1909

"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx


Le déterminisme économique de Karl Marx

Paul Lafargue

Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.

1909


La Méthode historique de Karl Marx

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Le milieu naturel et le milieu artificiel ou social

L'action du milieu n'est pas seulement directe, elle ne s'exerce pas uniquement sur l'organe qui fonctionne, sur la main dans le cas du pianiste et du terrassier, sur une partie du cerveau dans celui du commis et de l'académicien, sur le sens moral dans celui de la femme honnête et de la prostituée ; elle est encore indirecte et retentit sur tous les organes. Cette généra­lisa­tion de l'action du milieu, que Geoffroy Saint-Hilaire désignait sous le nom caractéristique de subordination des organes et que les naturalistes modernes appellent loi de corrélation, Cuvier l'exposait ainsi : "Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent et concourent à la même action définitive par une action réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres parties ne changent aussi  [1]." Par exemple la forme des dents d'un animal ne peut se modifier pour une cause quelconque, sans entraîner des modifications dans les mâchoires, les muscles qui les font mouvoir, les os du crâne auxquels ils sont attachés, le cerveau que le crâne emboîte  [2], les os et les muscles qui supportent la tête, la forme et la longueur des intestins, en un mot dans toutes les parties du corps. Les modifications qui se sont produites dans les membres anté­rieurs, dès qu'ils ont cessé de servir à la marche, ont amené des transformations organiques qui ont définitivement séparé l'homme des singes anthropoïdes.

Il n'est pas toujours possible de prévoir et de comprendre les modifications qu'entraîne le changement survenu dans un organe quelconque : ainsi pourquoi la rupture d'une jambe ou l'ablation d'un testicule chez les cervidés amènent l'atrophie du bois de la tête du côté oppo­sé ; pourquoi les chats blancs sont sourds ; pourquoi les mammifères à pied muni d'un sabot sont herbivores et ceux à pied pourvu de cinq doigts, munis de griffes, carnassiers ?

Un simple changement dans les habitudes, en soumettant un ou plusieurs organes à un usage inaccoutumé, a parfois pour conséquences des modifications profondes dans l'organis­me tout entier. Darwin dit que le seul fait de brouter constamment sur des pentes inclinées a occasionné des variations dans le squelette de certaines races de vaches de l'Écosse. Les naturalistes sont d'accord pour considérer les cétacés - baleines, cachalots et dauphins - com­me d'anciens mammifères terrestres qui, trouvant dans la mer une alimentation plus abon­dante et plus facile, sont devenus nageurs et plongeurs : ce nouveau genre de vie a transformé leurs organes, recuisant à l'état de vestiges ceux qui ne servent plus, développant les autres et les adaptant aux nécessités du milieu aquatique. Les plantes du Sahara, pour s'adapter à son milieu aride, ont dû réduire leur taille et le nombre des feuilles à deux ou quatre, les enduire d'une couche cireuse pour prévenir l'évaporation et allonger prodigieusement les racines pour chercher l'humidité ; leurs phénomènes végétatifs se font à contre-saison ; elles dorment en été, dans la saison chaude, et végètent en hiver, dans la saison relativement froide et humide. Les plantes désertiques présentent toutes des caractères analogues : un milieu donné implique l'existence d'êtres présentant un ensemble de caractères déterminés.

Les milieux cosmiques ou naturels auxquels les végétaux et les animaux doivent s'adapter, sous peine de mort, forment, ainsi que l'être organisé de Cuvier, des ensembles, des systèmes complexes et sans limites précises dans l'espace ; dont les parties sont : formation géologique et composition du sol, voisinage de l'équateur, élévation au-dessus du niveau de la mer, cours d’eaux qui l’arrosent, quantité de pluie qu’il reçoit et de chaleur solaire qu’il emmagasine, etc., et plantes et animaux qui y vivent. Ces parties se correspondent, de sorte que l'une d'elles ne peut changer sans entraîner de changement dans les autres parties : les changements des milieux naturels, pour être moins rapides que ceux qui se produisent dans les êtres organisés, sont cependant appréciables. Les forêts, par exemple, ont une influence sur la température et sur les pluies, et par conséquent sur l'humidité et l'humus du sol. Darwin a montré que des animaux, en apparence insignifiants, comme les vers, ont joué un rôle considérable dans la formation de la terre végétale ; Berthelot et les agronomes Hellriegel et Willfarth ont prouvé que les bactéries, qui pullulent dans les nodosités des racines des légumineuses, sont des agents fertilisateurs du sol. L'homme, par l'élevage et la culture, exerce une action marquée sur le milieu naturel ; des déboisements, commencés par les Romains, ont transformé en déserts inhabitables de fertiles contrées de l'Asie et de l'Afrique.

Les végétaux, les animaux et l'homme à l'état de nature, qui subissent l'action du milieu naturel, sans autre moyen de résistance que la faculté d'adaptation de leurs organes, doivent finir par se différencier, alors même qu'ils auraient une commune origine, si, pendant des centaines et des milliers de générations, ils vivent dans des milieux naturels différents. Les milieux naturels dissemblables tendent donc à diversifier les hommes aussi bien que les plantes et les animaux : c'est en effet pendant la période sauvage que se sont formées les diverses races humaines.

L'homme non seulement modifie par son industrie le milieu naturel dans lequel il vit, mais il crée de toutes pièces un milieu artificiel ou social qui lui permet sinon de soustraire son organisme à l'action du milieu naturel, du moins de l'atténuer considérablement. Mais ce milieu artificiel exerce à son tour une action sur l'homme, tel qu'il lut est fourni par le milieu naturel. L'homme, ainsi que le végétal et l'animal domestiqués, subit donc l'action de deux milieux.

Les milieux artificiels ou sociaux que les hommes ont créés successivement diffèrent entre eux par leur degré d'élaboration et de complexité ; mais les milieux de même degré d'élabo­ration et de complexité présentent entre eux de grandes ressemblances, quelles que soient les races humaines qui les ont créés et quels que soient leurs situations géographiques : de sorte que si les hommes contribuent à subir l'action diversifiante de milieux naturels dissembla­bles, ils sont également soumis à l'action de milieux artificiels semblables, qui travaillent à diminuer les différences de races et à développer chez eux les mêmes besoins, les mêmes intérêts, les mêmes passions et la même mentalité. D'ailleurs les milieux naturels semblables, comme par exemple ceux situés à même latitude et altitude, exercent une pareille action unifiante sur les végétaux et animaux qui y vivent ; ils ont une flore et une faune analogues. Les milieux artificiels semblables tendent donc à unifier l'espèce humaine que des milieux naturels dissemblables ont diversifiée en races et sous-races.

Le milieu naturel évolue avec une si extrême lenteur que les espèces végétales et animales qui s'y sont adaptées semblent immuables. Le milieu artificiel évolue au contraire avec une croissante rapidité, aussi l'histoire de l'homme et de ses sociétés, comparée à celle des ani­maux et des végétaux, est extraordinairement mouvementée.

Les milieux artificiels, ainsi que l'être organisé et le milieu naturel, forment des ensem­bles, des systèmes complexes sans limites précises dans l'espace et le temps, dont les parties se correspondent et sont si étroitement liées qu'une seule ne peut être modifiée sans que toutes les autres ne soient ébranlées et ne doivent à leur tour subir des remaniements.

Le milieu artificiel ou social, d'une extrême simplicité et se composant d'un petit nombre de pièces chez les peuplades sauvages, se complique à mesure que l'homme progresse par l'addition de pièces nouvelles et par le développement de celles qui existaient déjà. Il est formé depuis la période historique par des institutions économiques, sociales, politiques et juridiques, par des traditions, des habitudes, des mœurs et des morales, par un sens commun et une opinion publique, par des religions, des littératures, des arts, des philosophies, des sciences, des modes de production et d'échange, etc., et par les hommes qui y vivent. Ces parties, en se transformant et en réagissant les unes sur les autres, ont donné naissance à une série de milieux sociaux de plus en plus complexes et étendus, qui, au fur et à mesure, ont modifié les hommes ; car, ainsi que le milieu naturel, un milieu social donné implique l'exis­tence d'hommes présentant au physique et au moral un ensemble de caractères analogues. Si toutes ces parties qui se correspondent étaient stables ou ne variaient qu'avec une excessive lenteur, comme le font les parties du milieu naturel, le milieu artificiel resterait en équilibre et il n'y aurait pas d'histoire ; son équilibre, au contraire, est d'une extrême et croissante instabilité ; constamment dérangée par les changements se produisant dans l'une quelconque de ses parties, qui alors réagit sur toutes les autres.

Les parties d'un être organisé, ainsi que celles d'un milieu naturel, réagissent les unes sur les autres directement, mécaniquement pour ainsi dire : lorsqu'au cours de l'évolution animale la station verticale fut définitivement acquise par l'homme, elle devint le point de départ de transformations de tous les organes ; lorsque la tête au lieu d'être portée par des muscles puissants au bout du cou, comme elle l'est chez les autres mammifères, fut supportée par la colonne vertébrale, ces muscles et les os sur lesquels ils s'insèrent se modifièrent et, en se modifiant, modifièrent le crâne et l'encéphale, etc. Lorsque la couche de terre végétale d'une localité augmente par une cause quelconque, au lieu de porter des plantes rabougries, elle nourrit une forêt, qui modifie le régime des eaux, qui accroissent le volume des cours d'eaux, etc. Mais les parties d'un milieu artificiel ne peuvent réagir les unes sur les autres que par l'intermédiaire de l'homme. La partie modifiée doit commencer par transformer physique­ment et mentalement les hommes qu'elle fait fonctionner et leur suggérer les modifications qu'ils doivent apporter aux autres parties polar les mettre au niveau du progrès réalisé chez elle, afin qu'elles ne le gênent pas dans son développement et afin que de nouveau elles lui correspondent. Les parties non modifiées font sentir leur inconvénient, précisément par les qualités utiles qui constituaient leurs "bons côtés" ; lesquelles, en devenant surannées, sont nuisibles et constituent alors autant de "mauvais côtés", d'autant plus insupportables, que les modifications qu'elles auraient dû subir sont plus importantes. Le rétablissement de l'équi­libre des pièces du milieu artificiel ne s effectue souvent qu'après des luttes entre les hommes particulièrement intéressés dans la partie en voie de transformation et les hommes occupés dans les autres parties.

Le rappel de faits historiques, trop récents pour n'être pas dans la mémoire, illustrera le jeu des pièces du milieu artificiel par l'intermédiaire de l'homme.

L'industrie, quand elle eut utilisé l'élasticité de la vapeur comme force motrice, réclama de nouveaux moyens de transport pour véhiculer son combustible, sa matière première et ses produits. Elle suggéra aux industriels intéressés l'idée de la traction à vapeur sur lignes ferrées, qui commença à être mise en pratique dans le bassin houiller du Gard en 1830 et dans celui de la Loire en 1832 ; c'est en 1829 que Stephenson fit circuler en Angleterre le premier train mû par une locomotive. Mais quand on voulut donner de l'extension à ce mode de locomotion, on se heurta à de vives et nombreuses résistances, qui pendant des années retardèrent son développement. M. Thiers, un des chefs politiques de la bourgeoisie censi­taire et un des représentants autorisés du sens commun et de l'opinion publique, s'y opposa énergiquement parce que, déclarait-il, "un chemin de fer ne peut marcher". Les chemins de fer, en effet, bouleversaient les idées les plus raisonnables et les mieux assises : ils exi­geaient, entre autres choses impossibles, de graves changements dans le mode de propriété, servant de base à l'édifice social de la bourgeoisie, alors régnante. Jusque-là un bourgeois ne créait une industrie ou un commerce qu'avec son argent, additionné, tout au plus, de celui de un ou deux amis et connaissances, ayant confiance en son honnêteté et habileté ; il gérait l'emploi des fonds et était le propriétaire réel et nominal de la fabrique ou de la maison de commerce. Mais les chemins de fer avaient besoin pour s'établir de si énormes capitaux qu'il était impossible de les trouver réunis dans les mains de quelques individus : il fallait donc décider un grand nombre de bourgeois à confier leur cher argent, qu'ils ne quittaient jamais de l'œil, à des gens dont ils connaissaient à peine le nom et encore moins la capacité et la moralité. L'argent lâché, ils perdaient tout contrôle sur son emploi ; ils n'avaient pas non plus la propriété personnelle des gares, wagons, locomotives, etc., qu'il servait à créer ; ils n'avaient droit qu'aux bénéfices, quand il y en avait ; au lieu de pièces d'or et d'argent ayant du volume, du poids et d'autres solides qualités, on leur remettait une mince et légère feuille de papier, représentant fictivement une parcelle aussi infinitésimale qu'insaisissable de la propriété collective, dont elle portait le nom imprimé en gros caractères. De mémoire bour­geoise, jamais la propriété n'avait revêtu une forme aussi métaphysique. Cette forme nouvelle qui dépersonnalisait la propriété, était en si violente contradiction avec celle qui faisait les délices des bourgeois, celle qu'ils connaissaient et sa transmettaient depuis des générations, que pour la défendre et la propager, il ne se trouva que des hommes chargés de tous les crimes et dénoncés comme les pires perturbateurs de l'ordre social ; que des socialistes : Fourier et Saint-Simon préconisèrent la mobilisation de la [3]. On rencontre dans les rangs de leurs disciples les industriels, les ingénieurs et les financiers qui préparèrent la révolution de 1848 et se firent les complices du 2 décembre : ils pro­fitèrent de la révolution politique pour révolutionner le milieu économique en centralisant les neuf banques provinciales en la Banque de France, en légalisant la nouvelle forme de propriété et en la faisant accepter par l'opinion publique et en créant le réseau des chemins de fer français.

La grande industrie mécanique, qui doit faire venir de loin son combustible et sa matière première et qui doit écouler au loin ses produits, ne peut tolérer le morcellement d'une nation en petits Etats autonomes ayant chacun des douanes, des lois, des poids et mesures, des monnaies, du papier-monnaie, etc., particuliers ; elle a besoin au contraire pour se développer de nations unifiées et centralisées. L'Italie et l'Allemagne n'ont satisfait à ces exigences de la grande industrie qu'au prix de guerres sanglantes. MM. Thiers et Proudhon, qui avaient de si nombreux points de ressemblance et qui représentaient les intérêts politiques de la petite industrie se firent les ardents défenseurs de l'indépendance des Etats du Pape et des princes italiens.

Puisque l'homme crée et modifie successivement les parties du milieu artificiel, c'est donc en lui que résident les forces motrices de l'histoire, ainsi que le pensent Vico et la sagesse populaire, et non pas en la Justice, le Progrès, la Liberté et autres entités métaphysiques, ainsi que le répètent étourdiment les historiens les plus philosophiques. Ces idées confuses et imprécises varient d'après les époques historiques et d'après les groupes et même les individus d'une même époque, car elles sont les réflexions dans l'intelligence des phéno­mè­nes qui se produisent dans les diverses parties du milieu artificiel : par exemple le capitaliste, le salarié et le magistrat ont des notions différentes sur la Justice. Le socialiste entend par justice la restitution aux producteurs salariés des richesses qui leur ont été volées, et le capitaliste la conservation de ces richesses volées, et comme celui-ci possède le pouvoir économique et politique, sa notion prédomine et fait la loi, qui, pour le magistrat, devient la Justice. Précisément parce que le même mot recouvre des notions contradictoires, la bour­geoisie a fait de ces idées un instrument de duperie et de règne.

La partie du milieu artificiel ou social donne là l'homme qui y fonctionne une éducation physique, intellectuelle et morale. Cette éducation des choses qui engendre chez lui des idées et excite ses passions, est inconsciente ; aussi quand il agit, il s'imagine suivre librement les impulsions de ses passions et de ses idées, tandis qu'il ne fait que céder aux influencer exer­cées sur lui par une des parties du milieu artificiel, laquelle ne peut réagir sur les autres parties que par l'intermédiaire de ses idées et passions ; obéissant inconsciemment à la pres­sion indirecte du milieu, il attribue la direction de ses actions et agitations à un Dieu, à une divine intelligence ou à des idées de Justice, de Progrès, d'Humanité, etc. Si la marche de l'histoire est inconsciente, puisque, comme dit Hegel, l'homme aboutit toujours à un résultat autre que celui qu'il cherchait, c'est que jusqu'ici il n'a pas eu conscience de la cause qui le fait agir et qui dirige ses actions.

Quelle est la partie du milieu social la plus instable, celle qui change le plus fréquemment en quantité et en qualité, celle qui est la plus susceptible d'ébranler tout l'ensemble ?

Le mode de production, répond Marx.

Marx entend par mode de production la manière de produire et non ce qu'on produit : ainsi on a tissé dès les temps préhistoriques, et ce n'est que depuis environ un siècle que l'on tisse mécaniquement. Le mode mécanique de production est la caractéristique essentielle de l'industrie moderne. Nous avons sous les yeux un exemple sans pareil de sa foudroyante et irrésistible puissance pour transformer les institutions sociales, économiques, politiques et juridiques d'une nation. Son introduction au Japon l'a élevé dans l'espace d'une génération de l'état féodal du  moyen âge à l'état constitutionnel du monde capitaliste et l'a placé au rang des puissances mondiales.

Des causes multiples concourent à assurer au mode de production cette toute-puissance d'action. La production absorbe directement ou indirectement l'énergie de l'immense majorité des individus d'une nation, tandis que, dans les autres parties constituant le milieu social (politique, religion, littérature, etc.), une restreinte minorité est engagée et encore cette mino­rité doit s'y intéresser pour se procurer les moyens d'existence matérielle et intellec­tuelle : par conséquent tous les hommes subissent mentalement et physiquement, plus ou moins, l'influ­ence modification du mode de production, tandis qu'un très petit nombre d'hommes est soumis à celle des autres
parties : or, comme c'est par l'intermédiaire des hommes que les différentes pièces du milieu social réagissent les unes sur les autres, celle qui modifie le plus d'hommes possède nécessairement le plus d'énergie pour ébranler tout l'ensemble.

Le mode de production, d'importance relativement insignifiante dans le milieu social du sauvage, prend une importance prépondérante et sans cesse croissante par l'incessante incor­poration dans la production des forces de la nature à mesure que l'homme apprend à les con­naître : l'homme préhistorique a commencé cette incorporation en se servant des cailloux comme arme et outil.

Les progrès du mode de production sont relativement rapides, non seulement parce que la production occupe une masse énorme d'hommes, mais encore parce que, en allumant "les furies de l'intérêt privé", elle met en jeu les trois vices qui, pour Vico, sont les forces motrices de l'histoire : la dureté de cœur, l'avarice et l'ambition.

Les progrès du mode de production sont devenus si précipités depuis deux siècles que les hommes intéressés dans la production doivent constamment remodeler les pièces correspon­dantes du milieu social pour les tenir à niveau ; les résistances qu'ils rencontrent donnent lieu à d'incessants conflits économiques et politiques : ainsi donc, si l'on veut découvrir les causes premières des mouvements historiques, il faut aller les chercher dans le mode de production de la vie maternelle, qui, comme dit Marx, conditionne en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle.

Le déterminisme économique de Marx enlève à la loi d'unité de développement historique de Vico son caractère prédéterminé, qui ferait supposer que les phases historiques d'un peu­ple, ainsi que les phases embryonnaires d'un être, comme le pensait Geoffroy Saint-Hilaire, sont indissolublement liées à sa nature même et sont déterminées par l'inéluctable action d'une force interne, d'une "force évolutive", qui le conduirait par des voies préétablies vers des fins marquées d avance ; d'où il s'ensuivrait que tous les peuples devraient progresser toujours et quand même, d'un pas égal et par une seule et même voie. La loi d'unité de déve­loppement, ainsi conçue, ne serait vérifiée par l'histoire d'aucun peuple.

L'histoire, au contraire, montre les peuples, les uns, s'attardant dans des phases d'évo­lu­tion, que d'autres franchissent au pas de course, tandis que d'autres rétrogradent de celles où ils étaient déjà arrivés. Ces arrêts, progressions et régressions ne s'expliquent que si l'on éclaire l'histoire sociale, politique et intellectuelle des différents peuples par l'histoire des milieux artificiels dans lesquels ils ont évolué : les changements de ces milieux, déterminés par le mode de production, déterminent à leur tour les événements historiques.

Les milieux artificiels ne se transformant qu'au prix de luttes nationales et internationales, les événements historiques d'un peuple sont donc placés sous la dépendance des rapports qu s'établissent entre le milieu artificiel à transformer et ce peuple, tel qu'il a été façonné par le milieu naturel et les habitudes héréditaires et acquises. Le milieu naturel et le passé histo­rique, imprimant à chaque peuple des caractères originaux, il s'ensuit que le même mode de production n'engendre pas avec une exactitude mathématique des milieux artificiels ou sociaux identiques, et n'occasionne pas, par conséquent, des événements historiques absolu­ment semblables chez les différents peuples, et à tous les moments de l'histoire, puisque la concurrence vitale internationale s'élargit et s'intensifie à mesure que croît le nombre des peuples qui parviennent aux étapes supérieures de la civilisation. L'évolution historique des peuples, pas plus que l'évolution embryonnaire des êtres, n'est donc prédéterminée : si elle passe par des organisations familiales, propriétaires, juridiques et politiques semblables, et par des formes de pensée philosophique, religieuse, artistique et littéraire analogues, c'est que les peuples, quels que soient la race et l'habitat géographique, passent en se développant par des besoins matériels et intellectuels sensiblement semblables, et doivent forcément recourir, pour les satisfaire, aux mêmes procédés de production  [4].


Notes

[1] Cuvier, Discours sur les Révolutions de la Surface du globe.

[2] Des anatomistes estiment que les muscles temporaux - crotaphites - qui, chez-les carnassiers et beaucoup de singes, se rejoignent sur la voûte du crâne et l'enveloppent volume dans une sangle, en comprimant la boite crânienne, empêchent le développement du cerveau, relativement réduit par rapport à celui des animaux qui, comme l'homme, ont un appareil masticateur peu développé et des muscles crotaphites peu puissants. R. Anthony, en enlevant à deux chiens, au moment de la naissance, un des muscles temporaux, a constaté, quelques mois après, que la moitié du crâne correspondant au muscle supprimé était plus bombée, et que l'hémisphère cérébral avait augmenté de volume. - Comptes rendus de l'Académie des Sciences, 23 novembre 1903.

[3] Fourier, dans le Traité de l'Unité universelle, énumère les avantages que cette forme de propriété offre au capitaliste qui ne "court aucun risque de larcin, d'incendie et même de tremblement de terre. .. Un pupille ne risque jamais de perdre, ni d'être lésé sur la gestion et les revenus, l'administration est la même pour lui que pour les autres actionnaires... Un capitaliste possédât-il cent millions, peut, d'un instant à l'autre, réaliser sa fortune, etc." Elle assurerait la paix sociale, car les "goûts séditieux se changent en amour de l'ordre si l'homme devient propriétaire", or "le pauvre, ne possédât-il qu'un écu, peut prendre part à l'une des actions populaires, divisées en parcelles fort petites... et devenir propriétaire en infiniment petit du canton tout entier, et pouvant dire nos palais, nos magasins, nos trésors". Les socialistes utopistes étaient plutôt les représentants du collectivisme capitaliste que de n'était que de l'émancipation ouvrière. Leur âge d'or n'était que l'âge de l'argent.

Napoléon III et ses complices du coup d'État étalent imbus de ces principes du socialisme utopique ; ils facilitèrent aux plus petites bourses l'accès aux rentes sur l'Etat, dont la possession, jusque-là, était le privilège des grosses bourses ; ils démocratisèrent la rente selon l'expression de l'un d'eux, en permettant l'achat de cinq, et même de un franc de rente. Ils croyaient, en intéressant la masse à la solidité du crédit public, empêcher les révolutions politiques.

[4] E. Geoffroy Saint-Hilaire, qui introduisit dans l'histoire naturelle l'unité de plan de composition, comme Vico avait introduit dans l'histoire humaine l'unité de développement, pensait que l'évolution embryonnaire dans l'œuf, à partir de la fécondation jusqu'à la naissance, se faisait suivant un plan préétabli, de sorte que les phases morphologiques se succédaient nécessairement, et que le monstre était un être partiellement arrêté à une des phases de l'évolution embryonnaire.

Les embryologistes modernes, qui rejettent le plan préétabli, pensent que l'évolution embryonnaire, étant donné l'intégrité de l'embryon, est sous la dépendance de ses relations avec le milieu dans lequel il se déve­loppe. Si, par exemple, on détruit un ou plusieurs segments (blastomères) d'œufs de grenouille, d'oursin, d'échinoderme, etc., on produit des monstres, c'est-à-dire des être incomplets, bien que parfois les parties non endommagées reproduisent les parties faisant défaut. - Si aux premiers stages de segmentation on partage en deux l'embryon, et qu'on réussisse à faire vivre les parties séparées, on obtient deux individus au lieu d'un, comme c'eût été le cas si l'œuf n'avait pas été divisé ; on suppose qu'une séparation analogue de l'œuf humain dans la matrice serait la cause des grossesses gémellaires. Si l'on modifie le milieu liquide dans lequel l'œuf se développe par l'addition de sels minéraux, on modifie les formes de l'embryon et on lui fait prendre de nouvelles formes.

Les mêmes formes ne se perpétuent, dans la nature, que parce que les influences qui les dirigent sont, sinon identiques à elles-mêmes, du moins extrêmement semblables dans leurs rapports réciproques. Les très légères variations de ces influences ont pour conséquence des modifications secondaires qui différencient les individus d'une même portée et d'une même famille ; quand ces variations sont plus importantes, elles peuvent donner naissance à des variétés, à des mutations qui sont susceptibles de devenir le point de départ de nouvelles races.

Il était intéressant de rapprocher de la conception socialiste de l'histoire humaine la conception naturaliste de la vie embryonnaire.


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