrances. Mais à la crise intérieure, elles opposeront la diversion du péril extérieur.
L’esprit de conquête, enfin, même justifié par d’impérieuses nécessités économiques, ferait bien de se modérer lui-même : ou il courrait aux abîmes. Le Japon a conquis depuis moins de dix ans la Mandchourie, deux fois aussi grande que la France, fertile et abondamment pourvue de richesses naturelles ; il a conquis le Chahar 69, le Jehol, la Mongolie extérieure… Quel vertige l’amène à tenter la conquête du continent chinois tout entier, surpeuplé lui-même, en proie au même drame social, bouleversé par une immense révolution mal éteinte ? Sur tous ces points la thèse de M. Kawakami nous apparaît d’une faiblesse dérisoire ; car il n’est guère possible d’invoquer des besoins ou des nécessités. L’explication de la guerre est dans le régime social de l’Empire, dans la psychologie de ses gouvernants. Il ne s’agit pas d’un peuple réduit à conquérir pour vivre, mais, fort loin de là, d’un impérialisme capitaliste, aggravé de survivances féodales, qui voit dans la guerre un dernier moyen de durer et de croître, perd le contrôle de lui-même et travaille vraisemblablement à sa propre perte.
20-21 août 1938
Le canon s’est tu sur la colline de Tchang-Kou-Feng… On s’est rudement tâté : si rudement que quelques milliers de jeunes hommes en sont morts. Puis, à Tokyo comme à Moscou, les hommes d’État ont estimé que le prestige étant sauf, l’heure n’est pas encore venue de déchaîner la guerre, c’est-à-dire de se lancer à toute allure dans l’inconnu…
L’URSS, bien qu’elle soit devenue en Extrême-Orient une formidable puissance militaire, s’est sans cesse montrée aussi prudente et conciliante que sa rivale était agressive. C’est pourquoi le sanglant incident de Tchang-Kou-Feng se retourne en sa faveur. Il semble bien, d’après les pièces publiées, que les hauteurs contestées fassent réellement partie du territoire russe en vertu d’un traité de 1886. Ensuite, et c’est là le plus important, l’artillerie et l’aviation soviétiques viennent de porter à l’impérialisme nippon une sorte de coup d’arrêt décisif. Le moment était bien choisi. La guerre de Chine se poursuit, indécise, menaçant de se prolonger des années. La Chine dévastée, inondée, bombardée, envahie, demeure immense, devient acharnée, apprend par la guerre à faire la guerre, tandis que le Japon fournit un effort qui ne saurait tarder à devenir épuisant. Comment va-t-il le continuer, maintenant que l’URSS s’est brusquement révélée prête à relever le moindre défi ? Sinon à intervenir de sa propre initiative ? Maintenant que la Chine entière le sait ?
La périlleuse mission de porter ce coup d’arrêt au Japon s’est trouvée dévolue au dernier des grands hommes de guerre de la révolution russe, le maréchal Blücher. Car tous ses pairs par l’éclat des exploits et des services rendus, Staline les a fait fusiller dans les dix-huit derniers mois pour que nulle valeur militaire ne luit portât désormais ombrage. Ni Vorochilov, ni Boudienny*, survivants pour l’heure, ne se peuvent comparer à Blücher. Vorochilov, en 1918, défendit Tsaritsyne 70 ; puis avec Boudienny et Staline il perdit la campagne de Pologne que Toukhatchevski faillit gagner. Cette vieille histoire a joué son rôle dans le règlement de comptes de l’an dernier, qui coûta la vie à Toukhatchevski : nous en reparlerons quelque jour. Blücher, lui, s’est montré égal à des situations désespérées, égal aux situations exigeant l’audace la plus grande, organisateur énergique en temps de paix, et même assez souple, assez ferme, assez heureux dans les conseils pour garder jusqu’à ce jour la vie, une ombre de liberté, le commandement. (Et peut-être est-ce là sa plus remarquable – mais aussi sa plus précaire – victoire…).
Fils d’un ouvrier de l’Oural, petit-fils de serfs, Blücher doit, semble-t-il, son nom à la fantaisie d’un seigneur admirateur du feld-maréchal prussien qui décida la journée de Waterloo. Sous-officier pendant la grande guerre, on s’est étonné qu’il ne s’y fût pas distingué ; comme si les ouvriers révolutionnaires envoyés au feu sous l’ancien régime songeaient à s’y distinguer et pouvaient s’y distinguer ! Blücher se révèle à la révolution en juillet-septembre 1918 par l’étonnante campagne de l’Oural. Les travailleurs des usines de l’Oural, cernés par les Tchécoslovaques et les Blancs, forment alors une petite armée d’environ dix mille hommes, pourvue de 60 mitrailleuses et de 12 canons, suivie de milliers de femmes, d’enfants, de vieillards comme dans les fuites des peuples des temps barbares ; ils élisent, pour les commander, le sous-officier bolchevik Blücher. Et pendant cinquante jours, ils se battent sans munitions, sans ambulances, sans vivres, bientôt harcelés, réduits à abandonner les familles, refaisant sans cesse la même percée, pour joindre enfin la IIIe Armée Rouge après avoir franchi ainsi 1600 kilomètres. J’ai raconté ce magnifique épisode dans L’An I de la Révolution russe 71: « … Le 2 septembre, à Krassny-Iar, l’armée de Blücher, mitraillée sans répit par les Blancs, était acculée à une profonde rivière, l’Oufa. Un pont fut construit en une nuit de troncs d’arbres grossièrement agencés. Les Rouges passèrent ! Ils avaient cru périr jusqu’au dernier. L’état-major résolu à se défendre jusqu’aux dernières cartouches, avait pris les dispositions finales : chacun réservait sa dernière balle pour un camarade, le chef de l’armée, seul, debout le dernier, se fût tué lui-même… » . (J’écrivais ceci, d’après des documents originaux, à une époque où Blücher était encore à peu près inconnu).
En 1920, Blücher prend part à la bataille de Perekop qui décide du sort de la Crimée blanche. En 1925, des agents soviétiques tentent d’établir l’influence russe en Mandchourie ; un général chinois, acquis à leur cause, Go-Soun-Lin, conspire contre Tchang So-lin* qui a partie liée avec le Japon, déclenche une sédition, est vaincu, capturé, exécuté sur la place publique de Moukden, avec sa femme et tous ses proches. Blücher, dans ce désastre que l’on cachera, sauve ce que l’on peut sauver… En 1927, sous le nom de Gallen, c’est lui qui dirige l’organisation de l’armée chinoise de Canton, lui qui donne à Tchang Kaï-chek les lauriers de la campagne du Nord terminée par la prise de Shanghai.
Mais en 1930-1931, au plus fort de la collectivisation forcée, pendant les procès des techniciens, dits du parti industriel et des vieux socialistes accusés de fomenter l’intervention parce qu’ils ont prévu la famine, le nom de Blücher est tout à coup prononcé à mi-voix. On aurait pensé à lui dans les milieux soviétiques qui songent à écarter Staline, comme à l’un des chefs d’un gouvernement possible, plus éclairé, plus populaire, que celui du « Secrétaire-Général… » Il passe pour sympathiser avec la droite du parti, Tomski, Rykov, Boukharine.
On l’envoie alors en Extrême-Orient. Il y dirigera l’organisation d’un vaste pays entièrement militarisé, qui constitue bien aujourd’hui l’une des bases militaires les plus puissantes du monde, – vraisemblablement la plus puissante.
Tous les journaux ont publié au sujet du maréchal Blücher, pendant l’incident de Tchang-Kou-Feng, des notes d’une inspiration évidemment officielle dont il importe de souligner la gravité. « Quelle est la position exacte du maréchal Blücher par rapport au régime stalinien ? » se demandait le Temps — très bien informé, en général, le 11 août. D’autres feuilles laissèrent entendre que Blücher agissait de son propre chef… Tous ceux qui connaissent l’extrême centralisation du système soviétique, savent qu’un Blücher ne fait ni ne dit jamais rien sans l’ordre ou l’autorisation précise du Bureau politique, c’est-à-dire de Staline. Sans doute Staline, tout en le faisant agir se réservait-il de le sacrifier. Car Blücher appartient à la génération révolutionnaire condamnée tout entière et déjà fusillée dans la proportion des neuf dixièmes. Et il le sait. De ses plus proches collaborateurs, plusieurs ont disparu l’an dernier. D’imprévisibles changements au sein du régime pourraient seuls le sauver, non qu’il soit d’une opposition inexistante, mais parce qu’au milieu des parvenus sans passé dont s’entoure Staline, après l’extermination du parti de Lénine, il représente avec une grandeur réelle les hommes extraordinaires de 1917-1927.
27-28 août 1938
La thèse chinoise est forte. Reconnaissons même qu’elle ne saurait l’être davantage. Nous voilà bien avancés ! Car nous savons qu’il est deux façons d’avoir tort, la pire étant d’avoir raison contre les puissants. Le Japon est puissant et belliqueux ; le continent chinois vaste, divisé, plutôt que pacifique. Depuis sa révolution de 1868, le Japon forme un empire militaire supérieurement organisé pour l’exploitation de son propre peuple et la conquête des pays voisins. La Chine, par contre, traverse semble-t-il le siècle troublé qui leur échoit plusieurs fois par millénaires…
M. Jean Escarra* expose dans un copieux chapitre de son livre, au titre ironique, L’honorable paix Japonaise… (Grasset), – la longue série d’agressions dont l’Empire du Milieu est l’objet de la part de l’Empire du Soleil levant. Comme on pouvait s’y attendre, l’Empire du Matin calme – la Corée, – situé entre le fauve et la proie a succombé dans ces luttes qu’il ne sera pas inutile de sommairement récapituler.
M. Jean Escarra, avocat consciencieux du droit offensé, remonte à plusieurs siècles en arrière. Ne le suivons pas si loin où nous serions obligés de reconsidérer – selon le mot en vogue – toute la question ; car la plupart des grands peuples ont été tour à tour conquérants et conquis ; presque tous, dans les temps modernes, se sont livrés au brigandage colonial, de sorte que le Japon ne fait qu’appliquer en cette matière la règle commune. « Est à moi, dit le Cochon de la satire britannique, tout ce que je peux prendre sans être pendu ». Les fondateurs d’empires ne professent pas d’autre morale. Mais ensuite, ils se retournent, patelins, montrant qu’ils ont défriché les terres volées et bâti des écoles pour les petit enfants des vaincus et des massacrés : « Voyez le bien que nous faisons ! Nous sommes les Civilisateurs ! ». À ce compte-là, le Japon n’est qu’un grand pays colonisateur et civilisateur. Laissons parler les dates de l’histoire.
En 1789, la Chine est contrainte – par la force, bien entendu – de lui céder les îles Liéou-Kiéou. En 1895, après une courte guerre, la Chine lui cède la presqu’île du Liao-Toung, la grande île de Formose, l’archipel des Pescadores. En 1900, le nationalisme chinois explose avec le mouvement des Boxers. Le Japon participe à l’intervention en Chine, à la prise de Pékin, au pillage du Palais d’Eté. La Russie qui, avec la France et l’Angleterre, l’a obligé à restituer le Liao-Toung à la Chine s’y installe elle-même, ainsi qu’en Mandchourie… Elle convoite la Corée. En 1904, sans déclaration de guerre, les vaisseaux japonais ouvrent le feu sur deux vaisseaux russes et les coulent. La victoire des jaunes sur les blancs est totale, sur mer comme sur terre. Le traité de Portsmouth attribue au Japon la moitié de l’île Sakhaline (russe) et Port-Arthur, dans le Liao-Toung. Il établit son protectorat sur la Corée qu’il annexera en 1910. La Corée, devenue province de Chosen, a 17 millions d’habitants, des traditions historiques, sa culture propre. On la gouvernera par la terreur, selon les usages coloniaux.
1914. La guerre éclate en Europe. Le Japon exige aussitôt de l’Allemagne l’abandon de sa colonie de Kiao-Tcheou, dans le Chan-Toung 72, qu’il promet de restituer à la Chine. Après neuf mois de combats, il s’en empare ; mais au lieu de la rendre aux Chinois, il occupe maintenant le Chan-Toung, dont il a fait sa base d’opérations… Dès la fin de la guerre mondiale, le Japon aide le maréchal Tchang Tso-lin, aventurier militaire du type semi-féodal semi-financier, à se rendre en fait indépendant en Mandchourie. Mais Tchang Tso-lin poursuit ses propres desseins. Son train saute en 1928. On a tout lieu de croire que le génie nippon ne fut pas étranger à cet attentat. Le fils de Tchang Tso-lin, se montrant plus indocile encore que son père, les troupes japonaises entrent à Moukden en 1931, occupent le pays, l’annexent. Elles débarquent aussi à Shanghai qu’elles couvrent en vain de feu et de sang… La Société des Nations condamne cette agression, affirme que la Mandchourie demeure partie intégrante de la Chine, proclame le droit… En a-t-elle le droit ? En tout cas, comme elle n’a pas la force de le faire respecter, ses décisions n’empêchent rien…
Les « trois provinces du Nord » qui vont former sous la tutelle nippone un nouvel empire, le Mandchoukouo, ont 28 millions d’habitants, de grandes richesses naturelles, un sol fertile… Les envahisseurs ne s’en contentent point ; ils occupent le Jehol, le Chahar, une partie de la Mongolie extérieure, tout jusqu’à la Grande Muraille ; sans cesse, ils prennent l’engagement de ne pas aller plus loin, mais c’est pour faire un nouveau bond en avant le lendemain. Ils entrent à Pékin. En 1936, ils essuient un échec en Mongolie…
La Chine lui reproche en outre d’organiser sur son territoire la contrebande, pour diminuer ses ressources et le trafic des stupéfiants pour amoindrir son énergie. Les Japonais introduisent en Chine l’opium et la morphine. « En avril 1936, à Genève, Miss Muriel Leister a fourni à ce sujet des détails édifiants. Elle a cité entre autres le cas de Fou-Tchéou, où Japonais et Coréens ont ouvert 378 fumeries protégées par l’exterritorialité et que la police chinoise n’a pas le droit de fermer… » M. Escarra écrit : « … Le Japon, en favorisant un pareil trafic, n’a pas seulement en vue les avantages qu’il peut en retirer du point de vue commercial et financier. On n’a jamais nié qu’il y trouvât un moyen d’affaiblissement de la race chinoise et par suite de son pouvoir de résistance à sa politique. Cela va de pair avec ses méthodes d’espionnage et de corruption… Je tiens d’une personne bien informée que dans le Jehol, la culture du pavot est obligatoire. Un quart de la récolte est laissé au fermier. Trois quarts sont réservés à l’armée du Kouan-Foung, qui alimente ainsi le trafic d’opium qu’elle dirige vers la Chine… » Ne nous indignons pas trop haut. Souvenons-nous plutôt du rôle que l’alcool a joué dans les colonies des Européens…
Or, depuis 1925 à peu près, la Chine, bouleversée par une profonde révolution, est entrée dans une phase de réorganisation. Elle résiste. Encore quelques années et elle ne sera plus un objet de conquête. La réforme monétaire de 1935-1936, appuyée par Londres et Washington cause à Tokyo la plus vive irritation. Il faut intervenir vite « pour maintenir la paix en Extrême-Orient et empêcher la bolchevisation de la Chine », car telle est la mission du Japon… Le 7 juillet 1937, des troupes nippones se livrent à des manœuvres de nuit aux environs de Péï-Ping (Pékin), dans une contrée qu’elles occupent contre tout droit, essuyant des coups de feu… Voilà le prétexte attendu. Aussitôt connue cette « scandaleuse agression chinoise » la guerre commence, sans déclaration de guerre. Tout se tient dans le monde moderne : la guerre civile en Espagne préoccupe à ce moment la France et l’Angleterre, la destruction des cadres de l’armée rouge par Staline paralyse l’URSS, les encouragements de Mussolini et d’Hitler secondent l’entreprise japonaise. C’est bien l’heure de frapper… Seulement, toute heure passe.
3-4 septembre 1938
Le maréchal Tchang Kaï-chek fait aujourd’hui figure de chef de la résistance nationale à l’agression japonaise. Il exerce en Chine une semi-dictature au nom des conseils du parti Kuo-Min-Tang – parti de l’indépendance et de la régénération nationale – et d’une constitution à l’élaboration de laquelle il a lui-même présidé et qui, d’ailleurs, n’est pas encore entrée en vigueur. Sa fortune mérite de retenir l’attention ; elle témoigne de la gravité de revirements politiques sans précédents dans l’histoire.
Tchang Kaï-chek a cinquante-deux ans. Il apparaît sur la scène politique à l’époque déjà lointaine où le gouvernement républicain et révolutionnaire de Canton, formé par des amis du Dr Sun Yat-sen, en lutte avec celui, conservateur, de Pékin, songe à former une petite armée moderne. Canton n’a qu’un allié dans le vaste monde et c’est naturellement Moscou, capitale de tous les opprimés. Des chefs militaires de l’armée rouge arrivés à Canton fondent en mai 1924, sur le modèle des écoles militaires soviétiques, l’école des cadets ou aspirants-officiers de Wampoo. Tchang Kaï-chek collabore avec eux. Peut-être même leur doit-il le début de sa carrière. Les cadets de Wampoo font merveille en maintes circonstances de guerre civile ; Canton leur doit la vie et le Kuomintang sa supériorité sur les partis de réaction. À peine cette jeune force militaire est-elle formée que Tchang Kaï-chek, nullement socialiste, entend la mettre à la disposition exclusive de la bourgeoisie libérale en conflit permanent avec le mouvement ouvrier. Il fait, le 20 mars 1926, contre les syndicats, le parti communiste et les conseillers soviétiques son premier coup de force, qui échoue. Canton a besoin des Russes.
La Chine est, à cette époque, tout entière en effervescence. Les paysans se soulèvent contre leurs exploiteurs féodaux et capitalistes ; les ouvriers s’organisent, malgré la persécution, dans les ports et les centres industriels ; les intellectuels sympathisent avec les masses ; la nation entière se croit sur le point de secouer le joug des étrangers, d’abolir les traités d’inégalité, de renaître… Quelques-uns des meilleurs élèves de l’Académie de guerre de Moscou sont envoyés à Canton ; parmi eux Gallen qui se révélera plus tard comme n’étant autre que le héros des partisans rouges de l’Oural, Blücher. Gallen organise, prépare, dirige la campagne du Nord, cette marche victorieuse de la petite armée cantonaise à la conquête de la Chine entière : les provinces situées au nord de Canton, puis Shanghai, Nankin, Hankéou… Tchang Kaï-chek est le chef nominal de cette armée, Gallen-Blücher en est le chef réel. La révolution populaire, celle des paysans, des artisans, des ouvriers lui procure d’étonnantes victoires.
En mars 1927, à l’approche de l’armée du Kuo-Min-Tang, les syndicats ouvriers de Shanghai déclenchent une insurrection et, sans coup férir, s’emparent de l’un des plus grands ports du Pacifique. Ils en ouvrent les portes à Tchang Kaï-chek, lui donnant ainsi la suprématie sur toute la vallée du Yang-Tsé-Kiang. Mais ce sont des Rouges, de vrais Rouges aux mains calleuses qui parlent de contrôle ouvrier de la production, voire de nationalisation… Après de si grands succès, la révolution populaire est devenue dangereuse pour la bourgeoisie nationaliste elle-même. Le 12 avril 1927, Tchang Kaï-chek accomplit son deuxième coup de force. Les syndicats de Shanghai, attaqués par surprise, sont détruits par le fer et par le feu. Les cadets de Wampoo, connus pour leurs opinions avancées, sont fusillés. Des semaines après les sanglantes journées d’avril, le coupeur de tête se promène encore dans les rues de Shanghai pour exécuter les suspects au premier signe d’un mouchard… Et ces suspects ce sont les hommes mêmes qui ont porté le Kuo-Min-Tang et Tchang Kaï-chek au pouvoir ! M. Jean Escarra écrit dans L’honorable paix japonaise (Grasset, 1938)…: « Il ne se passait guère de jours que l’on ne vit défiler dans les rues de grandes bandes d’individus que l’on menait au terrain d’exécution. Non seulement les communistes proprement dits furent décimés, mais même les simples syndicalistes. Pour un ouvrier appartenir à un syndicat fut alors un crime aussi bien aux yeux de Tchang So-lin qui gouvernait à Pékin que de Tchang Kaï-chek et des autorités de Nankin et de Canton. » Malraux a raconté dans La Condition humaine quelques épisodes romancés de cette terreur blanche 73. Le mouvement paysan fut littéralement noyé dans le sang.
La puissante révolution populaire par laquelle commençait irrésistiblement la renaissance de la Chine était décapitée. Tchang Kaï-chek, comparé – avec raison – par la presse soviétique à Galliffet, garda le pouvoir dans un pays ravagé par les convulsions sociales, pour lequel il ne pouvait plus être sérieusement question de s’émanciper des tutelles étrangères. Des foyers d’insurrection subsistaient dans les provinces montagneuses où les communistes, soutenus par l’URSS, fondaient des petites républiques soviétiques et réussissaient à créer de valeureuses armées de partisans rouges sous le commandement de chefs bientôt célèbres, comme Mao-Tsé-Dzioun 74, Kho-Loun, Chou-Teh. Cinq fois, Tchang Kaï-chek dirigera contre ces rebelles des « campagnes d’extermination » aussi vaines qu’inhumaines. La dernière a lieu en octobre 1933. Villages incendiés, rasés de terre, populations détruites, supplices sur les places publiques, toute la danse macabre ! Le mot d’ordre du maréchal – car dans l’entre-temps, Tchang Kaï-chek s’est promu maréchal et a lancé le mouvement de la « Vie Nouvelle » – est : « D’abord anéantir les Rouges, ensuite résister au Japon… ». Une grande armée rouge encerclée par ses troupes, fait la percée et se replie vers l’intérieur du pays, vers les voies de communication avec l’URSS Elle compte au départ 90 000 hommes : à l’arrivée dans les steppes de la Chine centrale, elle en a 45 000. Et c’est cette armée de rescapés de Mao-Tsé-Dzioun qui reçoit en 1936, de Moscou, l’ordre de se soumettre à Tchang Kaï-chek afin de « réaliser l’unité de front contre le Japon ». Cet ordre, elle s’y conforme… Les Communards, pourrait-on dire, font leur soumission à Galliffet : ou, si l’on préfère, les Républicains à Franco… Les morts n’ont pas voix au chapitre.
Or Tchang Kaï-chek ne veut ni l’alliance avec les Rouges ni la guerre avec le Japon. En décembre 1936, il se rend au quartier général de Tchang-Hsué-Liang pour y envisager une nouvelle action anticommuniste de vaste envergure. Il y est fait prisonnier par des officiers partisans d’une politique tout à fait différente. Séquestré, il court le risque d’être fusillé. L’incident se termine par une singulière comédie. Tchang Kaï-chek, remis en liberté par Tchang-Hsué-Liang, le fait condamner pour le gracier aussitôt. Et il change tout à coup de politique. L’alliance avec l’armée rouge est scellée, la résistance au Japon décidée. Les Rouges renoncent à toute activité révolutionnaire et jusqu’à leur appellation : ils formeront la VIIIe armée régulière… Il y aurait beaucoup à dire sur les dessous de tout ceci.
10-11 septembre 1938
On s’est tellement accoutumé à voir disparaître les personnages les plus hauts placés de l’URSS que c’est à peine si la presse étrangère prend la peine de noter, de temps à autre, quelques éliminations plus ou moins saisissantes. La presse soviétique n’en informe pas son public. Elle se borne à donner de brefs communiqués sur la nomination de nouveaux ministres, commandants d’armées, amiraux ou diplomates, sans préciser ce que sont devenus leurs prédécesseurs. Personne ne hasarde, cela va de soi, la moindre question : et tout le monde est fixé. Quand se réunit le Conseil Suprême, que l’on a présenté quelquefois comme constituant une sorte de parlement soviétique – et dont les membres élus sont constitutionnellement inviolables… – les observateurs avertis notent les absences inexpliquées… C’est tout. Parmi les absences les plus remarquées, dernièrement, il faut signaler celle de la veuve de Lénine, Nadiejda Konstantinovna Kroupskaïa.
D’alarmantes rumeurs ont circulé à son propos dans les milieux informés de l’étranger. Nadiéjda Kroupskaïa aurait été arrêtée et discrètement enfermée dans un sanatorium surveillé. Le fait est que son nom n’a plus été mentionné nulle part depuis plusieurs mois, ce qui est toujours de fort mauvais augure. Attachée au commissariat de l’instruction publique, elle était la dirigeante la plus écoutée, à coup sûr et à juste titre, de la pédagogie soviétique. Or, le commissaire du peuple à l’instruction publique, Boubnov, un vieux militant bolchevik, avec lequel Kroupskaïa collabora étroitement depuis la mort de Lounatcharski, est en prison et l’on n’a pas manqué de l’accuser d’incapacité, de négligence, voire de sabotage… Les prétextes surabondent : l’enseignement en état de perpétuelle réorganisation manque de ressources et, plus encore, manque d’hommes depuis que les épurations aussi incessantes que sanglantes ont décimé ses jeunes cadres.
À d’autres titres Nadiejda Kroupskaïa est devenue plus qu’indésirable, suspecte et vraisemblablement intolérable dans les nouvelles sphères dirigeantes. Elle a soixante-huit ans et près de cinquante-cinq ans d’activité socialiste militante derrière elle. Elle rencontra Lénine dans les premiers groupements socialistes de Saint-Pétersbourg, vers 1894-1895. L’année suivante, à la suite d’une grève, Kroupskaïa était jetée en prison pour six mois. À sa libération, déportée en Sibérie centrale, elle se marie là avec le jeune Oulianov-Lénine, déporté comme elle. Elle allait être à la fois la compagne de sa vie et sa collaboratrice la plus précieuse dans l’œuvre d’édification du parti qu’il poursuivit à partir de 1901, réfugié à Munich, à Londres, en Suisse, à Paris, à Cracovie, de nouveau en Suisse. Organisatrice inlassable et ponctuelle, Kroupskaïa tint longtemps entre ses mains les fils de l’action clandestine en Russie. À ce titre, elle connut de près la plupart des fondateurs du parti, les Zinoniev, Kamenev, Ivan Smirnov, Krestzinski, Sérébriakov, Mdivani, Enoukidzé, tous fusillés aujourd’hui. Zinoniev, plus particulièrement, fut pour Lénine et Kroupskaïa un collaborateur de tous les jours, à partir de 1907. D’esprit généreux et tolérant, Nadiejda Kroupskaïa, tout au début du stalinisme, se joignit à l’opposition pour réclamer d’autres mœurs dans le parti, le droit de s’exprimer librement, plus de fraternité, plus de probité… On fit alors (c’était en 1926 ou 1927) pression sur elle pour qu’elle consentît à demeurer en dehors des luttes intestines du parti, au nom de l’intérêt supérieur, qui commandait de n’y point mêler l’ombre de Lénine. Kroupskaïa céda. Des années infiniment cruelles l’attendaient. Elle allait assister impuissante au déchirement puis à la destruction du parti, ravagée elle-même par la douleur, l’indignation et la crainte de compromettre, en intervenant, la mémoire du grand mort. Il semble bien qu’elle tenta d’obtenir la grâce de Zinoniev, Kamenev, Ivan Smirnov. Mais que pouvait, désormais, une vieille femme qui n’avait pour elle que le passé ? On ne l’écouta pas, on exigea même qu’elle signât un affreux papier rituel approuvant les exécutions… On lui a fait signer bien des choses navrantes, de cet ordre. Je sais dans quelles conditions, au nom de quelle raison d’État, de plus en plus avilie. Il faut plaindre la veuve de Lénine.
…Nous savions que le haut-commandement de la flotte rouge avait été détruit tout entier ; nous avions noté la disparition de cinq amiraux – en russe « flagmen de 1re classe » – et de deux contre-amiraux ou « flagmen de 2e classe ». La presse soviétique ayant enfin, dans la seconde quinzaine d’août, fait des allusions tout à fait claires à l’exécution des amiraux Orlov, Sivkov et Loudri – ce dernier, professeur de stratégie navale, – on est amené à constater que les chefs de la marine de guerre soviétique, formés en vingt années de travaux et d’études, ont tous été exécutés en moins de dix-huit mois. (Le nom de l’amiral Orlov figura parmi ceux des juges du maréchal Toukhatchevski ; on se rappellera que la plupart de ces juges ont partagé peu après le sort des compagnons d’armes dont ils signèrent par ordre l’arrêt de mort…)
Le Times du 31 août ajoute à ces trois noms ceux de sept amiraux et contre-amiraux, tous disparus, tous très probablement fusillés. Ce sont : le contre-amiral Ivanov, qui représenta l’URSS aux fêtes du couronnement de Georges VI; l’amiral Viktorov, nommé en septembre 1937 au commandement suprême des flottes de l’URSS ; l’amiral Mouklévitch, un ancien ouvrier révolutionnaire, chargé de la direction des constructions navales ; l’amiral Kojanov, nommé en octobre 1937 au commandement de la flotte de la mer Noire ; l’amiral Kiréev, qui commandait récemment l’escadre d’Extrême-Orient ; l’amiral Douchenov, commandant de la flotte de l’Arctique ; le contre-amiral Kadatski, commandant de la flotte de l’Amour. Tous ont été accusés de haute trahison et de sabotage ; tous ont été jugés – si l’on a pris cette peine – dans le secret le plus absolu. L’histoire ne connaît pas d’exemple d’une guerre qui ait porté un si rude coup au cerveau de la flotte…
Sera-ce la guerre – la guerre mondiale – cette nuit, demain, la semaine prochaine ? Voilà où en est l’Europe. Paris attend dans un calme magnifique. Demain peut-être, sur toutes les villes d’Europe, de lourds avions de bombardement viendront répandre leurs bombes. Des millions d’hommes qui, aujourd’hui, suivent paisiblement les chemins de leurs destinées avec tant de désirs et d’espoirs, seront voués à des morts inconnues... Une folie plus grande que le calme tendu de cette attente domine peut-être les événements. Hitler déchaînera-t-il la guerre pour libérer trois millions de Sudètes allemands que nul n’opprime en Tchécoslovaquie ? La guerre pourrait coûter autant de morts à la seule Allemagne ; au cas d’une défaite assez probable, elle la plongerait dans une détresse sans fond... On saisit, à ce seul énoncé, l’énorme absurdité du problème.
Visionnaire aveuglé par ce qu’il tient pour sa mission, incapable – du moins quand il parle à la foule – d’un raisonnement honnête et juste, Hitler l’est comme les autres dictateurs des pays totalitaires, peut-être même à un degré un peu plus fort. Mais représentant une immense force sociale, il n’est dépourvu ni d’intelligence ni de conseillers. La réalité parvient jusqu’à lui à travers maints experts. L’Allemagne, avec sa haute technique et son esprit méthodique, est un des pays du monde les mieux organisés pour se bien connaître en la personne de ses dirigeants, maîtres des informations scientifiques, des censures, des mensonges officiels et des haut-parleurs. Elle sait très bien qu’elle n’a ni matières premières ni vivres, ni or en quantités suffisantes pour faire la guerre. Les six ou dix mois de réserves de M. Goering ne rassureront personne. Avec cela, au prix de privations incroyables, le Reich pourrait tenir le double. Espérerait-il maîtriser l’Europe et son propre peuple en ce court laps de temps ? Le rapport international des forces lui est nettement défavorable.
Et s’agit-il bien des Sudètes en tout ceci ? S’agissait-il vraiment, en 1914, des responsabilités de la Serbie dans l’attentat de Sarajevo ? L’affaire serbe ne fut que le prétexte historique d’une guerre pour un nouveau partage du monde. L’initiative appartint à l’Allemagne, défavorisée dans le domaine colonial.
C’est de cela qu’il s’agit de nouveau. Acquise sans guerre, par le seul chantage à la guerre, infiniment plus avantageux que la guerre elle-même, ou payée d’un certain prix de sang, la soumission de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne faciliterait à celle-ci l’accès des blés de Hongrie et du pétrole de Roumanie. En accroissant la puissance du Reich, elle lui permettrait de poser la question des colonies et zones d’influence, c’est-à-dire, encore une fois, du partage du monde.
J’ai trouvé dans la presse anglaise la remarque suivante, qui explique l’attitude des puissances : l’Allemagne, si elle a tout à craindre d’une défaite, aurait beaucoup à attendre d’une victoire, même partielle ; tandis que ses adversaires n’ont rien à attendre d’une victoire, même totale : ils n’auraient rien à prendre aux vaincus. La guerre victorieuse se traduirait pour eux par une perte sèche, sans compensation aucune. L’Allemagne, par contre, pourrait être tentée d’accepter le risque pour tenter la chance. Le plus grave pour elle, c’est dès lors l’énormité du risque, en comparaison avec une chance extrêmement aléatoire, dans une guerre générale ; sensiblement plus réelle dans un conflit localisé...
Tout porte donc à croire que le chef du nouvel impérialisme ira dans la voie de la guerre aussi loin que possible, sans toutefois faire la guerre, afin de tirer le maximum de profits de la constante menace d’une catastrophe qu’il lui appartient de déclencher ou de ne pas déclencher. Nous entrons peut-être dans une longue phase de marchandages armés, hypocrites et occasionnellement sanglants, pour la révision ultime du partage du monde qui se fit à Versailles en 1919. La question des Sudètes n’est, pour Hitler, que l’occasion d’une mobilisation quasi-générale appelée à lui permettre de poser en fait d’autres questions. Tant que le monde n’aura pas trouvé un nouvel équilibre, il est fort possible que nous n’ayons, des années durant, ni paix ni guerre : une paix aussi anxieuse, aussi coûteuse, aussi dangereuse qu’une guerre ; une sorte de guerre sournoise dans laquelle les canons, s’ils tireront le moins possible, demeureront sans cesse braqués sur les poitrines des peuples ; une paix précaire et surarmée pendant laquelle les nations côtoieront chaque jour, chaque nuit l’abîme. On négociera cependant, à la faveur d’indicibles menaces, tandis que des deux côtés des frontières des millions de civilisés creuseront des fortifications à six étages souterrains. Le vieux capitalisme européen dépensera de la sorte les richesses qu’il n’a pas voulu consacrer à créer un ordre plus équitable entre les nations, comme au sein des nations. Le manque des ressources matérielles mettra fin quelque jour, à une échéance qui ne saurait être éloignée, à ce gaspillage insensé des forces humaines. Les crises sociales auront mûri dans un monde en état de siège ; sans doute la conscience des peuples interviendra-t-elle sous des formes encore imprévisibles, pour imposer ses solutions. Si imminente qu’elle paraisse, la guerre n’est ni fatale ni nécessaire ; mais la crise du monde moderne s’ouvre par la double impossibilité de faire la paix sans transformer la société et de faire la guerre sans courir au suicide.
24-25 septembre 1938
Les historiens mesureront un jour de quel poids la crise russe a pesé ces temps derniers sur les destinées du monde occidental. Je veux aujourd’hui produire ici quelques données sur ses répercussions dans l’Armée Rouge, qui demeure un des facteurs décisifs du rapport des forces en Europe et en Asie. L’auteur d’une remarquable histoire de l’Armée Rouge, parue à Londres (The Red Army, chez Martin Secker and Warburg 76), Erich Wollenberg*, qui fut officier allemand, militant de l’Internationale Communiste, officier soviétique, a bien voulu me communiquer quelques-unes de ses notes sur ce sujet. Il va de soi que sa documentation est de source officielle et qu’en socialiste scrupuleux il s’interdirait – comme moi-même – de publier des faits qui ne seraient pas connus, dès auparavant, des milieux compétents de l’étranger, c’est-à-dire tombés dans le domaine public des spécialistes.
L’Armée Rouge comptait en 1937, au moment où le chef de la police politique Iejov fut chargé par Staline de l’épurer des éléments indésirables, environ 80 000 officiers en service actif, dont 20 000 appartenant aux cadres supérieurs – majors, colonels, généraux – étaient d’anciens combattants de la guerre civile. La réserve comptait également près de 80 000 officiers, avec une proportion beaucoup plus élevée d’anciens combattants de 1918-1921.
Les campagnes de proscription ne prirent une véritable ampleur, dans l’armée, qu’après l’exécution du maréchal Toukhatchevski et de ses sept compagnons d’infortune. Les vieux communistes, les partisans des guérillas de la révolution, les anciens soldats de Toukhatchevski et de Trotski furent traqués : chassés de l’armée, arrêtés en masses, qu’ils fussent de l’active ou de la réserve, fusillés en grand nombre. (Impossible de savoir quel nombre). Erich Wollenberg m’écrit : « Des estimations prudentes me portent à fixer à 20 000 environ les officiers arrêtés en 1937 ; plusieurs milliers ont été passés par les armes… ». Dans un article du Temps du 21 août, le général Baratier estime à 30 000 le nombre des officiers rouges victimes de cette terreur.
Ainsi, la proscription a ravi à l’Armée soviétique, 25 %, le quart, au moins de ses cadres ! Perdues ou victorieuses, les guerres n’ont jamais coûté aussi cher, jusqu’ici, au commandement des armées belligérantes. Le commandement supérieur de l’armée et de la flotte a été entièrement détruit, c’est-à-dire entièrement fusillé : Blücher, Fedko, Vorochilov, Boudienny survivent seuls, les deux derniers passant du reste pour de non-valeurs. Toukhatchevski, Iakir, Ouborévitch, Alksnis, Poutna, l’amiral Orlov, Primakov, Mouklévitch formaient le cerveau et la tradition vivante de l’armée née des victoires révolutionnaires : ils ne sont plus.
Au-dessous du commandement suprême ainsi anéanti, le commandement supérieur, chefs d’armées et généraux, a été détruit et renouvelé – par l’avancement donné à des jeunes sans passé ni instruction solide – dans la mesure des deux tiers environ. La révolution prolétarienne, que la guerre civile rendit par moment tellement impitoyable envers les anciennes classes dirigeantes, n’infligea pas de pertes comparables aux chefs de l’armée du tsar. Et elle fit sagement, car les Broussilov, les Kamenev et les Novikov, hommes de guerre formés au service du tsar, lui furent, à certains jours, grandement utiles.
La proscription atteignit les cadres subalternes, dont le contact avec la troupe est immédiat. La presse soviétique a constaté elle-même que des bataillons sont souvent confiés à des lieutenants fraîchement promus. En juin dernier, Vorochilov, commissaire du peuple à la guerre, pour remédier à la pénurie d’officiers subalternes, promouvait d’un seul décret, au grade de lieutenant, 10 000 élèves des écoles militaires. En février dernier, une mesure d’amnistie, tenue secrète, avait rendu à l’armée un certain nombre d’officiers condamnés comme suspects. Mais l’amnistie ne diminuant les peines que de trois ans, les officiers supérieurs, condamnés de coutume (quand ils ne sont pas fusillés), à des peines variant entre 10 et 25 années de réclusion ou de travaux forcés, sont restés les uns en cellule, les autres derrière les barbelés des camps de concentration.
Wollenberg m’écrit : « Des écoles militaires ont dû être fermées, les trois quart du personnel enseignant ayant été arrêtés et mis hors-la-loi… »
N’essayons pas de concevoir l’effet moral et psychologique de ces mesures prises tout à coup, pour des raisons de politique sociale intelligibles à ceux-là seuls qui en décident au sommet de la dictature, contre les hommes les plus connus, les plus respectés, les plus instruits de l’Armée Rouge. S’ils avaient péché, ç’avait été surtout par un patriotisme borné et plein d’assurance qui les rendait aveugles à trop de choses… Ils avaient accepté, encouragé même, les transformations qui, en dix années de luttes obscures au sein du parti, ont conduit l’URSS à son régime présent.
En Asie comme en Europe, les ennemis de l’URSS savent tout cela. N’en doutons pas : ils sont beaucoup mieux informés que les travailleurs et les guides du mouvement ouvrier… Et les données qu’ils possèdent sont certainement entrées en ligne de compte dans le calcul de ce qu’ils se peuvent permettre… Que tous ces calculs puissent néanmoins être un jour déjoués pour des raisons que les fauteurs de guerre et de réaction ne sauraient prévoir, ceci nous réserve un autre sujet de méditation.
1er-2 octobre 1938
Les jours d’angoisse suivent les jours d’angoisse. D’heure en heure le péril se rapproche, s’amplifie, se simplifie aussi en quelque sorte, devient plus familier, au point que l’on cesse par moments d’en sonder l’immensité pour n’en plus discerner que les petits aspects qui concernent chacun de nous. Paris attend les éditions spéciales des journaux pour connaître le destin de l’Europe et son propre sort. Je crois encore, à l’heure où j’écris ceci, ce mercredi 28 septembre, que le cataclysme nous sera épargné. Je le crois encore, non pour des raisons de sentiment – dont il sied de toujours se défier – mais, tout bien pesé, parce que la guerre imminente serait immensément, absurdement contraire aux intérêts des parties en présence. Les puissances démocratiques ne la veulent point, n’ayant rien à y gagner. Rien ne permet à Hitler d’en espérer raisonnablement plus qu’il ne peut obtenir aujourd’hui et demain par la paix ; au contraire, il a tout à y perdre, lui qui, depuis des semaines, semble s’évertuer à former contre lui-même la plus formidable coalition… Le recours à la force a quelque chose d’insensé quand il ne trouve de justification ni dans le désespoir ni dans le calcul. Les intellectuels que je vois, bons Européens et dont plusieurs connaissent bien l’Allemagne, font tous à peu près ce raisonnement.
Aux heures les plus sombres, il faut constater que les peuples silencieux ne veulent point la guerre ; que les classes riches la redoutent ; qu’elle est devenue tellement inhumaine et ruineuse que les dictateurs les plus aveugles devraient reculer devant elle… En 1914, personne ne savait ce que serait la première conflagration mondiale, ce qu’elle coûterait aux hommes, les écroulements qu’elle provoquerait et qu’en réalité toutes les nations – sauf la plus lointaine, celle des États-Unis – en sortiraient plus ou moins vaincues. Car les durs traités de victoire, dont on voit aujourd’hui les suites, dont on paie encore aujourd’hui le prix, compromettent tout l’avenir sans compenser les pertes subies, sans cicatriser les plaies… On ne savait pas en 1914 : les dernières guerres importantes, la franco-prussienne, l’hispano-américaine, la russo-japonaise, avaient été locales, courtes, avantageuses aux vainqueurs. Maintenant, on sait. La deuxième guerre mondiale, si elle éclate, sera effroyable, inexpiable, irréparable dans ses conséquences et ne fera ni la grandeur ni la richesse de personne ; quelle qu’en soit l’issue, ce sera en vérité la deuxième tentative de suicide de la civilisation européenne.
Et nous voici, tandis que les nuées plombées s’accumulent sur nos têtes, seuls avec nous-mêmes, voués à l’impuissance la plus amère. L’avalanche roule sur nous, nous la voyons venir, nous ne pouvons rien. Nous sommes à l’âge des États, des machines, des masses, livrés à cette triple puissance qui nous enserre et peut, d’un instant à l’autre, nous broyer, nous broyer en masse… J’ai vu ces jours-ci des hommes blêmir de désespoir sous cet accablement. Ne rien pouvoir à pareille heure ! Ne rien pouvoir si demain… Aux hommes, aux femmes que cette angoisse-là étreint, on voudrait dire que notre nullité n’est pas si complète qu’elle le paraît ; que nous pouvons en réalité quelque chose de grand et pourrons davantage un jour ; que, pouvant, nous devons. Le moment est venu de faire appel à nous-mêmes avec une confiance absolue en nous-mêmes – avec la certitude de travailler pour l’avenir. Quel que soit l’événement, il nous appartiendra d’y faire face en pleine conscience. Si les haines, les mensonges de guerre, les instincts de la brute lâchée sous le casque et le masque déforment à nouveau le visage humain, il nous appartient de n’y point céder. De ne consentir à aucun aveuglement. De n’avoir en les pires jours que le souci essentiel de sauver ce que tout homme peut sauver par ses propres moyens de l’intelligence, de la dignité, de la vérité, de la solidarité des hommes… D’opposer un calme refus aux abdications de la pensée, aux fureurs fratricides, à la vaste conjuration des profiteurs de catastrophes. Cette ferme décision, si elle ne suffit pas à nous sauver du canon, nous dégage du moins de la complicité avec les seigneurs de la guerre. Elle nous met à même de maintenir les valeurs humaines menacées et massacrées, les seules qui puissent sinon empêcher le cataclysme, l’abréger ou permettre un jour d’en tirer les éléments du monde nouveau. Impuissants en présence du jeu des vieilles forces sociales dont le heurt peut entraîner la guerre, une fidélité nous reste, et il en naît une grande confiance. Les bourgeoisies ont fait la guerre : elles n’ont pas su faire la paix. Elles n’ont su donner à l’humanité ni la sécurité, ni la justice, ni l’aisance matérielle, bien que la civilisation industrielle mette tout cela à notre portée. Elles gouvernent encore et ce sont elles qui conduisent de nouveau les nations aux abîmes. Quoi qu’il advienne, le salut demeure pour nous dans la fidélité à la cause des travailleurs qui n’ont pas voulu la première guerre mondiale, n’ont pas rédigé, dicté, signé de funestes traités, n’ont forgé de chaînes pour personne, mais continueront à vouloir de toute leur âme que cela change, en attendant les jours inéluctables où ils pourront y travailler de toutes leurs forces…
12-13 novembre 1938
L’Allemagne hitlérienne expulse les Juifs qu’elle dépouille. La Pologne refoule ceux que le IIIe Reich dirige sur ses frontières, même quand ils sont en droit citoyens polonais. La Roumanie tolère les Juifs après avoir édicté contre eux une législation draconienne. L’Italie les expulse en masse et se prépare, s’il faut en croire certaines rumeurs, à en déporter un grand nombre en Éthiopie. La Tchécoslovaquie, désormais vassale des puissances fascistes qui l’ont démembrée sans combat, prend contre eux des mesures d’exclusion et refuse l’asile à des Juifs tchèques de la veille, qui habitaient les régions des Alpes sudètes. Les Arabes de Palestine se battent pour empêcher les Juifs de se constituer en État. Dans tous les autres pays du monde les sévères mesures prises contre l’immigration étrangère visent en premier lieu le peuple persécuté et, au sein de ce peuple, les pauvres. L’URSS leur refuse l’asile. La Grande-Bretagne accueille de préférence en Palestine les Juifs riches.
Ainsi recommence sous nos yeux, pour notre honte, un vieux drame qui, du Moyen Âge au début des temps modernes, se renouvela déjà plusieurs fois. Les Juifs furent chassés d’Angleterre en 1290. Chassés de France à la fin du xive siècle. Chassés de diverses régions de l’Allemagne un siècle plus tard. Chassés d’Espagne en 1492. Chassés du Portugal en 1496. Ils avaient été souvent persécutés pendant les croisades. Ces expulsions eurent en réalité pour objet des dépossessions. Dépourvus de territoire et partant d’État les Juifs devaient être, sous la féodalité et dans les monarchies absolues, l’objet d’une exploitation particulière. Refoulés vers certaines professions, obligés à de fréquentes migrations, se voyant refuser l’usage des armes dans un monde où celles-ci décidaient ils devinrent – et ce fut là leur revanche involontaire – plus industrieux, plus habiles, plus cultivés, plus cosmopolites que leurs persécuteurs ; ils s’adonnèrent au commerce, à l’usure, au crédit, c’est-à-dire à des professions exigeant plus d’intelligence – et une plus large vision du monde – que celles de la noblesse, des artisans ou des cultivateurs, et qui ont joué un rôle essentiel dans le développement de la civilisation. Leurs concurrents eurent toujours intérêt à les empêcher de s’assimiler d’abord pour se défendre contre eux, ensuite pour les spolier. Sitôt que les communautés juives, maintenues en marge de la société, s’étaient quelque peu enrichies, il devenait commode de dévier vers elles les ressentiments des classes pauvres et de les déposséder. Les causes historiques de l’isolement et de la persécution des Juifs sont dans la plupart des cas aisées à discerner : ce sont des causes purement économiques. Aucun sentiment de race ne s’y mêle : le concept même de race remonte au xixe siècle ; les Juifs, d’ailleurs, forment un peuple de sang tout aussi mêlé que les autres. On invoque généralement contre eux l’argument religieux. Ils étaient « le peuple qui a crucifié le Christ » – comme s’ils n’étaient pas aussi le peuple qui a enfanté le Christ ! – mais dès que l’Église trouvait intérêt à leur accorder tolérance, voire protection, ce qui arriva en maintes circonstances, l’argument inquisitorial perdait toute vigueur… Il semble bien que le judaïsme ait surtout été, à travers la douloureuse histoire du peuple juif, le ciment moral de communautés toujours en danger ; sa vitalité résulte des persécutions bien plus qu’elle ne les explique.
Les Juifs pauvres, beaucoup plus nombreux que les riches, payèrent toujours, naturellement, pour ces derniers ; et l’on vit souvent les Juifs riches sacrifier les intérêts de la communauté aux leurs propres, comme il arrive encore de nos jours… Pourrait-il en être autrement ? À partir de la Révolution française, c’est-à-dire de l’établissement de l’ordre bourgeois, les Juifs acquièrent peu à peu, dans tout l’univers, l’égalité des droits. L’Empire russe est le seul grand pays qui la leur refuse encore au début de ce siècle. La révolution socialiste, en les libérant en Russie, achève l’œuvre commencée par la Révolution française.
Les raisons pour lesquelles la contre-révolution, sur ce point aussi, devait revenir à des mœurs du Moyen Âge sont visibles. L’antisémitisme s’efforce de canaliser vers le capitaliste juif le sentiment anticapitaliste des masses pauvres et en premier lieu des déclassés. Faisant appel à des instincts antisociaux – tels que l’esprit belliqueux, la dureté, l’esprit de revanche – dans des périodes de crise, les régimes réactionnaires ont besoin de boucs émissaires et de victimes. Ils suivent assez lâchement, dans la recherche de celles-ci, la pente du moindre effort en s’attaquant à une partie désarmée et socialement désunie – puisqu’elle comprend des bourgeois, des petits-bourgeois, des prolétaires, des artisans et des déclassés – de leurs propres populations. La confiscation des biens des Juifs riches et aisés satisfait quelques appétits ; en dépossédant les Juifs de leurs emplois, en leur refusant du travail, les États antisémites acquièrent la possibilité de caser les jeunes arrivistes des partis gouvernants. Le parti fasciste de Mussolini pourra bientôt attribuer à ses protégés entre vingt et trente mille emplois devenus ainsi vacants. Ce n’est assurément qu’un expédient ; et le problème de l’arrivisme des jeunes se reposera dans quelques années, – mais l’État totalitaire ne vit que d’expédients… Nous pouvons même conclure que, dans les luttes sociales de notre temps, l’antisémitisme a été l’un des expédients les plus efficaces de la réaction. Avilissant et martyrisant une catégorie de la population tout à fait arbitrairement détachée de l’ensemble, il avilit, par d’inexorables répercussions, la condition de tous les hommes, ravale le prix de la dignité, de la liberté, du sang, diminue le sentiment humain et permet dès lors de mieux maîtriser par la force toutes les couches de la société…
10-11 décembre 1938
Il y a peu d’aventures intellectuelles aussi singulières, aussi riches en péripéties significatives que celle de ce livre qui nous fait remonter aux sources fangeuses de l’antisémitisme moderne. Publié pour la première fois en Russie, en 1902, dans une édition aussitôt tombée à l’oubli, republié plus tard – toujours en russe – sous des titres variés tels que L’Ennemi du genre humain, L’Antéchrist, il obtient, après la guerre mondiale, une diffusion soudainement immense. Les troubles sociaux désaxent les esprits. Un peu partout dans le vieux monde civilisé, les réactionnaires apeurés commencent à ressembler aux Trembleurs sans scrupules du Saint-Pétersbourg d’autrefois, auxquels ils finissent par emprunter leurs armes spirituelles.
En Angleterre, en Allemagne, en Amérique, en France, Les Protocoles des Sages de Sion, vendus par dizaine de mille, fournissent une idéologie à l’antisémitisme 77. C’est une sorte de traité politique pratique, attribué à une assemblée de Juifs qui se serait réunie à la fin du siècle dernier pour ébaucher le plan de la conquête du monde et créer un gouvernement juif universel, naturellement occulte. On a tenté de démontrer, pour donner corps à la légende forgée, que cette assemblée ne fut autre que le congrès sioniste de Bâle, réuni en 1897. Malheureusement ce congrès se déroula en pleine lumière, ses travaux sont connus, comme ses participants. Il a fallu chercher autre chose et l’on n’a rien trouvé.
Les Protocoles exposent en somme, avec un cynisme assez intelligent, l’art d’asservir et dégrader les peuples pour bien asseoir la tyrannie policière des riches : politique de longue date exercée par les maîtres non-juifs du monde. Hitler en a fait, dit-on, un de ses livres de chevet ; le certain est que les Protocoles figurent en bonne place dans le trésor intellectuel du IIIe Reich. L’édition française que j’ai sous la main, parue chez Bernard Grasset, est préfacée et postérieurement annotée, avec un certain embarras, par M. Roger Lambelin 78. La seule préface de M. Lambelin est un document psychologique où l’on découvre au premier abord les manifestations d’une sorte de délire apocalyptique.
Les Juifs, apprenons-nous, ont fait les révolutions, le bolchevisme, la Société des Nations, la paix de Versailles. Woodrow Wilson était leur instrument comme Lloyd George, comme Lénine. Au fond, ces trois-là conspiraient ensemble pour le compte des Sages de Sion !
267 Pour mieux nous en convaincre, l’auteur fait du pur Slave Kerensky un Juif et marie – de même – Lénine à une Juive… Mais ce n’est là que menue monnaie de l’une des plus effarantes, des plus indigentes, des plus bouffonnes impostures du temps présent.
Des chercheurs consciencieux se sont, en effet, appliqués à établir la provenance des Protocoles. Ils y sont parvenus. « Quand on cherche la vérité, disait Rémy de Gourmont, le malheur c’est qu’on la trouve… » On a donc trouvé ceci. Les feuillets des Protocoles furent divulgués pour la première fois en Russie par un mystique passionné, Serge Nilus. Tout porte à croire qu’il les tenait, par des intermédiaires d’ailleurs connus, des chefs de l’Okhrana, c’est-à-dire de la police politique. On sait que la première version des Protocoles fut rédigée par un des subalternes du chef de la police secrète russe à Paris, M. Ratchkovsky. M. R. Blanc vient de publier un ouvrage détaillé sur ce sujet : Adolf Hitler et les Protocoles des Sages de Sion. D’autres œuvres, plus complètes encore, dont la principale est pour le moment inédite font sur les moindres épisodes de cette fabrication une lumière irréfragable 79. Pendant longtemps, en Russie même, dans les cercles dirigeants, ce faux parut trop mal fait pour mériter une large diffusion, même à l’époque où les autorités imputaient aux Juifs des crimes rituels. Après enquête, Nicolas II s’était prononcé contre la publication des Protocoles car, selon ses propres paroles, « il ne convenait pas de défendre une cause propre avec des moyens malpropres ». Bien des intellectuels d’Occident ne partagent plus à cet égard les scrupules de l’autocrate qui régnait pourtant par les potences et les pogromes.
Il est en effet démontré – et la simple confrontation des textes porte cette démonstration à l’évidence – que l’auteur des Protocoles, fabriqués pour servir de justification à la propagande antisémite de l’Empire russe, ne fit preuve d’aucune imagination et se borna à paraphraser, voire à plagier littéralement une œuvre d’un pamphlétaire républicain français, Maurice Joly, dirigée contre Napoléon III et intitulée Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu 80 … Ainsi la prétendue scélératesse juive est tout entière empruntée par les faussaires à des politiques du plus pur sang latin, interprétés par un Français !
La chose est si peu contestable que le préfacier de l’édition française des Protocoles, M. Roger Lambelin, ne la conteste pas. « Du fait, écrit-il, que certains passages des Protocoles sont calqués sur des paragraphes du Dialogue aux Enfers, toute la presse juive et même certains journaux qu’on croyait indépendants en ont déduit que le petit livre… était une supercherie, un faux au même titre que les Monita Secreta attribués naguère aux jésuites. » On ne sait vraiment ce que vient faire ici la déduction : un faux est un faux, même si l’ayant « calqué » sur un auteur français on l’impute aux « Sages de Sion ». Et M. Lambelin de conclure pourtant : « En nous maintenant sur le terrain de la critique historique, il faut reconnaître que l’origine des Protocoles demeure mystérieuse et que son auteur ou ses auteurs restent inconnus… » Admirons l’escamotage du problème. Il ne reste en tout ceci qu’une inconnue relative : l’état civil exact du subordonné du policier Ratchkovsky qui plagia Maurice Joly pour fabriquer ce document secret… Admirons aussi la sérénité de M. Lambelin qui maintient que le texte des Protocoles inspiré par Machiavel et Montesquieu81 demeure « d’inspiration juive et maçonnique »…
Que deviennent en tout ceci l’esprit scientifique, la probité intellectuelle la plus élémentaire, le moindre souci de vérité historique ? Ce sont là valeurs incompatibles avec le service des puissances réactionnaires aujourd’hui réduites, pour durer, à rétablir les mœurs et les façons de penser des périodes noires du Moyen Âge ; réduites à fonder toute une doctrine sur l’imposture la plus grossière.
24-25 décembre 1938
Henry Poulaille continue à bâtir son œuvre avec la simplicité dans l’effort d’un maçon qui fait sa journée. Voici paru le deuxième volume de Pain de soldat, Les Rescapés 82 – qui est en réalité le quatrième volume du Pain quotidien ; et deux autres sont annoncés… Par bien des côtés, cette œuvre échappe à la critique des critiques, membres, comme il sied, de la Société des gens de lettres. Je suppose que lorsqu’ils en ouvrent un de quatre-cents-pages-bien-tassées, c’est pour très vite le refermer avec un gros mouvement d’humeur. Non, vrai ! Ce n’est pas de la littérature, ça ! C’est même à désespérer de la littérature, ça ! C’est touffu, long, mouvementé, peu poli, sans façon, négligé comme une foule de bas faubourg. C’est plein de bonnes femmes qui vont aux provisions en se contant leurs malheurs, de prolos qui parlent grève, embêtement, accidents et finissent par tomber d’un toit ou d’une échelle, pour se casser les reins, ce qui n’arrive jamais, au grand jamais aux personnages pleins de sentiments recherchés des Bons Auteurs. La vie se casse en deux, tout à coup, l’an 1914, car le dieu de la guerre a, du bout de sa botte, retourné la paisible fourmilière humaine. Alors ces pages se remplissent d’une autre foule encore moins aimable, grouillante, bruyante, gueulante, souffrante, combattante, mourante et qui survit malgré tout, incroyablement, celle des soldats. Ils ne parlent pas du tout comme chez les Bons Auteurs. Ils ne pensent même pas de grandes choses comme les poilus de Barbusse, leur mort est épouvantablement banale comme l’était leur marche à la mort, comme le demeure leur vie, quand ce sont des rescapés… À travers la vie de tous, une vie persévère dans ces cohues, pareille à beaucoup d’autres, personnelle et proche de l’anonymat, centrale dans l’œuvre et bien secondaire, la vie de Louis Magneux, fils d’ouvrier, aide pharmacien, fantassin de IIe classe, héros malgré lui, rescapé sans savoir comment, qui n’a pas de veine, qui en a tout de même puisqu’il y a de bons moments dans les pires moments, puisqu’il rencontre l’amour, à l’arrière du feu, en sortant du feu, revient à Paris, se remet à vivre avec une foule heureuse de vivre et en éprouve tout à coup un tel dégoût, une telle colère, qu’il faut qu’il se mette tout de suite la tête sous le robinet pour ne pas bousculer la société entière… Ah, vivement que ça change, vivement la révolution ! – Le Rescapé a soif d’une fin de monde : le monde est à recommencer, c’est évident.
Je ne sais pas si la forme de Poulaille est bonne ; s’il n’y a pas trop de choses dans ces feuilles bondées de choses à crever, dont quelques-unes pourtant paraissent superflues (mais n’y a-t-il pas dans la vie bien des journées superflues ?) ; je ne sais pas si Poulaille ne devrait pas travailler davantage sa matière, faire parfois du bien-écrit consciencieux en bon ouvrier des lettres qu’il est quand il le veut bien, car, enfin, et nous sommes d’accord là-dessus, on est bon écrivain comme on est bon rempailleur de chaise. Un métier proprement exercé en vaut un autre ; il n’est que celui d’homme de lettres pour salons bien-pensants qui, sauf exception, ne vaille rien. Je me pose toutes ces questions à son propos et les lui ai posées dans le privé. Mais s’il a voulu nous donner le miroir fidèle de l’existence de pauvres gens innombrables, il y réussit. Ces existences, les voir de près, les suivre pas à pas, c’est selon le cas décevant, un peu irritant, embêtant, rigolo, poignant, tragique – et même tout bonnement lumineux. Il y a de tout.
Les Rescapés sont les hommes de la guerre gagnée : et ils savent très bien, eux, que toutes les guerres sont perdues pour ceux qui les font. (D’autres les gagnent : bien entendu, de ceux qui ne les font pas ; et d’autres encore y gagnent. Et dans la guerre comme dans la paix ce sont à peu près les mêmes qui gagnent à tous les coups, à cause, vous comprenez, de leur mise de capitaux…). Louis Magneux qui a passé par les petites ambulances de l’arrière, puis par les hôpitaux, et surtout par un hôpital des mutilés de la face, où il a vu la Sainte Face de l’homme moderne, ce qu’en font les éclats d’obus, puis les chirurgiens – Magneux, qui est passé aussi par un détachement tout à fait infernal d’esclaves Nord-Africains, campé au plein jour du cauchemar – Magneux, soldat de la grande guerre du droit, la dernière, n’est-ce pas ? – lit les papiers des gazettes. Ainsi, celui de M. Louis Barthou* : « Cette fois, la France et le monde ne s’y trompent pas. C’est bien la Victoire qui passe et qui chante, ouvrant sur toute l’étendue du front occidental, la splendeur de ses larges ailes… »
« Tu piges ? » dirait l’homme sans nez ni lèvres à son copain l’aveugle : « la splendeur de ses larges ailes ». Il écrit bien, ce monsieur. Il a gardé son nez, ses lèvres et ses yeux, justement parce qu’il écrit bien et pour nous écrire ça. C’est ce qu’on doit appeler la division sociale du travail, entre nous et lui. – Pigez encore, vous autres. M. Gustave Hervé* : « Pense aux douze millions (sic) de Tchécoslovaques qui ont bien gagné le droit, par leur héroïsme, de devenir une nation indépendante… »
Et Louis Magneux rentre. Son patron d’autrefois le met poliment à la porte avec trois billets de cent francs. Voila, mon ami, refaites votre vie, vous êtes un héros. Un copain héroïque comme lui, et comme tout le monde du reste, se suicide pour ne pas mendier… L’épilogue s’intitule : « Les lauriers sont coupés…83 » Désormais, chacun pour soi. La révolution russe est loin, la révolution allemande, ceux qui devraient la servir l’étranglent… Les Rescapés sont des révolutionnaires sans foi. Comment y verraient-ils clair ? Où prendraient-ils l’énergie ? L’énergie, on l’a « usée pendant quatre ans »…
Magneux dit de son espoir de chambardement :
« J’ai été sincère à des moments…
C’est la reprise de la vie.
Moi ! Moi ! Moi !
Les autres… Ah, les autres…
Tous s’en foutent. On se fout de tout.
C’est une manière d’être heureux.
C’est la manière d’être heureux des Rescapés. »
Telles sont les dernières lignes du livre. D’un livre terrible, en somme terrible sans phrases, gauchement, simplement, terrible comme la farce sanglante jouée par le destin du capitalisme aux hommes du début de ce siècle.
1 Serge fait allusion au livre Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.
2 Mort à crédit, Denoël, 1936.
3 Mea culpa, Denoël, 1936.
4 Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937.
5 Sur les débuts de ce camp situé à trente kilomètres au nord de Berlin et créé dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, lire le premier témoignage sur l’univers concentrationnaire nazi dû à Gerhart Seger, Oranienburg 1933 (1934), rééd. La Pensée sauvage, 1983. [nde]
6 Lire Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 617, 727, 769.
7 Unione Sindacale Italiana, organisation anarcho-syndicaliste constituée en 1912.
8 Le 23 mars 1921, une bombe explose au théâtre Diana de Milan, faisant de nombreux morts et blessés. L’instigateur est un groupe anarchiste individualiste qui visait le commissaire de police Gasti, responsable de la lutte contre les anarchistes. Il a, semble-t-il, été manipulé par la police, afin de servir de prétexte à une généralisation de la répression contre les anarchistes, tandis que les fascistes accentuent leurs attaques contre les locaux des syndicats et des organisations de gauche. [nde]
9 Organisation syndicale internationale liée à l’Internationale communiste entre 1921 et 1937.
10 CMB, Histoire du fascisme italien, Rieder. [nda]
11 Quotidien socialiste fondé en 1896 par Leonida Bissolati, supprimé par Mussolini en 1926.
12 Parti politique fondé en 1919 par don Luigi Sturzo, il remporte d’emblée un grand succès. De tendance catholique sociale, le parti s’oppose au fascisme et ne se reconstituera qu’après sa chute, sous le nom de parti de la démocratie chrétienne, et dominera la vie politique italienne d’après guerre.
13 Quotidien créé par Benito Mussolini en 1914.
14 Né en 1896, le médecin et homme politique italien Giorgio Alberto Chiurco est notamment l’auteur de Storia della rivoluzione fascista (1919-1922).
15 Giovanni Giolitti (1842-1928) est président du Conseil (pour la cinquième fois) de 1920 à 1921 et Luigi Facta du début de l’année 1922 à la marche sur Rome, le 28 octobre 1922.
16 Pièce de Sergueï Tretiakov montée par le théâtre Meyerhold en 1926.
17 Pièce de Vladimir Maïakovski montée en 1929.
18 En 1918, quand les troupes allemandes évacuèrent l’Ukraine et la Pologne orientale, les troupes soviétiques réoccupèrent cette dernière. Aidée par les Alliés et par l’Ukraine, l’armée polonaise résista à l’Armée rouge, notamment lors de la sanglante bataille de Varsovie (12 au 16 août 1920). La guerre polono-soviétique s’acheva avec le traité de Riga (18 mars 1921), qui satisfaisait partiellement les revendications territoriales polonaises.
19 Lors de la guerre civile russe, la Sibérie fut rapidement contrôlée par les forces contre-révolutionnaires. En 1920 y fut constituée la République d’Extrême-Orient, État-tampon entre l’URSS et le Japon, dont les troupes se trouvaient alors à Vladivostok. Le gouvernement de la jeune République se rallia aux Soviétiques et en 1922 elle fut réunie à la République socialiste fédérative soviétique de Russie.
20 Après son invasion de l’Éthiopie deux ans plus tôt, l’Italie fasciste menaçait en 1938 la Tunisie et s’apprêtait à occuper l’Albanie.
21 L’équivalent de l’assignation à résidence dans une région retirée de l’Italie. Le régime fasciste soumit à ce mode de réclusion bon nombre d’intellectuels, parmi lesquels Gramsci.
22 L’Empire austro-hongrois, la Russie tsariste et l’Allemagne.
23 Prison située à Berlin.
24 Il s’agit de la commission Dewey initiée par le Comité de défense américain de Léon Trotski, à laquelle participaient notamment John Dewey, Otto Rühle, Alfred Rosmer et Carlo Tresca. Après avoir siégé à Mexico en avril 1937, elle a déposé ses conclusions le 21 septembre de la même année à New York et en a tiré un livre intitulé Not Guilty.
25 Nina Nevelson est morte en 1928.
26 Erreur de Serge : Zinaida Volkova est morte en janvier 1933.
27 Sergei Lvovich Sedov est mort en prison en 1937.
28 Destin d’une révolution, op. cit. ; « De Lénine à Staline », numéro spécial du Crapouillot, janvier 1937 ; « Seize fusillés », art. cit. ; « Vingt-neuf fusillés et la fin de Iagoda », numéro spécial de Lectures prolétariennes, avril 1937, n° 3.
29 Voir « Message à Charles Plisnier ».
30 Mots manquants
31 Il s’agit de Arkadi Pavlovitch Rosenglotz (1889-1938).
32 Premier président de la république soviétique d’Ouzbékistan.
33 Dans Mémoires d’un révolutionnaire (Lux, 2010, p. 323), Serge évoque cet épisode comme « un des derniers actes de notre “Centre” de Moscou ».
34 Sous-titrée « Organe de l’Opposition communiste », la revue Contre le courant fut publiée de novembre 1927 à octobre 1929. Le document intitulé « On mène le parti les yeux bandés ! (Une entrevue de Boukharine avec Kamenev) » a paru dans Contre le courant, 12 avril 1929, n° 28-29, p. 12-15.
35 Supérieur d’un monastère orthodoxe russe, où il dispense son enseignement ; il est souvent considéré comme un maître spirituel charismatique. [nde]
36 Organe du parti constitutionnel-démocrate publié à Saint-Pétersbourg entre 1906 et 1917.
37 Le lieutenant-général Sergueï Khabalov dirigeait la zone militaire de Saint-Pétersbourg.
38 La Volhynie est une région située au nord-ouest de l’Ukraine. [nde]
39 Nikolaï Nicolaiévitch Krestinski (1883-1938) affirma durant le troisième procès de Moscou : « Je n’ai jamais été membre du bloc des droitiers et des trotskystes, dont j’ignorais l’existence. Je n’ai commis aucun des crimes dont je suis personnellement accusé ; en particulier je plaide non coupable à l’accusation d’avoir eu des liens avec le service de renseignements allemand » (in Pierre Broué, Le parti bolchevique, Minuit, 1977, p. 381).
40 En mai 1923, Vaclav Vorovski, le chef de la délégation soviétique à la Conférence de Lausanne, fut assassiné par Moritz Conradi, un Suisse émigré en Russie et devenu capitaine dans l’armée blanche de Wrangel, qui, au terme d’un procès retentissant, fut acquitté par le tribunal en novembre de la même année. Récemment l’écrivain russe Arkadi Vaksberg a émis l’hypothèse, sans faire mention de ses sources, que ce crime aurait pu être téléguidé par les services soviétiques pour éliminer un opposant (Le laboratoire des poisons. De Lénine à Poutine, Folio/Gallimard, 2008.
41 Plus précisément depuis la chute de la dictature de Porfirio Diáz en 1911.
42 Roman de Victor Serge publié chez Rieder en 1932 ; réédité chez Climats en 2004.
43 Le chancelier Schuschnigg s’efface devant la pression de l’Allemagne. Hitler fait une entrée triomphale à Vienne le 14 mars, l’Anschluss est proclamé le lendemain. Les Autrichiens se prononcent à plus de 99 % pour le rattachement au Reich lors du plébiscite du 10 avril 1938.
44 Après l’Anschluss, Vienne était devenue le point central de l’émigration juive de cette partie de l’Europe. Après la Nuit de cristal et les premières vagues d’arrestations massives, près de la moitié des Juifs d’Autriche émigrèrent, laissant tous leurs biens derrière eux.
45 Galtier-Boissière, Jean (1891-1966). Journaliste et écrivain français, il fonda le journal satirique Le Crapouillot en 1915 alors qu’il était dans les tranchées. En 1919, le périodique devint une revue artistique et littéraire d’avant-garde, puis une publication thématique illustrée à partir de 1930. Victor Serge y publia un numéro intitulé « De Lénine à Staline » en janvier 1937 et collabora au numéro sur l’anarchie de janvier 1938 avec Jean Bernier et Alexandre Croix. Lire Jean Galtier-Boissière, Mémoires d’un Parisien, Quai Voltaire, 1994, p. 729-734.
46 Ou Fédération des communistes de gauche.
47 En fait, Bulletin de l’opposition des bolcheviks-léninistes.
48 Ce livre a été réédité sous le titre Dix ans au pays du mensonge déconcertant (Champ libre, 1977). [On peut en lire un extrait essentiel, précédé d’une mise au point biographique sur son auteur, dans la revue Agone, 2009, n° 41-42, p. 47-58). nde]
49 Félicien Challaye, Jaurès, Mélottée éditeur, coll. Les Philosophes, sd [1936] ; La Formation du Socialisme. De Platon à Lénine, Félix Alcan, 1937.
50 Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, Plon, 1938. Emmanuel Mounier a parlé de ce pamphlet comme d’un « livre de prophète ».
51 Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871 (1876), La Découverte, 2004.
52 Camille Pelletan, La Semaine de mai, Maurice Dreyfous, 1880.
53 Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges, Cahiers de la Quinzaine, 1908-1914 ; rééd. Mes cahiers rouges au temps de la Commune, Actes Sud, « Babel », 1999.
54 La ville de Granollers, en Catalogne, a été bombardée par l’aviation allemande le 31 mai 1938. Celle de Canton, en Chine, a été bombardée en mai 1938 dix jours durant par le Japon. Prise à l’automne suivant, Canton est restée occupée jusqu’en 1945.
55 Salomon Schwarz, « Les occupations d’usines en France de mai et juin 1936 », International Review of Social History, janvier 1937, vol. 2, n° 1, p. 50-104.
56 Le 27 mai 1936, Marceau Pivert, leader de la tendance « Gauche révolutionnaire » de la SFIO, publie dans le quotidien socialiste Le Populaire une tribune libre intitulée « Tout est possible ! » Deux jours plus tard, L’Humanité y répond par un article de Marcel Gitton, « Tout n’est pas possible », qui rappelle, en s’appuyant sur l’autorité du président de la République, le radical Édouard Daladier, que le programme du Front populaire n’avait « rien de révolutionnaire ». Ces deux articles sont reproduits in Jean-Pierre Rioux, Révolutionnaires du Front populaire, 10/18, 1973. [nde]
57 Quotidien français de tendance radicale publié entre 1876 et 1944, transformé en organe de propagande allemand sous l’Occupation.
58 « Autriche martyre », Le Petit Parisien, juin 1938.
59 Quartier général du parti nazi.
60 John Maynard Keynes, Les Conséquences économiques de la paix (The Economic Consequences of Peace), trad. Paul Franck, Éditions de la Nouvelle revue française, 1919.
61 Sur le Birobidjan, lire Henri Slovès, L’État juif de l’Union soviétique, Les Presses d’aujourd’hui, 1982.
62 Le Sotsialistitcheskii Vestnik a paru de 1921 à 1933 à Berlin, de 1933 à 1940 à Paris, et de 1940 à 1963 à New York. Sur ce courant méconnu, et en particulier sur les débats qui l’agitèrent durant l’entre-deux-guerres à propos de la nature de l’URSS, lire André Liebich, Les Mencheviks en exil face à l’Union soviétique, Cahier de recherche du Centre universitaire d’études européennes, Montréal, mai 1982.
63 Par Louis Mandier, S. Duret, Gabriel Perreux, Albert Crémieux, Lucien Descaves, Victor Serge, A. Rossi, René Lauret, Jean Cassou [Note de VS].
64 Pseudonyme de Angelo Tasca*.
65 Quotidien du soir du parti communiste français (1937-1953) dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch.
66 Le premier congrès s’était déroulé à Paris en 1935, le deuxième à Madrid en 1936, le troisième à Valence en 1937. Voir « Qu’est-ce que la culture ? », note n° 78.
67 Voir « Le plus triste voyage d’André Gide ».
68 Victor Serge écrivit une série d’articles critique sur la seconde révolution chinoise dans les revues françaises Clarté et La Lutte de classes entre février 1927 et mars 1928 qui dénonçaient les impasses où étaient engagés le parti communiste chinois et l’Internationale communiste. Lire Victor Serge, La Révolution chinoise 1927-1929, introduction de Pierre Naville, Savelli, 1977.
69 En 1912, dans la république de Chine, la Mongolie-Intérieure fut divisée en quatre provinces chinoises : Rehe (aussi appelé Jehol), Chahar, Suiyuan et Ningxia.
70 Située sur la Volga, et dénommée aujourd’hui Volvograd, Tsaritsyne s’appela aussi Stalingrad de 1925 à 1961.
71 Ecrit entre 1925 et 1928, ce premier livre de Victor Serge a paru en 1930 à la Librairie du travail, à Paris. Il a été réédité par les éditions Maspero en 1971 et par La Découverte en 1997.
72 Ancienne transcription du nom de la province chinoise du Shandong.
73 Publié aux éditions Gallimard en 1933, La Condition humaine obtint le prix Goncourt la même année.
74 Graphie désuète de Mao Zedong.
75 Il faut noter que, pour un article du 12 avril 1948, Boris Souvarine reprendra le même titre dans son bulletin, L’Observateur des deux mondes, afin de qualifier la situation internationale des tous débuts de la guerre froide. Lire Boris Souvarine, L’Observateur des deux mondes & autres textes, Editions de la Différence, 1982, p. 85-88.
76 Publié en 1938. L’édition complète de cet ouvrage parut deux ans plus tard sous le titre de :
The Red Army. Study of the Growth of Soviet Imperialism, Londres, Secker and Warburg.
77 La lettre qu’il écrivit à Staline pour éviter son arrestation est reproduite in Lettres au bourreau, préfacé et traduit du russe par Luba Jurgenson, Anabet, 2009, p. 105-111. [nde]
78 Voir à ce sujet le livre de Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion : faux et usages d’un faux, Fayard, 2004.
79 Cette édition chez Grasset date de 1937. Une première édition chez le même éditeur avait paru en 1921. La Ligue franc-catholique et le Rassemblement anti-juif de France ont aussi republié les Protocoles dans les mêmes années.
80 Victor Serge fait sans doute ici allusion aux travaux de longue haleine entrepris à ce sujet par Henri Rollin, qui aboutiront au livre pionnier, L’Apocalypse de notre temps (Gallimard, rééd. Allia, 1991), qui devait sortir des presses le 23 septembre 1939, démontrant ce que valait « le mythe du mystérieux complot judéo-maçonnico-bolcheviste ». [nde]
81 Ce livre a été réédité par les éditions Allia en 1987. [nde]
82 Henry Poulaille, Les Rescapés (Pain de soldat II : 1917-1920), Grasset, 1938.
83 Titre d’un roman d’Édouard Dujardin paru dans la Revue indépendante en 1887.