1903 |
Le pays le plus développé industriellement montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir. |
Les trusts américains
Chapitre II : Organisations industrielles de la production marchande
avril 1903
(a) Organisation corporative du moyen âge.
La production marchande, où l'on produit non pour consommer mais pour vendre et réaliser un profit, a traversé une série d'organisations industrielles avant d'arriver au trust-system comme disent les Yankees. Le trust lui-même, bien que datant d'une quinzaine d'années, si l'on excepte le trust du pétrole, a déjà évolué d'abord, simple entente secrète ou publique entre industriels rivaux pour travailler de concert et faire cesser entre eux la concurrence, il a donné naissance à une scientifique organisation de la production et à une monopolisation d'une ou de plusieurs industries au profit d'une féodalité capitaliste.
Le trust-system supprime la concurrence, abolit la liberté individuelle du capitaliste exploitant centralise l'industrie et nous ramène à une sorte d'organisation corporative de la production ; les trusts de la plus récente formation ont pris le nom de corporations : bien qu'il dérange la science et la sagesse des économistes et d'autres personnages aussi intellectuels, le trust-system est cependant le fils on ne peut plus légitime de la production marchande, l'aboutissant de son évolution. Mais afin de mettre en relief les caractères distinctifs de l'organisation moderne, jetons un d'œil sur celle du moyen âge.
Le régime corporatif du moyen âge était une organisation de l'industrie, pour supprimer la concurrence en réglementant la production ; il aboutissait à une monopolisation de l'industrie, que l'on pourrait appeler démocratique, au profit des maîtres de métier, qui formaient la corporation.
La corporation, afin que tous les maîtres pussent vivre de leur industrie, limitait le nombre des artisans qui, dans la ville, pouvaient battre métier et ouvrir boutique ; et afin qu'il existât entre eux une réelle égalité démocratique, elle limitait pareillement le nombre des compagnons et des apprentis qu'ils pouvaient employer, fixait le maximum de salaire qu'ils devaient payer, déterminait la quantité et la qualité de matière première qu'ils pouvaient ouvrer, ainsi que le genre d'outils dont ils devaient se servir, leur défendant l'usage de tout instrument nouveau et tout perfectionnement de l'outillage ancien : enfin tout était méticuleusement réglementé pour éviter qu'un maître eût un avantage quelconque sur ses confrères.
Les syndics, qui à toute heure avaient le droit d'entrer dans n'importe quel atelier, étaient chargés de veiller à l'exacte application de ces multiples règlements, lesquels assuraient à tous les maîtres de métier des conditions égales dans la manufacture du produit et dans sa vente.
L'esprit égalitaire et démocratique qui animait les artisans du moyen âge se retrouvait avant la guerre de 1861 dans la législation des États de l'Union américaine ; elle limitait le capital de toute société industrielle et commerciale, afin de l'empêcher d'occuper une trop grande place; mais ajoute Dos Passos qui cite le fait dans sa déposition, cette loi restrictive a depuis 1861 été effacée de la législation de tous les " États commerciaux " proprement dits.
Le système corporatif, qui durant une partie du moyen-âge se maintînt dans toute son intégralité, commença à perdre de sa rigidité, surtout après la découverte de l'Amérique, dans les villes qui par leur position géographique et politique devenaient des centres actifs de commerce et d'industrie. La réglementation corporative de la production, bien que battue en brèche et n'atteignant plus le but égalitaire que lui avaient donné les artisans du moyen âge, persistait cependant: elle opposait des obstacles parfois insurmontables à tout progrès industriel. On demandait en France son abolition depuis plus d'un siècle avant la Révolution de 1789, qui l'abolit définitivement.
La liberté absolue de l'industrie et du commerce fut proclamée : plus de syndics pour contrôler le nombre des ouvriers, les instruments de travail, la matière première et le produit. Liberté pour tout industriel d'agir en ne consultant que son seul intérêt bien ou mal entendu, d'établir des ateliers là où il voulait et de produire comme et autant qu'il l'entendait. Plus d'entente entre industriels pour s'assurer mutuellement et fraternellement leurs moyens d'existence; tous au contraire rivaux et ennemis et s'entre-ruinant. Chacun pour soi, le principe essentiel du christianisme, puisque tout chrétien peut faire son salut tout seul, sans s'occuper du sort de ses parents et des autres hommes, devint le grand principe de la société capitaliste [1].
L'anarchie industrielle succédait à l'organisation industrielle. La concurrence, que le régime corporatif avait d'abord empêché de se produire et qu'il avait entravée ensuite, fut " la loi et les prophètes " du régime capitaliste, selon l'expression de l'économiste Garnier.
La concurrence, qui déchaînait la guerre sans trêve ni merci dans le monde de la production et du commerce, fut proclamée reine souveraine. On la dota de vertus mystiques, qui seules pouvaient développer l'industrie et le commerce, perfectionner l'outillage, abaisser le prix des marchandises, améliorer leur qualité, moraliser l'industrie, le commerce et la finance, et faire le bonheur de l'humanité.
Cependant nous allons voir cette concurrence, condition de toute production, de tout commerce et de toute morale capitaliste, se détruire elle-même et constituer par son propre jeu la centralisation capitaliste, qui aboutit fatalement à l'organisation de l'industrie en trusts, lesquels suppriment la concurrence d'une manière autrement efficace que l'organisation corporative.
b) Organisation centralisatrice de la production capitaliste.
Liberté de l'industrie et du commerce et Concurrence, sont pour la bourgeoisie de tous les pays les conditions de la production et de l'échange.
Et c'est précisément parce que les trusts, en organisant des monopoles, suppriment la Liberté et la Concurrence, que les bourgeois des États-Unis réclament des lois pour les mater et les empêcher de naître et de grandir.
Mais il y a beau jour que les bourgeois auraient dû forger des lois pour conserver leur pureté à ces deux sacrés principes éternels : ils se sont au contraire reposé sur elles pour défendre leur vertu.
La concurrence a indignement abusé de cette naïve confiance ; dès qu'elle entre en action, elle assassine les bourgeois qui l'adorent. Elie ne peut affirmer son existence qu'en réduisant le nombre des concurrents, qu'en rétrécissant le champ de ses ébats. Les industriels les mieux armés de capitaux, les mieux outillés, les plus chançards, les plus exploiteurs du travail salarié, les moins scrupuleux, les plus habiles à falsifier les produits et à flouer la clientèle, remportent la victoire, accaparent le marché, ruinent leurs rivaux, que de patrons ils transforment en prolétaires.
Dans les pays où, il y a un siècle, il y avait des centaines de mille d'ateliers de tissage, de filage, d'ébénisterie, de cordonnerie, etc., il ne reste plus que des dizaines de fabriques et d'usines, concentrant dans leur énorme enceinte l'outillage jadis disséminé sur tout le territoire et possédé par des mille milliers de petits producteurs.
La centralisation industrielle s'est accomplie dans l'anarchie de la production et par l'anarchie de la production.
La concurrence n'arrête pas là son œuvre, elle continue à faire des siennes entre les colosses industriels qui ont ruiné des milliers de concurrents et assimilé leurs biens et leur clientèle. Mais dans les industries comme la métallurgie, la raffinerie, l'extraction du charbon, etc., où la concurrence a réduit à quelques unités le nombre des rivaux, il se manifeste une tendance à modérer l'action de la concurrence en réglementant la production et en fixant les prix de vente.
La production capitaliste, qui pour se développer fut obligée de détruire l'organisation corporative du moyen-âge, fait, depuis un demi-siècle, des tentatives pour le reconstituer sur un autre plan. Maintenant qu'elle arrive à la dernière phase de son développement, on s'aperçoit que ces deux principes éternels, liberté de l'industrie et liberté de l'homme, n'étaient que deux béquilles pour l'aider à parcourir une période de transition, La bourgeoisie n'avait brisé les chaînes féodales qui attachaient le serf à la terre et au seigneur que pour le soumettre à l'oppression capitaliste; elle n'avait détruit l'organisation corporative qui emprisonnait la production et l'échange que pour les courber sous le joug d'une minorité décroissante de capitalistes.
Les grands industriels, afin d'atténuer une concurrence nuisible à leurs profits, ont signé des pactes secrets déterminant les conditions de production et de vente de leurs marchandises ces contrats s'appellent, en Amérique, pools, combines, etc. ; en Allemagne, kartells ; en France, syndicats de producteurs, etc. Des amendes parfois très fortes frappent les violateurs du pacte et pour qu'il n'y ait pas de contestation on exige souvent que chaque contractant dépose des traites qui sont mises en circulation s'il vient à manquer à une des clauses du contrat. On surveille sa production : le pool des wire-nails (clous de fils de fer), donnait pouvoir à des inspecteurs de pénétrer à toute heure dans les usines, de vérifier la comptabilité et de lire la correspondance de tous ses membres. Mais quelque précaution qu'on ait prise et quelque onéreuse que fût la pénalité du défaillant, il arrivait constamment que les signataires du contrat le violaient ouvertement ou secrètement dès qu'ils y trouvaient intérêt.
Les fabricants de Manchester, afin de prévenir les crises de surproduction dans le tissage et la filature, essayèrent à plusieurs reprises de s'entendre pour réduire la production. Mais il y a un demi-siècle qu'ils y ont renoncé, car il se trouvait toujours des faux-frères qui profitaient de l'occasion pour produire à haute pression, au grand détriment des fabricants assez gogos pour respecter la parole donnée. Ils ont reconnu que le seul moyen d'empêcher l'encombre ment du marché était de déclarer une fermeture générale des ateliers (lock-out) ou de provoquer une grève générale.
La France fut la première à former ces pools, d'après M. H. Babled [2] plusieurs mines de Saint-Etienne se groupèrent en 1840 pour former une société charbonnière, afin de diminuer la concurrence et de relever les prix ; mais ayant voulu englober dans leur syndicat des mines en dehors du bassin de la Loire, il se produisit de violentes attaques. Le décret du 24 octobre 1852 interdit la réunion des concessions minières. Les producteurs de sel de l'Est ont formé, en 1864, un syndicat pour remédier à l'exagération de la production et à l'avilissement des prix qui a été réorganisée en 1893, Les compagnies d'assurances sur la vie se sont entendu en 1881, pour établir un tarif commun, au-dessous duquel les sociétés contractantes ne devaient pas descendre, Les verriers de la région du Nord et les métallurgistes de Longwy sont entrés clans un de ces contrats, qui dans une certaine mesure paralyse l'action de la concurrence. Ils se sont engagés à ne pas accepter directement des commandes, si ce n'est dans des conditions déterminées. Toutes les commandes sont adressées à un comptoir. qui les répartit entre les contractants d'après certaines règles.
Mais les pools, les kartells et les contrats secrets ou publics entre fabricants n'apportent aucun changement à l'organisation de l'industrie, chaque contractant restant maître de sa fabrique et de son exploitation ; il a de plus la liberté de se retirer du pacte et même de le violer; on ne s'en est pas privé. Aussi ces contrats, même dans les meilleures circonstances, ont une existence éphémère; ils deviennent caducs, le résultat recherché une fois obtenu et la concurrence, qui pendant un temps avait suspendu ses ravages, les continue comme par le passé.
Le trust est au contraire une permanente organisation nationale et même internationale de l'industrie, sur un plan qui pousse la centralisation à son extrême limite.
Un trust n'est pas une nouvelle entreprise individuelle ou l'évolution d'une entreprise individuelle, grandissant progressivement par la ruine de ses rivaux, mais la fédération ou plutôt l'amalgamation d'un nombre plus ou moins considérable de sociétés, jusqu'alors rivales. Ch. Schwab, qui s'y connait, le définit " une société de sociétés ".
- " La concurrence est la vie de l'industrie ", disait la sagesse bourgeoise ; mais le trust répond : " Moindre la concurrence, plus grande la prospérité. "
L'industriel qui entre dans un trust y apporte sa fabrique et sa clientèle, dont il perd la propriété. La fabrique peut encore conserver son nom, comme raison sociale, mais ce n'est ni lui ni ses délégués qui en conservent l'administration, ainsi que c'est le cas dans les pools, les kartells et les syndicats de producteurs ; ce sont les directeurs du trust qui la font administrer. Ils peuvent selon les besoins la développer, si elle est située dans un centre favorable; ou la réduire et même la supprimer si elle fait double emploi, ou ne répond plus aux nouvelles conditions de la production. Le trust du Whisky qui avait centralisé 80 distilleries, mit hors d'usage immédiatement 48 et n'en utilisa que 12, qui fournirent plus de whiskey que n'en distillaient auparavant les 80 fabriques : le trust produisait 75 % de la production totale des États-Unis. Le trust du sucre fit de même; il n'utilisa que le quart des raffineries unifiées et avec ce quart produisit autant qu'auparavant produisait toutes les usines.
Les directeurs de la Standard Oil Cie et du trust du sucre, étaient des trustees, c'est-à-dire des hommes de confiance, armés de pouvoirs discrétionnaires, qui sans contrôle géraient les entreprises agglomérées et partageaient les bénéfices entre les porteurs de certificats. Ce premier mode de gestion, violemment dénoncé, a été interdit par l'Anti-trust law de Sherman, elle oblige les trusts à se soumettre aux conditions de contrôle et de publicité qui sont imposées aux autres sociétés anonymes.
Le trust remplace par une administration unique les multiples administrations des fabriques incorporées ; cette administration centrale dicte les prix, contracte pour la matière première, le combustible, etc., règle les approvisionnements, centralise les commandes et les dirige à la fabrique où elles peuvent être le mieux exécutées avec le plus d'économie de temps et de transport. Toutes les entreprises incorporées, au lieu de se développer les unes au détriment des autres, sont solidaires, se garantissant mutuellement les profits et les pertes.
Un trust ne se borne pas à réunir sous une même administration des entreprises de même nature, il annexe des entreprises d'autre nature qui leur sont utiles. Par exemple, le trust de l'acier possède des mines de fer et de charbon pour alimenter ses hauts fourneaux, une flotte de bateaux sur le lac Supérieur pour transporter le minerai et le combustible, et des voies ferrées pour véhiculer ses produits.
Les trusts constitués tendent à se fédérer, afin de former une organisation qui embrasserait toutes les industries de la nation. On observe, en effet, que les trusts qui ont des excédents de bénéfices en consacrent une partie à développer d'autres trusts la Standard Oil qui a concouru à la formation des trusts de l'acier et de l'océan, place tous les ans des centaines de millions dans les entreprises les plus diverses ; les bilans publiés au commencement de cette année par l'American Sugar Refining Cie, le trust du sucre et par la Consolidated Tobaco Cie, le trust du tabac, montrent que ces deux compagnies ont acheté des valeurs d'autres industries, l'une pour 227 millions et l'autre pour 258 millions. Les grands trusts exercent de cette façon une influence sur l'administration des trusts de moindre importance et comme dans leurs conseils de direction on retrouve presque toujours les mêmes personnalités, on constate qu'il se forme un état-major capitaliste qui travaille à soumettre à son contrôle toute la production organisée des Êtats-Unis.
Ce sont des industriels qui forment les pools et les kartells, ce sont des financiers n'ayant aucune attache industrielle qui organisent les trusts, Ce fait à lui seul indiquerait qu'en se trouve en présence d'une ère nouvelle de la production marchande, qui n'a fait ses grandes transformations que sous l'impulsion d'individus venus du dehors de la profession. Par exemple, ce ne sont pas les maîtres de métier qui au XVIIIe siècle ont élevé les manufactures où s'introduisirent successivement la division du travail, la vapeur et la machine-outil, mais des marchands enrichis dans le commerce des Indes ; ce ne sont pas les directeurs des compagnies de diligences qui ont pris l'initiative de l'établissement des chemins de fer, mais des financiers.
Les financiers, quand ils ont décidé la formation d'un trust, invitent les industriels dont ils apprécient l'importance à en faire partie, et déclarent la guerre à ceux qui refusent. Celui qui entre dans le trust évalue la fabrique et la clientèle qu'il apporte; elles lui sont payées argent comptant, mais plus ordinairement en actions ou obligations du trust; leur valeur est en ce cas majorée parfois de plus de cent pour cent les yankees disent alors que le capital est mouillé, – watered. Le capital d'un trust a donc toujours une valeur nominale supérieure à la valeur réelle des fabriques trustifiées. Ce mouillage du capital permet aux organisateurs des trusts et aux détenteurs de leurs titres de réaliser de gros bénéfices en les écoulant dans le public. L'organisation du trust de l'acier a rapporté à Morgan et à son groupe financier qui avaient avancé un milliard pour sa formation, un bénéfice de 125 millions. Les négociants et les industriels ruinés et dépossédés par les trusts, étalent leur impuissante imbécillité, quand ils se livrent à de vertueuses indignations morales à propos de ce mouillage financier. Le bourgeois qui fait de la vertu un moyen de duperie et de la tromperie un moyen de parvenir, est un parfait nigaud quand il réclame de la vertu pour de vrai chez ses collègues.
Cette sur-capitalisation est précisément une des principales raisons de la vogue des trusts : dans quel pays et dans quel temps a-t-on vu des industriels et des négociants refusant au nom de la vertu de doubler leurs capitaux même si pour cela il était nécessaire de flouer leur chers concitoyens ?
Un trust n'est en définitive qu'une, centralisation industrielle plus complète et plus intense que celle qui se pratique dans les grandes entreprises industrielles pour qu'il réussisse, il faut qu'il centralise des entreprises déjà fortement centralisées et qui ne peuvent être établies sans d'importants capitaux; ainsi le trust des clous a échoué, parce que avec 50.000 francs on pouvait monter une fabrique pour lui faire concurrence ; il faut aussi qu'il possède suffisamment de capitaux pour acheter les rivaux ou les ruiner en vendant au-dessous d'eux et qu'il soit aidé par des circonstances exceptionnelles, tels que tarifs de faveur des chemins de fer, droits protecteurs, brevets d'in- ventions, etc. Les capitalistes yankees encouragés par le succès de la Standard Oil et de quelques autres semblables sociétés, se mirent à trustifier avec une furie plus que française de 1890 à 1896 sans s'occuper des conditions nécessaires à la création d'un trust et à son développement. L'absence de ces conditions, le mouillage des capitaux, la difficulté de rencontrer les capacités directrices pour des entreprises aussi vastes et aussi complexes firent péricliter bien des trusts, que leurs directeurs achevèrent de ruiner en jouant à la Bourse avec leurs actions, dans l'espoir de les relever, Ce qui n'est pas légalement interdit aux États-Unis Ces nombreux insuccès ont fait croire à beaucoup de gens, entre autres aux économistes français, que l'existence des trusts était éphémère, comme celle des pools, et qu'ils s'écrouleraient sous leur propre masse. Mais ainsi que le remarquait la New-York Tribune du 31 décembre dernier, " ces insuccès n'ont en aucune circonstance entraîné la dislocation des fabriques et des firmes qui avaient constitué le trust en déconfiture ", Un nouveau trust recolle les morceaux et prend la suite en bénéficiant de fautes commises, Les trusts engendrent des trusts, car un trust qui réussit force ses rivaux à se coaliser en anti-trust pour pouvoir lui résister si après un temps de lutte, l'un ne parvient pas à détruire l'autre, ils suspendent leur coûteuse concurrence et s'entendent pour former un trust plus vaste qui les fusionne.
Les insuccès de quelques trusts ne sont pas des preuves de l'impraticabilité de la trustification de l'industrie pas plus que les accidents des chemins de fer ne démontrent l'impossibilité d'utiliser sans danger la traction par la vapeur sur les voies ferrées. Les bénéfices réalisés par les trusts qui ont traversé la période critique du début, sont si considérables, grâce à leur économique et scientifique centralisation, que, malgré des insuccès éclatants et malgré les colères qu'ils suscitent et les menaces légales de répression qui pleuvent sur eux, les trusts se multiplient ou plutôt se sont multipliés, car l'on prévoit que l'année 1903 n'en verra naître qu'un petit nombre ; l'industrie des États-Unis étant déjà en partie trustifiée et les capitaux disponibles ayant été absorbés ; ce qui n'empêche pas que l'on observe une recrudescence de petites sociétés. Les unes sont formées par des industriels dont les trusts ont acheté les usines et qui cherchent un emploi de leur temps et de leurs capitaux; mais le plus grand nombre sont des sociétés d'essai. Un chemin de fer qui a acheté une mine dont il ignore la richesse et un grand trust qui a un nouveau produit à lancer, au lieu de les exploiter directement, en chargent de petites compagnies qu'ils créent dans cette intention : si la mine est pauvre et si le produit ne prend pas, ils en sont quitte pour les liquider, en perdant quelques milliers de dollars, sans que l'insuccès de ces compagnies porte atteinte à leur prestige. Au contraire, si la mine est riche et si le produit réussit, ils les incorporent et se font un mérite du succès.
S'il ne se créera pas beaucoup de nouveaux grands trusts en 1903, ceux qui se sont constitués et consolidés s'agrandiront, incorporant les unes après les autres les entreprises indépendantes se mouvant en dehors de leur orbite et se fusionneront pour former des trusts de trusts, comme la United States Steel Corporation.
La monographie de quelques trusts caractéristiques aidera le lecteur à se rendre compte de leur organisation et à se former une idée du trust-system.
Notes
[1] Un guerrier barbare, dont l'histoire à conservé le nom, Wolf, au moment où St Cyrille allait le baptiser, lui demanda s'il rencontrerait au paradis ses compagnons d'armes et les membres de sa tribu. " Non, lui répondit le patriarche d'Alexandrie, ils brûleront aux Enfers. – Alors je préfère aller souffrir avec eux, plutôt que d'entrer tout seul au Ciel " et il planta là le prêtre chrétien, incapable de comprendre ce sentiment de fraternité communiste.
Hérodote le véridique et sagace historien des mœurs antiques, dont les récits ridiculisés par Voltaire sont d'inappréciables documents pour l'historien des mœurs primitives, rapporte qu'il n'était pas " permis au Perse qui offre un sacrifice aux dieux de faire des vœux pour lui seul ; il faut qu'il prie pour la prospérité de tous les Perses en général. " (I § 132). Toutes les cités de l'antiquité paienne pratiquaient le principe, si contraire à l'esprit du christianisme, que l'intérêt individuel devait être sacrifié à l'intérêt commun et que l'individu ne devait chercher son bonheur que dans le bien-être de la communauté. Il est vrai que ce principe qui était une survivance du communisme primitif, perdait rapidement de son influence dès le VIIe siècle avant Jésus-Christ dans les villes méditerranéennes, où se développait la production marchande. L'individualisme bourgeois s'y affirmait dans la pratique, avant d'être spiritualisé par la philosophie platonicienne et divinisé par la religion chrétienne.
[2] Syndicats de producteurs et de détenteurs de marchandises, par H. Babled, 1893,
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