1909 |
"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx |
Le déterminisme économique de Karl Marx
Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.
1909
La Justice des sociétés civilisées découle de deux sources : l'une prend son origine dans la nature même de l'être humain et l'autre dans le milieu social, organisé sur la base de la propriété privée. Les passions et les notions existant chez l'homme avant la constitution de la propriété, et les intérêts, les passions et les idées que celle-ci engendre, agissant et réagissant les unes sur les autres, ont fini par enfanter, développer et cristalliser dans le cerveau des civilisés l'idée du Juste et de l'Injuste.
Les origines humaines de l'idée de Justice sont la passion de la vengeance et le sentiment de l'égalité.
La passion de la vengeance est une des plus antiques de l'âme humaine ; elle plonge ses racines dans l'instinct de conservation, dans le besoin qui pousse l'animal et l'homme à se rebiffer quand ils reçoivent un coup et à y répondre machinalement, si la peur ne les met pas en fuite ; c'est ce besoin aveugle et irraisonné qui porte l'enfant et le sauvage à frapper l'objet inanimé qui les a blessés. Réduite à sa plus simple et dernière expression, la vengeance est une détente réflexe, analogue au mouvement involontaire, qui fait cligner la paupière quand l'œil est menacé.
La vengeance chez le sauvage et le barbare est d'une intensité inconnue aux civilisés. "Les Peaux-Rouges, dit l'historien américain Adairs, sentent leur cœur brûler violemment jour et nuit jusqu'à ce qu'ils aient versé le sang pour le sang. Ils transmettent de père en fils le souvenir du meurtre d'un parent, d'un membre du clan, alors même qu'il serait celui d'une vieille femme." On cite des Peaux-Rouges qui se sont suicidés parce qu'ils ne pouvaient se venger. Le Figien qui a reçu une injure place à portée de sa vue un objet qu'il n'enlève qu'après avoir assouvi sa vengeance. Les femmes slaves de Dalmatie montraient à l'enfant la chemise ensanglantée du père tué pour l'exciter à la vengeance.
"La vengeance vieille de cent ans a encore ses dents de lait", dit le proverbe afghan. Le Dieu sémite, quoique "tardif à la colère", "venge l'iniquité des pères sur les enfants et les enfants des enfants ; jusqu'à la troisième et quatrième génération." (Exode, XXXIV, 7). Quatre générations n'apaisent pas sa soif de vengeance : il interdit l'entrée de l'Assemblée jusqu'à la dixième génération aux Moabites et aux Hamonites, pour "n'être pas venus au devant des Israélites, sortant de l'Egypte, avec de l'eau et du pain dans le chemin". (Deutéronome, XVIII, 3, 4). L'Hébreu pouvait donc dire, ainsi que le Scandinave : "L'écaille de l'huître peut tomber en poussière par l'action des années, et mille autres années peuvent passer sur cette poussière, mais la vengeance sera encore chaude dans mon cœur." Les Érinnies de la Mythologie homérique sont les antiques déesses "de la vengeance... de la soif inextinguible du sang". Le chœur de la grandiose trilogie d'Eschyle, qui palpite des passions torturant l'âme des Dieux et des mortels, crie à Oreste, hésitant à venger son père : "Que l'outrage soit puni par l'outrage ! Que le meurtre venge le meurtre !... Mal pour mal, dit la sentence des vieux temps... Le sang versé sur la terre demande un autre sang. La terre nourricière a bu le sang du meurtre ; il a séché, mais la trace reste ineffaçable et crie vengeance." Achille, pour venger la mort de Patrocle, son ami, oublie l'injure d'Agamemnon et étouffe la colère qui le fait assister impassible aux défaites des Achéens ; la mort d'Hector n'assouvit pas sa passion, trois fois il traîne son cadavre autour des murs de Troie. .
Le sauvage et le barbare ne pardonnent jamais : ils savent attendre des années le moment propice de la vengeance. Clytemnestre, pendant dix longues années, guette patiemment l'heure de la vengeance ; quand elle a assassiné Agamemnon, le meurtrier de sa fille, ivre de joie et de sang, elle s'écrie : "La rosée du meurtre est tombée sur moi, aussi douce à mon cœur que l'est pour les champs la pluie de Zeus dans la saison où le grain de blé sort de l'enveloppe".
L'homme sanctifie et divinise ses passions, surtout lorsqu'elles sont utiles à sa conservation privée et sociale. "La soif inextinguible du sang", la vengeance, érigée en devoir sacré, devient le premier des devoirs. Les Erinnies, "nombreuses comme les malédictions qui sortent de la bouche d'une mère courroucée", s'élançaient du ténébreux Erèbe, dès que les imprécations leur donnaient vie et mouvement [1]. Elles n'apparaissaient à la lumière du soleil que pour souffler la passion de la vengeance et pour poursuivre, infatigables, sur terre et sur mer, le meurtrier : nul mortel ne pouvait leur échapper. Leur rage pourchassait le coupable et sa famille et s'étendait sur celui qui lui donnait asile, sur des cités et des contrées entières : elles excitaient les guerres civiles et semaient la peste et la famine. Le chœur des Erinnies d'Eschyle, quand Oreste va leur échapper, s'écrie : "Je vais sur cette contrée (l'Attique) répandre le contagieux venin de mon cœur, ce venin fatal à la terre, et les fruits périront dans leurs germes et comme eux périront les petits des animaux et les enfants des hommes. Tes fléaux, ô vengeance, sèmeront dans la contrée la dévastation !" Le Dieu sémite vengeait également le sang versé sur les plantes, les bêtes et les enfants. La poétique imagination des Grecs a personnifié dans ces redoutables déesses, dont on craignait de prononcer le nom, les terreurs qu'inspirait aux peuplades primitives le déchaînement des passions de la vengeance.
Vico, dans la Scienza nuova, formule cet axiome de la science sociale :
"La législation prend l'homme tel qu'il est pour faire de lui un bon usage dans la société humaine. De la férocité (ferocia), de l'avarice et de l'ambition, ces trois vices qui égarent le genre humain, elle tire l'armée, le commerce et la cour (corte) ; c'est-à-dire la force, la richesse et le savoir des républiques ; et ces trois grands vices, capables de détruire l'espèce humaine, créent la félicité sociale.
"Cet axiome démontre l'existence d'une providence divine, laquelle est la divine pensée législatrice qui, des passions des hommes, absorbés complètement dans leurs intérêts privés, lesquels les feraient vivre en bêtes féroces dans la solitude, tire l'ordre civil qui leur permet de vivre en sociétés humaines."
La loi impassible, selon le mot d'Aristote, est en effet sortie de la passion de la vengeance, furibonde et toujours bouillonnante. Mais ce n'est pas une intelligence législatrice divine, qui, ainsi que le pense Vico, crée l'ordre avec les désordres des passions humaines, ce sont, au contraire, ces désordres qui engendrent l'ordre. Je vais essayer de le démontrer.
La passion implacable et furibonde de la vengeance que l'on retrouve dans l'âme des sauvages et des barbares de l'ancien et du nouveau monde, ainsi que le prouvent les citations précédentes, leur est imposée par les conditions des milieux naturel et social dans lesquels ils se meuvent.
Le sauvage, en guerre perpétuelle avec les bêtes et les hommes et l'esprit hanté de dangers imaginaires, ne peut vivre isolé ; il s'agglomère en troupeaux ; il ne peut comprendre l'existence en dehors de sa horde ; l'en expulser, c'est le condamner à mort [2]. Les membres de la tribu se considèrent issus d'un ancêtre unique ; le même sang circule dans leurs veines, verser le sang d'un membre c'est verser le sang de la tribu tout entière. Le sauvage n'a pas d'individualité, c'est la tribu, le clan et plus tard la famille qui possèdent une individualité. La solidarité la plus étroite et la plus solide soude ensemble les membres d'une tribu, d'un clan, au point d'en faire un seul être, comme les Hecatonchyres de la Mythologie grecque ; aussi, dans les peuplades les plus primitives qu'il a été donné d'observer, les femmes sont communes, et les enfants appartiennent à la horde ; la propriété individuelle n'y fait pas encore son apparition, les objets les plus personnels, tels que les armes et ornements, passent de mains en mains avec la plus étonnante rapidité, rapportent Filon et Howitt, ces patients observateurs des mœurs australiennes. Les membres des tribus sauvages et des clans barbares se meuvent et agissent en commun, comme un seul homme, ils se déplacent, chassent, se battent et cultivent la terre en commun ; quand la tactique guerrière se perfectionne, ils se rangent en bataille par tribus, clans et familles.
Ils mettent en commun les offenses, ainsi que tout le reste. L'injure faite à un sauvage est ressentie par tout son clan, comme si elle était personnelle a chaque membre. Faire couler le sang d'un sauvage, c'est verser le sang du clan ; tous ses membres ont le devoir d'en tirer vengeance : la vengeance est collective, comme le mariage et la propriété. Le droit d'exercer la vengeance était, chez les Germains barbares, le lien par excellence de la famille. Lorsque les tribus franques eurent établi le webrgeld, c'est-à-dire la compensation monétaire de l'offense, tous les membres de la famille se partageaient le prix du sang, mais le frank qui était sorti de la communauté familiale n'avait pas droit au wehrgeld, s'il était tué, c'était le roi qui devenait s'on vengeur et qui recevait le prix de son sang.
Mais parce que le clan ressent l'injure faite à l'un de ses membres, le clan tout entier devient responsable de l'offense commise par l'un de ses membres. L'offense est collective, comme l'injure [3]. Le clan offensé se venge en tuant un individu quelconque du clan offenseur. "Il règne dans les peuplades australiennes une consternation générale, écrit Sir G. Grey, quand un meurtre est commis, surtout si le coupable a échappé, car ses parents se considèrent coupables et il n'y a que les personnes qui n'ont aucune relation avec la famille qui se croient en sûreté." Un meurtre, c'est la déclaration de guerre entre deux familles, entre deux clans : guerre d'embûches et d'extermination, qui dure des années, car un meurtre demande une mort pour le venger, qui à son tour réclame vengeance ; parfois les deux clans tout entiers en viennent aux mains. Il n'y a pas un demi-siècle qu'en Dalmatie "la guerre s'étendait des familles à tout le village et parfois la guerre civile se déchaînait sur tout le district" [4]. On se venge sur les femmes et les enfants : les Scandinaves n'épargnaient pas même les nouveau-nés au berceau, car "un loup est aux aguets dans le tendre enfant", disent les Eddas. Même dans ce siècle les Grecs exerçaient la vengeance sur les enfants mâles âgés de plus de huit ans ; les femmes et les jeunes filles étaient seules épargnées [5].
Ce ne sont pas seulement les meurtres réels qui impérieusement demandent vengeance, mais encore les meurtres imaginaires que crée la superstitieuse imagination du sauvage. Aucune mort n'est naturelle pour l'Australien, tout décès est l'œuvre des maléfices d'un ennemi appartenant à un clan rival, et le devoir des parents est de venger le défunt en tuant, non pas précisément l'auteur présumé des maléfices, mais un membre quelconque de son clan, plusieurs même s'ils le peuvent [6]. D'ailleurs le mort se vengeait lui-même, son esprit venait torturer le coupable. Frazer prétend qu'une des causes de la suppression des repas anthropophagiques est la peur des vengeances posthumes du malheureux qu'on avait mangé. Ce n'est pas seulement pour se venger que le sauvage tue le meurtrier, mais encore pour apaiser le mort dont l'esprit serait tourmenté jusqu'à ce que du sang humain soit répandu : pour tranquilliser les mânes d'Achille, les Grecs immolèrent sur sa tombe Polyxène, la sœur de Pâris, son meurtrier.
Le sauvage, qui ne comprend l'existence que s'il fait partie intégrante de son clan, transforme l'offense individuelle en offense collective ; et la vengeance, qui est un acte de défense et de conservation personnelle, devient un acte de défense et de conservation collective. Le clan se protège en tirant vengeance du meurtre ou des blessures d'un de ses membres. Mais cette vengeance collective entraîne fatalement des dangers collectifs, qui parfois compromettent l'existence de la collectivité du clan. Les dangers collectifs de ces vendettas obligèrent les sauvages à étouffer leur sentiment de solidarité et à sacrifier le membre du clan auteur de l'injure, et à le livrer au clan de la victime. On a vu les sauvages de l'Australie, les armes à la main, s'arrêter et s'apaiser en réduisant la vengeance à un dommage personnel exactement égal à celui qui avait été commis et qui était devenu la cause de la querelle : vie pour vie, blessure pour blessure. Le talion était né.
Le talion "vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure" (Exode, XXI, 23-25), peut seul donner pleine satisfaction aux sentiments égalitaires des peuplades communistes primitives, dont tous les membres sont égaux.
L'égalité la plus complète découle nécessairement des conditions dans lesquelles vit le sauvage des tribus communistes. Darwin rapporte dans son Voyage d'un Naturaliste cette anecdote caractéristique : il vit un Fuégien à qui on avait donné une couverture de laine la déchirer en lanières d'égale largeur, afin que chaque individu de sa horde reçût un morceau, le sauvage ne pouvant admettre qu'un membre du clan soit mieux partagé qu'un autre en quoi que ce soit. César, quand il vint en contact avec les tribus germaines, fut frappé de l'esprit égalitaire qui présidait à leurs partages de biens ; il l'attribuait au désir de créer l'égalité parmi leurs membres. César raisonne en civilisé vivant dans un milieu social où des conditions inégales d'existence engendrent fatalement l'inégalité parmi les citoyens. Les barbares qu'il avait sous les yeux vivaient au contraire dans un milieu communiste, engendrant l'égalité ; ils n'avaient donc pas à la chercher dans leurs partages, mais à satisfaire leur esprit égalitaire en distribuant des parts égales à tous, sans se douter le moindrement de l'importance sociale de leur acte ; c'est ainsi qu'on digère, sans rien connaître de la chimie stomacale, et que les abeilles construisent les alvéoles de la ruche d'après les plus exactes règles géométriques et mécaniques de résistance et d'économie d'espace, sans se douter de la géométrie et de la mécanique. L'égalité est non seulement implantée dans le cœur et le cerveau des hommes primitifs, elle existe encore dans leur apparence physique.. Volney raconte qu'un chef peau-rouge lui exprima son étonnement de la grande différence physique qui existait entre les blancs qu'il voyait, tandis que la plus grande ressemblance régnait entre les membres d'une même tribu sauvage.
La vieillesse, entourée de respect, est le premier privilège qui apparaisse dans les sociétés humaines ; il est le seul qui existe dans une tribu sauvage. Quelles que soient les qualités supérieures de courage, d'intelligence, d'endurance de la faim, de la soif, de la douleur, qui distinguent un guerrier, elles ne lui donnent pas le droit de s'imposer ; il peut être choisi pour diriger ses compagnons à la chasse et les commander à la guerre, mais l'expédition terminée, il redevient leur égal. "Le plus grand chef des Peaux-Rouges, dit Volney, ne peut même en campagne ni frapper, ni punir un guerrier et au village il n'est pas obéi par un autre enfant que le sien [7]." Le chef grec des temps homériques ne possédait une autorité guère plus étendue : Aristote remarque que si le pouvoir d'Agamemnon allait jusqu'au droit de tuer le fuyard, quand on marchait à l'ennemi, il se laissait patiemment insulter quand on délibérait. Les généraux grecs, dans les temps historiques, leur année de commandement expirée, rentraient dans le rang. Ainsi, selon Plutarque, Aristide et Philopœmen, qui avaient été chefs d'armées et qui avaient remporté des victoires, servaient comme simples soldats.
Le talion n'est que l'application de l'égalité en matière de satisfaction à accorder pour une injure ; il est l'expiation égalisée à l'offense ; seul un dommage exactement égal à l'offense commise, une vie pour une vie, une brûlure pour une brûlure, peut satisfaire l'âme égalitaire des hommes primitifs. L'instinct égalitaire, qui dans les distributions d'aliments et de biens imposa le partage égal, créa le talion ; la nécessité de prévenir les désastreuses conséquences des vendettas l'introduisit dans les sociétés primitives : la Justice ne joue aucun rôle ni dans sa création, ni dans son introduction ; aussi trouve-t-on le talion établi chez des peuples qui ont si peu idée de la Justice qu'ils ne possèdent pas de mots pour crime, faute, justice. Les Grecs homériques, bien que d'une civilisation relativement supérieure, n'avaient pas de mot pour loi ; et il est impossible de concevoir la Justice sans lois [8].
Le talion, inventé et introduit pour échapper aux dangers des vendettas, et admis par les hommes primitifs parce qu'il donnait pleine satisfaction à leur passion de vengeance, dut être réglementé dès qu'il passa dans les mœurs. Le clan tout entier avait primitivement droit à la vengeance, qu'il exerçait sur n'importe quel membre du clan qui avait commis l'offense : on commença par limiter le nombre de personnes qui pouvaient exercer la vengeance et celui des personnes sur lesquels il était permis de l'exercer. Le thar, la loi du sang des Bédouins et de presque tous les Arabes, autorise tout individu compris dans les cinq premiers degrés de parenté à tuer n'importe quel parent du meurtrier compris dans ces cinq premiers degrés : cette coutume a dû être générale, car chez les Germains et les Scandinaves le wehrgeld était payé et reçu par les parents des cinq premiers cercles ou degrés.
Cette coutume, quoique restreignant le champ de la vengeance, lui livrait cependant un trop vaste choix de victimes ; aussi chez les Hébreux on constate des tentatives pour le restreindre et pour limiter la vengeance au coupable. Jéhovah, qui ne craint pas de se contredire, ordonne dans le Deutéronome (XXIV, 16) "de ne pas faire mourir les pères pour les enfants, ni les enfants pour les pères, mais chacun sera mis à mort pour son propre péché". Il était si difficile d'imposer cette limitation à la fougueuse vengeance, que longtemps après l'Éternel proteste contre le proverbe qui dit : "Les pères ont mangé le verjus et les dents des enfants sont agacées. Je suis vivant et vous n'userez plus de ce proverbe en Israël. Voici, toutes les âmes sont à moi, l'âme de l'enfant est à moi comme l'âme du père, et l'âme qui péchera sera celle qui mourra." (Ezèchiel, XVIII, 2, 3, 4.)
Mais il fut encore plus difficile de limiter le nombre des personnes se considérant en droit d'exercer la vengeance, pour finir par le leur enlever. La passion de la vengeance ne pouvait être assouvie que si le plus proche parent de la victime punissait le coupable : ainsi c'est Pyrrhus, le fils d'Achille, qui devant l'armée achéenne doit immoler la sœur du meurtrier de son père. Cailliud rapporte que chez certaines tribus du désert africain le coupable est remis à l'entière discrétion des proches parents de la victime, qui le torturent et le tuent à leur guise ; Frazer a vu en Perse une femme, à qui on avait livré le meurtrier de son fils, le percer de cinquante coups de couteau et, par un raffinement de vengeance, lui passer sur les lèvres la lame ensanglantée. Au neuvième siècle, en Norvège, le meurtrier, conduit au bord de la mer par les membres de l'assemblée populaire, était mis à mort par la partie poursuivante ou, sur son autorisation, par le prévôt royal. Quant à Athènes le pouvoir civil se chargea de frapper le coupable, le plus proche parent assistait à l'exécution, comme vengeur du sang : alors même qu'il ne jouait plus de rôle actif, il devait être présent, non seulement pour assouvir sa vengeance, mais encore pour remplir les conditions primitives du talion.
Le talion, en réglementant et limitant la vendetta, démontre que la passion qui torture et aveugla l'homme primitif s'apaise et devient susceptible de se courber sous un joug : l'homme s'habitue à ne plus exercer aveuglement la vengeance sur tout le clan ou sur toute la famille, mais sur le coupable seul et cette vengeance se limite à rendre strictement coup pour coup, mort pour mort [9]. Cette réglementation ne pouvait s'introduire et se maintenir que grâce à l'intervention collective des clans et des familles de la victime et du coupable. La famille, demeurant toujours responsable des actions de ses membres, est appelée à déclarer si elle veut endosser l'offense ou bien livrer l'offenseur ; dans ce dernier cas à déterminer l'expiation et à la proportionner à l'injure ; elle doit également contraindre le coupable à se soumettre passivement dans le cas où il y aurait résistance de sa part [10]. On arriva de la sorte à constituer des tribunaux d'arbitrage, chargés d'apprécier l'offense et d'accorder la satisfaction.
Les membres de la tribu, ainsi que c'était le cas chez les Scandinaves, réunis en assemblée, formaient ce premier tribunal arbitral ; mais à cause des difficultés que présentait la réunion de telles assemblées, on ne leur soumettait que les cas de meurtre ou de blessures graves ; pour ceux de moindre importance, tels que coups et blessures n'entraînant pas la mort ou la perte d'un membre, ils devaient être tranchés par le conseil des anciens.
Moïse, sur le conseil de son beau-père, Jethro, choisit "des hommes vertueux et les établit chefs des milliers, chefs des centaines, chefs des cinquantaines, chef des dizaines pour juger le peuple en tout temps", mais ils devaient lui rapporter les causes graves (Exode, XVIII). Moïse reproduisait dans le désert probablement ce qui existait en Egypte. Un conseil de druides était en Gaule chargé de connaître l'offense et de fixer la rétribution ; si l'une des parties refusait de se soumettre à son arrêt, il l'interdisait des sacrifices, ce qui constituait la plus terrible pénalité, car l'interdit était fui par tout le monde. (César, De bello Gallico, VI, 13). L'Aéropage réglait à Athènes la vengeance. Eschyle met dans la bouche des Erinnies, qui viennent de perdre leur procès, ces paroles, dépeignant les maux qui avaient rendu nécessaire l'institution d'un semblable tribunal : "Que jamais la Discorde insatiable de meurtre ne fasse entendre dans la ville ses rugissements (maintenant que l'Aéropage existe pour régler les vendettas), que jamais le sang des citoyens n'abreuve, ne rougisse la poussière et que jamais pour venger un meurtre un autre meurtrier ne se dresse en courroux dans Athènes." Ces antiques déesses, filles de la Nuit, qui personnifiaient la vengeance primitive, prononçaient leur oraison funèbre : après l'institution de l'Aéropage, elles s'apaisèrent et perdirent avec leur fonction leur caractère farouche ; elles reprirent alors leur nom antique d'Euménides, c'est-à-dire les Bonnes Déesses.
L'Aéropage devait remonter à une très haute antiquité ; une autre légende dit qu'il fut établi pour se prononcer sur le meurtre commis par Arès : il avait tué le fils de Poséidon qui avait violé sa fille, il fut acquitté par les douze dieux qui formaient le tribunal ; d'ailleurs le mot Aéropage signifie colline d'Arès. Une autre légende veut que le premier meurtre dont il eut à s'occuper fut celui de Procris, tué involontairement à la chasse par son époux Céphale. Cette légende et celle du matricide Oreste feraient remonter l'institution de l'Aéropage à la période du matriarcat, qui, au temps de la guerre de Troie, achevait d'être remplacé par le patriarcat : en effet, du moment que la femme cesse d'être chef de la famille, elle entre en esclave dans la maison de son mari, qui a droit de vie et de mort sur elle ; son fils même possédait ce droit, par conséquent on ne peut plus demander vengeance de sa mort, si le meurtre a été accompli par son mari ou par son fils [11]. L'Aéropage rendait ses arrêts dans les ténèbres, ainsi que le tribunal égyptien qui lui correspondait : c'est pourquoi Thémis, la déesse emblématique de la Justice, a les yeux bandés. Les Athéniens voulaient sans doute que ce symbolisme rappelât que l'Aéropage avait été institué pour se substituer aux Erinnies, filles de la Nuit, qui, d'après Homère, vivaient dans les ténèbres de l'Erèbe. L'Aéropage et le tribunal égyptien n'admettaient pas d'avocats ; le coupable lui-même devait garder le silence. Ces deux tribunaux, remplaçant les familles de l'offensé et de l'offenseur, ne jugeaient pas : leur rôle se bornait à trouver le coupable et à le livrer à la famille de l'offensé.
Si dans une ville commerciale, comme Athènes, la nécessité de maintenir l'ordre permit l'établissement d'un tribunal permanent pour régler les vendettas et punir les coupables, presque partout ailleurs il fallut laisser aux familles le soin de satisfaire elles-mêmes leur vengeance. En Angleterre, au dixième siècle, sous le roi Alfred, la coutume et les lois autorisaient encore les familles à se déclarer des guerres privées, pour cause de meurtre. Le pouvoir civil, en France, n'ayant pu enlever la vengeance aux familles, essaya d'en atténuer les effets en imposant un intervalle entre l'offense et la vengeance : une ordonnance royale du treizième siècle, la quarantaine-le-roy, que l'on attribue à Philippe-Auguste ou à saint Louis, défendait d'entreprendre une guerre privée pour se venger avant quarante jours révolus depuis l'injure commise ; si dans cet intervalle un meurtre était commis par un des offensés, le meurtrier était puni de la peine de mort pour avoir transgressé l'ordonnance royale. Le gouvernement français n'a pu supprimer que tout dernièrement les vendettas en Corse.
La passion de la vengeance, bien que subissant le joug du talion et des assemblées arbitrales, restait encore indomptable : ses griffes et ses dents ne pouvaient être arrachées que par la propriété. Cependant la propriété, qui est destinée à faire disparaître les désordres des vengeances privées, ne fait son apparition dans le sein des familles qu'entourée d'un cortège de discordes et de crimes ; avant que le droit d'aînesse ne fut reconnu et passé dans les mœurs, elle engendra des luttes fratricides pour la possession des biens paternels, dont la Mythologie grecque a conservé les horribles souvenirs dans l'histoire des Atrides [12]. Depuis lors, la propriété n'a cessé d'être la cause la plus efficace et la plus active de discordes et de crimes privés et des guerres civiles et internationales qui ont bouleversé les sociétés humaines.
La propriété entre comme une furie dans le cœur humain, bouleversant les sentiments, les instincts et idées les mieux enracinés, et suscitant de nouvelles passions ; il ne fallait rien moins que la propriété pour contenir et amortir la vengeance, l'antique et dominante passion de l'âme barbare.
La propriété privée, une fois constituée, le sang ne demande plus du sang : il demande de la propriété ; le talion est transformé.
La transformation du talion fut probablement facilitée par l'esclavage et le commerce des esclaves, le premier commerce international qui se soit établi d'une manière régulière. L'échange d'hommes vivants contre des bœufs, des armes et d'autres objets habitua le barbare à donner au sang un autre équivalent que du sang. Un nouveau phénomène familial contribua plus énergiquement encore que le commerce des esclaves à modifier le talion. La femme, tant que persiste la famille matriarcale, demeure dans son clan, où elle est visitée par son ou ses maris ; dans la famille patriarcale, la jeune fille quitte sa famille pour aller habiter dans celle de son mari : le père est indemnisé de la perte de sa fille qui, en se mariant, cesse de lui appartenir. La jeune fille devient alors un objet de troc, une trouveuse de bœufs, alphesiboia, dit l'épithète homérique ; c'était contre des bœufs que les Grecs l'échangeaient. Le père commença par troquer ses filles et finit par vendre ses fils, ainsi que le démontrent les lois grecques et romaines. Le père, en vendant son propre sang, brise l'antique solidarité qui unissait les membres de la famille et qui les liait à la vie et à la mort. Les parents échangeant contre des bestiaux et d'autres biens leurs enfants, leur sang vivant, devaient, à plus forte raison, être disposés à accepter des bestiaux ou d'autres biens pour le sang versé, pour le fils tué. Les enfants, suivant l'exemple des parents, arrivèrent à leur tour à se contenter d'une indemnité quelconque pour le sang versé de leurs père et mère.
Alors, au lieu de vie pour vie, dent pour dent, on demande des bestiaux, du fer, de l'or pour vie, dent et autres blessures. Les Cafres exigent des bœufs, les Scandinaves, les Germains et les barbares qui, au contact de peuples plus civilisés, ont appris l'usage de la monnaie, réclament de l'argent [13].
Cette révolution, une des plus profondes dont l'âme humaine ait été le théâtre, ne s'est pas accomplie subitement et sans déchirements. La religion, conservatrice des antiques coutumes, et les sentiments de solidarité et de dignité des barbares s'opposèrent à la substitution de l'argent au sang. La superstition attacha une malédiction à l'argent du sang. Le trésor, qui dans les Eddas est la cause de la mort de Sigurd et de l'extermination de la famille des Volsungs et des Giukings, est précisément le prix du sang que les dieux scandinaves Odin, Loki et Hœnir durent payer pour le meurtre d'Otter. Saxo Grammaticus a conservé le chant d'un barde danois qui s'indigne contre les mœurs du jour et contre ceux qui portent dans leur bourse le sang de leurs pères. Les nobles du Turkestan, dit Pallas, ne consentent jamais à recevoir "le prix du sang". Le meurtrier afghan, même s'il a commis un meurtre involontaire, rapporte Elphinstone, doit implorer la famille de la victime pour lui faire accepter l'argent de la compensation, et doit se soumettre à une humiliante cérémonie, analogue à celle qui, en pareille occasion, était en usage chez les Slaves du sud de l'Europe. "Les juges et les spectateurs forment un large cercle ; au milieu, le coupable, un fusil et un poignard attachés au cou, se traîne sur ses genoux jusqu'aux pieds de la partie offensée, qui, après lui avoir enlevé les armes, le soulève et l'embrasse en lui disant : Dieu vous pardonne. Les spectateurs félicitent par de joyeux applaudissements les ennemis réconciliés... Cette cérémonie, nommée le cercle du sang, se termine par une fête donnée aux dépens du meurtrier et à laquelle prennent part tous les assistants [14]." Le Bédouin, quoique acceptant l'argent du sang force le meurtrier et sa famille à se reconnaître ses obligés.
La rétribution du sang fut au début abandonnée à l'arbitraire de la partie offensée, qui à sa guise déterminait la quantité et la qualité des objets à donner pour l'apaiser. Les Sagas nous montrent l'Islandais fixant lui-même le prix du sang et ne se contentant de rien moins que de tous les biens du meurtrier et de sa famille ; il lui fallait pour apaiser sa passion de vengeance le dépouillement complet, afin de priver le coupable et sa famille des joies de la vie. L'exagération de la compensation rendait pratiquement impossible ce mode d'expiation et donnait lieu à d'interminables débats : les barbares, pour obvier à cette difficulté, se virent forcés de déterminer le prix qu'il était permis de réclamer. Les codes barbares fixent minutieusement le prix à payer en nature ou en monnaie pour la vie d'un homme libre, d'après sa naissance et son rang, pour des blessures à la main, au bras, à la jambe, etc., et pour toute injure à son honneur et toute atteinte à sa paix domestique. Le roi, aussi bien que le paysan, était protégé par un wehrgeld payable à ses parents : la seule différence entre le wehrgeld du roi et celui des autres individus de la nation était le taux du prix du sang [15].
La famille du coupable était responsable du paiement du prix du sang que la famille de la victime partageait entre ses membres, proportionnellement au degré de parenté. Les Gragas d'Islande indiquent le mode de partage : les mâles de la famille étaient divisés en cinq cercles ou degrés de parenté ; le premier cercle, composé du père, de la mère et du fils aîné, recevait ou payait 3 marks ; les deuxième et troisième cercle, 2 marks, le quatrième 1 mark et le cinquième une ore ou un huitième de marck.
Le wehrgeld amena la création d'un corps officiel chargé de surveiller son application ; plus tard, des amendes lui furent ajoutées. Le wehrgeld continua à être payé aux parents de la victime, tandis que les amendes entrèrent dans les caisses royales ou publiques : c'est à peu près ce qui existe de nos jours dans les pays capitalistes, où le wehrgeld a pris le nom de dommages et intérêts.
L'esprit simpliste et égalitaire du sauvage l'avait conduit au talion ; vie pour vie, blessure pour blessure, c'était tout ce qu'il pouvait imaginer pour réglementer la vengeance ; mais lorsque, sous l'action de la propriété, le talion se transforma et que l'équation brutale, vie pour vie, fut remplacée par l'équation économique, bestiaux et autres biens pour vie, blessure, injure, etc., l'esprit du barbare fut soumis à une rude épreuve : il eut à résoudre un problème qui l'obligeait à pénétrer dans le domaine de l'abstraction. Il avait d'un côté à peser le dommage matériel et moral causé à une famille par la mort d'un des siens et à un individu par la perte d'un de ses membres ou par une insulte et de l'autre côté à mesurer l'avantage que leur procurerait la cession de certains biens matériels, c'est-à-dire qu'il lui fallait doser et équivaloir des choses n'ayant entre elles aucun rapport matériel direct. Le barbare commença brutalement par réclamer, dans le cas de meurtre, la ruine sociale du coupable, sa mort économique, la cession de tous ses biens, pour arriver, après bien des efforts intellectuels, par tarifer la vie, la perte d'un œil, d'une dent et même des insultes. Cette tarification lui fit forcément acquérir de nouvelles notions abstraites sur les rapports des hommes entre eux et avec les choses, qui, à leur tour, engendrèrent dans son cerveau l'idée de justice rétributive, laquelle a pour mission de proportionner, aussi exactement qui possible, la compensation au dommage.
L'instinct de conservation, le premier et le plus impérieux des instincts, pousse l'homme sauvage, ainsi que l'animal, son ancêtre, à s'emparer des objets dont il a besoin ; tout ce qu'il peut saisir, il l'empoigne pour satisfaire soit sa faim, soit sa fantaisie. Il se comporte envers les biens matériels de la même façon que le savant et le littérateur envers les biens intellectuels ; il prend son bien partout où il le trouve, selon le mot de Molière [16]. Les voyageurs européens qui ont été victimes de cet instinct, se sont livrés à de belles indignations morales et ont flétri le sauvage de l'épithète de voleur, comme s'il était possible que l'idée de vol entrât dans la tête humaine ayant la constitution de la propriété [17].
Dompter cet instinct préhenseur [18], qui est la transformation d'une des propriétés essentielles de la matière organisée, le soumettre au joug, et le comprimer au point de l'étouffer, a été une des tâches de la civilisation. Pour subjuguer l'instinct préhenseur, l'humanité a passé par de plus nombreuses étapes que pour dompter et amortir la passion de la vengeance. L'asservissement de cet instinct primordial a concouru à constituer l'idée de justice, ébauchée par la domestication de la vengeance.
Le sauvage, tant qu'il erre par petites hordes sur la terre inhabitée, le long de la mer et des fleuves, s'arrêtant là où il trouve en abondance sa nourriture, exerce son instinct préhenseur sans restrictions d'aucune sorte. Mais dès les temps préhistoriques les plus reculés la nécessité de se procurer des moyens d'existence l'oblige à contenir dans de certaines limites cet instinct. Lorsque la population d'une contrée acquiert une certaine densité, les tribus sauvages qui l'habitent se partagent la terre en territoires de chasse, ou en pâturages, quand ils pratiquent l'élève du bétail. Afin de préserver leurs subsistances qui sont les fruits naturels, le gibier, les poissons et parfois, des troupeaux de porcs, paissant librement dans les forêts, les nations sauvages et barbares de l'ancien et du nouveau monde bordent leurs territoires par des zones neutres [19]. Tout individu qui franchit la limite du territoire de sa tribu est pourchassé, traqué et parfois mis à mort par la tribu avoisinante. Il peut, dans la limite du territoire, prendre librement ce dont il a besoin, mais au-delà de cette limite, il ne prend qu'à ses risques et périls : les violations de territoires, souvent encouragées pour exercer le courage et l'habileté des jeunes guerriers, sont parmi les causes les plus fréquentes de guerre entre tribus voisines. Les sauvages, afin d'éviter ces guerres et de vivre en paix avec leurs voisins, durent dompter leur instinct préhenseur et ne lui permettre libre carrière que dans la limite de leur propre territoire, propriété commune de tous les membres de la tribu.
Mais même dans les limites de ce territoire la nécessité de conserver les moyens d'existence oblige les sauvages à mettre un frein à leur instinct préhenseur. Les Australiens interdisent la consommation des poules et des porcs quand il y a disette et celle des bananes et des ignames, quand la récolte des fruits de l'arbre à pain s'annonce mal ; ils défendent la pêche dans certaines baies, quand le poisson s'y fait rare ; les Peaux-Rouges du Canada, pour d'autres raisons, ne tuaient pas les femelles des castors. Les sauvages, même mourant de faim, ne touchent pas aux plantes et aux animaux qui sont les totems de leurs tribus, c'est-à-dire les ancêtres dont ils prétendent descendre. Ces interdictions, pour être plus efficaces, revêtent souvent un caractère religieux ; l'objet interdit est taboue, et les dieux se chargent de châtier les transgresseurs de l'interdiction.
Ces restrictions à l'instinct préhenseur sont communistes, elles ne sont imposées que dans l'intérêt de tous les membres de la tribu et c'est seulement à ce titre que le sauvage et le barbare s'y soumettent volontairement ; mais il existe même chez les sauvages d'autres restrictions qui n'ont pas ce caractère d'intérêt général.
Les sexes, dans les tribus sauvages, sont nettement séparés par leurs fonctions : l'homme est guerrier et chasseur, la femme nourrit et élève l'enfant, qui lui appartient et non au père généralement inconnu ou incertain ; elle se charge de la conservation des provisions, de la préparation et distribution des aliments, de la confection des vêtements, des ustensiles de ménage, etc., et elle vaque à la culture quand elle débute. Cette séparation, basée sur des différences organiques, introduite pour empêcher les relations sexuelles promisques et maintenue par les fonctions échéant à chaque sexe, est renforcée par des cérémonies religieuses et pratiques mystérieuses particulières à chaque sexe et sous peine de mort, interdites aux personnes de l'autre sexe et par la création d'un langage qui n'est compris que par les initiés d'un sexe. La séparation des sexes amena fatalement leur antagonisme qui se traduisit par des interdictions imposées à l'instinct préhenseur, qui n'ont plus un caractère général, mais prennent un caractère particulier de sexe, on pourrait dire de classe, car, ainsi que le remarque Marx, la lutte de classes se manifeste d'abord sous la forme de lutte de sexes. Voici quelques-unes de ces interdictions de sexe : les tribus cannibales défendent d'ordinaire aux femmes de participer aux festins anthropophagiques ; certaines viandes recherchées, telle que la chair du castor, de l'ému, etc., sont en Australie spécialement réservées aux guerriers ; c'est par un semblable sentiment que les Grecs et les Romains des temps historiques défendaient aux femmes l'usage du vin.
Les restrictions imposées à l'instinct préhenseur vont devenir plus nombreuses avec la constitution de la propriété collective familiale. Tant que le territoire du clan demeure propriété indivise de tous ses membres, qui le cultivent en commun, de même qu'ils chassent et pèchent en commun, les provisions confiées à la garde des femmes mariées, ainsi que le rapporte Morgan, demeurent propriétés communes ; aussi dans la limite du territoire de son clan un sauvage prend librement les vivres dont il a besoin : dans un village de Peaux-rouges, dit Catlin, tout individu, homme, femme ou enfant, a le droit d'entrer dans n'importe quelle case, même dans celle du chef militaire de la nation, et de manger à sa faim. Les Spartiates, au dire d'Aristote, avaient conservé ces mœurs communistes. Mais le partage des terres arables du clan va introduire d'autres mœurs.
Le partage des terres ne pouvait avoir lieu qu'à la condition de donner pleine satisfaction au sentiment de jalouse égalité qui emplit l'âme des honnies primitifs ; ce sentiment exige impérieusement que tous aient les mêmes choses, selon la formule que Thésée, le législateur mythique d'Athènes, avait donnée pour base au droit. Toute distribution de vivres ou du butin de guerre parmi les hommes primitifs se faisait de la manière la plus égalitaire ; ils ne pouvaient concevoir qu'il en fût autrement ; partage égal est pour eux la fatalité, aussi dans la langue grecque Moira, qui signifie la part qui revient à chaque convive dans un repas, finit par désigner la déesse suprême de la destinée à qui sont soumis les hommes et les dieux ; et le mot Diké, usité d'abord pour partage égal, coutume, finit par être le nom de la déesse de la Justice [20].
Si l'égalité la plus parfaite doit présider à la distribution des aliments, à plus forte raison le sentiment égalitaire sera en éveil lorsqu'il s'agira de distribuer les terres, qui procureront des vivres à toute la famille ; car le partage des terres se faisait par famille ; proportionnellement au nombre de ses membres mâles.
On a dit, avec raison, que les inondations du Nil forcèrent les Égyptiens à inventer les premiers éléments de la géométrie, afin de pouvoir redistribuer les champs, dont le fleuve débordé avait emporté les démarcations. La mise en commun des terres arables après la récolte et leurs redistributions annuelles imposèrent aux autres peuples les mêmes nécessités que les débordements du Nil. Les hommes primitifs durent dans tous les pays découvrir par eux-mêmes les éléments de l'arpentage, sans passer par l'école des Égyptiens. On ne peut mesurer que parce qu'on sait compter. Probablement le troupeau fortifia l'idée de nombre et développa la numération, le partage des terres engendra l'idée de mesure et le vase, celle de capacité.
Les terres arables étaient divisées en surfaces rectilignes, an parallélogrammes très longs et très étroits : l'actus, la mesure agraire des romains primitifs, avait 40 mètres de long et 1 m. 50 de large. Mais avant de savoir mesurer la surface des parallélogrammes en multipliant la base par la hauteur, par conséquent avant de pouvoir les égaliser, les hommes primitifs ne pouvaient être satisfaits que si les pièces de terres revenant à chaque famille étaient renfermées dans des lignes droites d'égales longueurs ; ils obtenaient ces lignes en reportant sur le sol le même bâton, un même nombre de fois [21]. Le bâton qui servait à mesurer la longueur des lignes était sacré ; les hiéroglyphes égyptiens prennent pour symbole de la Justice et de la Vérité la Coudée, c'est-à-dire l'unité de mesure : ce que la Coudée avait mesuré était juste et vrai [22].
Les lots compris entre les lignes droites d'égale longueur mettaient en repos l'esprit égalitaire et ne donnaient pas lieu à des contestations. La ligne droite était donc la partie importante de l'opération : les lignes droites une fois tracées, les pères de famille étaient contents, elles donnaient pleine satisfaction à leurs sentiments égalitaires, pour cette raison le mot grec orthos qui d'abord veut dire ce qui est en ligne droite, signifie par extension ce qui est vrai, équitable et juste [23]. La ligne droite parce qu'elle acquit la puissance de dompter leurs passions sauvages, devait nécessairement revêtir à leurs yeux un caractère auguste ; c'est par un phénomène analogue que les Pythagoriciens, éblouis par les propriétés des nombres qu'ils étudiaient, attribuèrent à la décade un caractère fatidique et que tous les peuples ont donné aux premiers nombres des qualités mystiques. Il est donc compréhensible que la ligne droite représentât, pour les hommes des premiers partages agraires, tout ce qui leur semblait juste.
L'esprit égalitaire des hommes primitifs était si farouche que pour que le partage des terres, divisées en étroites bandes d'égale longueur, ne suscitât pas de querelles, on en faisait la distribution par le sort à l'aide de cailloux, avant l'invention de l'écriture ; aussi le mot grec kleros, qui veut dire caillou, prend par extension la signification de lot assigné par le sort, puis celles de patrimoine, fortune, condition, pays.
L'idée de justice était à son origine si étroitement liée au partage de terres, qu'en grec le mot nomos, qui signifie usage, coutume, loi, a pour racine nem qui donne naissance à une nombreuse famille de mots, contenant l'idée de pâturage et de partage [24].
Nomos, d'abord exclusivement usité pour pâturage, a pris dans le cours des temps de nombreuses et dissemblables significations (séjour, habitation, usage, coutume, loi), qui sont autant de sédiments historiques déposés par l'évolution humaine ; si l'on déroule la série chronologique de ces significations, on passe en revue les principales étapes parcourues par les peuplades préhistoriques. Nomos, pâturage, rappelle l'époque pastorale et vagabonde ; dès que le nomade (nomas) s'arrête, nomos est usité pour séjour, habitation ; mais lorsque les peuples pasteurs s'arrêtent et élisent domicile dans une contrée, ils doivent fatalement partager les terres, nomos prend alors le sens de partage ; dès que les partages agraires sont passés dans les mœurs, nomos revêt sa dernière signification de coutume, loi ; - la loi n'étant à l'origine que la codification de la coutume ; dans le grec de la période byzantine et de l'époque moderne, nomos ne conserve plus que la signification de loi. De nomos dérivent nomisma, ce qui est établi par la coutume, pratique religieuse ; nomizô, observer la coutume, penser, juger ; nomisis, culte, religion ; Némésis, déesse de la Justice distributive, etc., qui sont autant de témoins de l'action exercée par les partages agraires sur la pensée humaine.
Le partage des terres communes du clan ouvre les portes d'un monde nouveau à l'imagination des hommes préhistoriques ; il bouleverse les instincts, les passions, les idées et les mœurs d'une façon plus énergique et plus profonde que de nos jours ne le ferait le retour de la propriété capitaliste à la communauté. Les hommes primitifs, pour faire pénétrer dans leur cerveau l'idée étrange et antinaturelle qu'ils ne devaient toucher plus aux fruits et aux récoltes du champ voisin, à la portée de leurs mains, durent recourir à toute la sorcellerie qu'ils étaient capables d'imaginer.
Chaque champ, alloti par le sort à une famille, était entouré
d'une zone neutre, ainsi que le territoire de la
tribu ; la loi romaine des Douze Tables la fixait à cinq pieds ;
des bornes marquaient ses limites, d'abord elles
n'étaient que des tas de pierre ou des troncs d'arbre, ce
n'est que plus tard qu'on leur donna la forme de piliers
à tête humaine, auxquels on ajoutait parfois des bras. Ces
monceaux de pierre et ces morceaux de bois étaient des Dieux pour
les Grecs et les Latins, on jurait de ne pas les déplacer
[25]; le laboureur ne devait pas s'en
approcher de peur que "le Dieu se sentant heurté par le soc
de la charrue, ne lui criât ; Arrête, ceci est mon champ, voilà
le tien". (Ovide, Fastes.) - "Maudit qui
transporte la borne du prochain ; tout le monde lui criera :
Amen", fulmine Jéhovah (Deutéronome, XXVII,
17.)
Les Etrusques appelaient toutes les malédictions sur la tête du coupable : "Celui qui aura déplacé la borne, dit un de leurs anathèmes sacrés, sera condamné par les Dieux, sa maison disparaîtra, sa race s'éteindra, sa terre ne produira plus de fruits ; la grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons ; ses membres se couvriront d'ulcères et tomberont en corruption." Si la propriété apportait à l'humanité la Justice, elle en chassait la Fraternité.
Tous les ans, aux Terminales, les propriétaires mitoyens du Labium enguirlandaient les bornes, faisaient des offrandes de miel, de blé et de vin Et immolaient un agneau sur un autel, construit pour l'occasion, car c'était un crime que de tacher de sang la borne sacrée.
S'il est vrai, selon le mot du poète latin, que la peur engendra les Dieux, il est encore plus vrai que dès que la propriété est instituée, les Dieux ne sont inventés que pour inspirer la terreur : les Grecs créèrent des déesses terribles pour dompter l'instinct préhenseur et pour horrifier les violateurs du bien d'autrui. Diké et Némésis appartiennent à cette catégorie de divinités : elles naquirent postérieurement à l'introduction des partages agraires, ainsi que l'indiquent leurs noms ; elles furent chargées de maintenir les nouveaux usages et de châtier ceux qui les enfreignaient. Diké, épouvantable comme les Erinnies, avec lesquelles elle s'allie pour terrifier et punir, s'apaise à mesure que les hommes s'habituent à respecter les nouvelles coutumes agraires ; elle se dépouille peu à peu de son aspect rébarbatif. Némésis présidait aux partages et veillait à ce que la distribution des terres se pratiquât d'une manière équitable. Némésis, sur le bas-relief qui reproduit la mort de Méléagre, est représentée un rouleau à la main, sans doute le rouleau sur lequel on inscrivait les lots échus à chaque famille ; son pied pose sur la roue de la Fortune. Pour comprendre ce symbolisme, on doit se rappeler que les lots de terre étaient tirés au sort [26].
Les Grecs étaient si convaincus que la culture et le partage des terres avaient donné naissance aux lois et à la Justice, que de Demeter, la déesse des pâtres de l'Arcadie, où elle portait le nom d'Erinnys et qui ne joue aucun rôle dans les deux poèmes homériques, ils firent la déesse de la terre féconde, qui initia les hommes aux mystères de l'agriculture et établit parmi eux la paix, en leur donnant des coutumes et des lois. Demeter, sur les monuments du plus ancien style, est représentée la tête couronnée d'épis, tenant à la main des instruments aratoires et des pavots, qui, à cause de leurs innombrables graines, sont le symbole de la fécondité ; mais dans les plus récentes représentations, qui la montrent comme législatrice (thesmophora). Demeter remplace ses anciens attributs par le stylet, qui sert à graver les coutumes et les lois réglant les partages de terre et par le rouleau sur lequel sont inscrits les titres de propriété [27].
Mais les déesses les plus terrifiantes et les imprécations et anathèmes les plus horribles, qui cependant troublent si profondément l'imagination fantasque et naïve des peuples enfants s'étant montrée impuissants à réfréner l'instinct préhenseur et l'habitude invétérée de s'emparer des objets dont on avait besoin, on dut recourir à des châtiments corporels d'une férocité inouïe, en formelle opposition avec les sentiments et les mœurs des sauvages et des barbares qui, s'ils s'infligent volontairement des coups, pour se préparer à leur vie de luttes incessantes, ne leur donnent jamais le caractère de châtiment ; le sauvage ne frappe pas son enfant, ce sont les pères propriétaires qui ont inventé l'horrible précepte : Qui aime bien châtie bien. Les attentats contre la propriété furent punis plus férocement que les crimes contre les personnes : les abominables codes de l'inique Justice firent leur entrée dans l'histoire à la suite et comme conséquence de l'appropriation familiale de la terre.
La propriété marque son apparition en enseignant aux barbares à fouler aux pieds leurs nobles sentiments d'égalité et de fraternité ; des lois frappant de la peine de mort sont édictées contre ceux qui attentent à la propriété. "Celui qui aura, la nuit, furtivement coupé ou fait paître des récoltes produites par la charrue, ordonne la loi des Douze Tables, s'il est pubère, sera dévoué à Cérès et mis à mort ; s'il est impubère, sera battu de verges à l'arbitraire du magistrat et condamné à réparer le dommage au double. Le voleur manifeste, c'est-à-dire pris en flagrant délit, si c'est un homme libre, sera battu de verges et livré en esclavage... L'incendiaire d'une meule de froment sera flagellé et mis à mort par le feu." (Table VIII,9, 10, 14). La loi des Burgondes dépasse la féroce loi romaine ; elle condamnait à l'esclavage la femme et les enfants âgés de plus de quatorze ans qui ne dénonçaient pas immédiatement l'une son mari et les autres leur père, coupable d'un vol de chevaux ou de bœufs (XLVII, 1, 2). La propriété introduisait la délation dans le sein de la famille.
La propriété privée des biens meubles et immeubles dès son apparition donne naissance à des instincts, des sentiments, des passions et des idées, qui sous son action ont été se développant au fur et à mesure de ses transformations et qui persisteront tant que la propriété privée subsistera.
Le talion déposa dans la tête humaine le germe de l'idée de Justice, que le partage des terres, qui jeta les bases de la propriété immobilière privée, devait féconder et faire fructifier. Le talion apprit à l'homme à dompter sa passion de la vengeance et à la soumettre à une réglementation ; la propriété courba sous le joug de la religion et des lois son instinct préhenseur. Le rôle de la propriété dans l'élaboration du droit fut si prépondérant qu'il obscurcit l'action initiatrice du talion, au point qu'un peuple aussi subtil que les Grecs et que des esprits aussi perspicaces que Hobbes et Locke ne l'aperçurent pas : en effet la poétique Grèce attribue l'invention des lois aux seules déesses qui président au partage et à la culture des terres ; Hobbes pense qu'avant la constitution de la propriété, "en l'état de nature, il n'y a point d'injustice, en quoi qu'un homme fasse contre quelqu'autre" ; et Locke affirme que "là où il n'y a pas de propriété, il n'y a point d'injustice, est une proposition aussi certaine que n'importe quelle démonstration d'Euclide : l'idée de propriété étant un droit à une chose et l'idée à laquelle correspond le mot injustice étant l'invasion ou la violation de ce droit" [28]. Les Grecs et ses profonds penseurs, hypnotisés par la propriété et oubliant l'être humain et ses instincts et passions, suppriment le premier et le principal facteur de l'histoire. L'évolution de l'homme et de ses sociétés ne peut être comprise et expliquée que si l'on tient compte des actions et réactions les unes sur les autres des énergies humaines et des forces économiques et sociales.
L'esprit égalitaire des hommes primitifs, pour amortir la passion de la vengeance, n'avait su et n'avait pu trouver que le talion ; lors du partage des aliments, du butin et des terres, ce même esprit égalitaire exigea impérieusement des parts égales pour tous, afin que "tous eussent les mêmes choses", selon la formule de Thésée.
Coup pour coup, compensation égale au tort causé et parts égales dans les distributions de vivres et de terres étaient les seules idées de justice que pouvaient concevoir les premiers hommes ; idée de justice que les Pythagoricienne exprimaient par l'axiome, ne pas dépasser l'équilibre de la balance ; qui, dès qu'elle fut inventée, devint l'attribut de la Justice.
Mais l'idée de Justice, qui à l'origine n'est qu'une manifestation de l'esprit égalitaire, va, sous l'action de la propriété qu'elle contribue à constituer, consacrer les inégalités que la propriété engendre parmi les hommes.
La propriété, en effet, ne peut se consolider qu'en acquérant le droit de se mettre à l'abri de l'instinct préhenseur, et ce droit, une fois acquis, devient une force sociale indépendante et automotrice, qui domine l'homme et se retourne contre lui.
Le droit de propriété conquiert une telle légitimité qu'Aristote identifie la Justice avec le respect des lois qui le protègent et l'injustice avec la violation de ces mêmes lois ; que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, des bourgeois révolutionnaires de1789, l'érige en "droit naturel et imprescriptible de l'homme" (art. II), et que le pape Léon XIII, dans sa fameuse encyclique sur le sort des ouvriers, le transforme en dogme de l'Église catholique. - La matière mène l'esprit.
Le barbare avait substitué la propriété au sang versé ; la propriété se substitua d'elle-même à l'homme, qui dans les sociétés civilisées ne possède de droits que ceux que lui confère la propriété.
La Justice, semblable à ces insectes qui aussitôt nés dévorent leur mère, détruit l'esprit égalitaire qui l'a engendrée et consacre l'asservissement de l'homme.
La révolution communiste, en supprimant la propriété privée et en donnant "à tous les mêmes choses", affranchira l'homme et fera revivre l'esprit égalitaire ; alors les idées de Justice qui hantent les têtes humaines depuis la constitution de la propriété privée s'évanouiront, comme le plus affreux cauchemar qui ait jamais torturé la triste humanité civilisée.
Notes
[1] Les malédictions ne sont pas paroles oiseuses pour 1e barbare : la parole, le Verbe est pour lui doué d'une puissance irrésistible, les Dieux eux-mêmes obéissaient aux imprécations des mortels ; aussi les Juifs, ainsi que les Chinois, condamnaient à mort celui qui avait maudit son père ou sa mère. (Exode, XXI 17). Le catholicisme, en donnant au confesseur le pouvoir de lier et de délier sur terre et au ciel les péchés, à l'aide d'une formule, reproduit la primitive idée des sauvages sur la puissance de la parole.
[2] Caïn, chassé de son clan après le meurtre d'Abel, se lamente :"Ma peine est plus grande que je ne puis porter ; tu m'as chassé de cette terre-ci- ; je serai errant et fugitif sur la terre et il arrivera que quiconque me rencontrera, me tuera." (Genèse, IV, 13, 14.) . L'exil est un des plus terribles châtiments des sociétés primitives.
[3] La responsabilité collective semble encore si naturelle au moyen âge, que les ordonnances d'Edouard Ier d'Angleterre rendent toute la corporation de métier responsable du crime d'un de ses affiliés.
[4] Sir Gardner Wilkinson, Dalmatia and Montenegro, 1848.
[5] Lord Carnarvon, Reminiscences of Albens and Morea.
[6] Jésus-Christ, saint Paul et les Apôtres partageaient avec les sauvages cette opinion : les maladies étaient selon eux l'œuvre du démon, l'ennemi du genre humain (saint Mathieu, IX, 33. Saint Luc, XI, 14. Actes des Apôtres, XIX, 12. etc.). Cette superstition a, pendant des siècles, allumé dans l'Europe chrétienne les bûchers des sorcières.
[7] Observations générales sur les Indiens d'Amérique, Ed. 1820.
[8] Cette absence du mot loi avait frappé les anciens : l'historien Josèphe remarque avec étonnement que dans l'Iliade le mot nomos, qui plus tard devait signifier loi, n'est jamais employé dans ce sens.
[9] Le barbare ne s'arrête pas à mi-chemin, il pousse la logique à ses dernières conséquences : une fois qu'il eut l'idée de détacher le coupable de la collectivité de la famille pour lui faire porter la responsabilité de son action, il poussa cette idée jusqu'à détacher de la collectivité du corps l'organe qui avait commis l'acte pour le punir. Diodore de Sicile rapporte que l'Egyptien punissait le viol d'une femme libre par la castration ou plutôt l'éviration du coupable ; il amputait le nez de la femme adultère "afin de la priver des attraits qu'elle avait employés pour la séduction" ; il coupait les mains aux faux-monnayeurs et aux contre-facteurs des sceaux publics, afin de "châtier la partie du corps avec laquelle le crime avait été commis". Dans presque tous les pays on a coupé les poignets aux voleurs pour des larcins de peu de conséquence n'entraînant pas la peine capitale.
[10] Quand chez les Itelmen du Kamchatka, raconte un voyageur du XVIIIe siècle, G.-W. Steller, un meurtre est commis, la famille de la victime s'adresse à celle du meurtrier et lui demande de le livrer ; si celle-ci consent et le remet, il est tué de la même façon qu'il a tué sa victime ; si elle refuse, c'est que la famille approuve le meurtre, alors la guerre est déclarée entre les deux familles ; celle qui triomphe massacre tous les mâles de la famille vaincue et emmène en esclavage les femmes et les filles. - En Polynésie, dans le cas o ù le coupable ne se commettait pas passivement à la vengeance de la partie offensée, sa propre famille l'y contraignait par force. (Ellis, Polynesian Researches.)
[11] Démosthène, dans un de ses plaidoyers civils, cite un article de la loi de Dracon qui donnait à tout Athénien le droit de vie et de mort sur cinq femmes : son épouse, sa fille, sa mère, sa sœur et sa concubine. Les Gragas (oies grises) qui sont les anciennes lois de l'Islande, consacraient le même droit, en y ajoutant les filles adoptives. Si plus tard, à l'époque de Solon, les mœurs s'étant transformées, les lois de Dracon parurent trop sanguinaires, elles ne furent jamais abolies ; "mais par consentement tacite des Athéniens, dit Aulu-Gelle, elles étaient comme oblitérées".
Les premières lois, précisément parce qu'elles fixaient et consacraient les coutumes des ancêtres, n'étaient jamais abrogées, elles subsistaient quoiqu'elles fussent contredites par de nouvelles lois ; ainsi le code de Manou conserve côte a côte la loi qui ordonne le partage égal des biens entre frères et celle qui établit le droit d'aînesse. La loi des Douze Tables n'abolit pas à Rome les lois royales. La pierre sur laquelle ces dernières étaient gravées était invisible ; tout au plus les moins scrupuleux se croyaient-ils permis de la retourner.
[12] Si l'on s'en rapporte aux légendes mythologiques de la Grèce, il semble que lorsque l'autorité du père remplaça dans la famille celle de la mère, l'ordre de succession fut profondément troublé ; tous les fils, qui dans la famille matriarcale n'héritaient pas, prétendirent avoir des droits égaux pour s'emparer des biens du père défunt et de la direction familiale ; ce n'est qu'après bien des luttes intestines que le droit d'aînesse parvint à s'établir et il ne put se maintenir qu'en appelant à son secours la superstition religieuse. Le père était censé vivre dans son tombeau, placé dans la maison ou le jardin environnant ; il continuait à gérer ses biens et donnait des ordres à son successeur : on n'obéissait pas à l'héritier vivant, mais au père défunt. Alors, à côté de la religion de la tribu, s'établirent des cultes familiaux que Fustel de Coulanges croit primitifs.
[13] Alors que les historiens croyaient que chaque peuple et chaque race avaient des mœurs et des coutumes spéciales, on a prétendu que le wehrgeld était d'origine germanique et que les Grecs et les Latins ne s'étaient jamais abaissées à ce moyen barbare de compenser le sang par de l'argent.. Rien de plus inexact.
La table VIII de la loi romaine des Douze Tables dit :
II. Contre celui qui brise un membre et ne transige pas, le talion.
III. Pour la fracture d'une dent à un homme libre, peine de 300 as ; à un esclave, peine de 150 as.
IV. Pour une injure, peine 25 as.
Aiax, envoyé avec Ulysse et Phénix en ambassade auprès d'Achille pour le décider à accepter les présents d'Agamemnon et à apaiser sa colère, lui dit : "On voit des hommes acceptant rançon pour le meurtre d'un frère, d'un fils ; le meurtrier lui-même, après avoir payé une somme considérable, demeure dans sa patrie, et l'offensé satisfait réprime les mouvements de son âme irritée." (Iliade, IX.)
[14] Krasinski, Montenegro and the Slavonians of Turkey, 1853.
[15] L'établissement du wehrgeld amène cette curieuse conséquence que Mallet constate chez les Scandinaves ; puisque la mort d'un homme libre et dey blessures à sa main, son pied, etc., sont tarifées, le corps d'un débiteur doit être rendu responsable de la dette contractée. C'est ce raisonnement qui, dans tous les pays, a donné au créancier de droit de mutiler et de faire esclave son débiteur.
[16] La Nature, disait Hobbes. a donné à chacun de nous égal droit sur toutes choses.. . En l'état de Nature, chacun a le droit de faire et de posséder tout ce qui lui plaît. D'où vient le commun dire, que la Nature a donné toutes choses à tous et d'où il se recueille qu'en l'état de Nature l'utilité est la règle du Droit." (De Cive, liv. I, ch. I.) Hobbes et les philosophes qui parlent de Droit naturel, de Religion naturelle, de Philosophie naturelle, prêtent à dame Nature leurs notions de droit, de religion et de philosophie, qui ne sont rien moins que naturelles. Que dirait-on du mathématicien qui attribuerait à la Nature ses notions du système métrique et philosopherait sur le Mètre et le Millimètre naturels ? Les mesures de longueur, les lois, les dieux et les idées philosophiques sont de fabrication humaine : les hommes les ont inventés, modifiés et transformés au fur et à mesure de leurs besoins privés et sociaux.
[17] Proudhon, qui s'était attribué la propriété du mot de Brissot, commettait la même erreur quand il donnait pour un axiome social son La Propriété c'est le vol, car le vol est la conséquence de la propriété et non sa cause déterminante. L'origine historique de la propriété tant mobilière qu'immobilière démontre que jamais à ses débuts elle n'a revêtu un caractère de dépouillement, - il n'en pouvait être autrement.
[18] Le mot préhenseur existe dans la langue zoologique. Littré le définit : qui a la faculté de saisir, d'empoigner.
[19] Les grossiers sauvages de la Terre de Feu limitent leurs territoires par de larges espaces inoccupés ; César rapporte que les Suèves mettaient leur orgueil à les entourer de vastes solitudes. Les Germains nommaient forêt limitrophe et les Slaves forêt protectrice l'espace neutre entre deux ou plusieurs tribus. Morgan dit que dans l'Amérique du Nord cet espace était plus étroit entre les tribus de même langue, d'ordinaire apparentées et alliées, et plus large entre les tribus d'idiomes différents.
[20] Un fragment d'Héraclide de Pont, disciple de Platon, contient une description des repas communistes des Doriens. Chaque personne aux Andreies (repas commun des hommes) recevait une part égale, excepté l'Archonte, membre du conseil des anciens, qui avait droit à une quadruple portion ; une en sa qualité de citoyen, une deuxième en sa qualité de président de table et deux autrex pour l'entretien de la salle, qui devaient probablement êtres réservés aux serviteurs. Chaque table, était sous la surveillance spéciale d'une matriarche, qui distribuait les aliments aux convives. Cette fonction de distributrice, réservée à la femme, impressionna si fortement les Grecs préhistoriques, qu'ils personnifièrent la Destinée et les Destins par les déesses, Moira, Aissa, les Kéres, dont les noms signifient, part qui revient dans une distribution de vivres ou de butin.
[22] "Les procédés d'arpentage des Egyptiens, dit Paul Tannery, sont moins perfectionnés que ceux des savants grecs et ils reviennent parfois à des formules métriques passablement inexactes. Ainsi les Egyptiens mesuraient l'aire d'un quadrilatère en faisant le produit des demi-sommes des deux côtés opposés. Cette formule et d'autres aussi fausses, transmises au moyen âge par les héritiers des agrimenseurs romains, se sont perpétuées en Europe dans les traités élémentaires jusqu'à l'époque de la Renaissance." Pour l'histoire de la Science hellène, 1887.
[23] Haxthausen rapporte dans son curieux Voyage en Russie, qu'il a vu dans le gouvernement de Jaroslaf des perches révérées comme les mesures sacrées de l'arpentage. La longueur des perches est en raison inverse de la qualité des terres ; la plus courte sert à mesurer la meilleure terre et la plus longue les terres de qualité inférieure : "tous les lots sont de la sort inégaux en grandeur et égaux en valeur".
[23] La racine or dans la langue grecque concourt à former trois séries de mots, qui semblent contradictoires, mais qui sont complémentaires et se rattachent au paitage des terres.
1° Idée d'aller en ligne droite :
Or-thos, droit, vertical, vrai, équitable, juste ; - or-mè, mouvement en haut, essor, élan, passion, - or-numi. or-inô, mettre en mouvement, exciter ; - or-ugma, fossé, galerie souterraine ; - or-ux, pioche ; - or-tboô, redresser ; - or-tbosios Zeus, Jupiter qui redresse les torts ;
2° Idée de borner, de limiter :
Or-os, borne, frontière ; - or-izô, borner, limiter, définir, statuer ; - or-ios, ce qui sert de limité ; - Zeus or-ios, Jupiter protecteur des limites ; - theos or-io, Dieu terme ;
3° Idée de vigilance :
Our-os, garde, gardien ; - pul-or-os, gardien des portes ; - tima-or-os, celui qui punit, qui venge ; - or-omai, surveiller, garder.
[24] Nemô, partager, distribuer, puis traiter quelqu'un suivant la loi ; - nomé, pâturage, partage, lot ; - nomas, nomade vagabond qui erre en faisant paître un troupeau ; - nomos, primitivement pâturage, puis séjour, demeure, partage, et en dernier lieu usage, loi ; - nomizô, observer la coutume, la loi, penser, croire, juger ; - nomisma, chose établie par la coutume, par la loi, pratique religieuse, monnaie ; - nomisis, culte, religion, croyance ; - Némésis, colère des Dieux contre ceux qui attentent aux droits d'autrui, déesse de la Justice distributive ; - apinomia, droit au pâturage ; - pro-nomia, privilège.
La filiation philologique indique que les idées de partage, de demeure, d'usage, de coutume, de loi, de penser, de juger, de croire et de religion découlent d'une même source : la nécessité de partager les terres.
[25] Platon, dans ses Lois, dit : "Notre première loi doit être celle-ci : que personne ne touche à la borne qui sépare un champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile ; que nul ne s'avise d'ébranler la pierre qu'on s'est engagé par serment à laisser en place."
[26] L'agriculture eut une action décisive sur le développement de la mentalité des hommes primitifs :: ainsi par exemple c'est elle qui modifia leurs opinions sur la division du temps. Les Heures, qui dans la Mythologie grecque ne désignent pas les divisions du Jour mais celles de l'année, étaient primitivement au nombre de deux : l'Heure du printemps, Thallô dont le nom signifie verdoyer, fleurir, et l'Heure de l'automne, Karpos qui veut dire fruit. Le printemps et l'automne sont les saisons importantes pour le sauvage qui ne cultive pas la terre, mais qui se nourrit des fruits qu'elle porte spontanément. Après le partage des terres le nombre des Heures est porté à trois : Diké, Eunomia, dont le nom signifie bon pâturage, équité, observation de la coutume, et Eirené, qui veut dire paix. Hésiode les décrit dans sa Théogonie donnant aux hommes des coutumes, et établissant parmi eux la paix et la justice, ainsi que Demeter Thesmophore.
Tant que les hommes vivant de la chasse, de la pêche et de la cueillette, il leur est indifférent d'être en guerre pendant une saison plutôt que pendant une autre ; mais dès qu'ils ont des champs à ensemencer et à moissonner, ils doivent suspendre pendant certaines périodes de l'année les guerres de tribu à tribu et établir des trêves pour les semailles, les récoltes et autres travaux agricoles : ils créèrent alors l'Heure de la paix. Eirené, et mirent ces trêves sous sa protection : les catholiques du moyen âge les plaçaient sous celle de Dieu et les nommaient Trêves de Dieu. Eirené dérive du verbe eirô. parler ; à Lacédémone on appelait eiren le jeune homme, âgé de plus de vingt ans, qui avait droit de prendre la parole dans les assemblées publiques. Durant les périodes consacrées eux travaux des champs, les disputes entre tribus et bourgades ne se réglaient plus par les armes, mais par la parole, d'où Eiréné, la déesse qui parle.
La culture des terres pourrait avoir eu une influence sur l'écriture, comme semblerait le prouver cette antique manière d'écrire dont s'étaient servis les Grecs, les Chinois, les Scandinaves, etc., qui consiste à écrire alternativement de gauche à droite et de droite à gauche, en revenant sur ses pas, comme les bœufs qui labourent.
[27] La Galerie mythologique de Millin (Paris, 1811) reproduit de nombreux médaillons, camées, vases, bas-reliefs, etc., sur lesquels Demeter est figurée avec ses divers attributs
[28] Hobbes, De Cive, remarque ajoutée à la traduction française de Sorbière. - Locke, Essay on the human understanding.
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