1923 |
Source : numéro 37 de Quatrième Internationale, juillet-août 1947. Selon Fourth International, ce texte – dans une version plus longue — avait d'abord paru dans la Pravda et dans Inprekorr. |
Léon Trotsky, organisateur de la victoire
L'histoire a préparé notre parti pour différentes tâches. Aussi défectueux que soit notre appareil d'Etat ou notre activité économique, tout le passé du parti l'a préparé psychologiquement à la créaction d'un nouvel ordre de l'économie et d'un nouvel appareil d'Etat. L'Histoire nous a même préparés à la diplomatie. Il n'est guère besoin de mentionner que la politique mondiale a toujours intéressé les marxistes. Ce furent les négociations sans fin avec les mencheviks qui ont perfectionné notre technique diplomatique, et ce fut durant ces vieilles luttes que le camarade Tchitcherine apprit à élaborer des notes diplomatiques. Nous ne faisons que commencer à apprendre le miracle de l'économie. Notre machine d'Etat craque et gémit. Pourtant, sur un point, nous fûmes éminemment victorieux : notre Armée rouge. Son créateur, sa volonté, c'est le camarade L.-D. Trotsky.
Le vieux général Moltke, le créateur de l'armée allemande, a souvent parlé du danger que la plume des diplomates puisse gâcher le travail du sabre des soldats. Les guerriers, de par le monde, quoiqu'il y ait eu des auteurs classiques parmi eux, ont toujours opposé la plume à l'épée. L'histoire de la révolution prolétarienne montre comment la plume peut être changée pour une épée. Trotsky est l'un des meilleurs écrivains du socialisme mondial, mais cet avantage littéraire ne l'a pas empêché de devenir le dirigeant, l'organisateur dirigeant de la première armée prolétarienne. La plume du meilleur publiciste de la révolution fut forgée en une épée.
La littérature du socialisme scientifique n'a pas été d'un grand secours au camarade Trotsky pour résoudre les problèmes qu'affrontait le parti lorsqu'il était menacé par l'impérialisme mondial. En parcourant toute la littérature socialiste d'avant guerre, nous ne trouvons — à l'exception de quelques œuvres peu connues d'Engels, quelques chapitres dans son Anti-Dühring sur le développement de la stratégie, et quelques chapitres dans l'excellent livre de Mehring sur Lessing, sur l'activité guerrière de Frédéric le Grand — que quatre ouvrages sur des sujets militaires : la brochure d'Auguste Bebel sur les milices, le livre de Gaston Moch sur les milices, les deux volumes sur l'Histoire de la guerre par Schulz et le livre de Jaurès sur la propagande de l'idée de la milice en France. A l'exception des livres de Schulz et de Jaurès qui ont une grande valeur, tout ce que la littérature socialiste a publié sur des sujets militaires depuis la mort d'Engels fut du mauvais dilettantisme. Même ces ouvrages de Schulz et Jaurès n'offraient pas de réponse aux questions qui se posaient pour la révolution russe. Le livre de Schulz exposait l'évolution des formes de stratégie et d'organisation militaire depuis plusieurs siècles. C'était une tentative d'application de la méthode marxiste à la recherche historique, se terminant avec la période napoléonienne. Le livre de Jaurès — plein de brio éblouissant — montre qu'il est tout à fait familier avec les problèmes de l'organisation militaire, mais il souffre d'un défaut fondamental ; ce talentueux représentant du réformisme voulait faire de l'armée capitaliste un instrument de la défense nationale et la libérer de la fonction de défenseur des intérêts de la classe de la bourgeoisie. De ce fait, il n'a pu saisir les tendances de l'évolution, du militarisme, et a porté l'idée de la démocratie ad absurdum la question de la guerre à la question de l'armée.
Je ne sais pas a quel point le camarade Trotsky s'est occupé avant la guerre des questions de l'art militaire. Je pense qu'il n'a pas tiré des livres sa talentueuse connaissance de ces questions, mais qu'il y fit ses débuts du temps où il était correspondant dans la guerre des Balkans, cette répétition générale de la grande guerre. Il approfondit probablement ses connaissances de la technique de la guerre et du mécanisme de l'armée durant son séjour en France (pendant la guerre), d'où il envoya ses brillantes esquisses sur la guerre au Mysl de Kiev.
On peut voir dans cet ouvrage avec quelle ampleur il saisit l'esprit de l'armée. Le marxiste Trotsky ne vit pas seulement la discipline extérieure de l'armée, les canons, la technique. Il vit les hommes vivants qui servent les instruments de la guerre, il vit l'attaque en éventail sur le champ de bataille.
Trotsky est l'auteur de la première brochure donnant une analyse détaillée des causes du déclin de l'Internationale. Même vis-à-vis de cette grande déchéance, Trotsky ne perdait pas sa confiance dans l'avenir du socialisme ; au contraire, il était convaincu que toutes ces connaissances que la bourgeoisie s'efforce de développer dans le prolétariat sous l'uniforme, dans le but d'assurer sa propre victoire, se tourneraient rapidement contre elle et serviraient, non seulement la révolution, mais aussi les armées révolutionnaires. Un des documents témoignant de la façon la plus remarquable de sa compréhension de la structure de classe de l'armée et de l'esprit de l'armée est le discours qu'il prononça, je crois, devant le premier congrès des Soviets et au conseil des ouvriers et soldats de Petrograd — sur l'offensive de juillet de Kerensky. Dans ce discours, Trotsky prédit, non pas seulement sur le plan de la technique militaire, mais sur la base d'une analyse politique des conditions de l'armée, que l'offensive serait brisée.
« Vous » (et ici il s'adressait aux mencheviks et socialistes révolutionnaires) « exigez du gouvernement la révision des buts de guerre. Vous dites a l'armée que les anciens buts, au nom desquels le tsarisme et la bourgeoisie exigeaient des sacrifices inouïs, ne correspondent pas aux intérêts de la paysannerie et du prolétariat russes. Vous n'avez pas fait de révision des buts de guerre. Vous n'avez rien créé pour remplacer le tzar et la patrie, et pourtant vous exigez de l'armée qu'elle verse son sang pour ce rien. Nous ne pouvons combattre pour rien, et votre aventure se terminera par un écroulement. »
Le secret de la grandeur de Trotsky, en tant qu'organisateur de l'Armée rouge, consiste dans son attitude vis-à-vis, de cette question.
Tous les grands écrivains militaires soulignent la portée énorme et décisive du facteur moral dans la guerre. La moitié du grand livre de Clausewitz est consacrée à cette question, et toute notre victoire dans la guerre civile est due au fait que Trotsky savait comment appliquer à notre réalité cette connaissance du rôle du facteur moral dans la guerre. Lorsque la vieille armée tzariste s'effrita, le ministre de la Guerre du gouvernement Kerensky, Verkhovsky, proposa la démobilisation des vieilles classes, la réduction des autorités militaires à l'arrière, et la réorganisation de l'armée par l'introduction de jeunes et nouveaux éléments. Lorsque nous prîmes le pouvoir et que les tranchées se vidèrent, nous étions nombreux à proposer la même chose. Mais cette idée était de la pure utopie. Il était impossible de remplacer l'armée tzariste en fuite par des forces fraîches. Ces deux flots se seraient croisés et se seraient divisés. L'ancienne armée dut être complètement dissoute : la nouvelle armée ne put être reconstruite que par le cri d'alarme lancé par la Russie soviétique aux ouvriers et paysans pour la défense des conquêtes de la révolution.
Lorsqu'en avril 1918, les meilleure officiers tzaristes qui demeuraient dans l'armée après notre victoire se réunirent, dans le but d'élaborer ensemble avec nos camarades et quelques représentants militaires des alliés, le plan d'organisation de l'armée, Trotsky écouta leur plan pendant plusieurs jours (je me rappelle très clairement cette scène) silencieusement. C'étaient là des plans de gens qui ne comprenaient pas le mouvement qui se produisait sous leurs yeux. Chacun d'eux répondit à la question : comment organiser une armée suivant l'ancien modèle. Ils ne comprenaient pas la métamorphose qui se produisait dans le matériel humain sur lequel l'armée est basée. Comme les experts militaires riaient des premières troupes de volontaires organisées par le camarade Trotsky en tant que commissaire à la Guerre ! Le vieux Borisov, l'un des meilleurs écrivains militaires russes, dit plusieurs fois aux communistes avec qui il était obligé d'entrer en contact que rien ne pouvait sortir de cette entreprise, que l'armée ne pouvait être construite que sur la base d'une conscription générale et maintenue par une discipline de fer. Il ne saisit pas que les troupes volontaires étaient les sûrs piliers sur lesquels l'édifice devait être érigé, et que les masses paysannes et ouvrières ne pouvaient absolument pas être ralliées à nouveau au drapeau de la guerre, à moins que les larges masses n'aient à affronter à nouveau un danger mortel. Sans croire un seul instant que l'armée des volontaires puisse sauver la Russie. Trotsky l'organisa comme un appareil dont il avait besoin pour la création d'une nouvelle armée.
Mais le talent d'organisation de Trotsky et la hardiesse de sa pensée sont encore plus clairement démontrés par sa décision courageuse d'utiliser les spécialistes militaires pour la création de l'armée. Tout bon marxiste sait très bien que pour construire un bon appareil économique, nous avons encore besoin du secours de l'ancienne organisation capitaliste. Lénine défendit cette proposition avec une détermination farouche, dans son discours d'avril sur les tâches du pouvoir soviétique. Cette idée n'est pas contestée par les couches expérimentées du parti. Mais l'idée que nous pourrions créer un instrument pour la défense de la République, une armée, à l'aide des officiers tzaristes, rencontra une résistance obstinée. Qui pouvait penser à réarmer les officiers blancs, qui venaient d'être désarmés ? C'est la question que se posaient de nombreux camarades. Je me souviens d'une discussion à ce sujet, à la rédaction du Communiste, l'organe des soi-disant communistes de gauche, dans laquelle la question de l'emploi des officiers de carrière entraîna presque une scission. Et les rédacteurs de ce journal étaient parmi les théoriciens et praticiens les mieux formés du parti. Il suffit de mentionner les noms de Boukharine, Ossinski, Lomov, V. Iakovleva. La méfiance était même encore plus grande dans les milieux de nos camarades militaires recrutés pour nos organisations militaires durant la guerre. La méfiance de nos responsables militaires ne pouvait être apaisée, leur accord pour l'utilisation de la connaissance acquise par les anciens officiers ne pouvait être gagné que grâce à la confiance ardente qu'avait Trotsky en notre force sociale, la conviction que nous pouvions obtenir des experts militaires le bénéfice de leur science, sans leur permettre de nous imposer leur politique, la conviction que la vigilance révolutionnaire des ouvriers avancés leur permettrait de surmonter toute tentative contre-révolutionnaire venant des officiers de carrière.
Pour être victorieuse, l'armée devait être dirigée par un homme ayant une volonté de fer, et cet homme ne devait pas seulement avoir la pleine confiance du parti, mais aussi la faculté de subjuguer par sa volonté de fer, l'ennemi obligé de nous servir. Le camarade Trotsky n'a pas seuleemtn réussi à soumettre à son énergie même le plus haut officier de carrière : il fit plus : il réussit à gagner la confiance des meilleurs éléments parmi les experts militaires et les changea d'ennemis de la Russie soviétique en ses adeptes les plus profondément convaincus. Je fus témoin d'une telle victoire de Trotsky au moment des négociations de Brest-Litovsk. Les officiers qui nous avaient accompagnés à Brest-Litovsk avaient une attitude plus que réservée vis-à-vis de nous. Il accomplissaient leur rôle d'experts avec la plus grande condescendance, croyant assister à une comédie qui ne servait qu'à couvrir une transaction commerciale depuis longtemps préparée entre les bolcheviks et le gouvernement allemand. Mais la façon dont Trotsky menait la lutte contre l'impérialisme allemand, au nom des principes de la révolution russe, obligeaiet tout être humain présent dans la salle des réunions à sentir la victoire morale et spirituelle de cet éminent représentant du prolétariat russe. La méfiance vis-à-vis de nous des experts militaires s'évanouissaità mesure du développement du grand drame de Brest-Litovsk.
Comme je me souviens bien de la nuit où l'amiral Altfater — mort maintenant — officier supérieur de l'ancien régime qui commença à aider la Russie soviétique non pas par peur, pas pour des motifs de conscience, entra dans ma chambre et dit : « Je suis venu ici parce que vous m'y avez forcé. Je ne vous croyais pas ; mais maintenant je vais vous aider, et faire mon travail comme jamais auparavant, avec la profonde conviction que je sers la patrie. » C'est l'une des plus grandes victoires de Trotsky d'avoir pu communiquer à d'autres la conviction que le gouvernement soviétique luttait réellement pour le bien du peuple russe, même à ceux qui sont venus à nous d'un camp hostile et seulement par la force. Il va sans dire que cette grande victoire sur le front intérieur, cette victoire morale sur l'ennemi, était le résultat non seulement de l'énergie de fer de Trotsky qui lui acquit un respect universel ; le résultat non seulement de la profonde force morale, le haut degré d'autorité même dans les sphères militaires que cet auteur socialiste et tribun des peuples qui fut placé par la volonté de la révolution à la tête de l'armée, a pu acquérir ; cette victoire nécessitait également l'abnégation de dizaines de milliers de nos camarades dans l'armée, une discipline de fer dans nos propres rangs, une tension constante pour atteindre nos buts ; elle nécessitait aussi le miracle de ces masses d'êtres humains, hier encore fuyant les champs de bataille, aujourd'hui reprenant les armes dans des conditions beaucoup plus difficiles, pour défendre le pays.
C'est un fait indéniable que ces facteurs politico-psychologiques de masses jouèrent un rôle important, mais l'expression la plus forte, la plus concentrée et la plus évidente de cette influence se trouve dans la personnalité du camarade Trotsky. Ici la révolution russe a agi à travers l'esprit, le système nerveux et le cœur de son plus grand représentant. Lorsque notre première épreuve militaire commença avec la Tchécoslovaquie, le parti et avec lui son dirigeant, Trotsky, montra comment le principe de la campagne politique — comme Lassalle l'avait déjà enseigné — pouvait être appliqué à la guerre, à la lutte avec des « arguments d'acier ». Nous concentrions toutes les forces morales et matérielles sur la guerre. Tout le parti en avait saisi la nécessité. Mais cette nécessité trouve aussi sa plus haute expression dans la personnalité de fer de Trotsky. Après notre victoire sur Dénikine, en mars 1920, Trotsky déclara à la conférence du parti : « Nous avons ravagé toute la Russie pour vaincre les blancs. » Dans ces mots nous trouvons à nouveau la concentration sans pareille de volonté, nécessaire pour assurer la victoire. Nous avions besoin d'un homme qui soit l'incarnation du cri de guerre, un homme qui devienne le tocsin sonnant l'alarme, la volonté exigeant de l'un et de tous une subordination complète à la grande nécessité sanglante.
Seul un homme travaillant comme Trotsky, se ménageant aussi peu que Trotsky, pouvant parler aux soldats comme le seul Trotsky, seul un tel homme pouvait être le porte-drapeau des travailleurs en armes. Il a été tout, en une personne. Il a réfléchi aux conseils stratégiques donnés par les experts militaires et les a combinés avec une estimation correcte des proportions des forces sociales ; il savait unir en un seul mouvement des quatorze fronts, les dix mille communistes qui informaient l'état-major de ce qu'était l'armée réelle et comment il fallait s'y prendre avec elle ; il savait comment combiner tout cela en un seul plan stratégique et en un seul schéma d'organisation. Et dans tout ce splendide travail il savait mieux que n'importe qui comment appliquer la connaissance de la signification du facteur moral dans la guerre.
Cette combinaison stratégique et militaire et de politicien est mise en lumière par le fait que pendant tout ce dur travail, Trotsky savait apprécier l'importance de Diéman Biedni (écrivain communiste), ou de l'artiste Moor (qui dessinait la plupart des caricatures politiques pour les journaux communistes, les affiches, etc.), pour la guerre. Notre armée était une armée de paysans, et la dictature du prolétariat en ce qui concerne l'armée, c'est-à-dire la direction de l'armée de paysans par les ouvriers et par les représentants de la classe ouvrière, était réalisée dans la personnalité de Trotsky et des camarades collaborant avec lui. A l'aide de tout l'appareil de notre parti Trotsky était capable de communiquer à l'armée de paysans épuisés par la guerre la profonde conviction qu'elle luttait pour son propre intérêt.
Trotsky travaillait avec tout le parti pour la formation de l'Armée Rouge. Il n'aurait pas rempli sa tâche sans le parti. Mais sans lui, la création de l'Armée Rouge, ses victoires, auraient exigé des sacrifices infiniment plus grands. Notre parti passera à l'Histoire, comme le premier parti prolétarien, ayant réussi à créer une grande armée, et cette page brillante dans l'histoire de la révolution russe sera pour toujours liée au nom de Léon Davidovitch Trotsky, au nom d'un homme dont le travail et les actes demanderont, non seulement l'amour mais aussi l'étude scientifique des jeunes générations d'ouvriers se préparant à la conquête du monde.