1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE PRIMITIVE 

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Le livre de Morgan sur la Société primitive a constitué pour ainsi dire une introduction après-coup au Manifeste Communiste de Marx et Engels. Les conditions étaient réunies pour forcer la science bourgeoise à réagir. En l'espace de deux à trois décennies après le milieu du siècle, la notion de communisme primitif s'était de toutes parts introduite dans la science. Tant qu'il ne s'agissait que d'honorables “ antiquités du droit germanique ”, de “ particularités des tribus slaves ”, de l'État Inca du Pérou, exhumé par les historiens, etc., ces découvertes gardaient le caractère de curiosités scientifiques inoffensives, sans portée actuelle, sans liaison directe avec les intérêts et les combats quotidiens de la société bourgeoise. A tel point que des conservateurs endurcis ou des politiciens libéraux modérés comme Ludwig von Maurer et Sir Henry Maine pouvaient s'acquérir les plus grands mérites en faisant de telles découvertes. Bientôt pourtant cette liaison avec l'actualité allait s'opérer, dans deux directions à la fois. Déjà, nous l'avons vu, la politique coloniale avait amené un heurt entre les intérêts matériels tangibles du monde bourgeois et les conditions de vie du communisme primitif. Plus le régime capitaliste imposait sa toute-puissance en Europe occidentale depuis le milieu du XIX° siècle, après les tempêtes de la révolution de 1848, et plus ce heurt devenait brutal. En même temps, et précisément depuis la révolution de 1848, un autre ennemi jouait un rôle de plus en plus grand à l'intérieur de la société bourgeoise : le mouvement ouvrier révolutionnaire. Depuis les journées de juin 1848 à Paris, le “ spectre rouge ” ne disparaît plus de la scène publique, et ressurgit en 1871 dans l'embrasement aveuglant des luttes de la Commune, au grand effroi de la bourgeoisie française et internationale. Or à la lumière de ces luttes de classes brutales, la plus récente découverte de la recherche scientifique - le communisme primitif - révélait son aspect dangereux. La bourgeoisie, touchée au point sensible de ses intérêts de classe, flairait un lien obscur entre les vieilles traditions communistes qui, dans les pays coloniaux, opposaient la résistance tenace à la recherche du profit et aux progrès d'une “ européanisation ” des indigènes, et le nouvel évangile apporté par l'impétuosité révolutionnaire des masses prolétariennes dans les vieux pays capitalistes.

Lorsqu'en 1873, à l'Assemblée nationale française, on régla le sort des malheureux Arabes d'Algérie par une loi instaurant de force la propriété privée, on ne cessa de répéter, dans cette assemblée où vibrait encore la lâcheté et la furie meurtrière des vainqueurs de la Commune, que la propriété commune primitive des Arabes devait à tout prix être détruite, “ comme forme qui entretient dans les esprits les tendances communistes ”. En Allemagne, pendant ce temps, les splendeurs du nouvel empire allemand, la spéculation de “ l'ère de fondation ” et la première crise capitaliste des années 70, le régime de fer et de sang de Bismark, avec sa loi contre les socialistes, allaient intensifier à l'extrême les luttes de classes et bannir toute complaisance, y compris dans la recherche scientifique. Le développement sans exemple de la social-démocratie, incarnation des théories de Marx et Engels, a aiguisé extraordinairement l'instinct de classe de la science bourgeoise en Allemagne. Et c'est ainsi que la réaction contre les théories sur le communisme primitif s'est faite la plus vigoureuse. Des historiens de la civilisation comme Lippert et Schurtz, des théoriciens de l'économie politique comme Bücher, des sociologues comme Starcke, Westermarck et Grosse sont aujourd'hui d'accord pour combattre avec ardeur la théorie du communisme primitif, et en particulier les idées de Morgan sur l'évolution de la famille et sur le règne autrefois souverain de la constitution familiale avec son égalité des sexes et sa démocratie générale. M. Starcke, par exemple, dans sa Famille primitive, de 1888, traite les hypothèses de Morgan sur les systèmes de parenté de “ rêve sauvage ”, “ pour ne pas dire délire ”.  [1] Même des savants plus sérieux, comme le meilleur historien des civilisations que nous possédions, Lippert, partent en guerre contre Morgan. Se fondant sur les rapports superficiels et vieillis de missionnaires du XVIII° siècle, sans aucune formation économique et ethnologique, ignorant complètement les prodigieuses études de Morgan, Lippert décrit les relations économiques chez les Indiens d'Amérique du Nord, ceux mêmes dont Morgan a, mieux que personne, pénétré la vie et l'organisation sociales. Il y voit la preuve que chez les peuples chasseurs en général il n'y a aucune organisation commune de la production, aucun souci de la totalité et de l'avenir, qu'il n'y règne au contraire qu'absence, de toute règle et de toute pensée.

Lippert reprend, sans aucune critique, la déformation stupide que fait subir aux communistes existant effectivement chez les Indiens, l’œil européen borné des missionnaires; ainsi, par exemple, quand il cite l'histoire de la mission des frères évangélistes chez les Indiens d'Amérique du Nord, œuvre de Loskiek, datant de 1789 : “ Beaucoup d'entre eux (des Indiens d'Amérique), dit notre missionnaire remarquablement informé, sont si paresseux qu'ils ne plantent rien eux-mêmes, mais se fient à ce que d'autres ne peuvent refuser de partager leurs provisions avec eux. Comme de cette façon les plus travailleurs ne jouissent pas plus de leur travail que les oisifs, ils plantent de moins en moins, avec le temps. Que survienne un hiver rigoureux, la neige épaisse les empêche d'aller à la chasse, et une famine générale se produit facilement, entraînant souvent la mort de beaucoup d'hommes. La détresse leur apprend alors à se nourrir de racines et d'écorces d'arbres, en particulier de jeunes chênes. ” Et Lippert ajoute aux paroles de son garant : “ Ainsi, par un enchaînement naturel, la rechute dans l'insouciance antérieure a entraîné la rechute dans le mode de vie antérieur. ” Dans cette société indienne où personne ne “ peut refuser ” de partager ses provisions avec d'autres et dans laquelle le “ frère évangéliste ” construit de toutes pièces et avec un arbitraire manifeste l'inévitable division en “ travailleurs ” et “ oisifs ” selon le modèle européen, Lippert prétend trouver la meilleure preuve contre le communisme primitif : “ A un tel niveau, la génération âgée se soucie encore moins d'équiper la jeune génération pour la vie. L'Indien est déjà très éloigné de l'homme primitif. Dès que l'homme a un instrument, il a la notion de possession, mais limitée à cet outil. Dès le plus bas niveau, l'Indien a cette notion; dans cette possession primitive, tout élément de communisme est absent; l'évolution commence par le contraire. ”

Le professeur Bücher a opposé à l'économie communiste primitive sa “ théorie de la recherche individuelle de la nourriture ” chez les peuples primitifs et des “ espaces de temps incommensurables ” dans lesquels “ l'homme a existé sans travailler ”. Or, pour l'historien des civilisations, Schurtz, le professeur Bücher, avec son “ coup d'œil génial ”, est un prophète qu'il faut suivre aveuglément quand il s'agit de l'économie des époques primitives.  [2] Le porte-parole le plus représentatif et le plus énergique de la réaction contre les dangereuses théories du communisme primitif, contre le “ père de l'Église de la social-démocratie allemande ”, Morgan, c'est Monsieur Ernst Grosse. A première vue, Grosse est lui-même partisan de la conception matérialiste de l'histoire; il explique en effet diverses formes de droit, de relations entre les sexes, de pensée sociale en remontant aux rapports de production, facteur déterminant de ces formes. “ Peut d'historiens des civilisations ”. dit-il dans ses Débuts de l'art parus en 1894, “ semblent avoir compris toute l'importance de la production. Il est d'ailleurs beaucoup plus facile de la sous-estimer que de la surestimer. L'économie est pour ainsi dire le centre vital de toute forme de civilisation; elle exerce l'influence la plus profonde et la plus irrésistible sur tous les autres facteurs de civilisation, tandis qu'elle n'est elle-même déterminée que par des facteurs naturels - géographiques et météorologiques. On pourrait assez justement dire de la forme de production qu'elle est le phénomène primaire de civilisation, auprès duquel tous les autres aspects de la civilisation ne sont que dérivés et secondaires - évidemment pas au sens où les autres branches seraient nées de ce tronc, mais parce que, bien que nées de manière indépendante, elles se sont développées et se sont formées constamment sous la pression du facteur économique dominant. ”

Il semble a première vue que M. Grosse lui-même a emprunté ses principales idées aux “ pères de l'Église de la social-démocratie allemande ”, quoiqu'il se garde bien évidemment de laisser soupçonner, ne fut-ce que par un mot, la source scientifique à laquelle il a puisé, toute faite, sa supériorité sur “ la plupart des historiens des civilisations ”. Il est même, en ce qui concerne la conception matérialiste de l'histoire, “ plus catholique que le pape ”. Tandis qu'Engels - créateur, avec Marx, de la conception matérialiste de l'histoire - admettait, pour l'évolution de la famille depuis les temps primitifs jusqu'au mariage actuel sanctionné par l'État, une profession indépendante des relations économiques, fondée seulement sur la perpétuation du genre humain, Grosse va beaucoup plus loin. Il établit la théorie selon laquelle la forme de la famille n'est à chaque époque que le produit direct des rapports économiques en vigueur. “ Nulle part.... écrit-il, la signification de la production pour la civilisation ne ressort plus clairement que dans l'histoire de la famille. Les formes étranges de la famille humaine qui ont amené les sociologues à des hypothèses encore plus étranges, deviennent étonnamment compréhensibles dès qu'on les considère en relation avec les forme de la production. ”

Son livre, paru en 1896, Les formes de la famille et les formes de l'économie, est entièrement consacré à démontrer la justesse de cette idée. En même temps Grosse est un adversaire résolu de la théorie du communisme primitif. Il cherche, lui aussi, à démontrer que l'évolution historique de l'humanité n'a pas du tout commencé par la propriété commune, mais par la propriété privée; comme Lippert et Bücher, il s'efforce d'exposer, de son point de vue, que plus on remonte dans la préhistoire et plus “ l'individu ” avec sa “ possession individuelle ” domine exclusivement. Certes, on ne peut contester les découvertes faites dans toutes les parties du monde sur les communautés villageoises communistes et sur les tribus. Mais M. Grosse - et là réside sa théorie propre - ne fait apparaître les organisations en lignages, cadres de l'économie communiste, qu'à une étape déterminée de l'évolution : au niveau de l'agriculture inférieure pour la faire se dissoudre au niveau de l'agriculture supérieure et céder à nouveau la place à la “ propriété individuelle ”. De cette façon, Grosse renverse triomphalement la perspective historique de Marx et de Morgan. Dans cette perspective, le communisme était le berceau de l'humanité, évoluant vers la civilisation, la forme des relations économiques qui avait accompagné cette évolution pendant des espaces de temps incommensurables, pour ne se dissoudre qu'avec la civilisation et faire place à la propriété privée; et la civilisation elle-même, par un rapide processus de dissolution, allait vers le retour au communisme, sous la forme plus élevée de la société socialiste.

D'après Grosse, c'était la propriété privée qui avait accompagné la naissance et le progrès de la civilisation, pour ne céder la place au communisme que temporairement et à une étape précise, celle de l'agriculture inférieure. D'après Marx-Engels et Morgan, le début et l'aboutissement de l'histoire de la civilisation, c'est la propriété commune, la solidarité sociale; d'après Grosse et ses collègues ès science bourgeoise, c'est l'“ individu ” avec la propriété privée. Ce n'est pas suffisant. Grosse est l'adversaire résolu non seulement de Morgan et du communisme primitif, mais de toute la théorie de l'évolution dans le domaine de la vie sociale et il déverse les flots de son ironie sur les esprits puérils qui veulent aligner tous les phénomènes de la vie sociale en une série évolutive et les saisir comme un processus unique, un progrès de l'humanité de formes inférieures vers des formes plus élevées de la vie. Cette idée fondamentale sur laquelle repose toute la science sociale moderne – la conception de l'histoire et la théorie du socialisme scientifique en particulier - Monsieur Grosse, en savant bourgeois typique, la combat de toutes ses forces. “ L’humanité ”, proclame-t-il, “ ne se meut nullement selon une ligne unique dans une direction unique; au contraire, à la diversité des conditions de vie des peuples répond la diversité de leurs voies et de leurs buts. ” Ainsi, en la personne de Grosse, la science sociale bourgeoise est parvenue, dans sa réaction contre les conséquences révolutionnaires de ses propres découvertes, au point où l'économie bourgeoise vulgaire était parvenue dans sa réaction contre l'économie classique : à la négation de toute loi de l'évolution sociale.  [3] Examinons de plus près ce curieux “ matérialisme ” historique du plus récent des pourfendeurs de Marx, Engels et Morgan.

Grosse parle beaucoup de “ production ”, il parle tout le temps du “ caractère de la production ”, comme facteur déterminant qui influence l'ensemble de la civilisation. Qu'entend-il par production et caractère de la production ?

“ La forme économique qui domine ou prédomine dans un groupe social, la manière dont les membres du groupe pourvoient à leur subsistance, ce sont là des faits qui s'observent directement et se constatent partout dans leurs principaux traits avec une certitude suffisante. Nous pouvons avoir les doutes les plus sérieux sur les conceptions religieuses et sociales des Australiens; mais aucun doute n'est possible sur le Caractère de leur production : les Australiens vivent de la chasse et de la cueillette des plantes. Il est peut-être impossible de pénétrer dans la culture et les idées des anciens Péruviens; mais le fait que les citoyens de l'empire Inca étaient un peuple d'agriculteurs est manifeste. ”

Par “ production ” et par son “ caractère ”, Grosse entend donc tout simplement la source principale de l'alimentation d'un peuple. La chasse, la pêche, l'élevage, l'agriculture, tels sont ces “ rapports de production ” qui exercent une action déterminante sur tous les autres rapports de civilisation chez un peuple. Il nous faut d'abord remarquer que si la suffisance de Monsieur Grosse à l'égard de la “ plupart des historiens des civilisations ” lui vient de cette maigre découverte, elle est dénuée de tout fondement. L'idée que la source principale à laquelle un peuple puise son alimentation est d'une extraordinaire importance pour le développement de sa civilisation n'est pas la découverte toute neuve de Monsieur Grosse, mais bien plutôt un très ancien acquis de tous les historiens des civilisations. Cette constatation a mené à la classification courante des peuples en chasseurs, éleveurs et agriculteurs, telle qu'elle revient dans toutes les histoires des civilisations et telle que Monsieur Grosse lui-même l'applique après maintes tergiversations.

Cette idée n'est pas seulement très ancienne, elle est aussi - dans la plate version de Grosse - complètement fausse. Que nous sachions uniquement qu'un peuple vit de la chasse, de l'élevage ou de l'agriculture, ne nous fait rien connaître de ses rapports de production et de sa civilisation. Les Hottentots actuels du Sud-Ouest Africain que les Allemands ont privé de leur source d'existence en leur prenant leurs troupeaux, et qu'ils ont munis en échange de fusils, sont par force redevenus des chasseurs. Mais les rapports de production de ce “ peuple de chasseurs ” n'ont pas le moindre point commun avec ceux des chasseurs indiens de Californie qui vivent encore dans leur isolement primitif, et ceux-ci à leur tour n'ont guère de ressemblance avec les compagnies de chasseurs du Canada qui livrent industriellement des peaux de bêtes aux capitalistes américains et européens. Les éleveurs péruviens qui, avant l'invasion espagnole, gardaient leurs lamas dans la Cordillère, en économie communiste sous la domination Inca, les nomades arabes avec leurs troupeaux en Afrique ou en Arabie, les paysans d'aujourd'hui dans les Alpes suisses, bavaroises ou tyroliennes, qui gardent leurs mœurs traditionnelles au milieu du monde capitaliste, les esclaves romains à moitié retournés à l'état sauvage qui gardaient les énormes troupeaux de leurs maîtres en Apulie, les “ farmers ” de l'Argentine actuelle qui engraissent d'innombrables troupeaux pour les abattoirs et les conserveries de l'Ohio - tous sont des exemples d'“ élevage ” qui représentent autant de types totalement différents de production et de civilisation. Enfin l'“ agriculture ” englobe une telle variété de modes d'économie et de niveaux de civilisation depuis la communauté indienne primitive jusqu'aux latifundia modernes, depuis la minuscule exploitation jusqu'aux grands domaines des seigneurs baltes, depuis le fermage anglais jusqu'à la jobagie roumaine, depuis l'horticulture chinoise jusqu'à la plantation brésilienne et le travail des esclaves, depuis le sarclage féminin à Haïti jusqu'aux fermes d'Amérique du Nord marchant à l'électricité et à la vapeur.

Vraiment, les révélations de Monsieur Grosse sur l'importance de la production ne nous révèlent que son admirable incompréhension de ce qu'est réellement la “ production ”. C'est justement contre ce “ matérialisme ” grossier, qui ne considère que les conditions naturelles extérieures de la production et de la civilisation, et dont le sociologue anglais Buckle est le plus parfait représentant, que se dressaient Marx et Engels. Ce qui est décisif pour les relations économiques et culturelles des hommes, ce n'est pas la source naturelle extérieure de leur alimentation, ce sont les rapports que les hommes ont entre eux dans leur travail. Les rapports sociaux de production décident de la question : quelle forme de production domine chez un peuple ? On ne peut comprendre les rapports familiaux, les notions de droit, les idées religieuses, le développement des arts chez un peuple que lorsque l'on a saisi à fond cet aspect fondamental de la production. Mais il est, pour la plupart des observateurs européens, extrêmement difficile de pénétrer les rapports sociaux qui s'établissent dans la production chez les peuples dits sauvages. A l'inverse de Monsieur Grosse, qui croit déjà tout connaître quand il sait seulement que les Incas du Pérou étaient des agriculteurs, un savant sérieux, Sir Henry Maine écrit :

“ L'erreur caractéristique de l'observateur direct des réalités sociales ou juridiques étrangères consiste à les comparer trop vite avec des réalités connues de lui qui sont apparemment de même nature. ”

Le lien entre les formes de la famille et les “ formes de production ” ainsi comprises se présente comme suit chez Monsieur Grosse :

Au niveau le plus bas, l'homme se nourrit de la chasse - au sens le plus large - et de la cueillette de végétaux. Cette forme primitive de production s'accompagne de la forme la plus primitive de division du travail, la division physiologique du travail entre les deux sexes. Tandis que l'homme se réserve de veiller à l'alimentation animale, la récolte des racines et des fruits est la tâche de la femme. Dans ces conditions, c'est sur l'homme que repose presque toujours le poids principal de la vie économique, en conséquence de quoi la forme primitive de la famille revêt partout un caractère nettement patriarcal. Quelles que soient les idées sur la parenté du sang, l'homme primitif est de fait le maître et le propriétaire au milieu de ses femmes et de ses enfants, même s'il n'est pas considéré comme parent par le sang de ses descendants. A partir de ce niveau le plus bas, la production peut progresser dans deux directions, selon que l'économie féminine ou l'économie masculine prend l'avantage. Ce sont avant tout les conditions naturelles dans lesquelles vit le groupe primitif qui transforment l'une ou l'autre des deux branches en tronc principal. Quand la flore et le climat du pays incitent à former des réserves et plus tard à cultiver des plantes utilitaires, c'est l'économie féminine qui se développe, la cueillette devient peu à peu la culture des plantes. De fait, chez les peuples primitifs d'agriculteurs, c'est toujours la femme qui s'occupe de ces travaux. Le poids de la vie économique se déplace ainsi vers la femme, en conséquence de quoi nous trouvons dans les sociétés primitives qui s'appuient surtout sur l'agriculture, une forme matriarcale de la famille, ou du moins des traces d'une telle forme. La femme, principal soutien de la famille et maîtresse de la terre, est au centre de la famille. Cette évolution n'a, il est vrai, que rarement abouti à un matriarcat au sens propre, à une véritable domination de la femme, si ce n'est là seulement où le groupe social était à l'abri des attaques d'ennemis extérieurs. Dans tous les autres cas, l'homme a reconquis, comme protecteur, la prépondérance qu'il avait perdue comme soutien de famille. C'est de cette façon que se constituent les différentes formes de familles qui règnent chez la plupart de ces peuples d'agriculteurs et qui représentent un compromis entre la tendance au matriarcat ou au patriarcat.
“ Une grande partie de l'humanité a cependant connu une toute autre évolution. Les peuples de chasseurs qui vivaient dans des régions peu propices à l'agriculture, où par contre la domestication de certains animaux était possible et rentable, n'ont pas progressé dans la culture des plantes, mais dans l'élevage. Or, l'élevage, qui s'est développé peu à peu à partir de la chasse, est, à l'origine, un privilège de l'homme tout comme la chasse. Ainsi, la prédominance économique de l'homme, déjà existante, se renforce encore, et trouve son expression logique dans le fait que la forme patriarcale de la famille règne chez tous les peuples qui vivent prioritairement de l'élevage. En outre, la position prédominante de l'homme dans les sociétés d'élevage est encore accrue par le fait que, contraints à la guerre, les peuples bergers sont obligés de se constituer en organisations guerrières centralisées. D'où une forme extrême du patriarcat où la femme n'a aucun droit et vit en esclave d'un époux et maître revêtu de la puissance despotique. Les peuples pacifiques d'agriculteurs où la femme, soutien de famille, règne ou, tout au moins, jouit en partie d'une position plus libre, tombent le plus souvent sous la domination des peuples guerriers d'éleveurs, et adoptent leurs coutumes : la domination despotique de l'homme dans la famille. “ Et c'est ainsi qu'aujourd'hui toutes les nations civilisées vivent sous le signe d'une forme patriarcale plus ou moins marquée de la famille. ”  [4]

Les étranges destinées historiques de la famille humaine décrites ici dans leur dépendance à l'égard des formes de production se ramènent donc au schéma suivant : ère de la chasse - famille conjugale avec domination masculine; ère de l'élevage - famille conjugale avec domination masculine aggravée; ère de l'agriculture inférieure - famille conjugale avec, par endroits, domination de la femme, puis soumission des agriculteurs aux éleveurs, là aussi famille conjugale avec domination masculine, et pour couronner le tout : ère de l'agriculture supérieure - famille conjugale avec domination masculine. On le voit, Monsieur Grosse prend au sérieux sa négation de la théorie moderne de l'évolution. Pour lui, il n'y a pas d'évolution dans la constitution de la cellule familiale. L'histoire commence et finit par la famille conjugale avec domination masculine. Ce faisant, Grosse ne se soucie pas qu'après s'être vanté d'expliquer la naissance des formes familiales à partir des formes de production, il présuppose la constitution de la famille comme quelque chose de donné, d'achevé, c'est-à-dire la famille conjugale, le ménage moderne et l'insère sans aucune modification dans toutes les formes de production. Ce qu'il suit en réalité à travers le temps, ce ne sont pas “ les cellules familiales ” mais simplement les relations entre sexes. Domination de l'homme ou domination de la femme - voilà selon Grosse le germe de la cellule familiale qu'il réduit à un signe extérieur tout aussi grossièrement qu'il avait réduit la “ forme de production ” à la question : chasse, élevage ou agriculture.

Il est fidèle à lui-même dans ses simplifications. Que la “ domination masculine ” ou la “ domination féminine ” puisse englober des douzaines de formes différentes de familles, qu'à l'intérieur du niveau de civilisation des “ chasseurs ” il puisse y avoir des douzaines de systèmes de parenté différents - c'est ce que Monsieur Grosse n'envisage pas plus qu'il n'envisage la question des rapports sociaux à l'intérieur d'un genre de production. La relation réciproque entre formes de famille et formes de production se ramène alors au très spirituel “ matérialisme ” suivant : on considère dès l'abord les deux sexes comme des concurrents en affaires. Quiconque est soutien de famille, est maître de la famille, pense le philistin, ainsi, d'ailleurs, que le code civil bourgeois. La malchance du sexe féminin veut qu'il n'ait été, exceptionnellement, qu'une seule fois soutien de famille dans l'histoire, à l'époque de l'agriculture inférieure; même alors il a le plus souvent eu le dessus face au sexe guerrier masculin. L'histoire de la famille n'est au fond que l'histoire de l'esclavage de la femme, dans toutes les “ formes de production ” et malgré toutes les formes de production.

Le seul lien entre les formes de familles et les formes d'économie n'est finalement que la légère différence entre des formes un peu plus douces ou un peu plus dures de la domination masculine. Pour en terminer, le premier message de rédemption dans l'histoire de la civilisation humaine est apporté à la femme asservie... par l'Église chrétienne qui, sinon sur la terre, du moins au ciel, ne connaît pas de différence entre les sexes. “ Par cette doctrine, la chrétienté a accordé à la femme une dignité devant laquelle l'arbitraire de l'homme doit s'incliner ”, conclut Monsieur Grosse, en jetant l'ancre dans le port de l'Église chrétienne après avoir longtemps erré sur les eaux de l'histoire économique. Comme les formes de la famille qui ont amené les sociologues à des “ hypothèses étranges ” sont “ étonnamment compréhensibles ”, dès qu'on les considère “ en liaison avec les formes de production ” !

Le plus frappant, cependant, dans cette histoire des “ formes de la famille ”, c'est la façon dont est traitée l'association de parentage, ou le clan, comme dit Grosse. Nous avons vu le rôle énorme joué par les associations de parentage dans la vie sociale, aux premières étapes de la civilisation. Surtout depuis les recherches de Morgan, qui ont fait date, on sait qu'avant la formation de l'État territorial, elles étaient la forme propre de la société humaine, et que longtemps (encore) après, elles étaient l'unité économique et la communauté religieuse. Comment situer la curieuse histoire des “ formes de la famille ” selon Grosse par rapport à ces faits ? Grosse ne peut manifestement pas nier l'existence de clans chez tous les peuples primitifs. Mais comme elle est en contradiction avec son schéma de la famille conjugale et de la domination de la propriété privée, il s'efforce d'en réduire l'importance au minimum, sauf dans la période de l'agriculture inférieure. “ Le pouvoir du clan est né avec l'économie agricole inférieure et il disparaît aussi avec elle; chez tous les agriculteurs supérieurs le clan, soit a déjà périclité, soit périclite. ”  [5] Ainsi Grosse fait surgir le “ pouvoir du clan ” avec son économie communiste au beau milieu de l'histoire de l'économie et de l'histoire de la famille. pour le faire se dissoudre aussitôt après. Comment expliquer la naissance, l'existence et les fonctions des clans durant les millénaires d'évolution de la civilisation avant l'agriculture inférieure, alors que d'après Grosse ils n'ont ni fonction économique ni signification sociale par rapport à la famille conjugale en ces temps-là ? Que sont en général ces clans qui mènent une existence d'ombres à l'arrière-plan des familles particulières avec leur économie privée, chez les chasseurs et chez les éleveurs ? C'est le propre secret de Monsieur Grosse. Il ne se soucie pas davantage de la contradiction criante entre sa petite histoire et quelques faits universellement reconnus. Les clans n'acquéreraient une importance que dans l'agriculture inférieure; or les clans sont la plupart du temps liés à la vendetta, au culte religieux et très souvent aussi à la désignation d'un animal totémique; toutes ces choses sont beaucoup plus anciennes que l'agriculture; il faut donc, d'après la propre théorie de Grosse, qu'elles tirent leur pouvoir de rapports de production de périodes bien plus lointaines. Grosse explique l'existence de clans chez des agriculteurs supérieurs, Germains, Celtes, Indiens, comme un héritage de la période de l'agriculture inférieure où les clans ont leurs racines dans l'économie rurale féminine. Or l'agriculture supérieure des peuples civilisés ne vient pas de la culture féminine par sarclage, mais de l'élevage, qui était déjà pratiqué par les hommes et où, selon Grosse, le clan n'avait aucune importance par rapport à l'exploitation familiale patriarcale. Selon Grosse encore, l'organisation en clans est sans importance chez les éleveurs nomades, elle n'acquiert de pouvoir pour quelque temps que lorsque le groupe se fixe et passe à l'agriculture.

D'après les meilleurs spécialistes des civilisations agraires, l'évolution réelle s'est opérée en sens inverse : tant que les éleveurs menaient une vie nomade, les associations de parentage avaient à tous égards les plus grands pouvoirs; avec la vie sédentaire et l'agriculture, la cohésion du clan commence à se relâcher et à reculer devant le regroupement local des agriculteurs dont la communauté d'intérêts est plus forte que la tradition des liens du sang, la communauté familiale se transforme en une communauté de voisinage. Telle est l'opinion de Ludwig von Maurer, Kovalevsky, Henry Maine, Laveleye; et actuellement, Kaufmann démontre l'existence du même phénomène chez les Kirghizes et les Yakoutes.

Signalons enfin que Grosse avoue lui-même n'avoir, de son point de vue, pas la moindre explication à donner pour les phénomènes les plus importants relevant du domaine des rapports familiaux primitifs, comme le matriarcat, et qu'il se contente en haussant les épaules d'appeler le matriarcat “ la curiosité la plus rare de la sociologie ”. Il en vient jusqu'à cette affirmation incroyable que chez les Australiens les idées de consanguinité n'auraient eu aucune influence sur les systèmes familiaux, et même, chose encore plus incroyable, qu'il n'y avait pas trace de clans chez les anciens Péruviens; il juge de la civilisation agraire des Germains d'après le matériel vieilli et discutable de Laveleye et reprend finalement à son compte, par exemple, cette fabuleuse affirmation de Laveleye, selon laquelle “ aujourd'hui encore ” la communauté villageoise russe chez les 35 millions de Grands-Russiens constitue un regroupement de clan par consanguinité; une “ communauté familiale ”, ce qui est à peu près aussi exact que l'affirmation selon laquelle l'ensemble de la population berlinoise formerait “ aujourd'hui encore ” une grande communauté familiale. Tout cela habilite particulièrement Grosse à traiter de chien crevé le “ père de l'église de la social-démocratie allemande ”, Morgan. Les exemples donnés ci-dessus de la façon dont Grosse traite des formes de la famille et du clan donnent une idée de la façon dont il traite des “ formes de l'économie ”. Toute son argumentation dirigée contre le communisme primitif repose sur une série de “ certes ” et de “ mais ”; il concède les faits incontestables, mais il leur en oppose d'autres de façon à diminuer ce qui ne lui convient pas, à gonfler ce qui lui convient et à obtenir le résultat souhaité.

Grosse rapporte lui-même à propos des chasseurs inférieurs :

“ La propriété individuelle, qui dans toutes les sociétés inférieures consiste avant tout ou exclusivement en biens meubles, n'a ici presque aucune importance; mais la partie la plus précieuse de la propriété, le chien de chasse, appartient en commun à tous les hommes de la tribu. Par voie de conséquence, le butin doit lui aussi être parfois partagé entre tous les membres de la horde. C'est par exemple ce qu'on rapporte sur les Botocudos (Ehrenreich, Revue d'ethnologie). Dans certaines parties de l'Australie, de telles coutumes existent. Tous les membres d'un groupe primitif sont et demeurent également pauvres. Comme il n'y a pas de différences importantes de fortune, la principale cause de formation des différentes castes fait défaut. En général, tous les hommes adultes à l'intérieur d'une tribu ont les mêmes droits. ” (pp. 55-56.)

De même, “ l'appartenance au clan a sous certains ( !) rapports une influence importante sur la vie du chasseur inférieur. Elle lui donne le droit de se servir de tel chien de chasse et le droit et le devoir de protection et de vengeance ” (p. 64). De même, Grosse reconnaît la possibilité d'un communisme de clan chez les chasseurs inférieurs de Californie.

Les liens du clan sont pourtant ici très relâchés; il n'y a pas de communauté économique. “ Le mode de production des chasseurs arctiques est cependant si individualiste que la cohésion du clan ne résiste guère aux convoitises centrifuges. ” De même, chez les Australiens, “ la chasse et la cueillette sur le terrain commun ne sont en règle générale nullement pratiquées en commun; chaque famille a son exploitation séparée ”. En général, “ la pénurie de nourriture ne tolère aucune réunion durable en groupes assez grands, elle contraint à la dispersion ” (p. 63).

Passons aux chasseurs supérieurs. Certes, “ chez les chasseurs supérieurs aussi, le sol est en général la propriété commune de la tribu ou du clan ” (p. 69), certes, nous trouvons à ce niveau des maisons collectives où les clans habitent en commun (p. 84); certes, apprenons-nous, “ les digues et les travaux de production importants que Mackenzie a vus dans les fleuves de la Haida et qui, d'après ses estimations, doivent avoir exigé le travail de l'ensemble de la tribu, étaient sous la surveillance du chef sans la permission duquel personne ne pouvait pêcher. Ils étaient donc vraisemblablement considérés comme la propriété de l'ensemble de la communauté villageoise à laquelle appartenaient aussi sans partage les eaux poissonneuses et les terrains de chasse ” (p. 87).

Mais “ les biens meubles ont acquis ici une telle extension et une telle importance que, malgré l'égalité dans la possession du sol, une grande inégalité de fortune peut se développer ” (p. 69) et “ en général la nourriture, autant que nous pouvons en juger, n'est pas plus considérée comme propriété commune que le reste des biens meubles. On ne peut caractériser les clans domestiques comme des communautés économiques que dans un sens très limité ” (p. 88).

Tournons-nous maintenant vers le niveau de civilisation directement supérieur, les éleveurs nomades. A leur sujet aussi, Grosse rapporte ce qui suit : certes, “ même les nomades les plus instables ne débordent pas au-delà de certaines limites, ils se meuvent tous à l'intérieur d'un territoire assez précisément délimité, qui passe pour la propriété de leur tribu et qui est à son tour souvent réparti entre les différentes familles particulières et clans ”. Et plus loin : “ Le sol est, dans presque tout le domaine de l'élevage, possession commune de la tribu ou du clan (p. 91). “ La terre est, il est vrai, le bien commun de tous les membres du clan et elle est répartie comme telle par le clan ou par son chef entre les différentes familles qui l'exploitent ” (p. 128).

Mais “ la terre n'est pas la possession la plus précieuse du nomade. Son bien suprême, c'est son troupeau et le bétail est toujours (!) la propriété particulière des familles individuelles. Le clan d'éleveurs n'est jamais (!) devenu une communauté économique ou de propriété ”.

Viennent ensuite les agriculteurs inférieurs. Ici, certes, le clan est pour la première fois reconnu comme une communauté complètement communiste. Mais - ici aussi un “ mais ” suit immédiatement - ici aussi “ l'industrie mine l'égalité sociale ” (Grosse parle d'industrie, mais il pense naturellement à la production de marchandises qu'il ne sait pas distinguer de l'autre) et crée une propriété particulière meuble qui a priorité sur la propriété collective du sol et la détruit (pp. 136-137). Malgré la communauté du sol, “ la séparation entre riche et pauvre existe déjà ici aussi ”. Le communisme est réduit à un bref interlude dans l'histoire de l'économie, qui commence avec la propriété privée pour se terminer par la propriété privée. Ce qu'il fallait démontrer !


Notes

[1] Les critiques et les théories de Starcke et de Westermarck ont été soumises par Cunow, dans son ouvrage de 1894 sur les “ Organisations de la parenté chez les nègres des régions australes ”, à un examen approfondi et impitoyable, auquel, à notre connaissance, ces deux Messieurs n'ont pas répondu jusqu'à ce jour. Cela n'empêche pas des sociologues plus récents, comme Grosse, de continuer à les célébrer comme des autorités éminentes, comme ceux qui ont anéanti Morgan. Il en va des critiques de Morgan comme des critiques de Marx : il suffit à la science bourgeoise que leurs opinions servent contre les révolutionnaires haïs et leur bon vouloir remplace ici les résultats scientifiques.

[2] Le professeur Ed. Meyer écrit aussi, dans son introduction de 1907 à l'“ Histoire de l'Antiquité ” (p. 67) : “ L'hypothèse établie par 0. Hansen et généralement admise, selon laquelle la propriété privée du sol a été originairement et universellement Précédée d'une propriété commune avec distribution périodique, comme César et Tacite la décrivent chez les Germains, a été très fortement contestée ces derniers temps; en tout cas, le Mir russe, qui passe pour typique de cette propriété commune, ne date que du XVII° siècle, ” Le professeur Meyer reprend d'ailleurs cette dernière affirmation telle quelle dans l'ancienne théorie du professeur ruses Tchitchérine.

[3] Note au crayon de R. L. - rassembler simplement du matériel et des “ faits observés ”, comme l'Association de politique sociale, et des monographies.

[4] Grosse : “ Les débuts de l'art ”, p. 34.

[5] Grosse : “ Formes de la famille ”, p. 238, pp. 207, 215.


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