1867 |
Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr. |
Le Capital - Livre premier
Le développement de la production capitaliste
VII° section : Accumulation du capital
Les capitalistes, leurs co propriétaires, leurs hommes liges et leurs gouvernements gaspillent chaque année une partie considérable du produit net annuel. De plus, ils retiennent dans leurs fonds de consommation une foule d'objets d'user lent, propres à un emploi reproductif, et ils stérilisent à leur service personnel une foule de forces ouvrières. La quote-part de la richesse qui se capitalise n'est donc jamais aussi large qu'elle pourrait l'être Son rapport de grandeur vis-à-vis du total de la richesse sociale change avec tout changement survenu dans le partage de la plus-value en revenu personnel et en capital additionnel, et la proportion suivant laquelle se fait ce partage varie sans cesse sous l'influence de conjonctures auxquelles nous ne nous arrêterons pas ici. Il nous suffit d'avoir constaté qu'au lieu d'être une aliquote prédéterminée et fixe de la richesse sociale, le capital n'en est qu'une fraction variable et flottante.
Quant au capital déjà accumulé et mis en oeuvre, bien que sa valeur soit déterminée de même que la masse des marchandises dont il se compose, il ne représente point une force productrice constante, opérant d'une manière uniforme. Nous avons vu au contraire qu'il admet une grande latitude par rapport à l'intensité, l'efficacité et l'étendue de son action. En examinant les causes de ce phénomène nous nous étions placés au point de vue de la production, mais il ne faut pas oublier que les divers degrés de vitesse de la circulation concourent à leur tour à modifier considérablement l'action d'un capital donné. En dépit de ces faits, les économistes ont toujours été trop disposés à ne voir dans le capital qu'une portion prédéterminée de la richesse sociale, qu'une somme donnée de marchandises et de forces ouvrières opérant d'une manière à peu près uniforme. Mais Bentham, l'oracle philistin du XIX° siècle, a élevé ce préjugé au rang d'un dogme [1]. Bentham est parmi les philosophes ce que son compatriote Martin Tupper, est parmi les poètes. Le lieu commun raisonneur, voilà la philosophie de l'un et la poésie de l'autre [2].
Le dogme de la quantité fixe du capital social à chaque moment donné, non seulement vient se heurter contre les phénomènes les plus ordinaires de la production, tels que ses mouvements d'expansion et de contraction, mais il rend l'accumulation même à peu près incompréhensible [3]. Aussi n'a t il été mis en avant par Bentham et ses acolytes, les Mac Culloch, les Mill et tutti quanti, qu'avec une arrière pensée « utilitaire ». Ils l'appliquent de préférence à cette partie du capital qui s'échange entre la force ouvrière et qu'ils appellent indifféremment « fonds de salaires », « fonds du travail ». D'après eux, c'est là une fraction particulière de la richesse sociale, la valeur d'une certaine quantité de subsistances dont la nature pose à chaque moment les bornes fatales, que la classe travailleuse s'escrime vainement à franchir. La somme à distribuer parmi les salariés étant ainsi donnée, il s'ensuit que si la quote-part dévolue à chacun des partageants est trop petite, c'est parce que leur nombre est trop grand, et qu'en dernière analyse leur misère est un fait non de l'ordre social, mais de l'ordre naturel.
En premier lieu, les limites que le système capitaliste prescrit à la consommation du producteur ne sont « naturelles » que dans le milieu propre à ce système, de même que le fouet ne fonctionne comme aiguillon « naturel » du travail que dans le milieu esclavagiste. C'est en effet la nature de la production capitaliste que de limiter la part du producteur à ce qui est nécessaire pour l'entretien de sa force ouvrière, et d'octroyer le surplus de son produit au capitaliste. Il est encore de la nature de ce système que le produit net, qui échoit au capitaliste, soit aussi divisé par lui en revenu et en capital additionnel, tandis qu'il n'y a que des cas exceptionnels où le travailleur puisse augmenter son fonds de consommation en empiétant sur celui du non travailleur. « Le riche », dit Sismondi, « fait la loi au pauvre... car faisant lui-même le partage de la production annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même; tout ce qu'il nomme capital il le cède au pauvre pour que celui-ci en fasse son revenu [4]. » (Lisez : pour que celui-ci lui en fasse un revenu additionnel.) « Le produit du travail », dit J. St. Mill, « est aujourd'hui distribué en raison inverse du travail; la plus grande part est pour ceux qui ne travaillent jamais; puis les mieux partagés sont ceux dont le travail n'est presque que nominal, de sorte que de degré en degré la rétribution se rétrécit à mesure que le travail devient plus désagréable et plus pénible, si bien qu'enfin le labeur le plus fatigant, le plus exténuant, ne peut pas même compter avec certitude sur l'acquisition des choses les plus nécessaires à la vie [5]. »
Ce qu'il aurait donc fallu prouver avant tout, c'était que, malgré son origine toute récente, le mode capitaliste de la production sociale en est néanmoins le mode immuable et « naturel ». Mais, même dans les données du système capitaliste, il est faux que le « fonds de salaire » soit prédéterminé ou par la grandeur de la richesse sociale ou par celle du capital social.
Le capital social n'étant qu'une fraction variable et flottante de la richesse sociale, le fonds de salaire, qui n'est qu'une quote-part de ce capital, ne saurait être une quote-part fixe et prédéterminée de la richesse sociale : de l'autre côté, la grandeur relative du fonds de salaire dépend de la proportion suivant laquelle le capital social se divise en capital constant et en capital variable, et cette proportion, comme nous l'avons déjà vu et comme nous l'exposerons encore plus en détail dans les chapitres suivants, ne reste pas la même durant le cours de l'accumulation.
Un exemple de la tautologie absurde à laquelle aboutit la doctrine de la quantité fixe du fonds de salaire nous est fourni par le professeur Fawcett.
« Le capital circulant d'un pays », dit il « est son fonds d'entretien du travail. Pour calculer le salaire moyen qu'obtient l'ouvrier, il suffit donc de diviser tout simplement ce capital par le chiffre de la population ouvrière [6] », c'est à dire que l'on commence par additionner les salaires individuels actuellement payés pour affirmer ensuite que cette addition donne la valeur « du fonds de salaire ». Puis on divise cette somme, non par le nombre des ouvriers employés, mais par celui de toute la population ouvrière, et l'on découvre ainsi combien il en peut tomber sur chaque tête ! La belle finesse !
Cependant, sans reprendre haleine, M. Fawcett continue : « La richesse totale, annuellement accumulée en Angleterre, se divise en deux parties : l'une est employée chez nous à l'entretien de notre propre industrie; l'autre est exportée dans d'autres pays... La partie employée dans notre industrie ne forme pas une portion importante de la richesse annuellement accumulée dans ce pays [7]. »
Aussi la plus grande partie du produit net, annuellement croissant, se capitalisera non en Angleterre, mais à l'étranger. Elle échappe donc à l'ouvrier anglais sans compensation aucune. Mais, en même temps que ce capital surnuméraire, n'exporterait-on pas aussi par hasard une bonne partie du fonds assigné au travail anglais par la Providence et par Bentham [8] ?
Notes
[1] V. p. ex. « J. Bentham: Théorie des Peines et des Récompenses », trad. p. Ed. Dumont, 3° éd. Paris, 1826.
[2] Jérémie Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque, personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré autant de parti du lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y pavane. Le fameux principe d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a fait que reproduire sans esprit l'esprit d'Helvétius et d'autres écrivains français du XVIII° siècle. Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d'utilité. Si l'on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus naïvement du monde, il pose comme homme type le petit bourgeois moderne, l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C'est à cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir. La religion chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle réprouve au point de vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal réprime au point de vue juridique. La critique littéraire au contraire, est nuisible, car c'est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin Tupper. C'est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie.
[3] « Les économistes politiques sont trop enclins à traiter une certaine quantité de capital et un nombre donné de travailleurs comme des instrument de production d'une efficacité uniforme et d'une intensité d'action à peu près constante... Ceux qui soutiennent que les marchandises sont les seuls agents de la production prouvent qu'en général la production ne peut être étendue, car pour l'étendre il faudrait qu'on eût préalablement augmenté les subsistances, les matières premières et les outils, ce qui revient à dire qu'aucun accroissement de la production ne peut avoir lieu sans son accroissement préalable, ou, en d'autres termes, que tout accroissement est impossible. » (S. Bailey : Money and its vicissitudes, p. 26 et 70.)
[4] Sismondi, l. c., p. 107, 108.
[5] J. St. Mill : « Principles of Pol. Economy. »
[6] H. Fawcett : Prof. of Pol. Econ. at Cambridge : « The Economic Position ofthe British Labourer. » London, 1865, p. 120.
[7] L. c., p. 123, 124.
[8] On pourrait dire que ce n'est pas seulement du capital que l'on exporte de l'Angleterre, mais encore des ouvriers, sous forme d'émigration. Dans le texte, bien entendu, il n'est point question du pécule des émigrants, dont une grande partie se compose d'ailleurs de fils de fermiers et de membres des classes supérieures. Le capital surnuméraire transporté chaque année de l'Angleterre à l'étranger pour y être placé à intérêts, est bien plus considérable par rapport à l'accumulation annuelle que ne l'est l'émigration annuelle par rapport à l'accroissement annuel de la population.