1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE PRIMITIVE 

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Pour vérifier la valeur du schéma de Grosse, tournons-nous directement vers les faits. Examinons - même d'un coup d’œil rapide - le mode économique des peuples au niveau le plus bas. Quel est-il ? Grosse les appelle les “ chasseurs inférieurs ” et dit à leur sujet :

“ Les peuples de chasseurs inférieurs ne constituent aujourd'hui qu'une infime fraction de l'humanité. Condamnés par leur forme de production imparfaite et peu rentable à la faiblesse numérique et à la pauvreté, ils ont partout reculé devant les peuples plus grands et plus forts, de sorte qu'ils ne végètent plus maintenant que dans des forêts vierges impénétrables et des déserts inhospitaliers. Une grande partie de ces tribus misérables appartient à des races naines. Ce sont les plus faibles justement, qui dans la lutte pour l'existence sont repoussés par les plus forts vers les contrées les plus hostiles et sont condamnés à la stagnation. En tout cas, on trouve encore aujourd'hui sur tous les continents, à l'exception de l'Europe, des représentants de la plus ancienne forme d'économie. L'Afrique recèle une multitude de peuples de chasseurs de petite taille; malheureusement, nous n'avons jusqu'à maintenant d'informations que sur un seul d'entre eux, les Boschimans du désert de Kalahari (dans le sud-ouest africain allemand). Les autres tribus de pygmées se cachent dans l'obscurité des forêts vierges centrales.
“ Quittons l'Afrique pour l'Orient. Nous rencontrerons dans l'île de Ceylan (à la pointe méridionale de la péninsule indienne) le peuple nain de chasseurs des Veddahs. Plus loin, dans l'archipel Andaman, les Mincopies; à l'intérieur de Sumatra, les Kubus, et dans les montagnes sauvages des Philippines les Aetas, trois tribus qui appartiennent également aux races naines. Avant la colonisation européenne, le continent australien était peuplé de tribus de chasseurs inférieurs, et si les indigènes ont été chassés de la plus grande partie des régions côtières par les colons de la seconde moitié du XIX° siècle, ils continuent de vivre dans les déserts de l'intérieur.
“ En Amérique, on peut suivre toute une série de groupes humains dont la civilisation est des plus pauvres, dispersés depuis l'extrême Sud jusque dans le grand Nord. Dans les déserts montagneux du cap Horn (pointe méridionale de l'Amérique du Sud) battus par la pluie et la tempête, il y a les habitants de la Terre de feu que plus d'un observateur déclaré être les plus misérables et les plus grossiers de tous les humains. A travers les forêts brésiliennes, errent, outre les Botocudos, de mauvaise réputation, bien d'autres hordes de chasseurs dont les Bororo, qui nous sont connus grâce aux recherches de von der Steinen. La Californie centrale (sur la côte ouest de l'Amérique du Nord) recèle diverses tribus qui ne sont guère au-dessus des très misérables Australiens. ”  [1] Sans pouvoir continuer de suivre Grosse, qui situe curieusement les Esquimaux parmi les peuples au niveau le plus bas, nous allons maintenant passer en revue quelques-unes des tribus énumérées ci-dessus en y cherchant les traces d'une organisation socialement planifiée du travail.
“ Tournons-nous d'abord vers les anthropophages australiens qui, selon plusieurs savants, se trouvent au niveau le plus bas de civilisation que le genre humain puisse présenter sur cette terre. Chez les nègres d'Australie, nous trouvons avant tout la division primitive du travail déjà mentionnée entre hommes et femmes : ces dernières s'occupent principalement de l'alimentation végétale, du bois et de l'eau; les hommes vont à la chasse et fournissent la viande.
“ De plus, nous trouvons ici un tableau du travail social totalement opposé à la “ recherche individuelle de la nourriture ” qui nous apporte en même temps une preuve de la façon dont l'application nécessaire de toute la force de travail est assurée dans les sociétés les plus primitives. Par exemple : “ Dans la tribu Chepara, on attend de tous les hommes valides qu'ils s'occupent de la nourriture. Un homme est-il paresseux et reste-t-il au camp, les autres se moquent de lui et l'insultent. Hommes, femmes et enfants quittent le camp tôt le matin pour aller chercher de la nourriture. Lorsqu'ils ont suffisamment chassé, hommes et femmes portent leur butin au plus proche point d'eau où un feu est allumé et le gibier rôti. Hommes, femmes et enfants mangent tous ensemble dans un climat de bonne entente, la nourriture ayant été répartie équitablement entre tous par les anciens. Après le repas, les femmes portent les restes au camp, et les hommes chassent en chemin. ”  [2]

Voici quelques précisions sur le plan de la production chez les Nègres australiens. Il est en effet extrêmement compliqué et élaboré jusque dans le détail. Chaque tribu australienne se décompose en un certain nombre de groupes dont chacun porte le nom d'un animal ou d'une plante qu'il adore, et possède une portion de territoire délimitée à l'intérieur du territoire de la tribu. Un territoire appartient par exemple aux hommes du Kangourou, un autre aux hommes de l'Emou - grand oiseau ressemblant à l'autruche -, un troisième aux hommes du Serpent (les Australiens consomment aussi des serpents). etc. Ces “ Totems ” sont presque tous, d'après les dernières découvertes scientifiques, des animaux et des plantes qui servent de nourriture aux nègres australiens. Chacun de ces groupes a son chef qui dirige la chasse. Or le nom de plante ou d'animal et le culte correspondant ne sont pas une forme vide, chaque groupe a en effet l'obligation de s'occuper de la nourriture dont il porte le nom, de veiller au maintien et à la perpétuation de cette source alimentaire. Et chaque groupe ne le fait pas pour lui-même, mais avant tout pour les autres groupes de la tribu. Les hommes-kangourou ont l'obligation d'approvisionner les autres membres de la tribu en viande de kangourou, les hommes-serpents de fournir les serpents, les hommes-chenilles de procurer une espèce de chenille qui passe pour une gourmandise, etc. Il est caractéristique que tout cela s'accompagne de coutumes religieuses rigoureuses et de grandes cérémonies. Selon une règle presque générale, les gens de chaque groupe ne peuvent pas manger, ou très modérément, de leur propre animal ou plante-totem, par contre ils doivent en approvisionner les autres. Un homme du groupe des serpents doit, s'il attrape un serpent, s'abstenir d'en manger, sauf en cas de grande faim, mais l'apporter au camp pour les autres. De même, un homme-émou ne prendra que très peu de viande d'émou et pas du tout d’œufs ni de la graisse de l'animal, utilisée comme médicament, mais les livrera aux membres de sa tribu. D'autre part, les autres groupes ne peuvent chasser ou récolter ou manger un animal ou une plante sans l'autorisation des hommes du totem correspondant.

Tous les ans, chaque groupe célèbre une cérémonie solennelle dont le but est d'assurer (par des chants, de la musique et diverses cérémonies cultuelles) la perpétuation de l'animal ou de la plante-totem, cérémonie après laquelle seulement il est permis aux autres groupes d'en manger. La date de la cérémonie est fixée pour chaque groupe par son chef, qui la dirige aussi. Et cette date est en relation directe avec les conditions de production. Il y a en Australie centrale une longue saison sèche dont les animaux et les plantes souffrent beaucoup et une courte saison des pluies qui entraîne une prolifération de la vie animale et une végétation abondante. Or, la plupart des cérémonies ont lieu à l'approche de la bonne saison. Ratzel voyait encore un “ malentendu comique ” dans l'affirmation que les Australiens portent le nom de leurs principaux aliments.  [3] Pourtant, dans le système des groupes totémiques brièvement indiqué ci-dessus, on ne peut que reconnaître au premier regard une organisation poussée de la production sociale. Les différents groupes totémiques ne sont manifestement que les membres d'un vaste système de division du travail. Les groupes forment ensemble un tout ordonné et planifié et chaque groupe procède pour lui-même de façon organisée et planifiée sous une direction unique. Le fait que ce système de production prenne une forme religieuse, la forme de toutes sortes d'interdits alimentaires, de cérémonies, etc., prouve seulement que ce plan de production est de date très ancienne, que cette organisation existait déjà chez les nègres australiens il y a des siècles et même des millénaires; aussi a-t-elle eu le temps de se scléroser en formules rigides et, ce qui était à l'origine simplement utile du point de vue de la production et de l'approvisionnement en nourriture, s'est mué en une série d'articles de foi, en la croyance en des relations mystérieuses.

Ces relations, découvertes par les Anglais Spencer et Gillen, sont confirmées aussi par un autre savant, Frazer. Ce dernier dit expressément :

“ Nous ne devons pas oublier que les divers groupes totémiques ne vivent pas isolés les uns des autres dans la société totémique; ils sont mélangés et exercent leurs forces magiques pour le bien commun. Dans le système primitif, les hommes-kangourou - si nous ne nous trompons pas - chassaient et tuaient des kangourous aussi .bien pour l'usage de tous les autres groupes totémiques que pour leur propre usage, et il en a sans doute été de même pour le totem-chenille, le totem-faucon et les autres totems. Dans le nouveau système à forme religieuse où il fut interdit aux hommes de tuer et manger les animaux totems, les hommes-kangourou ont continué à chasser des kangourous, mais ce n'était plus pour leur propre usage; les hommes-émou ont continué à faire se multiplier les émous bien qu'ils n'eussent plus le droit de manger de la viande d'émou; les hommes-chenille continuèrent à appliquer leurs arts magiques à la perpétuation des chenilles bien que ces gourmandises fussent maintenant réservées à d'autres estomacs. ”

En un mot : ce qui se présente à nous comme un système de culte était, dans les temps les plus reculés, un simple système de production sociale organisée avec une division du travail très poussée.

Si nous nous tournons maintenant vers la répartition des produits chez les nègres australiens, nous trouvons un système encore plus détaillé et plus compliqué, si possible. Toute pièce de gibier qui a été chassée, tout cœur d'oiseau qui a été trouvé, toute poignée de fruits qui a été récoltée est attribué à tels ou tels membres de la société selon des règles et un plan stricts. La nourriture végétale, par exemple, que les femmes ont ramassée, leur appartient à elles et aux enfants. Le butin de chasse des hommes est réparti selon des règles différentes pour chaque tribu, mais très minutieuses dans toutes les tribus. C'est ainsi par exemple que le savant anglais Howitt a observé le mode de répartition suivant chez les peuplades du Sud-Est australien, principalement dans la région de Victoria :

“ Un homme tue un kangourou à une certaine distance du camp. Deux autres hommes l'accompagnent, mais ils n'en viennent pas à l'aider pour tuer l'animal. La distance du camp est considérable, aussi le kangourou est-il rôti avant d'être apporté au camp. Le premier homme allume un feu, les deux autres découpent le gibier, les trois rôtissent les entrailles et les mangent. La répartition se fait de la manière suivante : les hommes n° 2 et 3 ont une cuisse et la queue et une cuisse avec une partie de la hanche parce qu'ils ont assisté et participé au dépecage. L'homme n° 1 garde le reste et l'apporte au camp. Sa femme apporte la tête et l'échine à ses parents, le reste revient aux parents de l'homme. S'il n'a pas de viande, il en garde un peu pour lui, mais s'il a un opossum, il donne tout. Si sa mère a attrapé des poissons, elle peut lui en donner un peu, ou bien ses beaux-parents lui donnent un peu de leur part; ils lui en donnent un peu le matin suivant. Dans tous les cas, les enfants sont bien nourris par les grands-parents. ”  [4]

Dans une tribu, les règles suivantes sont en vigueur : d'un kangourou par exemple, celui qui l'a abattu reçoit un morceau de rable, le père l'échine, les côtes, les épaules et la tête; la mère la cuisse droite, le plus jeune frère la patte avant gauche, la sœur aînée un morceau le long de l'échine, la sœur cadette la patte avant droite. Le père remet la queue et un morceau du dos à ses parents, la mère remet une partie de la cuisse et le tibia à ses propres parents. D'un ours, le chasseur lui. même garde les côtes gauches, le père reçoit la patte arrière droite, la mère la gauche, le frère aîné la patte avant droite, le frère cadet la gauche. La sœur aînée reçoit l'échine, la plus jeune le foie. Les côtes droites appartiennent au frère du père, un morceau du flanc à l'oncle maternel et la tête va dans le camp des jeunes hommes.

Dans une autre tribu, la nourriture est partagée immédiatement entre tous les présents. Si par exemple un vallaby (petite espèce de kangourou) est abattu, et si dix ou douze personnes sont présentes, chacune reçoit un morceau de l'animal. Aucun d'entre eux ne touche à l'animal ou à un morceau avant que le chasseur ne lui ait attribué son morceau. Si celui qui a abattu l'animal est par hasard absent pendant qu'on rôtit la bête, personne ne la touche avant qu'il ne revienne et fasse la répartition. Les femmes reçoivent des parts égales à celles des hommes et les parents s'occupent des enfants.  [5]

La forme rituelle que prennent ces modes de partage, variables selon les tribus, trahit leur caractère très ancien.  [6] Il s'y exprime sans doute une tradition millénaire que chaque génération respecte rigoureusement. Le système fait apparaître deux choses très clairement. D'une part, que chez les nègres australiens, peuplade sans doute la plus arriérée qui soit, ce n'est pas seulement la production, mais aussi la consommation qui est organisée de façon planifiée comme une affaire commune, sociale. D'autre part, que ce plan vise à assurer l'approvisionnement des membres de la société, tant en fonction de leurs besoins que de leur rendement : en toutes circonstances, on pourvoit avant tout à la subsistance des gens âgés et ceux-ci, à leur tour, de même que les mères, s'occupent des petits enfants. La vie économique des Australiens - la production, la division du travail, la répartition des aliments - est organisée de façon strictement planifiée, codifiée en règles fixes depuis des temps immémoriaux.

Quittons l'Australie pour l'Amérique du Nord. Ici, les quelques Indiens qui sont restés à l'est, sur l'île Tiburon, dans le golfe de Californie, et sur une mince bande côtière, offrent un intérêt particulier, parce qu'ils vivent complètement à l'écart et sont hostiles aux étrangers. Grâce à cela, ils ont conservé toute la pureté de leurs coutumes primitives. En 1895, des savants des États-Unis ont entrepris une expédition pour étudier cette tribu et l'Américain Mac Gee nous en dépeint les résultats. D'après lui, la tribu des Indiens Seri - c'est le nom de cette petite peuplade - se décompose en quatre groupes portant chacun le nom d'un animal. Les deux plus importants sont le groupe du Pélican et le groupe de la Tortue. Les coutumes, mœurs et règles de ces groupes en ce qui concerne leurs animaux-totems sont tenues rigoureusement secrètes et il a été très difficile de les connaître. Quand on apprend que la nourriture de ces Indiens consiste principalement en viande de pélican, de tortues, en poissons et autres animaux marins, et quand en se rappelle le système décrit ci-dessus des groupes totémiques chez les Nègres australiens, on peut admettre avec un grand degré de certitude que chez les Indiens de Californie le culte mystérieux des animaux-totems et la division de la tribu en groupes correspondants ne sont que les vestiges d'un système de production très ancien et rigoureusement organisé avec division du travail, qui s'est sclérosé en symboles religieux. Ce qui nous renforce dans cette idée, c'est que le pélican est l'esprit protecteur suprême des Indiens Seri. Cet oiseau constitue en même temps la base de l'existence économique de la tribu. La viande de pélican est la nourriture essentielle, la peau du pélican sert de vêtement, de lit, de bouclier, d'article de troc avec les étrangers.

La forme de travail la plus importante des Seri, la chasse, est soumise à des règles strictes. La chasse au pélican est une entreprise commune bien organisée, “ au caractère au moins à demi-cérémoniel ”; la chasse au pélican ne peut avoir lieu qu'à certaines périodes, de sorte que les oiseaux soient épargnés pendant la période où ils couvent, afin que leur postérité soit assurée.

“ A l'abattage (opéré massivement, il ne présente aucune difficulté, vu la lourdeur de ces oiseaux) succède une grande goinfrerie, les familles à demi-affamées dévorant bruyamment dans l'ombre les morceaux les plus tendres, jusqu'à ce que le sommeil s'empare d'elles. Le jour suivant, les femmes recherchent le cadavre dont le plumage a été le moins abîmé et en retirent soigneusement la peau. ” La fête dure plusieurs jours et différentes cérémonies y sont liées. Cette “ grande goinfrerie ” qui se passe dans l'ombre et dans le bruit et où le professeur Bücher verrait sûrement le signe d'un comportement bestial, est en réalité très bien organisée - son caractère cérémoniel en est la garantie suffisante. La planification de la chasse s'accompagne d'une réglementation rigoureuse de la répartition et de la consommation. Le repas commun suit un ordre déterminé : d'abord vient le chef de la tribu (et conducteur de la chasse), puis les autres guerriers par ordre d'âge, puis les enfants par ordre d'âge également, les filles (surtout celles proches de la puberté) jouissant de grands avantages, grâce à l'indulgence des femmes.
“ Tout membre de la famille ou du clan peut revendiquer la nourriture et la vêture nécessaires, et c'est l'affaire de tout autre que de veiller à ce que ces besoins soient couverts. Le degré de cette obligation est pour une part fonction du voisinage, du rang et du degré de responsabilité dans le groupe (en fonction de l'âge habituellement). La première personne a l'obligation de veiller à ce qu'il en reste assez pour ceux qui sont au-dessous d'elle et cette obligation redescend de telle sorte qu'il est pourvu même aux besoins des enfants incapables de se tirer d'affaire tout seuls. ”  [7]

Pour l’Amérique du Sud, nous avons le témoignage du professeur von der Steinen sur la tribu sauvage de Bororo au Brésil. Ici aussi règne avant tout la division typique du travail : les femmes s'occupent de la nourriture végétale, cherchent des racines avec un bâton pointu, grimpent avec une grande agilité sur les palmiers, récoltent les noix, coupent le cœur du palmier, cherchent des fruits et autres choses semblables. Les femmes apprêtent la nourriture végétale et fabriquent la poterie. Quand les femmes rentrent, elles donnent aux hommes les fruits et reçoivent en échange ce qui reste de la viande. La répartition et la consommation sont réglées rigoureusement.

“ Si l'étiquette des Bororo ne les empêchait nullement de manger en commun ”, dit von der Steinen, “ ils avaient par contre d'autres coutumes étranges qui montrent clairement que des tribus dépendant d'un butin souvent maigre doivent trouver des moyens pour prévenir les querelles et les disputes lors de la répartition. ”

Il y avait par exemple une règle extrêmement frappante : nul ne faisait rôtir le gibier abattu par lui-même, mais le donnait à rôtir à un autre ! Les mêmes sages mesures de précaution sont prises pour les peaux et défenses d'animaux. Quand un jaguar a été abattu, on célèbre une grande fête; on mange la viande. Mais ce n'est pas le chasseur qui reçoit la peau et les dents, c'est le plus proche parent de l'Indien (ou de l'Indienne) le plus récemment décédé. On honore le chasseur, tout le monde lui donne en cadeaux des plumes d'arara (la parure la plus distinguée des Bororo) et l'arc orné de rubans d'oassu. Le règlement le plus important pour empêcher la discorde est lié au médecin, ou, comme les Européens ont coutume de dire en pareil cas, au sorcier ou au prêtre. Il doit être présent lorsqu'on abat un animal, autoriser le partage de tout animal abattu ou de tout mets végétal, par certaines cérémonies déterminées. La chasse a lieu à l'initiative et sous la direction du chef. Les hommes jeunes et non-mariés habitent en commun dans la “ maison des hommes ”, où ils travaillent, fabriquent des armes, des outils, des parures, filent, se livrent à des joutes, tout cela en commun, et où ils mangent en commun, dans l'ordre et la discipline la plus stricte, comme nous l'avons déjà mentionné plus haut. “ La famille dont un membre meurt ”, dit von der Steinen, “ est frappée d'une grande perte. Car on brûle tout ce dont se servait le mort, ou on le jette dans le fleuve, emballé dans la corbeille d'os pour qu'il n'y ait aucune occasion de retour. La hutte est ensuite complètement nettoyée. Les survivants reçoivent de nouveaux cadeaux, on fait pour eux des arcs et des flèches et la coutume veut que, lorsqu'un jaguar est tué, la peau soit donnée au frère de la dernière femme décédée ou à l'oncle du dernier homme décédé. ”  [8] Un plan et une organisation tout à fait précis président donc à la production comme à la répartition.

Si nous parcourons le continent américain jusqu'à l'extrême pointe méridionale, nous trouvons en Terre de Feu des peuples au niveau le plus bas. Ils habitent ce groupe d'îles inhospitalières situé à la pointe méridionale de l'Amérique du Sud, et c'est au XVII° siècle que nous avons eu les premières informations sur eux. En 1698, à l'initiative des pirates français, qui sévissaient depuis de nombreuses années dans les mers australes, le gouvernement français y avait envoyé une expédition. L'un des explorateurs qui y participa nous a laissé un journal qui contient les brèves informations suivantes sur les habitants de la Terre de Feu :

“ Toute famille, c'est-à-dire le père, la mère et les enfants qui ne sont pas encore mariés, a sa pirogue (en écorce d'arbre). Ils y gardent tout ce dont ils ont besoin. Là où la nuit les rejoint, ils se couchent et dorment. S'il n'y a pas de hutte construite, ils en dressent une. Au milieu, ils allument un petit feu autour duquel ils se couchent sur un amas d'herbes. S'ils ont faim, ils font cuire des coquillages que le plus âgé d'entre eux répartit en parts égales. L'occupation principale et la tâche des hommes consistent dans la construction de la hutte, dans la chasse et la pêche; les femmes doivent prendre soin des canots et ramasser les coquillages... Ils chassent la baleine de la façon suivante : ils vont en mer à cinq ou six canots, et quand ils en ont trouvé une, ils la poursuivent, la harponnent avec de grandes flèches dont les pointes en os ou en pierre sont très habilement taillées... Quand ils ont abattu un animal ou un oiseau ou pris des poissons et des coquillages, qui constituent leur nourriture habituelle, ils les répartissent entre toutes les familles, et ils ont sur nous cette supériorité qu'ils possèdent presque tous leurs vivres en commun. ”  [9]

D'Amérique, tournons-nous vers l'Asie. Ici, le savant anglais E.H. Man, qui a passé onze ans parmi les tribus naines des Mincopies, dans l'archipel Andaman (dans le golfe du Bengale) et en a acquis une connaissance plus précise que tout autre Européen, nous rapporte sur eux les faits suivants :

“ Les Mincopies se décomposent en neuf tribus, et chaque tribu en un assez grand nombre de petits groupes de 30, 50 et parfois 300 personnes. Chacun de ces groupes a son chef, la tribu entière a aussi un chef qui est au-dessus de ceux des différentes communautés. Son autorité est très limitée; elle consiste essentiellement à organiser les réunions de toutes les communautés qui font partie de sa tribu. C'est lui qui dirige la chasse, la pêche et les expéditions, il arbitre aussi les querelles. A l'intérieur de chaque communauté, le travail est commun, avec une division du travail entre hommes et femmes. Les hommes vaquent à la chasse, à la pêche, à la récolte du miel, à la construction des canots, des ares, des flèches et autres outils, les femmes fournissent le bois et l'eau, ainsi que la nourriture végétale, fabriquent les bijoux, font la cuisine. C'est la tâche de tous les hommes et de toutes les femmes qui restent à la maison de s'occuper des enfants, des malades et des vieillards et d'entretenir le feu dans les différentes huttes; quiconque est apte à travailler a l'obligation de travailler pour lui-même et pour la communauté; il est d'usage de veiller à ce qu'il y ait toujours des réserves de nourriture, pour traiter des amis de passage. Les petits enfants, les faibles et les vieillards sont l'objet des soins généraux et ils sont mieux placés que le reste des membres de la société, en ce qui concerne la satisfaction de leurs besoins quotidiens.
“ Pour la consommation de la nourriture, il existe des règles déterminées. Un homme marié ne peut manger en commun qu'avec d'autres hommes mariés ou des célibataires, mais jamais avec d'autres femmes que celles de son propre ménage, sauf s'il est déjà d'âge avancé. Les gens non mariés doivent prendre leurs repas à part - les jeunes hommes d'un côté, les jeunes filles de l'autre.
“ La préparation des mets est habituellement la tâche des femmes; elles s'y adonnent en général pendant l'absence des hommes. Si elles sont exceptionnellement occupées à rapporter du bois ou de l'eau, comme les jours de fête ou lors d'une chasse particulièrement abondante, c'est un homme qui s'occupe de la cuisine et qui, une fois le repas à moitié prêt, le partage entre les présents et laisse la préparation ultérieure aux soins de chacun d'entre eux sur leurs propres feux. Si le chef est là, il reçoit la première part, la part du lion, puis viennent les hommes et ensuite les femmes et les enfants; ce qui reste appartient à celui qui a fait le partage.
“ Dans la confection de leurs armes, de leurs outils et autres objets, les Mincopies manifestent d'habitude une remarquable persévérance, passant des heures à tailler laborieusement un morceau de fer avec un marteau de pierre pour en façonner une pointe de javelot ou de flèche, ou à corriger la forme d'un arc, etc. Ils s'adonnent à ces travaux même quand aucune nécessité immédiate ou prévisible ne les incite à de tels efforts. On ne peut pas les accuser d'égoïsme - dit-on d'eux - car ils offrent (naturellement, ce n'est qu'une expression européenne provenant d'un malentendu pour “ partager ”) souvent le meilleur de ce qu'ils possèdent et ne gardent pas pour leur propre usage les objets les mieux réussis, encore moins en font-ils de meilleurs pour eux-mêmes. ”  [10]

Nous allons clore la série des exemples ci-dessus par un échantillon de la vie des sauvages africains. Les petits Boschimans du désert de Kalahari offrent habituellement l'exemple de la plus grande arriération et du plus bas niveau de civilisation humaine. Des savants allemands, anglais et français, nous rapportent de façon concordante que les Boschimans vivent en groupes (hordes) qui mènent une vie économique commune. Dans leurs petites bandes, une égalité parfaite règne en ce qui concerne les vivres, les armes, etc. Les vivres qu'ils trouvent dans leurs expéditions sont recueillies dans des sacs que l'on vide au camp. “ Alors - raconte l'Allemand Passarge - la récolte du jour apparaît : des racines, des bulbes, des fruits, des chenilles, des oiseaux, des grenouilles, des tortues, des sauterelles et même des serpents et des iguanes. ” Puis on répartit le butin entre tous. “ La récolte systématique de végétaux, tels que par exemple baies, racines, bulbes, etc., de même que de petits oiseaux, est l'affaire des femmes. Elles doivent, avec l'aide des enfants, faire provision de ces vivres pour la horde. L'homme aussi apporte ce qu'il trouve au hasard, mais cette récolte est tout à fait secondaire chez lui. La tâche de l'homme, c'est avant tout la chasse. ” Le butin de chasse est consommé en commun par la horde. Aux Boschimans errants et aux hordes amies, on accorde aussi place et nourriture auprès du feu commun. Passarge, en bon Européen chaussé des lunettes de la société bourgeoise, voit même dans la “ vertu exagérée ” avec laquelle les Boschimans partagent avec d'autres tout jusqu'au dernier reste, une cause de leur incapacité à se civiliser !  [11]

On voit donc que, dans la mesure où ils nous sont connus par l'observation directe, les peuples les plus primitifs, et précisément ceux qui sont le plus éloignés de l'état sédentaire et de l'agriculture, qui se trouvent pour ainsi dire au point de départ dans la chaîne de l'évolution, nous présentent une tout autre image de leur situation que dans le schéma de Monsieur Grosse. Nous n'apercevons partout que communautés économiques strictement réglementées avec des traits typiques d'organisation communiste, et non “ dispersion ” et “ exploitations séparées ”. Cela concerne les “ chasseurs inférieurs ”. Pour les “ chasseurs supérieurs ”, le tableau de l'économie de clan chez les Iroquois, telle que Morgan l'a décrite en détail, nous suffit. Mais les éleveurs aussi livrent un matériel suffisant pour infliger un démenti aux audacieuses affirmations de Grosse.  [12]

La communauté agricole de la Marche n'est donc pas la seule, mais simplement la plus évoluée, pas la première, mais la dernière des organisations communistes primitives, que nous rencontrerons dans l'histoire économique. Cette organisation communiste primitive elle-même n'est pas un produit de l'agriculture, mais de très anciennes traditions de communisme : né au sein de l'organisation gentilice, appliqué finalement à l'agriculture, le communisme y atteint un sommet qui hâte son propre déclin. Les faits ne confirment nullement le schéma de Grosse. Si nous lui demandons l'explication de ce communisme, phénomène remarquable qui surgit au beau milieu de l'histoire économique, pour disparaître peu après, il nous sert une de ses spirituelles explications “ matérialistes ” : “ Nous avons vu en fait que si le clan a acquis plus de solidité et de pouvoir chez les agriculteurs inférieurs que chez les peuples ayant d'autres formes de civilisation, c'est avant tout parce qu'il intervient comme communauté d'habitat, de possession et d'économie. Qu'il soit parvenu ici à un tel développement, c'est ce qu'explique à son tour la nature de l'agriculture inférieure, qui unit les hommes, alors que la chasse et l'élevage les dispersent ” (p. 158). Autrement dit, la “ réunion ” ou la “ dispersion ” spatiales des hommes, voilà ce qui décide de la prédominance du communisme ou de la propriété privée. Dommage que Monsieur Grosse ait oublié de nous expliquer comment il se fait que les bois et les prés - où l'on se “ disperse ” le plus volontiers - soient restés le plus longtemps - jusqu'à aujourd'hui même par endroits - propriété collective, tandis que les champs, où l'on se “ réunit ”, sont devenus de très bonne heure propriété privée. Dommage qu'il ne nous explique pas non plus pourquoi la forme de production qui, dans toute l'histoire économique, “ réunit ” le plus les hommes, la grande industrie, n'a pas du tout produit de propriété collective, mais au contraire la forme la plus virulente de la propriété privée, la propriété capitaliste.

On le voit, le “ matérialisme ” de Grosse est une nouvelle preuve de ce qu'il ne suffit pas de parler de la “ production ” et de sa signification pour l'ensemble de la vie sociale, pour avoir une conception matérialiste de l'histoire; de ce qu'en particulier, séparé de la conception révolutionnaire de l'évolution, le matérialisme historique devient une grossière et lourde béquille de bois, au lieu d'être, comme chez Marx, le coup d'aile génial de l'esprit.

Ce qui ressort avant tout, c'est que tout en discourant si abondamment de la production et de ses formes, Monsieur Grosse n'y voit pas clair dans les concepts les plus fondamentaux concernant les rapports de production. Nous avons déjà vu qu'il entend d'abord par formes de production des catégories purement extérieures comme la chasse, l'élevage ou l'agriculture. Pour répondre alors à l'intérieur de chacune de ces “ formes de production ” à la question de la forme de propriété - propriété commune, propriété familiale ou propriété privée, et quel est le possesseur - il distingue des catégories comme “ la propriété foncière ” et les “ biens meubles ”. S'il trouve des propriétaires différents pour ces différentes propriétés, il se demande quelle est la “ plus importante ”. Ce qui lui paraît, à Monsieur Grosse, “ le plus important ”, il en fait la forme de propriété dominante de la société. Il décrète par exemple que chez les chasseurs supérieurs “ les biens meubles ont déjà acquis une telle importance ” qu'ils sont plus importants que la propriété “ foncière ” et, comme les biens meubles, la nourriture par exemple, sont propriété privée, Grosse ne reconnaît pas une économie communiste, malgré la propriété commune du sol.

Or de telles distinctions d'après un signe purement extérieur - bien meuble ou immeuble - n'ont pas la moindre signification pour la production et sont à peu près au même niveau que les autres distinctions établies par Grosse entre les formes de la famille, selon la domination masculine ou féminine, ou entre les formes de production selon leurs effets de dispersion ou d'unification. Les “ biens meubles ” peuvent consister en vivres, en matières premières, en parures et objets culturels, ou en outils. Ils peuvent être fabriqués pour l'usage propre ou pour l'échange. Selon le cas, ils auront une importance très différente pour les rapports de production. Grosse juge des rapports de production et de propriété des peuples d'après les vivres et autres objets de consommation au sens le plus large - ce en quoi il est un représentant typique de la science bourgeoise actuelle. S'il trouve que ce sont des individus qui prennent possession des objets de consommation et les consomment, le règne de la propriété privée est établi pour lui chez le peuple en question. C'est typiquement la façon dont on réfute aujourd'hui “ scientifiquement ” le communisme primitif.  [13] D'après ce profond point de vue, une communauté de mendiants telle qu'on en rencontre souvent en Orient et qui met en commun et consomme ensemble les aumônes, ou une bande de voleurs qui profite solidairement du produit de ses vols, représente une “ collectivité économique communiste ” à l'état pur. Par contre, une communauté agraire qui possède et cultive en commun le sol, mais en consomme les fruits par familles, ne peut être considérée comme une “ communauté économique que dans un sens très limité ”. Bref, ce qui décide du caractère de la production, selon cette conception, c'est le droit de propriété touchant les biens de consommation, et non les moyens de production, c'est-à-dire les conditions de la répartition et non celles de la production. Nous sommes parvenus ici à un point central de l'économie politique, qui est d'une importance fondamentale pour comprendre toute l'histoire économique. Abandonnant désormais Monsieur Grosse à son sort, nous allons accorder notre attention à cette question.


Notes

[1] Ernst Grosse : “ Les formes de la famille et les formes de l'économie ”, p. 30.

[2] “ Somló ”, d'après Howitt, p. 45.

[3] Fr. Ratzel : “ Ethnologie ”, 1887, 2° volume, p. 64.

[4] “ Somló ”, d'après Howitt, p. 42.

[5] Id., p. 43.

[6] Ratzel, 1894, 1° volume, p. 333.

[7] “ Somló ”, d'après Moc Gee, p. 128.

[8] Karl von der Steinen : “ Parmi les peuples naturels du Brésil ”, pp. 378-389.

[9] Rapport de la 8° séance du Congrès International des Américanistes à Paris en 1890; fait par M. G. Marcel, Paris 1892, p. 491.

[10] “ Somló ”, d'après Man, pp. 96-99.

[11] “ Somló ”, p. 116.

[12] Note marginale de R. L. (au crayon) : Les Péruviens, mais ce ne sont pas des nomades, il est vrai - les Arabes, les Kabyles, les Kirghizes, les Yakoutes.

[13] “ Somló ”.


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