1895

 


Campanella

4. La Cité du Soleil

Paul Lafargue


La Cité du Soleil

4

Les Solariens pensent que l'enfant appartient à la société. «Ils refusent à un homme le droit de posséder son enfant et de l'élever, ainsi que celui de se servir de sa femme, de son enfant et de sa maison, comme s'ils étaient sa chose. Ils affirment que les enfants doivent être élevés pour la conservation de l'espèce et non pour le plaisir d'un individu, ainsi que le soutient saint Thomas. C'est pourquoi ils font l'éducation des enfants en vue de l'intérêt de la communauté et non de celui de l'individu, si ce n'est en tant qu'il fait partie intégrante de la communauté.»

Ils reproduisent les mœurs des Spartiates. Ils commencent l'éducation des enfants pour ainsi dire avant leur naissance, avant même leur formation. Les femmes les plus belles sont choisies pour la reproduction ; et les couples reproducteurs sont formés d'après des règles philosophiques. Ils assurent que, chez eux, on n'a pas besoin de recourir aux subterfuges que Platon conseille aux magistrats de sa République de pratiquer pour la distribution des femmes, afin de ne pas exciter de jalousie, parce qu'ils n'éprouvent pas l'amour-passion, qui est remplacé par l'amitié. Charles Fourier pensait également que, dans son Phalanstère, l'amour devait s'apaiser ; du moins ce que les peuples christianisés appellent amour : car, aux débuts de l'humanité et jusqu'au Moyen-Âge, l'amour présentait des caractères différents. Les Solariens prétendent que, ce qui empêche le développement de l'amour exclusif pour une femme, c'est la beauté de leurs femmes, qui, toutes, sont également belles. Les exercices corporels, auxquels on les habitue dès l'enfance, leur donnent une brillante carnation et des membres robustes, élégants et agiles, et, par beauté, ils entendent la force et l'harmonieuse proportion du corps. Ils aiment la femme naturelle et non l'artificielle ; celle qui se teindrait, se farderait ou se grandirait par de hauts talons serait punie de la peine capitale : mais ils n'ont jamais eu la douleur d'édicter une si impitoyable peine, car aucune de leurs femmes ne songe à recourir à de tels artifices pour s'embellir, et en eut-elle le désir, qu'elle n'aurait pas le moyen de le satisfaire. Campanella, qui a une âme compatissante pour les amoureux, ajoute que si, cependant, un individu est affligé d'un amour aveugle et exclusif pour une femme, on permet au couple de s'amuser, mais sous condition de ne pas procréer, afin de ne pas compromettre la race. Ces mœurs sexuelles, comme de juste, paraîtront le comble de l'immoralité aux Philistins des deux sexes qui ne connaissent l'amour que pour en avoir entendu parler dans les romans et les pièces de théâtre, qui se marient par intérêt et qui tempèrent les ennuis de l'amour conjugal par la prostitution : il semble que Campanella ait songé au scandale qu'il devait soulever, quand il écrivit son sonnet à Cupidon :

«Depuis trois mille ans, le monde adore un amour aveugle qui a des ailes et un carquois ; cet amour est devenu sourd et impitoyable ;
«... Il est avide d'argent, il s'enveloppe de vêtements sombres : ce n'est plus un enfant nu, franc et loyal, mais un rusé vieillard, qui a cessé de se servir de flèches, depuis qu'on a inventé les pistoles.»

La famille individuelle ne peut exister avec de telles mœurs, puisqu'elle est basée sur la propriété et l'esclavage, ainsi que son nom l'indique [18]. Tous les habitants de la cité se considèrent comme faisant partie d'une seule famille : ceux qui sont du même âge s'appellent frères et sœurs et nomment pères et mères, ceux qui sont âgés de plus de 23 ans qu'eux, et enfants, ceux qui sont plus jeunes de 22 ans. Cette division de la communauté en couches génératrices que mentionne également Platon, n'est pas inventée à plaisir, puisqu'elle a été retrouvée chez les peuplades polynésiennes et, probablement, le philosophe grec, ainsi que Campanella, devait tenir le fait des récits de voyageurs. D'ailleurs, ce qu'il y a de remarquable dans les utopies de Platon et de Campanella, c'est que la plupart des institutions sociales et des mœurs qu'ils mentionnent et qui sont aux antipodes de celles de leur époque ne sont pas de pures imaginations, mais sont des réminiscences du passé.

La femme Solarienne durant sa grossesse vit au milieu des statues des héros, pour s'inspirer de la perfection de leurs formes, ainsi que le faisaient les Athéniennes. On a une telle confiance dans cette influence artistique qu'on entoure de belles peintures de taureaux, de chevaux, de chiens et d'autres bêtes, les animaux reproducteurs. Les Solariennes, ainsi que les femmes sauvages, allaitent pendant deux ans leurs enfants et même plus longtemps si le médecin le juge nécessaire.

On commence à enseigner les lettres aux enfants à partir de trois ans, en les faisant jouer dans les galeries où les alphabets sont peints sur les murs et à apprendre les sciences naturelles et pratiques à partir de six ans : on s'applique à donner à l'instruction un caractère de récréation. Les Solariens, malgré le peu d'estime qu'ils ont pour Aristote, emploient, cependant, la méthode péripatéticienne, car, c'est en se promenant que les leçons sont données ; jamais pendant plus de quatre heures par jour et par quatre professeurs différents, afin de tenir éveillée l'attention des enfants.

Ils apprennent toutes les sciences car, «celui qui ne sait qu'une science et n'a puisé ses connaissances que dans les livres est un ignorant et un maladroit.»

Afin de combiner la pratique à la théorie, ils emmènent les enfants dans les champs pour leur enseigner la minéralogie, la botanique, l'agriculture et l'élevage des bestiaux et les habituer aux fatigues afin de les rendre robustes et adroits de leurs membres. Les enfants vont tête et pieds nus, se baignent dans les fleuves, les filles aussi bien que les garçons et s'adonnent à la chasse pour se préparer à la guerre. Ils ne jouent ni aux dés, ni aux échecs, ni à aucun autre jeu assis ; tous leurs jeux sont des exercices corporels. «Ils font visiter aux jeunes gens les cuisines, les ateliers de cordonnerie, de métallurgie, d'ébénisterie, etc.», afin de leur donner une éducation technologique complète et leur fournir l'occasion de manifester en connaissance de cause leurs inclinations. Tout Solarien doit être capable d'exercer plusieurs métiers, qui ne sont pas héréditaires : Platon avait déjà protesté contre l'immobilisation d'une famille pendant des générations successives, dans un métier donné, ainsi que cela se pratiquait dans l'antiquité et au moyen-âge.

Un Solarien est d'autant plus estimé qu'il connaît plus de métiers divers ; aussi «se moquent-ils de nous qui considérons nos ouvriers comme ignobles et, comme nobles ceux qui ne savent rien faire et qui cependant vivent à l'aise, ayant des esclaves pour satisfaire leurs passions et s'occuper de leurs plaisirs ; c'est ainsi que, comme dans une école de vices, nous formons les paresseux et les méchants qui sèment la ruine dans la société.»

Les mêmes moyens de développement sont mis à la disposition de tous les enfants ; et les inégalités qui se produisent dans leurs capacités intellectuelles et leur habileté physique ne sont pas dues à des différences d'éducation, comme c'est le cas chez les Européens, mais à des différences naturelles. Les Solariens s'étudient à utiliser tout le monde suivant leurs capacités intellectuelles et physiques : les inintelligents sont particulièrement destinés aux travaux des champs, les mutilés et les difformes sont également employés, les boiteux comme surveillants, les aveugles comme trieurs de crin à rembourrer les fauteuils, etc. «Il n'y a pas de défaut physique, si ce n'est l'extrême vieillesse, qui puisse empêcher de rendre des services à la communauté.»

Tout travail utile est noble, «aucun Solarien ne peut s'imaginer qu'il soit déshonorant de servir à table, de préparer les aliments ou de labourer le terre. Ils nomment exercice tout travail et ils prétendent qu'il est aussi honorable de faire un travail utile que de marcher avec ses pieds, de voir avec ses yeux, de parler avec sa langue, en un mot de remplir n'importe quelle fonction naturelle... Aussi s'empressent-ils à accomplir la tâche qui leur est assignée et mettent-ils leur orgueil à bien la remplir.» La production est si bien réglée, qu'ils n'ont besoin d'exiger plus de quatre heures de travail par jour de toute personne valide : le reste du temps est consacré au repos, à l'instruction et à l'amusement. Les travaux les plus pénibles et les plus dangereux sont considérés les plus honorables.

Le travail agricole est une fête : aux jours fixés, ils quittent, tout armés, la ville en grande troupe, drapeaux déployés et musique en tête pour labourer, semer et récolter. Au Pérou, avant que les barbares chrétiens d'Europe ne vinrent détruire le merveilleux royaume communiste des Incas, un tiers des terres arables était réservé au Soleil, leur Dieu ; leurs récoltes, après avoir servi à l'entretien du culte, étaient distribuées aux familles ; ces terres étaient cultivées par toute la population, parée de ses vêtements de fête et chantant des hymnes en l'honneur des Incas. Campanella devait avoir lu des récits sur cet étrange pays, découvert au commencement du XVI° siècle : peut-être lui ont-ils inspirés un certain nombre de détails et même le nom de sa cité. Différents faits semblent prouver qu'il était très au courant des habitudes et des mœurs des peuplades de ces pays nouveaux : – en voici un ; le sauvage débarrasse le champ qu'il va ensemencer de toute ordure, qui, selon lui, corromprait la semence ; les Solariens pensent de même. «Ils ne fument jamais leurs champs, car ils croient que le fruit est affecté par la pourriture du fumier et qu'il ne fournit qu'une nourriture pauvre et peu réconfortante ; comme les femmes qui ne sont embellies que par le fard et le manque d'exercice ne produisent que des enfants faibles.»

Les Solariens ont des machines pour les aider dans leurs travaux agricoles, entre autres, un chariot à voiles progressant même contre le vent grâce à un jeu de roues. Ils possèdent aussi des navires qui marchent sans voiles et sans rames, mus par un mécanisme ingénieux.


Note

18 Le mot latin familia provient du mot famulus, esclave, qui, lui-même, dérive de deux mots osques, famel, esclave, et faama, maison ; le mari achetait sa femme, comme une esclave, et la renvoyait si elle ne remplissait pas sa fonction d'animal reproducteur.


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