1918

Source : num�ro 13 du Bulletin communiste (permi�re ann�e), 10 juin 1920, sous le titre � M.S. Ouritzky ï¿½. Corrections de la MIA d'apr�s le texte russe.


M.S. Ouritsky

Anatoli Lounatcharsky

Septembre 1918


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Mo�sse�-Solomonovitch Ouritsky1 naquit le 2 janvier 1873 dans la petite ville de Tcherkassy, gouvernement de Kiev, au bord du Dnieper. Ses parents �taient n�gociants. La famille des Ouritsky �tait grande et patriarcale. L'honn�tet�, le respect des anciennes coutumes et le commerce, telles �taient les limites de l'horizon familial. Le petit Ouritsky, �g� de trois ans, perdit son p�re, noy� par accident. L'enfant resta entre les mains de sa m�re et de sa s�ur a�n�e. Sa m�re s'effor�a de l'�lever religieusement. Jusqu'� 13 ans, il �tudie les textes subtils et profond�ment embrouill�s du Talmud. La seule clart� de sa vie � cette �poque, c'est la proximit� de la nature. A ses moments de loisir l'enfant se repose sur les rives si belles du Dnieper et c'est peut-�tre l� que nous devons trouver la source de la douceur et de la bont� par lesquelles Mo�sse�-Salomonovitch se distingua toute sa vie.

L'int�r�t de sa s�ur s'orientait dans un autre sens. Elle devina de bonne heure les brillantes qualit�s de son jeune fr�re et s'attacha � le familiariser avec la culture russe. Elle y r�ussit. A 13 ans, Ouritsky, malgr� la volont� de sa m�re, se passionne pour l'�tude de la langue russe et y consacre tout son enthousiasme juv�nile. Il passe brillamment l'examen d'admission et entre au progymnase de Tcherkassy.

Ayant termin� ses �tudes pr�paratoires, il se rend � B�la�a-Tserkov o� il ach�ve avec succ�s ses �tudes de gymnase. Bien qu'il ait d� travailler pour gagner son pain, il a acquis d'excellentes connaissances de litt�rature russe et �trang�re. Le gymnase, naturellement, ne pouvait les lui donner toutes.

Mo�sse�-Salomonovitch entre � la facult� de droit ; il est d�s ce moment le fondateur de groupes d'�tudiants social-d�mocrates.

A 24 ans, au sortir de l'Universit�, il contracte un engagement volontaire dans un r�giment d'infanterie.

Mais son service militaire n'est pas de longue dur�e... Il est arr�t� le troisi�me jour comme appartenant � une organisation social-d�mocrate.

D�s ce moment toute sa vie s'�coulera en prison ou en exil.

Il est d'abord exil� dans la province de Iakoutsk, o� il passe cinq ans. Il y contracte la tuberculose dont il ne cessera plus de souffrir. Revenu en Russie, en 1905, il s'installe � Petrograd et se consacre enti�rement au travail de propagande du parti. Mais au d�but de 1906, il est de nouveau arr�t� et, cette fois envoy� d'abord dans le gouvernement de Vologda, ensuite dans celui d'Arkhangelsk

Vers cette �poque, sa tuberculose prend une forme aigu� et les fonctionnaires m�mes du tsar croient pouvoir commuer son exil dans le Nord en bannissement. La guerre le trouve en Allemagne. Mo�sse�-Salomonovitch se rend d'abord � Stockholm, puis � Copenhague. A la premi�re nouvelle de la r�volution russe, apr�s de longues ann�es de lutte et d'exil, il revient en Russie.

Ici, son activit� crayeuse, pleine de fougue et de force est bien connue de tous.

Mo�sse� Salomonovitch �tait de ces hommes qui semblent n'avoir pas de vie priv�e. Toutes les heures, toutes les minutes de sa vie appartenaient � la cause de la r�volution, � la cause de la v�rit� et de la justice.

C'�tait aussi un homme d'une sorte de bont� et de douceur romantiques ; ses ennemis m�mes en conviennent.

On a tu� en lui un lutteur sto�que, un militant fid�le de l'Internationale. On l'a tu� � son poste. Ouritsky, h�ros et combattant fid�le de la r�volution ne pouvait mourir autrement.

Souvenirs Personnels

Je fis sa connaissance en 1901. Sortant de prison et devant �tre envoy� en exil j'avais obtenu quelques jours de libert� pour aller visiter mes parents � Kiev.

Sur la demande de la Croix-Rouge de Kiev, je fis une conf�rence � son b�n�fice. Et nous f�mes tous � conf�rencier et auditeurs, et de ce nombre E. Tarle et V. Vodavozova � conduits sous escorte de cosaques � la prison de Loukianovka.

Quand nous y f�mes un peu install�s, nous nous aper��mes que c'�tait une prison assez particuli�re : les portes des cellules ne se fermaient jamais ; les promenades avaient lieu en commun et pendant les promenades on pouvait s'occuper alternativement de sports et suivre un cours de socialisme scientifique. Les nuits on s'installait aux fen�tres et commen�aient de longues s�ances de chant et de d�clamation. Il y avait dans la prison une commune o� �taient vers�s les colis des familles et les rations d�livr�es par l'administration.

Les achats au bazar pour le compte commun des d�tenus, de m�me que la direction de la cuisine et de tout son personnel de condamn�s ressortissaient aussi de la commune des d�tenus politiques. Les condamn�s de droit commun consid�raient notre commune avec un profond respect parce qu'elle avait banni de la prison les s�vices et m�me les injures.

Comment la prison de Loukianovka avait-elle �t� transform�e en commune ? C'est qu'elle �tait dirig�e davantage que par son directeur, par le staroste2 des d�tenus politiques, Mo�sse� Salomonovitch Ouritsky. Il avait en ce moment une grande barbe noire et ne cessait de m�chonner une petite pipe. Flegmatique, imperturbable, �voquant les boscos des navires au long cours, il allait par la prison de sa caract�ristique d�marche de jeune ours ; il savait tout, il arrivait partout � temps, il disposait de tout, il �tait bienfaisant pour les uns, d�sagr�able pour les autres, mais il restait toujours une invincible autorit�. Il r�gnait sur l'administration de la prison pr�cis�ment par la force calme qui r�v�lait sa sup�riorit�.

Des ann�es pass�rent. Nous �tions tous deux en exil.

Menchevik de gauche, Mo�sse�-Salomonovitch Ouritskv �tait sinc�rement, fougueusement un r�volutionnaire et un socialiste. Sous sa tranquillit� apparente et sous son flegme, il cachait une foi absolue en la cause ouvri�re. Il se moquait volontiers du pathos et des discours grandiloquents sur de magnifiques sujets. Il �tait fier de sa lucidit�, il l'affirmait avec une certaine coquetterie et m�me semblait-il avec un certain cynisme.

Mais c'�tait, en r�alit�, un pur id�aliste. La vie en dehors du mouvement ouvrier n'existait presque pas pour lui. Sa grande passion politique ne bouillonnait pas, uniquement parce qu'il l'avait canalis�e rationnellement, d'apr�s un plan donn�, pour la diriger vers un but : elle ne se traduisait donc qu'en activit�, mais par une activit� extr�mement cons�quente.

Sa logique �tait inflexible. La guerre de 1914 le fit entrer dans la voie de l'internationalisme et il ne chercha pas d'autres chemins. Comme Trotsky, comme Tchitch�rine, comme Joff�, il sentit bient�t l'impossibilit� de conserver m�me l'ombre de relations avec les mench�viks de la d�fense nationale et rompit absolument avec le groupe Martov qui ne le comprenait pas. D'ailleurs m�me, avant la guerre, il �tait avec son plus proche coreligionnaire politique, L. D. Trotsky bien plus pr�s des bolcheviks que des mench�viks.

Nous nous rencontr�mes � Berlin en 1913, apr�s une longue s�paration. Et ce fut de nouveau la m�me histoire ! Je n'avais pas de chance avec mes conf�rences. La colonie russe de Berlin m'avait invit� � faire quelques causeries, la police berlinoise m'arr�ta, me garda quelque temps et m'expulsa de Prusse avec d�fense d'y revenir. Ouritsky fut de nouveau mon bon g�nie. Non seulement il connaissait parfaitement la langue allemande, mais il avait de vastes relations qu'il fit agir pour provoquer autour de mon arrestation un gros scandale pour le gouvernement, et je l'admirais de nouveau quand, avec son tranquille sourire ironique il parlait au juge d'instruction ou aux journalistes bourgeois, ou � donnait les directives ï¿½ � nos amis pour un entretien avec Karl Liebknecht, lequel s'�tait aussi int�ress� � ce petit fait significatif.

Et il me laissait toujours la m�me impression : assurance tranquille, �tonnant talent d'organisation.

Pendant la guerre, � Copenhague, Ouritsky joua aussi un grand r�le, mais ce n'est qu'en Russie pendant notre grande r�volution qu'il put d�ployer progressivement sur de bien plus vastes ar�nes sa force organisatrice immense et tranquille.

Il adh�ra d'abord � l'organisation dite inter-rayons. Il y mit de l'ordre et sa fusion compl�te et inconditionnelle avec les bolcheviks fut en grande partie son �uvre.

Au fur et � mesure que s'approchait le 25 octobre, la valeur des forces d'Ouritsky �tait de mieux en mieux appr�ci�e au grand �tat-major du bolchevisme.

Le r�le vraiment gigantesque du Comit� r�volutionnaire militaire de Petrograd � partir du 20 octobre jusqu'� la mi-novembre n'est connu que de peu de gens. Le point culminant de son extraordinaire travail d'organisation fut atteint du 24 octobre, � la fin du mois. Mo�sse� Salomonovitch ne dormit alors ni de jour ni de nuit. Il �tait entour� d'un groupe d'hommes d'une grande force et d'une grande endurance mais qui se fatiguaient, se rempla�aient, ne prenaient sur eux qu'une partie du travail. Ouritsky, les yeux rougis par l'insomnie, mais toujours calme et souriant, restait � son poste dans ce fauteuil auquel aboutissaient tous les fils et duquel partaient toutes les directives de l'organisation r�volutionnaire, puissante, soudaine, mais encore incompl�tement mont�e.

Je consid�rais alors l'activit� de Mo�sse� Salomonovitch comme un v�ritable prodige d'aptitude au travail, de ma�trise de soi et de pr�sence d'esprit. Je vois encore maintenant dans cette page de sa vie, une sorte de prodige. Mais cette page n'�tait pas la derni�re et son �clat extraordinaire ne fait pas p�lir les pages suivantes.

Apr�s la victoire du 25 octobre et la s�rie de victoires qui suivit dans toute la Russie, l'un des moments les plus troubles, ce fut quand nous d�mes d�cider des relations entre le gouvernement des Soviets et la Constituante prochaine. Il fallait pour r�gler cette question un homme politique de premi�re force r�unissant � une volont� de fer la souplesse n�cessaire. On ne trouva pas deux noms. Toutes les voix s'arr�t�rent unanimement sur la candidature d'Ouritsky.

Et il fallait voir notre commissaire pour l'Assembl�e constituante en ces jours orageux ! Je comprends que tous ces � d�mocrates ï¿½ ayant toujours aux l�vres des phrases redondantes, sur le droit, la libert�, etc.... aient ha� d'une haine br�lante ce petit homme rond qui les regardait � travers le cercle noir de son pince-nez avec une froideur ironique, qui d'un seul sourire lucide dissipait toutes leurs illusions et dont chaque geste incarnait la souverainet� de la force r�volutionnaire sur la phrase r�volutionnaire.

Quand le premier et le dernier jour de la Constituante, au-dessus de l'orageuse foule des socialistes-r�volutionnaires retentissaient les discours solennels de Tchernov et que la � Haute Assembl�e ï¿½ s'effor�ait de montrer � chaque minute qu'elle �tait le v�ritable pouvoir, � le camarade Ouritsky circulait dans le Palais de Tauride absolument comme autrefois dans la prison de Loukianovka, de son m�me pas d'ours, avec sa m�me imperturbabilit� souriante ; comme alors il savait tout, il suffisait � tout, il inspirait aux uns une assurance tranquille, aux autres une totale d�sesp�rance.

� Il y a quelque chose de fatal en Ouritsky ï¿½. J'entendis en ce jour m�morable, dans un corridor, cette r�flexion d'un socialiste-r�volutionnaire.

L'Assembl�e constituante fut liquid�e. Mais des difficult�s plus grandes encore survenaient : Brest-Litovsk.

Ouritsky fut un ardent adversaire de la paix avec l'Allemagne. Lui qui incarnait le sang-froid nous disait, avec son habituel sourire : � Ne vaudrait-il pas mieux mourir honorablement ? ï¿½

Mais � la nervosit� de certains communistes de gauche, Mo�sse� Salomonovitch r�pondait tranquillement : � La discipline du parti avant tout ï¿½. Et ce n'�tait pas pour lui une phrase vide de sens.

L'offensive allemande de f�vrier commen�a.

Le Soviet des commissaires du peuple contraint de partir donna toute la responsabilit� de la situation, alors presque d�sesp�r�e de Petrograd, au camarade Zinoviev.

� Vous aurez bien des difficult�s ï¿½, disait L�nine � ceux qui restaient. � � Mais Ouritsky reste avec vous ï¿½, et cela tranquillisait. Et c'est alors que commen�a la lutte habile et h�ro�que de Mo�sse� Salomonovitch avec la contre-r�volution et la sp�culation.

Que de mal�dictions, que d'accusations pleuvaient sur sa t�te � cette �poque ! Il �tait terrible. Il d�sesp�rait non seulement par son inflexibilit�, mais aussi par sa vigilance. R�unissant entre ses mains la Commission extraordinaire3 et le Commissariat de l'Int�rieur, conservant un r�le souvent dirigeant dans les affaires �trang�res, il fut � Petrograd l'ennemi le plus terrible de toutes les vari�t�s de voleurs et de forbans de l'imp�rialisme.

Ils savaient quel puissant ennemi ils avaient en lui. Et les bourgeois pantouflards aussi, pour laquelle il incarnait la terreur bolchevik, le d�testaient.

Mais nous qui �tions � ses c�t�s, si pr�s de lui. nous savons quelle �tait sa grandeur d'�me et comme il savait concilier la duret� et la force n�cessaires avec une v�ritable bont�. Il n'y avait naturellement en lui aucune sentimentalit�, mais il y avait beaucoup de bont�. Nous savons que sa t�che fut non seulement lourde et ingrate, mais encore douloureuse.

Mo�sse� Salomonovitch souffrit beaucoup � son poste. Mais jamais nous n'entend�mes une plainte de cet homme vraiment fort. Il �tait tout � la discipline. Il incarnait vraiment le devoir r�volutionnaire.

Ils l'ont tu�. Ils nous ont port� un coup tr�s adroit. Ils ont choisi un des plus habiles et des plus forts de leurs ennemis, un des plus forts et des plus habiles des amis de la classe ouvri�re.

Tuer L�nine4 et Ouritsky c'e�t �t� plus que remporter une grande victoire au front.

Serrer les rangs nous est difficile. Une br�che terrible est faite parmi nous. Mais L�nine se r�tablit et nous nous efforcerons de remplacer notre inoubliable et irrempla�able Mo�sse� Salomonovitch-Ouritsky, en d�cuplant chacun notre �nergie.

(Septembre 1918.)

Notes

1 Assassin� le 30 ao�t 1918 � Petrograd par un socialiste-r�volutionnaire.

2 Doyen.

3 La Tch�ka.

4 Victime d'un attentat le jour m�me o� Ouritsky fut assassin�.


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