1923

Source : brochure des �ditions Spartacus, 1969. Ce texte est traduit d'un extrait de l'anthologie Karl Marx, homme, penseur et r�volutionnaire dont la premi�re �dition en russe a paru en 1923. Les �ditions Spartacus ajoutent la courte postface suivante :
� De l'�tude de Riazanov parue dans son recueil : � Karl Marx, homme, penseur et r�volutionnaire ï¿½, nous publions la partie relative � la � confession ï¿½ de Marx. Notre but est d'�veiller chez nos lecteurs le d�sir de mieux conna�tre, par un � retour aux sources ï¿½, la pens�e r�elle de Marx. On verra qu'entre autres, elle est une condamnation implicite mais claire des entreprises totalitaires qu'on veut couvrir de son nom.
Le marxiste DOUTE DE TOUT, remet tout en cause par une recherche ardente et continue. Il ne saurait admettre l'asservissement des peuples et des individus, le m�pris de la libert� de pens�e, par des partis ou des gouvernements esclavagistes qui bafouent la dignit� humaine et d�shonorent le nom de communiste.
RIEN  D'HUMAIN  NE LUI  EST ETRANGER. ï¿½


La confession de Karl Marx

David Riazanov


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Marx �vitait les effusions sentimentales m�me dans ses lettres � ses proches et � ses amis. Mais aimer comme il aimait sa femme et ses enfants, aimer avec autant de d�vouement est malais�. Il surv�cut � grand-peine � la mort de sa femme. La mort pr�matur�e de sa fille a�n�e, Jenny Longuet, lui porta un coup dont il ne se releva plus. Or, m�me dans ses lettres � Jenny qui, parmi ses filles, �tait sa camarade et sa collaboratrice, qui avait travers� avec lui la p�riode la plus difficile de leur existence � Londres, Marx reste r�serv�. Ses lettres respirent toutes l'affection et une tendresse attentionn�e, nous y voyons Marx � souvent dans les lettres des derni�res ann�es � s'attacher � entretenir chez sa fille la bonne humeur, chercher � l'�gayer, mais nous n'y trouvons que tr�s rarement une phrase sentimentale. Il en est de m�me dans ses lettres � Engels, auquel pourtant il ne cachait rien. Il y traite des affaires courantes et de th�orie, il y est extraordinairement avare d'effusions. Mais que de souffrances dans les lignes suivantes �crites � Engels d'Alger (le 1er mars 1882) o� l'on avait envoy� Marx apr�s la mort de sa femme pour l'arracher � l'oppression du milieu londonien :

Tu sais que peu de gens supportent aussi mal que moi toute manifestation exag�r�e de sentiments. Mais je te mentirai si je tentais de nier que mes pens�es sont presque enti�rement absorb�es par le souvenir de ma femme. N'ai-je pas pass� avec elle la meilleure partie de ma vie ?

Cette aversion pour l'expression exag�r�e des sentiments et pour toutes les effusions rend difficile la connaissance du monde int�rieur de Marx, de ses sympathies, de ses antipathies. Nous n'en apprenons que tr�s peu de chose de lui-m�me. Et s'il se permet parfois des diversions autobiographiques, comme dans sa Critique de l'�conomie politique ou dans le pamphlet Herr Vogt, ce n'est que dans la stricte mesure o� les int�r�ts en cause l'exigent et o� ces diversions peuvent servir � d�finir ses vues th�oriques. On croirait qu'il veut dire : � Jugez-moi d'apr�s mes �uvres, et non d'apr�s ce que je puis vous raconter de moi-m�me ï¿½.

Ainsi toutes tentatives de d�finir en Marx l'homme d'apr�s ses proches � ï¿½panchements ï¿½ se heurtent-elles � des difficult�s presque insurmontables. Son univers int�rieur est ferm� aux �trangers. Le fonds de tendresse et d'intuition qui, chez lui, exer�ait une si forte attirance sur le plus subjectif des po�tes lyriques Henri Heine, comme sur le chantre path�tique de la libert� Freiligrath, l'aptitude infinie � partager avec ses amis ses richesses spirituelles, l'absence de tout rigorisme envers les faiblesses humaines chez autrui, alli�e � un esprit critique impitoyable envers soi-m�me, tout cela �tait cach� aux yeux du monde sous une cuirasse imp�n�trable.

Les souvenirs de Lafargue et de Liebknecht tentent de nous donner un portrait de l'homme. Tous deux, Lafargue et Liebknecht, eurent plus d'une fois l'occasion de subir les attaques de leur ma�tre forcen�. Il les malmena souvent de vive voix et par correspondance, en tant que politiques, sans m�nager leur amour-propre, il lui arriva parfois d'exag�rer lui-m�me sous l'impression fra�che de quelque �v�nement. Mais ces in�galit�s d'humeur �taient vite aplanies. Lafargue et Liebknecht �taient des hommes trop remarquables pour ne point comprendre que ces d�fauts � qui, d'ailleurs, �taient aussi les leurs dans une large mesure � n'�taient chez Marx que le revers de qualit�s, et ils ne songeaient pas � lui tenir rigueur des moindres choses. Et si, contrastant avec les portraits con�us � la mani�re des pieux imagiers de Souzdai, les �uvres des adversaires de Marx, Liebknecht et Lafargue tombent peut-�tre parfois dans l'exc�s contraire, leur erreur se r�duit le plus souvent � l'appr�ciation donn�e non de l'homme, mais du militant et du penseur. Tel est surtout le d�faut des souvenirs de Liebknecht. Mais ils nous sont des plus pr�cieux lorsqu'ils nous d�peignent en Marx, le p�re, l'ami, le camarade. Plus nous apprenons maintenant � conna�tre la vie priv�e de Marx � par les lettres de ses amis, par de nouveaux m�moires, par des faits jusqu'� pr�sent peu connus � et plus nous avons de confirmation du r�cit de Liebknecht.

Le document humain dont il est question plus loin, document qu'un heureux hasard nous a conserv�, jette entre autres une �clatante lumi�re sur la psychologie personnelle de Marx.

Il m'arriva au cours de l'�t� de 1910 de travailler pendant plusieurs semaines � Draveil, chez les Lafargue, qui avaient tr�s obligeamment mis � ma disposition les papiers et lettres laiss�s par Marx. Laura Lafargue m'avait aimablement install� dans son cabinet de travail, dont l'un des meilleurs ornements �tait un portrait de Marx, mal reproduit depuis l'insignifiante biographie de Marx r�dig�e � la diable par le socialiste am�ricain Spargo. Un vieillard tout blanc, aux yeux l�g�rement pliss�s, vous regardait du mur avec un bon sourire. Rien d'olympien, rien d'imposant, rien de grave.

C'�tait en quelque sorte un nouveau Marx, ce n'�tait plus le profond penseur dont la photographie bien connue � une des meilleures d'apr�s Laura Lafargue � nous a gard� l'image. On pouvait croire que cet excellent vieillard n'avait p�n�tr� � fond que � l'art d'�tre grand-p�re ï¿½. Et le tableau trac� avec tant d'art par Liebknecht se levait dans la m�moire : le cr�ateur du � Capital ï¿½ chevauch� sans fa�on dans la maison enti�re par son petit-fils favori, Johnny, juch� sur ses �paules...

Je ne me souviens plus � quel propos ce fut, mais Laura se rappela au cours de l'une de nos conversations sur Marx � sans doute avais-je exprim� le regret que son p�re eut laiss� si peu de documents subjectifs purement personnels � qu'elle avait, avec sa s�ur, pos� un jour par jeu � leur p�re une s�rie de questions dont les r�ponses devaient constituer des sortes de confessions. Elle r�ussit � retrouver ces confessions, les r�ponses ayant �t� ainsi intitul�es dans l'original. Et c'est justement ces confessions de Marx par questions et r�ponses que j'offre aujourd'hui � l'attention du lecteur. Laura Lafargue m'en donna une copie. Les questions et les r�ponses �taient r�dig�es en anglais.

Confession1

Votre vertu favorite
chez les hommes
chez les femmes

la simplicit�
la force
la faiblesse.

Votre caract�ristique principale

Unit� de la volont�

Votre id�e du bonheur

Lutter

Votre id�e du malheur

Se soumettre

Le vice que vous �tes enclin � excuser

La confiance accord�e � la l�g�re

Le vice qui vous inspire le plus d'aversion

La servilit�

Votre antipathie

Martin Tupper, la poudre de violette

Votre occupation pr�f�r�e

Regarder Netchen2, Bouquiner

Votre po�te pr�f�r�

Dante, Eschyle, Shakespeare, Goethe

Votre prosateur pr�f�r�

Diderot, Lessing, Hegel, Balzac

Votre h�ros

Spartacus, Kepler

Votre h�ro�ne

Gretchen

Votre fleur pr�f�r�e

Daphn�, laurier

Votre couleur pr�f�r�e

Rouge

Votre couleur d'yeux pr�f�r�e

Noir

Vos pr�noms pr�f�r�

Laura, Jenny

Votre plat pr�f�r�

Le poisson

Votre dicton pr�f�r�

Nihil humani a me alienum puto3

Votre devise pr�f�r�e

De omnibus dubitandum4

Le personnage historique que vous aimez le moins



On ne peut certes tout prendre � la lettre dans ces confessions. Ce sont des aveux plaisants. Mais ils �taient faits aux �tres les plus proches et nous verrons tout de suite qu'ils contenaient beaucoup de v�rit�.

D'abord quelques mots sur l'�poque � laquelle ils se rapportent. Laura ne put pas me donner � ce sujet d'indication pr�cise. Mais la r�ponse de Marx � la question du nom pr�f�r� montre que ces confessions se rapportent aux ann�es 1860-1865 � une �poque o� sa troisi�me fille El�onore �tait encore trop petite pour participer � l'enqu�te de ses s�urs a�n�es Jenny (ainsi s'appelait aussi la compagne de Marx) et Laura.5

Nous ne nous arr�terons pas sur les r�ponses qui n'ont sans doute pas plus de signification que de plaisants calembours et se rapportent � des questions d'importance secondaire. C'est le cas pour Marx interrog� sur son plat pr�f�r� (en anglais dish) r�pond poisson (en anglais fish). Il est vrai que Lafargue, docteur en m�decine et connaisseur en art culinaire, croit devoir noter que Marx �tait mauvais convive et souffrait m�me de manque d'app�tit. Il y voit le r�sultat d'une activit� c�r�brale trop intense. Cette activit� tuant l'app�tit, Marx devait recourir aux plats fortement assaisonn�s, notamment aux conserves de poisson et aux pickles. Un mat�rialiste pointilleux pourrait certes tirer du go�t de Marx pour le poisson des d�ductions plus s�rieuses : der Mensch ist, was er isst (l'homme est ce qu'il mange), un psychologue pourrait voir l�, tout comme dans la colossale facult� d'abstraction de Marx, un caract�re de race.

On pourrait donner aussi une explication psychologique du penchant de Marx pour le laurier si la plaisanterie ne per�ait ici (laurier en anglais Daphn�, c'est-�-dire Laura). Il est aussi �vident qu'un homme aussi rouge que Marx, le docteur rouge comme l'appelaient les Anglais, ne pouvait avoir de pr�dilection que pour la couleur rouge.

La r�ponse � la troisi�me question susceptible de choquer tout partisan de l'�galit� des sexes est empreinte d'une ironie souriante : Marx oppose la force masculine � la faiblesse f�minine. Il serait injuste d'accuser sa femme ou ses filles de faiblesse. Marx trouva en elles au cours de la lutte qu'il dut soutenir toute sa vie de s�res camarades. Les coups terribles du sort, la mort de ses quatre enfants, victimes de la profonde mis�re o� v�cut la famille Marx dans les ann�es qui suivirent 1850, tout cela, la compagne de Marx le supporta avec une inflexibilit� vraiment � virile ï¿½. Liebknecht � et il est difficile d'accuser de faiblesse ce soldat de la r�volution � disait que s'il n'avait pas coul� � pic pendant son exil � Londres, c'�tait gr�ce � l'exemple que leur donnait � tous la compagne de Marx. Mais elle avait aussi naturellement ses minutes de faiblesse.

Nous y trouvons des allusions dans les lettres priv�es de Marx qui �vita toujours de parler de ses douleurs et de ses amertumes. Il demandait dans ces cas qu'on n'oubli�t pas qu'elle �tait femme et m�re. Leur situation �tait parfois des plus douloureuses et il fallait toute la fermet� et la force de Marx pour ne pas s'�pancher en plaintes comme le faisait sa femme dans ses lettres � ses amis les plus proches.

Elle se ressentait plus vivement encore des luttes intestines de l'�migration. Bien que Marx fit toujours son possible pour lui cacher le pire, elle en apprenait plus qu'il n'eut fallu. La campagne de Vogt qui r�ussit, � la v�rit�, � d�passer en mati�re de calomnies personnelles tous les adversaires de Marx, lui causa une impression particuli�rement forte. La femme de Marx se r�v�la trop faible pour supporter ces nouvelles �preuves et tomba gravement malade, elle relevait � peine de maladie � l'�poque � laquelle les confessions de Marx paraissent se rapporter.

La simplicit� que Marx appr�ciait par-dessus tout chez les gens, �tait le trait dominant de son caract�re. Il ne m�prisait rien tant que la pose, l'affectation, les mani�res th��trales. � Marx, �crit Liebknecht, est un des rares hommes grands, moyens ou petits que je connaisse qui ne soit pas vaniteux. Il �tait trop grand, trop puissant et aussi trop fier pour �tre vaniteux. Il ne posait jamais, �tant toujours lui-m�me. ï¿½

Nous avons aussi sur ce point un autre t�moignage qui n'est ni d'un ami ni d'un ennemi : celui de notre sociologue estim�, M. M. Kovalevsky :

A en croire Reclus, Marx recevant les membres de l'Association internationale des Travailleurs � Reclus �tait du nombre � ne sortit pas de la partie arri�re de son salon et se tint � proximit� du buste de Jupiter Olympien dont cette pi�ce �tait orn�e, comme s'il avait voulu faire ainsi allusion � sa place parmi les grandes figures de l'humanit�. Cette affectation est en complet d�saccord avec l'id�e que nous nous faisons d'un homme assez conscient de sa valeur pour ne pas �prouver le besoin de la souligner par des manifestations ext�rieures.

Marx �tait rest�, dans la m�moire de Kovalevsky, comme � un causeur simple et m�me d�bonnaire, aux r�cits in�puisables, pleins d'humour, toujours pr�t � se plaisanter lui-m�me ï¿½.

Rappelons-nous que notre grand sociologue �tait alors, en comparaison de Marx, un tout jeune homme, la diff�rence d'�ge entre eux �tait de plus de 30 ans. L'aveu suivant de M. Kovaievsky n'en a que plus de prix :

Je ne me souviens pas, dit-il, au cours de mes deux ann�es de contact assez fr�quent avec l'auteur du � Capital ï¿½ du moindre fait rappelant, m�me de loin, cette fa�on de traiter les jeunes en a�n�s que je connus par mes rencontres occasionnelles avec Tchitch�rine, et L�on Tolsto�. Karl Marx �tait plus europ�en et quoiqu'il n'appr�ciait peut-�tre pas beaucoup ses amis scientifiques leur pr�f�rant les compagnons de lutte de classe du prol�tariat, il �tait suffisamment bien �lev� pour ne rien laisser voir dans sa conduite de ses pr�f�rences personnelles.

Cette simplicit� et cette sinc�rit� de Marx se rattachaient � son incapacit� compl�te de porter un masque quelconque, incapacit� not�e non seulement par Liebknecht mais aussi par Born dont les souvenirs sont d'une �poque post�rieure � sa brouille avec Marx. L'assemblage curieux d'une prodigieuse sup�riorit� intellectuelle avec un esprit d�bonnaire et m�me une certaine pu�rilit�, tel que nous l'observons chez un autre �conomiste g�nial, Ricardo, �tonnait tous ceux qui approchaient Marx. Sa femme l'appela toujours un � grand enfant ï¿½, il se d�lassait le plus volontiers dans la soci�t� des enfants. Toute hypocrisie, toute diplomatie lui �taient insupportables. Aussi ne fr�quentait-il qu'� son corps d�fendant la soci�t� dans laquelle il devait, bon gr� mal gr�, compter avec les convenances. Il se plaint comiquement dans ses lettres � quoique moins fr�quemment que Tchernichevsky dont la ressemblance avec Marx est, sur ce point, frappante � de sa maladresse en cette mati�re.

La compagne de Marx se distinguait par la m�me simplicit�. Kovalevsky note qu'il lui arriva rarement de rencontrer une femme aussi avenante envers ses h�tes dans son modeste int�rieur et qui conserv�t pourtant dans sa simplicit� le port d' ï¿½ une grande dame ï¿½, comme disent les Fran�ais.

Deux semaines apr�s la mort de sa femme, Marx �crivait � sa fille a�n�e.

Les lettres de condol�ances que je re�ois de toutes parts, de gens appartenant � des nationalit�s et � des professions diff�rentes, etc., font toutes l'�loge de petite maman et ont toutes un accent de profonde sinc�rit�, de profonde sympathie comme on en trouve rarement dans ces missives habituellement conventionnelles. Je me l'explique ainsi : tout en elle �tait naturel, v�ridique et simple. Il n'y avait rien d'affect� chez elle. Aussi produisait-elle une impression de clart� extraordinaire.

Nous comprenons maintenant pourquoi Marx appelle Gretchen son h�ro�ne pr�f�r�e. Si m�me c'�tait par plaisanterie, la plaisanterie contenait une bonne part de v�rit�. La litt�rature allemande ne conna�t pas en effet d'expression plus achev�e du naturel, de la sinc�rit� et de la simplicit�.

Unit� de la volont� ne rend pas tout � fait exactement la r�ponse de Marx � la question de ce qui le caract�rise le plus fortement.

La traduction accentue plus que l'original une nuance d'objectivit�. Singleness of purpose signifie plut�t la concentration de tous les desseins et de toutes les aspirations vers une finalit� unique.

Ce n'est pas sur les l�vres de Marx une simple phrase. Il serait difficile de trouver une vie dans laquelle une unit� de la volont� ait �t� aussi exemplairement affirm�e. Marx ne connut vraiment que � l'empire d'une pens�e, d'une seule, mais ardemment passionn�e ï¿½. Et il d�finit lui-m�me le but vers lequel convergeaient tous ses desseins. C'est la cause. Longtemps il travailla jour et nuit sans s'�carter si peu que ce fut de son but afin de cr�er la base solide de l'�mancipation du prol�tariat, b�tissant pierre � pierre sa grande �uvre, cet arsenal in�puisable contre la soci�t� bourgeoise. Pas la moindre trace de d�sarroi, ni d'errement dans les chemins de traverse dans cette vie forg�e avec un in�branlable esprit de suite et une inflexible logique, dans cette vie p�n�tr�e d'unit�. Unit� de fin en th�orie et dans la pratique, unit� de l'homme et de son �uvre en un seul bloc.

La r�ponse � ses filles o� il pr�cise que le bonheur est pour lui dans la lutte et le malheur dans la soumission, a un accent de profonde v�rit�. Marx fut un lutteur dans la th�orie et dans la pratique. Sa v�rit� et sa justice, il les conquit dans la lutte contre les traditions �tablies. Et il les incarna dans la vie par la lutte, par la pratique. C'est � la lutte contre la soumission et l'asservissement sous toutes ses formes � mis�re sociale, d�g�n�rescence spirituelle, d�pendance politique � qu'il appela inlassablement les prol�taires de tous les pays dans la Ligue des Communistes, puis dans l'Internationale. Et quelque �trang�re que lui fut toute rh�torique, il trouva toujours des paroles d'une �tonnante vigueur pour tresser aux vaincus de cette lutte des couronnes de lauriers ou pour clouer au pilori de l'Histoire leurs vainqueurs temporaires.

Rien ne l'�c�urait plus que la servilit�, la muflerie, la complaisance int�ress�e dans la vie priv�e et la politique. Le culte consciemment entretenu parmi leurs admirateurs, par des hommes aussi remarquables que Mazzini et Lassalle lui �tait organiquement insupportable. Tout �loge, m�me formul� avec tact et circonspection, lui faisait imm�diatement dresser l'oreille avec m�fiance. L'heure n'est pas encore venue de publier les lettres adress�es � Marx par diverses personnes qui atteignirent la c�l�brit� � et y atteignirent en partie par leur pol�mique avec Marx � mais on comprend � la lecture de ces lettres pourquoi Marx consid�ra leurs complaisantes flatteries d'un �il si m�prisant.

Il �tait surtout impitoyable envers toute servilit� � l'�gard des puissants. Cette servilit�, il la flagella dans sa s�v�re critique du fameux discours de d�fense de Kindel, et il la condamna sans m�nagements dans les avances de Schweitzer � Bismarck. Il louait pour la m�me raison le simple tact moral qui emp�chait Rousseau de transiger avec les gens bien en cour. Il se montra inflexible pour la m�me raison envers cette forme de servilit�, de vile platitude qui se manifeste par les concessions � ce qu'on appelle l'opinion publique ou, � un degr� plus bas encore, de domesticit�, par la flagornerie des classes dirigeantes. Et plus le sycophante �tait talentueux, plus Marx �tait impitoyable. Marx t�moigna toujours d'un souverain m�pris des applaudissements, de l'approbation du public, de la popularit�.

Martin Tupper incarnait pour Marx la banale cuistrerie qui jouit souvent d'un grand succ�s, recueille d'abondants lauriers et tombe ensuite dans l'oubli. Martin Tupper, po�te compl�tement oubli� aujourd'hui, fut de 1850 � 1865 le versificateur le plus populaire de l'Angleterre. Son succ�s inou� est encore une �nigme pour les historiens de la litt�rature anglaise.

Pas l'ombre de talent, la n�gation, l'antipode de tout g�nie po�tique, une na�vet� touchante... Aveugle en po�sie, sourd � la rime, Tupper n'avait pas la moindre inspiration, pas d'id�es, pas de sens critique.

Sa philosophie est au niveau de celle de la boutiqui�re d'Ostrovsky, qui se demandait s'il vaut mieux attendre une chose sans l'obtenir ou l'obtenir pour la perdre ensuite. Martin Tupper r�pondait � cette question en des vers sonores : � L'aiguillon du malheur et la pointe du d�sir s'�moussent �galement par une longue attente, de m�me que la bile et le baume se dissolvent �galement dans l'eau de la patience. ï¿½ Marx dit, dans le Capital, que Martin Tupper qui est, � son avis, parmi les po�tes ce que Bentham est parmi les philosophes, ne se con�oit qu'en Angleterre. Marx se trompe �videmment sur ce point. De pareils po�tes, l'Allemagne et aussi la Russie en ont produits. Mais un Tupper ne pouvait jouir d'un aussi grand succ�s qu'en Angleterre, o� sa servilit� devant l'opinion publique est encore tr�s grande.

On voit, par toutes les �uvres de Marx, que ses po�tes pr�f�r�s furent Eschyle, Shakespeare et Goethe. Lafargue en t�moigne aussi.

Marx, dit-il, consid�rait Eschyle et Shakespeare comme les deux plus grands g�nies dramatiques de tous les temps. Il avait consacr� � Shakespeare, pour lequel il avait une admiration sans bornes, des �tudes approfondies. Il en connaissait tous les personnages sans exception. Toute la famille Marx professait une sorte de culte pour le grand dramaturge anglais, ses trois filles le connaissaient par c�ur.

Marx admirait en Eschyle le grand po�te qui, le premier, fit du vieux mythe de Prom�th�e le symbole grandiose d'un inflexible champion de l'humanit� jetant un d�fi au ma�tre des cieux et de la terre. Dans sa th�se de doctorat, Marx citait d�j� les paroles suivantes de celui qu'il appelait � le plus noble des saints et des martyrs du calendrier philosophique ï¿½, paroles adress�es par Prom�th�e au messager de Zeus : � Contre une servitude pareille � la tienne, sache-le nettement, je n��changerais pas mon malheur. J�aime mieux, je crois, �tre asservi � ce roc que me voir fid�le messager de Zeus, p�re des Dieux ! ï¿½

Cette conception de Prom�th�e inspire les po�mes de jeunesse de Marx, alors r�dacteur de la Gazette Rh�nane, et Marx nous appara�t d�j�, dans un dessin datant de 1840-1850, sous les traits de Prom�th�e encha�n�.

La d�signation par Marx de son prosateur pr�f�r� nous surprend un peu. Diderot n'est pas mentionn� dans les souvenirs de Lafargue. Mais son admiration du grand encyclop�diste fran�ais, Marx la partageait avec les plus grands po�tes allemands de son temps, Lessing, Schiller, Goethe. Les historiens contemporains de la litt�rature fran�aise confirment de plus en plus cette opinion. Mieux que tout autre encyclop�diste du XVIIIe si�cle, Diderot a victorieusement subi l'�preuve du temps, non seulement comme penseur mais comme �crivain. Son Neveu de Rameau, auquel pensait certainement Marx, est encore maintenant un mod�le de prose fran�aise. Diderot �tait plus �tranger que tout autre encyclop�diste au culte de la phrase. Sa langue claire, �tonnamment vivante, form�e dans le contact personnel avec les gens du peuple, sa dialectique pleine de verve, son habilet� g�niale � exprimer avec vigueur et nettet� les traits les plus caract�ristiques des aspects vari�s de la vie, la raillerie mordante avec laquelle il fait flageller la soci�t� fran�aise par un parasite, tout cela nous explique assez la pr�f�rence que Marx et aussi Engels accordaient � Diderot.

Marx appelle Spartacus et Kepler ses h�ros pr�f�r�s, le premier �videmment parmi ceux de l'action, et le second parmi ceux de la pens�e. Il se peut que ces noms lui soient venus � l'esprit sous impression de quelques lectures fra�ches. Nous trouvons en tout cas, dans une lettre adress�e � Engels, l'indication suivante au sujet de Spartacus :

Je lisais ce soir pour me d�lasser l'histoire des guerres civiles romaines d'Appien dans l'original grec. Livre de grande valeur. L'auteur est d'origine �gyptienne. Schlosser dit qu'il n'a pas d'�me sans doute parce qu'il s'efforce d'expliquer les guerres civiles par les conditions mat�rielles. Le portrait qu'il nous fait de Spartacus nous le montre comme le plus beau type que nous trouvions dans toute l'histoire ancienne. C'est un grand capitaine (pas un Garibaldi), un noble caract�re, un vrai repr�sentant du prol�tariat antique. (27-2-61)

Spartacus est ainsi repr�sent� dans le livre de Giovanolli qui fut autrefois populaire. On peut, bien entendu, le consid�rer autrement. Retenons ce que Marx appr�ciait surtout chez ce � beau type ï¿½.

D'o� venait la sympathie de Marx pour Kepler ? Ne venait-elle pas de la probit� scientifique qu'il appr�ciait si hautement en Ricardo ? Ou de cette � clart� d'esprit ï¿½ qui, d'apr�s les biographes de Kepler, lui permettait de se d�tourner avec tant de facilit� des soucis et des pr�occupations terrestres et de � s'�lever jusqu'aux cimes �th�r�es de la sp�culation scientifique, poursuivant des fins hautes et nobles ï¿½ ?

Kepler passa lui aussi dans la lutte contre les privations la plus grande partie de sa vie. Il n'admettait aucun compromis en mati�re de principes. A la diff�rence de Tycho-Brah�, il se refusa � toute concession aux puissants du jour. Aucune pression, aucune s�duction ne put le d�tourner du chemin qu'il s'�tait trac�. Il travailla intens�ment, des ann�es durant, � la d�couverte des lois r�gissant les mouvements du monde c�leste et il mourut pauvre, sans avoir achev� ses travaux.

Nul ne fut plus grand que Kepler
Mais Kepler mourut pauvre
Il donna la joie aux esprits
Il laissa les corps sans pain.

Marx dut souvent se rappeler ce vieux quatrain, surtout quand la guerre de S�cession le priva de ses principaux moyens d'existence en interrompant sa collaboration � la New York Tribune et quand une douloureuse maladie le mena�a plus d'une fois de mettre un terme � ses jours. La pens�e qu'il ne parviendrait pas � achever l'�uvre dans laquelle il exposait les lois du d�veloppement du monde capitaliste, par lui d�couvertes, dut le torturer souvent.

La devise donn�e par Marx comme la sienne � Doute de tout ï¿½ ne contredit qu'en apparence son inextinguible soif de savoir et sa perp�tuelle aspiration vers la v�rit�. Il ne s'agit pas du doute pour le doute comme l'entend le scepticisme banal. Le doute de Marx est dirig� contre les apparences qui nous cachent la r�alit�. Le point de d�part de toute �tude critique c'est chez Marx le doute des apparences, qu'il s'agisse de la nature, de la politique ou de l'�conomie. La t�che principale de la science est de d�masquer cette apparence. Lame ac�r�e, l'analyse de Marx tranche l'enveloppe des faits pour r�v�ler leur nature v�ritable pour en tirer leur contenu authentique. La libert�, l'�galit�, la justice ne sont dans la soci�t� capitaliste qu'apparences qui ne peuvent induire en erreur que les f�tichistes de cette soci�t�. Arm� de son doute, arm� de sa critique, Marx d�couvrit le premier grand secret de la soci�t� bourgeoise, le f�tichisme de la marchandise qui fait de l'homme cr�ateur de toutes les richesses terrestres, l'esclave de ses propres produits tant dans l'�conomie que dans la politique et l'id�ologie.

Marx plaisante sa propre passion � qui lui valut souvent la moquerie de ses amis � en disant que son plaisir favori est de bouquiner. Engels m�me, grand liseur lui aussi, guerroya contre ce travers de Marx. A chaque nouvelle langue apprise, Marx voyait s'ouvrir devant lui une litt�rature nouvelle, qu'il �tudiait aussi profond�ment que les autres. Il avait d�j� plus de cinquante ans quand il se mit � apprendre le russe. On nous a conserv� les cahiers contenant les exercices auxquels il se livrait avec application afin de p�n�trer le myst�re des d�clinaisons et surtout des conjugaisons russes. Il faut voir comme il �tudia � fond la litt�rature russe, �conomique et statistique.

Certes, cette rage de bouquiner n'�tait que l'envers de la probit� avec laquelle il s'effor�ait toujours de poss�der � fond la litt�rature de son sujet. On ne peut lire sans sourire la lettre dans laquelle il d�montre � Engels qu'il lui est impossible de publier le premier tome presque compos� d�j� du Capital avant de conna�tre le nouveau livre de Rogers. Et sa fa�on de lire nous la connaissons par les innombrables extraits qu'il tirait de presque tous les livres lus. Les livres les plus importants, il les r�sumait m�me quand il les avait dans sa biblioth�que. Et si Marx ne r�ussit pas � mettre d�finitivement au point le Capital pour le livrer � l'impression � on voit par ses lettres qu'il n'aborda l'impression du tome premier que lorsqu'il eut achev� les autres tomes � cela s'explique non seulement par la maladie mais aussi par le fait qu'il ne sut pas r�sister, comme il s'exprime lui-m�me, � la tentation th�orique d'utiliser de nouveaux mat�riaux faisant la lumi�re sur le d�veloppement des relations capitalistes.

Une douce ironie envers soi-m�me perce dans la r�ponse qu'il donne � la question concernant le d�faut qu'il est le plus enclin � excuser : la confiance accord�e � la l�g�re (gullibility). Marx �tait loin d'�tre �tranger aux choses de ce monde. Il prenait en effet une trop grande part � l'activit� pratique. Mais un travail scientifique intense, un travail de cabinet engendre fatalement ce qu'on appelle la distraction. Marx �tait tr�s distrait ; naturellement confiant et manquant de temps pour fr�quenter suffisamment les gens et acqu�rir ainsi la connaissance des hommes, il fut plus d'une fois la victime de charlatans ordinaires, et m�me de charlatans politiques. Il ne tardait pas � se rendre compte de son erreur et riait avec les autres de son manque de moyens en diverses affaires. Il lui �tait beaucoup plus facile de d�masquer quelque aventurier politique ou quelque mouchard tentant de capter sa confiance mais on ne peut compter en cette mati�re aussi un certain nombre de cas o� il fut victime de sa l�g�ret� d'esprit, comme dans le cas de Tolsto�, dans celui de l'aventurier hongrois Banya, etc. Marx aurait pu se justifier en faisant remarquer que ces charlatans r�ussissaient � duper d'autres personnes beaucoup plus averties que lui ; toujours est-il qu'il ne put jamais se d�barrasser de ce d�faut, surtout � l'�gard des hommes d'action.

� Rien d'humain ne m'est �tranger ï¿½, r�pond-il modestement � ses filles, qui devaient naturellement conna�tre mieux que quiconque ses faiblesses. Cette r�ponse, il aurait pu la faire � tous ceux de ses adversaires qui, avec un z�le digne d'une meilleure cause, s'effor�aient de d�couvrir dans sa vie ou dans ses lettres quelques d�fauts. Si haut qu'un homme s'�l�ve au-dessus de son milieu, il lui demeure attach� par un grand nombre de liens. Il est difficile, il est presque impossible de d�pouiller enti�rement le vieil homme. Marx n'y arriva pas plus qu'un autre. Il se trompa aussi, il p�cha aussi dans sa vie comme en politique.

Quiconque a lu ses lettres � Engels, Becker, Weydemeyer ne peut que s'�tonner que Marx ait su, dans les p�nibles conditions o� il v�cut des ann�es durant � Il ne sortit de la g�ne qu'� partir de 1869 � garder sa joie de vivre et cette clart� spirituelle qui faisaient l'�tonnement de ses amis et de ses connaissances. Les coups terribles du sort lui arrach�rent souvent un mot brutal et cruel, le rendirent parfois m�me injuste envers ses proches. Mais, chaque fois, secouant d'un geste puissant l'emprise des difficult�s quotidiennes, il reprit fi�rement sa route, � tenace, �mu et press� ï¿½, il se remit � l'�uvre toute sa vie.

Quand Engels, son ami, le conjure � et ce n'est pas pour la premi�re fois � dans une lettre, de livrer enfin le Capital � l'impression, Marx r�pond (le 31 juillet 1865) :

Je ne puis me d�cider � envoyer quoi que ce soit tant que je n'aurai pas devant moi tout le travail compl�tement fini. Quelles que soient les insuffisances de mes travaux, leur m�rite est de constituer un tout artistique complet, et j'y arrive en ne publiant jamais rien tant qu'ils ne sont pas tout entiers achev�s sur ma table.

On peut en dire autant de la vie de Marx. Quels qu'aient �t� ses d�fauts, elle constitue une �uvre d'art achev�e, d'une rare beaut� dont on trouverait difficilement l'�gale dans l'histoire de l'humanit�.

Notes

1 Plut�t que la version incompl�te et probablement traduite de seconde main des �ditions Spartacus, nous avons pr�f�r� retraduire la confession en compilant les deux sources en anglais.

2 Antoinette Philips, une cousine de Marx et membre de la section n�erlandaise de l'Internationale.

3 � Rien d'humain ne m'est �tranger ï¿½

4 � Doute de tout. ï¿½

5 L'une des sources des confessions peut �tre dat�e du printemps 1865, alors que Marx s�journait chez son oncle Lion Philips � Zalt Bommel ( http://www.marxists.org/archive/marx/works/1865/04/01.htm ).


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