1903 |
Le pays le plus développé industriellement montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir. |
Les trusts américains
Chapitre V : Action sociale et politique du trust-system
avril 1903
Les trusts effarent les Économistes, parce qu'ils réduisent leur prétendue science à n'être que du verbiage intéressé, mais peu intéressant; les socialistes, au contraire, suivent avec une attention soutenue le développement du trust-system, parce qu'il apporte une confirmation parlante et irréfutable des doctrines qu'ils propagent sur la concentration des richesses, sur l'extinction graduelle de la " classe-tampon ", la petite bourgeoisie, et sur la prolétarisation et la paupérisation croissante de la masse des nations à civilisation capitaliste [1]. On a répété jusqu'à la nausée, ce qui n'empêche qu'on continue à répéter que nos conceptions sociales sont des utopies de songe creux et d'hommes ignorant les passions de la nature humaine et les événements du monde social ; le trust-system se charge de renvoyer ces épithètes contre les poncifs de l'économie et les leaders de la politique qui nous les lancent.
Ces colosses industriels, qui enjambant l'Atlantique, s'internationalisent, qui, pour se pourvoir de matières premières et de débouchés, agglomèrent les industries les plus diverses, qui suppriment la concurrence et remplacent l'anarchie de la production par son organisation scientifique, qui concentrent entre les mains de quelques financiers la gestion d'une centaine de milliards, qui font des rois du pétrole et de l'acier les empereurs des mines et les maîtres de l'Océan, des Big-four (des Quatre Gros) qui règnent sur la viande de boucherie, les grands seigneurs des railways ; ces trusts ne sont-ils pas l'ébauche, sous le contrôle d'une oligarchie capitaliste, de l'organisation nationale de la production et de l'échange ?
Les financiers qui unifient des industries de même nature et leur annexent des industries complémentaires, ne courent qu'après des profits privés; cependant ils obtiennent par surcroît un résultat social de première importance, l'organisation d'entreprises multiples et différentes en un vaste système national, qui les solidarise dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Les sociétés par actions avaient déjà permis aux capitalistes de placer leur argent en des compagnies diverses, pour ne pas mettre tous les œufs dans le même panier, comme le recommande la sagesse populaire. Mais le trust-system fait un pas de géant.
Ce ne sont pas des actions de mines, de chemins de fer, de fabriques de tissages, de chantiers maritimes, etc., qu'il entasse dans un même portefeuille, mais les mines, les railways, les chantiers, etc. eux-mêmes qu'il soude dans une même organisation nationale et internationale.
La nationalisation des moyens de production et d'échange, le but du socialisme 'international, n'est pas une utopie, comme l'est la suppression du trustsystem et le retour a la petite industrie, que réclament des gens aussi savants que sensés, puisque de nos jours les Morgan, les Rockefeller, les Havemeyer, essaient de la réaliser à leur profit et au profit d'une clique de capitalistes fainéants. On aurait tort de confondre avec les capitalistes à l'engrais, ces constructeurs de trusts, qui accumulent des milliards sans le pouvoir, ni le désir, d'en tirer des jouissances : Schwab est un fiévreux organisateur du travail, qui n'a pris un temps de repos que dernièrement, sur l'ordre du médecin ; Rockefeller a l'estomac si délabré qu'il ne peut se nourrir que de laitage : il promet cinq millions à qui le guérira [2]. Les capitalistes, dès qu'ils ont une pelote, se retirent des affaires, pour manger en paix l'argent volé au travail; eux, ils restent en chaînés à l'œuvre et vivent pour la développer; ils réalisent ces types de " capitaines de l'industrie ", dont parle Carlyle. Ils n'ont ni sympathie humaine, ni idéal social; ils écrasent sans remords les rivaux et exploitent sans pitié les salariés; ils accomplissent impassiblement leur tâche, comme les rouleaux du laminoir broient et aplatissent la barre de fer : n'importe, ils font œuvre révolutionnaire; sans le savoir et sans le vouloir, ils bâtissent le moule économique dans lequel se coulera la future humanité.
Le socialiste puise dans la connaissance du trust-system une foi nouvelle dans son idéal ; il peut, avec une conviction redoublée, affirmer qu'il se réalisera dans un avenir prochain et que les prières des prêtres, les falsifications des économistes et les tromperies et les répressions des politiciens ne retarderont pas d'une minute la venue de la crise sociale, qui offrira aux exploités l'occasion de culbuter d'uncoup d'épaule l'oligarchie capitaliste.
Le trust-system travaille à préparer les hommes et les événements pour cette fin " catastrophique ".
Le trust-system courbe sous sa discipline le commerce, qui jusqu'ici avait fait la loi à l'agriculture et à l'industrie. Les commerçants qui trafiquent avec ses produits perdent toute indépendance ; ils n'ont plus le choix des marchandises qu'ils débitent, ils les reçoivent empaquetées, étiquetées et cotées de prix fixes; il faut qu'ils disent adieu à l'espoir de réaliser de gros bénéfices. Ils sont les fonctionnaires des trusts, bien qu'ils restent bâtés des charges pécuniaires de tout commerce indépendant.
Les troubles que le trust-system apporte dans l'industrie où il s'implante, retentissent dans le commerce qui détaille ses produits aussi industriels concurrencés, ruinés et dépossédés et négociants bridés et sanglés forment une plèbe grossissante, de mécontents, qui vocifèrent contre les trusts, réclamant des lois pour les supprimer et ressusciter l'heureux temps pendant lequel ils s'enrichissaient en exploitant les producteurs et les consommateurs.
La centralisation capitaliste, qui a préparé les voies au trust-sytem avait profondément troublé les campagnes, et provoqué deux puissantes agitations ; le mouvement des fermiers des États de l'Ouest, réunis en la vaste association des Granges dirigée contre les spéculateurs en céréales et les chemins de fer, qui échoua dans la campagne bimétalliste de Bryan et du parti démocrate, et le mouvement des journaliers, qui avorta après la marche sur Washington, sous la conduite de Coxey, le leader populist, Le trust-system, qui frappe aussi durement les cultivateurs que les industriels et les commerçants, met de nouveau les campagnes en fermentation.
Depuis le milieu du XVIIIe siècle les utopistes ont élu l'Amérique du Nord pour champ d'expérience de leurs conceptions sociales ils y ont fondé des petites sociétés pour démontrer les avantages du communisme et servir de types à la réorganisation de toute la société. Conrad Pessiel établit en 1732 la Communauté d'Ephrata ; Jemina Wilkinson, en 1780, celle de Jérusalem ; la Mère Ann, en 1786, celle du Mont Lebanon, la première des 35 communautés des Shakers ; Georges Rapp, en 1805, celle de l'Harmonie ; Robert Owen, en 1825, la Nouvelle Harmonie ; Étienne Cabet, en 1848, l'Icarie, etc. Cependant les États-Unis, la terre de prédilection du féroce individualisme bourgeois et chrétien, était peu propice à ces essais car c'est dans ce pays d'immenses terres vierges que l'anarchique chacun pour soi put être appliqué dans toute son égoïste rigidité. Tout individu " voulant travailler " comme dit la chanson des émigrants du Far-West, pouvait tout seul se tirer d'affaire et arriver à la propriété et à une moleste aisance: il pouvait même aspirer ,aux plus hautes fonctions politiques; Lincoln avait été bûcheron, Grant, tanneur ; Johnson, tailleur, etc. Tous les métiers étaient ouverts à tous, et tous pouvaient :es essayer les uns après les autres afin de choisir celui qui pouvait le mener à la fortune par le chemin le plus court... C'était chose fréquente de rencontrer des Américains qui en avaient pratiqué une douzaine.
La liberté qui régnait dans la vie économique se reproduisait dans la vie politique ; l'Etat était vraiment démocratique; il accordait aux citoyens toutes les libertés politiques et religieuses que l'on réclamait en Europe et qu'on n'avait pu obtenir, même au prix de révolutions. Il n'avait pas d'armées mercenaires, ainsi que les États du vieux monde pour défendre la propriété des bourgeois contre les revendications des ouvriers, puisque tous, les ouvriers américains espéraient d'arriver à la propriété et pendant un temps ils y arrivèrent. Les pouvoirs publics des villes, des États et de l'Union fédérale des États se préoccupaient peu de protéger les citoyens qui, tous économiquement presque égaux ou ayant espérance de le devenir, possédaient des armes et savaient se protéger : le grand souci des autorités politiques était de conserver cette quasi-égalité économique, qui égalisait à peu près les chances de tous dans la lutte de l'anarchique concurrence industrielle et commerciale. Les États qui, avant la guerre de 1861, avaient pris des lois limitant le capital des sociétés d'industrie et de commerce afin de permettre la concurrence aux petites bourses, ne s'occupèrent pas de protéger la société contre les sociétés industrielles ayant fonction de services publics. Postes, télégraphes, chemins de fer, éclairage, eaux, etc. furent livrés sans contrôle aux entreprises privées; ainsi que les citoyens, elles furent laissées absolument libres de faire leurs petites et grosses, leurs propres et malpropres affaires et d'exploiter les libres citoyens. Il y avait débauche de liberté. Les économistes, les philosophes, les moralistes et les politiciens du capitalisme ont eu une admiration béate et sans mesure pour cette libre liberté de la République Américaine.
La guerre de 1861-65, qui abolit l'esclavage, au grand chagrin des libéraux Européens, du pieux Gladstone à l'anarchiste Proudhon, parce qu'on dépouillait l'homme capitaliste de la liberté de posséder des esclaves, ébranla les assises de cet Eldorado du libéralisme. La guerre activa la centralisation financière, qui s'accomplissait avec lenteur. Les républicains abolitionnistes, qui détenaient le pouvoir, saisirent l'occasion pour réaliser des scandaleuses fortunes avec l'armement des troupes, leurs approvisionnements de vivres, de vêtements, de munitions, etc. La paix conclue, les capitaux accumulés en Amérique se jetèrent sur l'agriculture, tandis que ceux qui étaient importés d'Europe servirent en grande partie à construire des chemins de fer. L'agriculture américaine se développa en quelques années si rapidement que, dès 1879, elle porta le trouble dans l'agriculture européenne par la masse des céréales qu'elle exportait, en même temps qu'elle bouleversait la vie agricole des Etats-Unis. Jusque la le flot d'émigrants européens, qui tous les ans atterrissait sur les côtes de l'Atlantique, après avoir séjourné un temps dans les villes de l'Est et y avoir laissé un sédiment, allait se perdre dans l'Ouest, où les terres étaient vendues à bas prix ou concédées gratuitement par le gouvernement sous certaines conditions. Les pionniers, après avoir épuisé leurs champs par une culture extensive, les vendaient pour un rien aux derniers venus et s'enfonçaient dans l'Ouest â la recherche de nouvelles terres à épuiser, â mesure que de nouveaux territoires s'ouvraient devant eux et que le flot des arrivants les pressait par derrière, Mais les sociétés financières de culture et les compagnies de chemins de fer accaparèrent les terres et fermèrent l'Ouest aux émigrants sans capitaux.
L'industrie, négligée pendant un temps, concentra l'activité des capitalistes américains ; bien que partie en second, elle ne tarda pas à atteindre et à dépasser te point de développement auquel était arrivé l'agriculture, qu'elle domine aujourd'hui économiquement et politiquement.
Ces transformations économiques ne pouvaient s'accomplir sans bouleverser profondément la des campagnes et des villes. Les fermiers virent les routes de la fortune se fermer devant eux, ils ne s'enrichirent plus que de dettes : la vente de leurs produits aux consommateurs, qu'ils entreprenaient autrefois, tomba entre les mains de commerçants et de spéculateurs, qui se lignèrent avec lés chemins de fer et les banquiers pour les appauvrir et les réduire a l'état de propriétaires nominaux, que l'on ne dépossède pas, parce que les créanciers obtiennent un plus fort intérêt de l'argent qu'ils leur prêtent que s'ils l'employaient a la culture des terres. La grande culture financière introduisit dans les champs une nouvelle population de journaliers, qu'elle tirait des villes aux époques des travaux agricoles et des moissons, et qu'elle renvoyait dans les villes à l'entrée de l'hiver, les labours et ensemencements d'automne terminés. Ces malheureux journaliers sans métier et sans emploi industriel, licenciés en masse, formaient des bandes de vagabonds, – tramps – qui prenaient d'assaut les trains de chemins de fer et se faisaient nourrir par les villages et les petites villes qu'ils rencontraient sur leur route, Coxey, l'agitateur populiste, les organisa et marcha avec eux sur Washington. Pendant que ces transformations se produisaient dans la vie des campagnes, l'industrie capitaliste centralisait dans d'énormes usines et fabriques les instruments de production devenus gigantesques et enlevait aux ouvriers l'antique espérance d'arriver à la propriété par le travail.
Cependant cette espérance est tellement chevillée dans la tête du civilisé, qu'elle continua à persister dans les cerveaux ouvriers en dépit de la réalité ; il est vrai que cette survivance d'une époque économique détruite par la grande production capitaliste, était entretenue par quelques exemples, cités quotidiennement aux enfants et aux adultes, d'individus partant de rien et arrivant au million et au milliard. Ces extraordinaires fortunes grisaient et faisaient espérer contre toute espérance. Les ouvriers américains, quoique parvenus à la phase de l'évolution économique où l'émancipation individuelle n'est possible que pour de très rares exceptions, n'entrevoyaient pas encore une émancipation collective, une émancipation de classe.
L'Internationale et la Commune de Paris soufflèrent sur les États-Unis quelques bouffées du socialisme modernes l'idée nouvelle conquit une très petite élite; elle resta lettre morte pour la masse des ouvriers. – Que nous parle-t-on de classes, disaient-ils, est-ce que cela existe en Amérique ? Ne sommes-nous pas tous égaux en droits? Est-ce que chacun de nous ne peut devenir propriétaire, capitaliste, président de la République ? – Pourquoi une révolution ? N'avons-nous pas le droit de vote, ne nommons-nous pas les juges, les conseillers municipaux, les députés, les sénateurs, les gouverneurs des Etats et le président de l'Union ? Ne possédons-nous pas la liberté de réunion, de presse, d'association, de religion? Quel est donc le droit ou la liberté qui nous manque? – Les pauvres diables, abrutis par le libéralisme bourgeois, n'avaient pas l'intelligence de s'apercevoir qu'ils n'avaient des droits et des libertés, qu'en théorie et que les capitalistes avaient confisqué tous les moyens pratiques de les exercer. Dans aucun pays le libéralisme et le christianisme son complice, n'avaient si complètement obscurci et perverti l'entendement de la classe ouvrière. Le trust-system dissipe brutalement la fantasmagorie libérale et chrétienne il apporte la lumière dans les cerveaux ouvriers.
Le trust-sytem s'il lèse les intérêts des industriels des négoriants et des agriculteurs, n'a pas été non plus créé et mis au monde pour faire le bonheur des salariés ; d'ailleurs, en civilisation capitaliste, rien ne tourne à l'avantage des travailleurs, pas même les réformes qui au premier moment les favorisent.
Le propriétaire d'esclaves, de chevaux et de mulets doit ménager les bêtes de somme, qui lui ont coûté de l'argent ; l'industriel n'a nul souci pour les salariés, qu'il se procure sans bourse délier; il les envoie crever la faim dès qu'il cesse d'avoir besoin de leur travail les trusts les jettent par milliers sur le pavé, comme viennent de le faire les trusts du pétrole et du sucre, qui, pour des raisons de spéculation, fermèrent temporairement plusieurs de leurs usines.
La centralisation du trust-system fait peser sur les ouvriers une domination plus lourde; ils ne peuvent changer de maître à tous les ateliers où ils frappent, ils retrouvent le même maître, qui inscrit les " mauvaises têtes" sur la liste noire – black-list – comme dans l'antiquité on marquait au front les esclaves fugitifs.
Les grèves, ces révoltes du travail, sont rendues plus difficiles. Le trust-system ne redoute pas les grèves partielles ; il fait exécuter dans un autre de ses ateliers le travail laissé en plan par les grévistes. Cela ne lui suffit pas, il cherche â rendre impossible toute révolte du travail partielle ou générale. Pendant que l'on clabaude dans les journaux, les réunions publiques et les parlements contre les trusts, les Morgan et Cie, appuyés par l'Association des Manufacturiers indépendants, réclament des lois pour que les trade-unions soient pécuniairement responsables des dommages qu'une grève causerait à un industriel. Ils obtiendront leur demande, comme déjà les capitalistes anglais l'ont obtenue [3].
Les trades-unions des Etats-Unis s'étaient jusqu'ici tenues exclusivement sur le terrain de la lutte économique, laissant leurs membres voter pour les capita listes, étiquetés républicains ou démocrates, et s'enrôler dans les milices pour le maintien de l'ordre bourgeois et la défense de la liberté du travail en temps de grève. Le trust-system souffle dans les trades-unions un autre esprit plusieurs ont ordonné à leurs membres de se retirer des milices et toutes se rendent compte de la faiblesse de l'arme économique, surtout depuis la grève des mécaniciens contre le trust de l'acier, lors de sa formation, en 1901, Elles discutent l'emploi de l'arme politique.
Le trust-sytem fait plus que multiplier les causes du mécontentement ouvrier, il lui donne une forme et une direction et lui place devant les yeux, sans aucun voile, le but révolutionnaire à atteindre.. Les leaders de la politique américaine sont conscients de l'esprit nouveau qui agite la classe ouvrière. Mark Hanna, le boss (directeur) du parti républicain, qu'une fraction de ce parti voudrait opposer à Roosevelt aux prochaines élections présidentielles, vient de sonner le tocsin d'alarme dans un discours prononcé à Cleveland, le 8 avril, devant une réunion d'hommes politiques et de financiers.
"... Vous, messieurs, dit-il, en s'adressant aux financiers, vous ferez bien de carguer vos voiles, car tout annonce qu'une des plus grandes paniques que le monde aura vu, éclatera bientôt aux Etats-Unis Les ouvriers sont mécontents de leur sort... Je ne vois pas les choses en rose; j'aperçois au contraire que des nuages orageux s'amoncellent à l'horizon politique. Les ouvriers s'imbibent rapidement de l'esprit révolutionnaire que leur versent les socialistes, qui par tout le pays sèment leur propagande ; elle est en train de porter des fruits dans la classe ouvrière,. Nous, capitalistes, nous ne devons pas perdre de vue ces faits, gros d'orages, nous devons au contraire essayer de les manier et s'il est possible de détourner leur électricité dans nos partis politiques.
" J'appelle votre attention sur ces faits, qui ont tant de signification – et je vous engage à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour endiguer le mouvement, qui, c'est ma ferme conviction, nous amènera à une révolution sociale, si nous continuons à nous conduire comme nous lavons fait pendant la dernière décade.
" Nous sommes en faute. Tout ce que Wall Street (le centre financier de New-York) pouvait faire pour fomenter des troubles, il a commis la faute de le faire. Millions après millions de valeurs ont été lancés et la classe moyenne est pompée a sec... Le pouvoir d'achat des ouvriers a grandement diminué; par notre faute nous avons donné à l'ouvrier toutes les raisons de se révolter, Quand viendra le jour de la révolte, et il approche, je ne donnerai pas un grain de millet pour la tête de Pierpont Morgan, car c'est lui que les ouvriers rendent responsable de beaucoup de leurs maux.
Le franc parler de Mark Hanna a fort déplu à Wall Street ; on l'accuse d'avoir grossi et noirci les faits pour des raisons politiques. Qu'il y ait exagération ou non, c'est néanmoins un signe des temps, que le leader du parti républicain ait cru devoir tenir un tel langage.
Le discours prononcé le 15 février au Good Government Club de l'Université de Michigan, par le juge Grosscup, s'il est moins brutal dans la forme, est tout aussi inquiétant. " Le divorce du travail et de la propriété est un fait anti-républicain et anti-américain; leur organisation en deux forces ennemies est un fait menaçant qui se dresse devant le peuple américain. L'idée du trust-system accentue cette menace; et ce qui est encore plus menaçant que le fait d'avoir diminué le corps des propriétaires, c'est qu'elle a aliéné des amis de la propriété la grande masse libérale du pays... Cette masse ira rejoindre les ennemis de la propriété; elle apportera au socialisme une force qui le rendra invincible. " Une ère nouvelle s'ouvre pour la politique américaine : pour la première fois aux Etats-Unis la lutte de classes est engagée sur le terrain politique.
Le trust-system qui bouleverse les assises économiques de la société ébranle par contre-coup la ma chine parlementaire, qui, en Amérique, comme en Angleterre, est un jeu de bascule entre deux partis, les Républicains et les Démocrates, s'élevant alternativement au pouvoir. Le parti faisant le pied de grue dans l'opposition groupe les mécontents, qui mettent en lui leur espérance de réformes et lui attribuent le pouvoir de guérir leurs maux. Bien que toujours déçus, ils continuaient à se laisser piper par les politiciens de l'opposition, mais les trusts, qui subventionnent ouvertement les deux frères ennemis, font tomber peu à peu les écailles de leurs yeux. Ils s'aperçoivent qu'il existe un parti nouveau, qui combat républicains et démocrates communiant fraternellement sur la table d'or des trusts, qui annonce la Révolution sociale et qui prescrit, comme remèdes aux maux de la société, l'expropriation de la classe capitaliste et la nationalisation des moyens de production et d'échange; et c'est vers ce parti qu'ils commencent à tourner leurs regards. Le succès que le socialisme a remporté aux dernières élections marque ses progrès dans l'opinion publique ; il a dépassé les espérances des militants et leur a infusé une nouvelle ardeur.
Le socialisme moderne, transporté aux Etats-Unis par les vaincus de la Commune, et par les réfugiés allemands, que Bismarck expulsait, y était resté, grâce à des circonstances spéciales, un article d'importation étrangère, dont se méfiait le public américain le trust-system en a fait un produit de fabrication nationale. Nos camarades du Nouveau-Monde l'ont assimilé et lui ont imprimé leur marque de fabrique, et c'est une joie pour le socialiste du vieux monde de lire leurs nombreux journaux et brochures et d'ad mirer l'esprit lucide et pratique et la verve vigoureuse avec lesquels ils exposent les théories du socialisme international et les appliquent aux événements de leur milieu. Ils ont conscience du rôle historique que leur impose le soudain et le phénoménal développement du capitalisme américain et dans leur enthousiasme ils s'annoncent comme les initiateurs du mouvement révolutionnaire, qui transformera la société capitaliste.
Marx et Engels, parce qu'ils avaient su démêler l'influence politique des troubles économiques qui précédèrent la Révolution de 1848 et qui en préparèrent les événements, attachaient une importance politique capitale aux crises périodiques de la production et de l'échange; ils comptaient sur une de ces crises pour provoquer la Révolution sociale. Peut-être que leur prévision se réalisera aux Etats-Unis ?
Les capitalistes américains s'attendent à des années maigres, après les années grasses de l'extraordinaire activité industrielle, qui dure depuis 1899; ils pré voient comme dit Mark Fianna la plus grande panique que le monde aura vu et l'effondrement d'un nombre considérable d'entreprises; et ils croient que les trusts, bien munis de capitaux et solidement organisés sur une base nationale et internationale, résisteront â la tourmente économique et se dresseront plus gigantesques encore sur les ruines amoncelées autour d'eux.
Mais est-ce que les victimes, qui, dans toutes les couches sociales, se compteront par millions, supporteront leur malheurs avec une résignation de chrétien, ayant sa place marquée à la droite du Père éternel dans le Paradis d'outre-tombe ? Est-ce qu'elles n'imposeront pas la nationalisation de ces monopoles industriels, que déjà l'on réclame ?
Si le capitalisme saute en Amérique, il sautera en Europe.
Notes
[1] F. Long, au nom du Comité du Parti Socialiste de Pennsylvanie, dont il est le secrétaire, a adressé à P. Morgan une lettre qui a fait son petit tour de presse et qui sous sa forme ironique indique le point de vue auquel nos camarades des Etats-Unis se placent pour juger les trusts.
Philadelphie, 14 février 1903.
J. Pierpont Morgan, New-York City.
Monsieur,
Afin de nous excuser de la très grande liberté que nous prenons en vous écrivant, permettez-nous, de vous dire, en guise de préface à cette lettre, que nous vous considérons comme un des hommes les plus remarquables que le monde ait vu. \lais nous ne pouvons nous empêcher d'ajouter que vous êtes un inconscient instrument des forces économiques, un des principaux agents de certaines tendances économiques et sociales, dont vous ignorez la portée et n'entre voyez pas le but. Vous êtes le leader du grand trust-mouvement moderne qui prépare les sociétés civilisées â la venue du socialisme, mieux que ne sauraient le faire nos faibles efforts d'ouvriers...
L'Économie politique, enseignée dans les Écoles, est un anachronisme, puisqu'elle soutient que la concurrence est le meilleur moyen de développer le bien-être de la société; tandis que le succès des trusts démontre la possibilité d'une organisation coopérative de la production sociale et l'impossibilité de la continuation de la concurrence anarchique. Ceci a été affirmé par les socialistes depuis cinquante ans, ainsi que vous pourrez vous en convaincre en consultant le Capital de Karl Marx.
" La classe des Intellectuels pendant des années nous a dit que la production sur une échelle nationale et internationale était impossible qu'un homme ou qu'un groupe d'hommes seraient incapables de conduire de si vastes entreprises, qu'elles s'écrouleraient sous leur propre poids, qu'elles n'étaient que des phénomènes transitoires mais le fait indéniable démontre la justesse de notre opinion. Le trust porte la conviction chez les plus obtus. "
Long continue par exposer que le développement économique a divisé la société en deux classes antagoniques ; que 13 possession des moyens de production a donné à la classe capitaliste le pouvoir de contrôler le gouvernement, les églises, les écoles et la presse subventionnée, Elle l'a fait l'arbitre du sort de la classe ouvrière, économiquement exploitée et opprimée, intellectuellement et physiquement mutilée et dégradée, Parler d'égalité politique est une amère moquerie. Le gouvernement est une conspiration de la richesse organisée, qui se cache pour diriger secrètement la machine politique.
" La lutte entre les deux classes s'envenime de plus en plus. A mesure que grandissent les monopoles, disparaissent les petites industries et la petite bourgeoisie qu'elles faisaient vivre, "tous les jours grossit la multitude des salariés et des sans-travail ; tous les jours devient plus féroce la lutte des exploiteurs et des exploités.
" Les socialistes veulent faire cesser cette lutte, qui ne cessera que lorsqu'on aura fait disparaître les causes qui l'engendrent. Pour éliminer ces causes il faut abolir la possession privée des instruments de production, abolir les trusts – et mettre cette possession entre les mains de la nation Pour accomplir cela, il faut amener les producteurs de la richesse â reconnaître leurs intérêts de classe et à les unir en une solide force politique. Les socialistes y travaillent et le développement des trusts accélère le mouvement. " Les votes socialistes sont de plus d'un tiers de million dans les Etats-Unis, de 28.000 dans l'industrielle Pennsylvanie, de 40,000 dans l'intellectuel Massachussetts. Ces quelques faits, M. Morgan, nous obligent a reconnaître notre dette envers vous et votre classe, qui démontrez la praticabilité et l'inévitabilité du Socialisme.
Sincèrement votre,
Pour le comité du Parti socialiste de Pennsylvanie.
Fred. Long
Les socialistes européens se sont occupés des trusts les deux résolutions ci-dessous montrent l'unité de la pensée socialiste sur cette question.
Résolution prise par le Congrès d'Ivry du Parti ouvrier français de septembre 1900,
" Le trust, c'est-à-dire, la monopolisation d'une ou de plusieurs industries complémentaires, qui a fait tout récemment sen apparition aux Etats-Unis et qui devient de plus en plus international, n'est qu'une forme – supérieure – de la concentration capitaliste qu'il précipite.
" Il supprime la concurrence, qui est le fondement mémé de 1a production capitaliste, et réduit les frais de revient de cette derniére, qu'il régularise dans une certaine me, sure en éliminant une certaine somme d'anarchie.
" Mais comme tous les progrès en régime de classe – machines, division du travail, etc. – le trust se traduit par des maux immédiats : il aggrave la servitude des travailleurs courbés sous une même et :unique direction et permet. le rançonnement des consommateurs.
" En vain, la fraction de la classe capitaliste qu'il ruine, réclame-t-elle sa suppression, aucun gouvernement ne. saurait réagir contre le trust, qui est un phénomène fatal.
" En conséquence, le Congrès déclare que seule la socialisation de tous les moyens de production résoudra la question du trust, en n'en laissant subsister que les avantages. "
Résolution prise par le Congrès International de Paris, de 1900.
" Les trusts sont les coalitions des exploitants de l'industrie et du commerce dans l'intérêt de leur profit individuel.
" Ces coalitions sont les conséquences inévitables de la concurrence... L'extension des moyens de production créant les moyens d'obtenir une masse de produits plus grande qu'il n'était possible aux détenteurs des moyens de production de vendre, devait rendre la concurrence l'ennemi du profit, devait donc dans le système actuel éliminer la concurrence, la remplacer par l'entente et la coopération des maîtres de la production. Aussi les trusts sont inévitables...
" La seule issue réelle de l'oppression actuelle de ces conditions doit être la nationalisation et dans un stage consécutif la régularisation internationale de la production dans telles branches où les trusts internationaux auront atteint leur plus haut développement.
" Ainsi se transformera graduellement la production privée ayant le profit comme but, en production sociale qui aura pour objet le produit. "
[2] Le Temps reproduisait cette caractéristique interview à la vapeur de Schwab, cet homme d'affaires, qui parti de rien, est arrivé, avant d'avoir atteint la quarantaine et après avoir été le directeur de l'Usine Carnegie avec un salaire annuel de cinq millions, à être un des oligarques qui manipulent la richesse sociale des États-Unis :
" Quel âge avez-vous ? demandait le journaliste. –
Trente-huit ans, – Où êtes-vous... – A Blair County.
Pennsylvanie. – Où êtes-vous allé à l'éc
? – A Blair County. – A quel âge avez-vous quitté l'éc
? A dix-huit ans. – Quelle était alors votre amb...? – Esprit mécanique. Voulais être ingénieur-mécanicien. – Quelle fut votre première...? – Employé chez un épicier. (Éclats de
rires bruyants.) – C'était dur ? – Restai six semaines. Dur, Oui. – Vous étudiez en dehors ? – Oui, promenades dans fabriques voisinage. Perdais pas mon temps. – Et comment êtes-vous entré dans l'industrie de l'acier ? – Hasard. Connaissance d'un ingénieur. M'adopta, me poussa, me plaça. –
Et puis...? – Rencontrai M. Carnegie, fondai usines de Homestead. Difficultés. Travail, Succès. Aujourd'hui président de la Compagnie Carnegie. L'industrie de l'acier s'accorde donc plus spécialement que toute autre avec vos talents personnels ? – Talents ? N'ai pas de talent. Travaille seulement, travaille à mort – Quel est le secret de votre réussite ? – Travail, travail, travail ! – Aimez-vous la campagne ? – Pas le temps. – Les théâtres ? – Pas le temps, pas le temps. – Le cheval ? – Ah ! sapristi, pas le temps, toujours pas le temps.
" Et M Schwab s'enfuit pour regagner le temps perdu en vain bavardage. "
[3] Le tribunal de Rutland (Vermont) vient de démontrer que pour arriver à leur fin les capitalistes n'ont pas besoin de nouvelles lois ; au mois d'avril de cette année il a condamné des grévistes à payer â leurs patrons des dommages, qui doivent êtes prélevés sur la caisse du syndicat et à .son défaut sur la propriété privée de ses membres. L'exemple des juges de Rutland sera saisi.
Les juges américains, quoique élus au suffrage universel sont domestiqués par les capitalistes; et ce qui rend plus néfaste cette dépendance, c'est que le pouvoir judiciaire est supérieur au pouvoir législatif tout tribunal peut annuler une loi votée par le Congrès et les législatures des États en la déclarant inconstitutionnelle. Le fait vient de se passer dans l'État de New-York. La Cour d'Appel de New-York, ou siégent cinq juges républicains et trois juges démocrates, jugeant en dernier ressort un débat entre patrons et ouvriers sur la journée de travail, a décidé que la loi qui imposait la journée de huit heures dans les travaux publics était contraire à l'esprit de la Constitution, par conséquent nulle et non avenue. On estime que ce jugement fera gagner plus de trente millions aux entrepreneurs, qui dans leur contrat avec la ville de New-York avaient fait valoir 1'obligation d'accorder la journée de huit heures pour majorer leurs prix.
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