Source : Le bulletin communiste numéro 46-47
(deuxième année), 27 octobre 1921. |
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Août 1921
L'homme pense mal et peu — le moins possible. Afin de s'alléger la tâche de penser, il a imaginé les idées toutes faites qu'il suffit d'accepter et de répéter, les lieux communs, les images conventionnelles, les clichés. Il s'agit au fond d'une monnaie verbale. Ceux qui pensent ne songent que rarement à s'enquérir de la valeur véritable de la pièce qu'on leur passe, à en éprouver le métal. Ils deviennent ainsi dupes et jouets d'une foule d'illusions, dont il est d'autant plus difficile de se défaire que notre esprit oblitéré par des connaissances livresques a quelque peu perdu le sens ides réalités. Les générations qui ont vu et fait la grande guerre ne s'attendaient pas à jouer un certain rôle dans de « grandes révolutions ». Avant la guerre le mot révolution avait une certaine vogue. On peut dire qu'une sorte d'admiration générale l'environnait. Pensant à 1789-1793, on y accolait volontiers l'épithète de grande, et des gens paisibles, de mœurs bourgeoises et passablement conservatrices, gagnaient honorablement leur quotidienne bonne chère à compiler ou écrire des tomes laudatifs sur les personnages de « l'épopée révolutionnaire ».
Les témoins de la révolution russe, non ceux qui en parlent bien au chaud à des milliers de lieues de distance, mais ceux qui la vivent dans les rues mornes de Petrograd ou de Moscou, peuvent à présent concevoir à peu près ce que fut la grande révolution française, — ce que vécurent les citoyens de la République Une et Indivisible. L'histoire — qui n'est le plus souvent que la légende, constatons-le — n'en a presque rien dit. Elle a fait pis. C'est à travers Victor Hugo1, Michelet2, et M. Tout-le-Monde qui les vulgarisa que nous avons appris à concevoir la révolution, tragique, épique, grande, magnifique, superbe, poétique, que sais-je ! Pour en trouver une description plus objective il faut ouvrir Taine3 que le grand public ne lit pas — précisément peut-être parce que son amour de la légende en est choqué.
Danton4, Robespierre5, Marat6. La Patrie en danger, Valmy, Thermidor ! L'adolescent ferme son manuel d'histoire (ou « quatre-vingt treize ») et voit défiler dans son imagination grisée un lumineux cortège de héros, environnés d'éclairs et de lumière. Mme Roland7 meurt en lisant une très belle phrase8... Au fond, et c'est une vérité absolue, la littérature a complètement faussé dans nos esprits l'idée de la révolution française. Si l'on songe qu'elle est après tout récente — moins d'un siècle et demi — un grand scepticisme nait quant à l'appréciation des travaux et des notions historiques... Tout ce que la littérature et la légende ont conservé de la révolution a certes vécu — mais perdu, noyé, mêlé inextricablement parmi une foule de toutes autres choses. 89-93, ç'a été une longue tourmente où les plus sages ne voyaient plus clair, une angoisse infinie, une ère de brutalités, de crimes, d'erreurs, d'exaltations, de malheurs inexprimables. La terreur, ce n'est concrètement qu'une mare de sang noirâtre qui pue sous la guillotine dressée nuit et jour, ce n'est, si l'on veut un symbole, qu'un monceau de têtes coupées hideusement, défigurées... Les « géants de la Convention » avaient peur les uns des autres ; la guerre était faite de boucheries atroces et plus laides encore — si possible — que la « guerre en dentelles » des temps royaux ; les campagnes brûlaient et s'ensauvageaient, on avait faim, on se demandait avec désespoir quand le drame inintelligible finirait. Et presque personne n'y prévoyait rien.
En Russie la Révolution-Légende a d'abord puissamment concouru au succès de la révolution-réalité ; puis elle lui a fait le plus grand tort. C'est elle qui a divisé les révolutionnaires. Beaucoup — d'entre les meilleurs — quand ils ont vu la chose en ont été épouvantés. Ils ne l'ont pas reconnue, ils l'ont désavouée. Au fond je ne puis expliquer que de cette façon l'aberration de certains hommes absolument sincères et désintéressés (Tchaikovsky9, Brechkovskaia10) — passés en fait au coup de la contre-révolution, et la stupeur douloureuse d'un Kropotkine devant les événements qui vérifient ses propres théories (voir sa Grande Révolution française) est de la même nature. Ceux-là seuls ont pu demeurer fermes en présence des réalités qui leur étaient supérieurs — à force de clairvoyance, de sang-froid, parti pris — ou dont le cœur et l'esprit obtus n'ont qu'une vie sans intensité. Une révolution n'est pas un poème épique ; on la comparerait avec plus de raison à une crise violente survenant au cours d'une maladie. Et nulle comparaison ne sera meilleure ici que celle que l'on peut emprunter au langage biologique ou médical. L'abcès crève, la larve se transforme laborieusement, douloureusement peut-être en insecte, la vie recommence dans la souffrance et le dénuement physique. « Accouchement des sociétés » a-t-il été dit. Soit. Un accouchement n'est pas beau. La chair se crispe, se déchire, se révolte, saigne, l'être nouveau naît sans intelligence, sans force, mais acharné à vivre et souffrant déjà puisqu'il pleure. Et il commence lui aussi par avoir faim.
L'idée de la révolution doit être revisée dans les esprits, au contact de la réalité actuelle, afin — d'abord — de remplacer une notion fausse par une notion exacte — pour le seul avantage de l'intelligence (ce qui est déjà suffisant), afin, ensuite, que ceux qui veulent la révolution et vont vers elle, sachent bien où ils vont.
La guerre n'est pas glorieuse. Elle est affreuse. La gloire n'est qu'une notion subjective chez le spectateur — et encore chez le spectateur distant. Sans doute d'Assas11, percé de coups de baïonnette, pour avoir crié dans la nuit : « A moi, France ! Voici l'ennemi ! »12 est magnifique... à décrire, mais la réalité qu'il a vécue, lui, la seule réalité pour lui ç'a été l'égarement, la soudaine désespérance de l'homme aux abois, cerné — puis l'effroyable douleur physique de sa chair déchirée par les couteaux. La guerre sociale, avec ses drames sans nombre, doit être ainsi jugée objectivement et surtout en dehors des considérations littéraires...
Deux vastes expériences devraient enfin le permettre à ceux qui se soucient d'un jugement sain. Quand une vieille société faiblit, se désagrège mais, s'obstinant à durer, réprime avec une sénile violence, les formes nouvelles de la vie montante, il suffit d'une secousse extérieure ou intérieure pour que se produise la révolution. Un monde crève, un monde nait. Le déséquilibre mental chez les foules et chez les individus devient fréquent. Les fanatismes s'exaspèrent Hommes et choses sont emportés par une sorte de tempête où les plus forts survivent — mais beaucoup au hasard... Economiquement, le chaos, la désorganisation. On ne peut travailler, la production semble détruite. D'autre part, le vol. Il s'agit toujours d'une expropriation (en 1789-93 le tiers-Etat exproprie la noblesse et le clergé, en 1917-19, le prolétariat et le moujik exproprient la bourgeoisie et la noblesse) ; or, on n'exproprie pas sans songer d'abord à soi — du moins, en règle générale. Au moral, le trouble, l'inquiétude, l'angoisse, le désarroi. Les anciennes valeurs sombrent ; les nouvelles ne sont point assurées. Telle est la révolution-réalité. Elle ne peut être autre chose. Pour, à travers cette tourmente, poursuivre son chemin vers l'avenir — ou, pour consentir à l'avance à tous les risques d'un voyage à travers cette tourmente, l'homme qui veut « que crève le vieux monde » et que naisse l'ordre nouveau, ne doit plus regarder la réalité à travers la légende — mais en prendre stoïquement son parti. La grande œuvre révolutionnaire, il doit l'accomplir comme une rude et douloureuse tâche nécessaire à l'enfantement de l'avenir.
Victor SERGE.
Petrograd, août 1921.
Notes
1 Victor Hugo (1802-1885), écrivain français, auteur du roman Quatrevingt-treize.
2 Jules Michelet (1798-1874), historien français, auteur d'une Histoire de la Révolution française.
3 Hippolyte Taine (1828-1893), écrivain français, auteur de Les Origines de la France contemporaine.
4 Georges Danton (1759-1794) révolutionnaire jacobin.
5 Maximilien Robespierre (1758-1794), révolutionnaire jacobin.
6 Jean-Paul Marat (1743-1793), révolutionnaire jacobin.
7 Manon Roland (1754-1793), révolutionnaire girondine.
8 La citation généralement attribuée est « Ô Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! », mais il s'agit d'une élaboration sur les paroles rapportées par son bourreau Charles-Henri Sanson : « Ô Liberté, comme on t'a jouée ! ».
9 Nikolaï Vassilievitch Tchaïkovsky (1850-1926), Socialiste-Révolutionnaire. Après la révolution d'octobre 1917 membre du Comité Panrusse pour le Salut de la Patrie et de la Révolution, chef du gouvernement contre-révolutionnaire d'Arkhangelsk. Emigre à Londres en 1920.
10 Yekaterina Konstantinovna Brechko-Brechkovskaia (1844-1934), surnommée Babouchka ou « la grand-mère de la révolution », Socialiste-Révolutionnaire, soutient Kerensky en 1917, émigre en 1919.
11 Louis d'Assas du Mercou dit le Chevalier d'Assas (1733-1760), militaire et aristocrate français.
12 En fait d'Assas est supposé avoir crié « À moi, Auvergne ; c’est l’ennemi ! » à la bataille de Clostercamp (Kloster Kampen) en Allemagne – il faisait partie du régiment d'Auvergne. Cependant ce mot n'est pas mentionné par des témoins, si ce n'est dans une autre bouche, celle du sergent Dubois.
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