Issu de l´aristocratie moscovite, Piotr Alexeïevitch Kropotkine commence une carrière militaire après avoir été page à la cour du tsar. Affecté en Sibérie, il emploie les loisirs de la vie de garnison à approfondir ses connaissances géographiques, anthropologiques et sociologiques. Sa sympathie pour l´insurrection polonaise de 1863 l´amène à démissionner de l´armée: il se consacre alors à des expéditions scientifiques en Sibérie et en Mandchourie. Mais il lit aussi Proudhon et Herzen, et bientôt adhère à la Ire Internationale après un séjour en Suisse (1872); là, il se lie avec les anarchistes de la Fédération jurassienne, puis il fréquente les milieux nihilistes. Revenu en Russie, il est arrêté en 1874, à la sortie d´une séance de la Société de géographie; interné en forteresse pour propagande subversive, il s´en évade deux ans plus tard et se réfugie en Suisse. |
Lié d´amitié avec Élisée Reclus, il fonde avec lui le journal Le Révolté (qui devient peu après La Révolte ), dont ils confient la direction à l´anarchiste Jean Grave. À cette époque, Kropotkine est partisan de la «propagande par le fait» que son ami vient de mettre en pratique en Italie; il écrit dans Le Révolté , en 1880: «La révolte permanente par la parole, par l´écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite [...], tout est bon pour nous, qui n´est pas la légalité.» Il définit un anarchisme libertaire, qui sera atteint par le moyen du collectivisme, par l´abolition de toutes les formes de gouvernement et la libre fédération des groupes de producteurs et de consommateurs.
Arrêté après l´attentat de Lyon (1882), il se voit infliger cinq ans de prison: il déclare à ses juges que la révolution sociale est proche, «dans dix ans, cinq peut-être». Et encore fait-il figure de pessimiste parmi les compagnons anarchistes! Grâcié en 1886, il s´installe à Londres, où il vit de ses écrits scientifiques et collabore à la rédaction de la Géographie universelle de Reclus. Il est alors considéré comme le principal théoricien de l´anarchie: en 1885, il publie Paroles d´un révolté, puis, en 1906, paraissent ses Mémoires sous le titre Autour d´une vie ; il commence aussi un grand ouvrage qu´il ne finira pas, L´Éthique . Reprenant dans la lignée de Bakounine les grands thèmes de la révolte anarchiste, Kropotkine veut fonder un anarchisme scientifique comme il y a un socialisme scientifique. Mettant l´accent sur l´instinct de sociabilité de l´homme, il dénonce l´individualisme qui imprègne la société bourgeoise et les théories de la lutte pour la vie; il conçoit une société nouvelle fondée sur de libres associations.
Mais la révolution n´arrive pas, et la propagande par le fait a échoué; Kropotkine, désapprouvant les attentats anarchistes sans condamner leurs auteurs («Un édifice basé sur des siècles d´histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d´explosifs», écrit-il en 1890), recommande l´entrée dans les syndicats. Il marque quelques réserves en 1898 à l´égard du syndicalisme révolutionnaire naissant: le syndicat est un outil de propagande, mais ne peut en aucune manière être une préfiguration de la société future.
En 1914, Kropotkine prend parti pour les Alliés et signe le Manifeste des Seize, acte qui lui vaut d´être qualifié par ses anciens amis d´«anarchiste de gouvernement». Après février 1917, de retour en Russie, il apporte son soutien au gouvernement Kerenski. D´abord favorable à la prise du pouvoir par les bolcheviks, il s´inquiète des tendances autoritaires du nouveau régime et croit à un épuisement proche de la révolution et au retour d´une brutale réaction. Alors qu´il tente de regrouper et d´organiser les forces anarchistes, il meurt soudainement. Ses obsèques donnent lieu à la dernière manifestation anarchiste en Russie soviétique.