1895 |
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4. La Cité du Soleil
La Cité du Soleil
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La Cité du Soleil «n'est ni une république, ni une monarchie», puisque l'autorité temporelle et spirituelle de Hoh, le chef suprême, est sans contrôle et elle n'est pas héréditaire, mais élective ; Hoh est une sorte de Pape : dans la Kabbale, l'Etre pur se nomme En Soph ; entre son nom et celui du chef suprême de la Cité solarienne, il y a certaine similarité de consonance, et peut-être un sens occulte, qui doit avoir son importance. En tout cas, Hoh, dont le nom traduit en langue vulgaire signifie métaphysique, devait posséder, dans leur totalité les connaissances et les vertus des Solariens, comme l'Etre pur possédait au complet les attributs, dont les hommes ne possèdent que des parcelles.
La science requise pour être élu Hoh, était encyclopédique ; il devait connaître l'histoire de toutes les nations, ainsi que leurs mœurs, leurs coutumes et leurs rites religieux ; en outre, il devait avoir approfondi les mathématiques, les sciences abstraites, les sciences physiques et ce qui est plus extraordinaire encore pour un être qui personnifie la métaphysique, il devait être au courant des arts mécaniques. Campanella est le premier penseur qui ait élevé le métier manuel à une telle dignité. L'antiquité païenne tenait pour déshonorant le travail, ne faisant exception que pour le travail agricole ; le christianisme plus exclusif encore proclamait, comme un dogme, que le travail était un châtiment, dont devaient être absolument affranchies les personnes attachées au culte. Les philosophes scolastiques ignoraient l'existence des métiers ; les médecins et les chirurgiens croyaient au-dessous de leur grandeur d'apprendre l'anatomie ; c'était un métier manuel, bon seulement pour les barbiers : Paracelse lui-même, qui, cependant, se révoltait contre toute la médecine de son époque, partageait ce mépris pour l'anatomie. Campanella, ce moine mystique, ce rêveur qui avait passé sa vie loin du monde, dans un couvent et dans une prison, a cependant une idée si exacte de l'importance de l'anatomie qu'il rapporte que les Solariens étudiaient l'organisme humain en disséquant les cadavres des suppliciés.
Le voyageur qui raconte les merveilles de la Cité du Soleil, comprenant que l'on pouvait s'étonner de ce qu'il fut possible de rencontrer, chez un homme, les multiples connaissances théoriques et techniques exigées pour être choisi Hoh, a soin d'ajouter que les Solariens pour qui «Aristote est un logicien et non un philosophe», dédaignent le vain fatras de la scolastique, apprennent les sciences, non en lisant des livres, mais en étudiant la nature, que leur ville est un vaste musée dont les murs sont couverts de dessins géométriques, de la carte du ciel, des images des animaux et des plantes et, qu'au-dessous, on lit la description en trois petits vers faciles à retenir, et quand il était possible, on plaçait l'objet, plante ou minéral à côté de l'image, afin de rendre plus complète l'éducation par les sens. L'alphabet lui-même est peint sur les murs, de sorte que tous les petits enfants apprennent leurs lettres en jouant dans les galeries. Grâce â cette nouvelle méthode d'instruction, les Solariens acquièrent en un an les connaissances qu'on ne parvenait pas à posséder après avoir passé dix ans dans les écoles d'Europe «où l'on n'apprend que servilement des mots à l'aide de la mémoire».
Trois chefs, également électifs, gouvernent la cité sous la direction de Hoh ; ils correspondent aux trois attributs fondamentaux de l'Etre pur, dont ils portent d'ailleurs les noms, ils s'appellent : Puissance, Sagesse et Amour. Puissance s'occupe de la guerre et de l'art militaire. Sagesse et ses treize docteurs, dont le premier se nomme Astrologue, a charge de l'éducation scientifique et technique. Amour a, sous son contrôle, tout ce qui intéresse la conservation et la reproduction des habitants. Il appareille les couples des animaux et des hommes afin d'obtenir de beaux rejetons. Les Solariens qui sont très au courant de nos mœurs et coutumes «se moquent de nous qui prêtons tant d'attention à l'amélioration des races de nos chiens et de nos chevaux, tandis que nous ne songeons pas à perfectionner la race humaine». Rien n'est laissé au hasard : Amour fixe l'époque des semailles et des récoltes, veille à l'élève des bestiaux, règle la préparation culinaire, et la nature des aliments, la qualité des vêtements, l'éducation des enfants et les relations sexuelles. Tout est prévu.
Ces trois assesseurs de Hoh possèdent, non seulement les sciences et les arts du ressort de leurs fonctions, mais encore une connaissance générale des principes communs à tous les arts et à toutes les sciences.
Hoh et ses trois assesseurs administrent les choses et gouvernent les hommes dont «les vices peuvent Etre prévenus par l'habileté des magistrats». Ils distribuent les récompenses et infligent les châtiments. Les guerriers courageux reçoivent des couronnes et sont dispenses du service militaire pendant plusieurs jours ; tandis que les fuyards sont condamnés à mort, comme chez les Germains de Tacite, à moins que toute l'armée ne réclame leur grâce ; celui qui n'a pas secouru un ami ou un allié est passé par les verges ; le soldat qui, en campagne, n'obéit pas aux ordres des chefs est livré aux bêtes.
Les délits de crimes civils ressortent de la justice corporative : les coupables sont jugés par les maîtres de leurs métiers respectifs qui peuvent ordonner l'exil, le fouet, le blâme, l'exclusion de la table commune et des cérémonies religieuses et la privation du commerce des femmes. Le talion est toute la justice Solarienne : on paie une mort par la mort, un exil par un exil, un œil par un œil, etc. Mais il n'existe pas de prison et tout se juge sans procédures ; les accusateurs et les témoins sont entendus, et, sur leurs dires, le magistrat prononce la sentence. Il n'était pas possible qu'il y eut place pour un bourreau dans une cité communiste d'hommes libres et égaux ; aussi la sentence est exécutée par le peuple qui lapide le condamné ; l'accusateur lance la première pierre. Cette justice qui rappelle la droite, mais souvent cruelle justice des barbares est tempérée par ce correctif : le condamné doit reconnaître avoir mérité le châtiment, autrement il n'est pas puni. On rachète ses fautes en les confessant, et, ainsi que dans un couvent, on se confesse hiérarchiquement et, quand toutes les confessions parviennent à Hoh, il les confesse à Dieu et lui demande pardon des fautes de toute la cité. Il lui offre une victime humaine ; mais la victime doit être volontaire. Tous les ans, Hoh demande au peuple assemblé qui veut servir de bouc émissaire et se sacrifier à Dieu pour le salut de ses concitoyens : la victime expiatoire, au lieu d'être mise à mort, est enfermée dans une tour, où elle reçoit juste la nourriture pour ne pas mourir de faim, et, après 20 ou 30 jours, les péchés étant rachetés, Je sacrifié devient prêtre, et ne retourne jamais parmi ses semblables ; il est consacré à Dieu. On porte toujours l'empreinte de son milieu : l'esprit de Campanella, si nourri de l'histoire des mœurs païennes et barbares et si témérairement audacieux, restait cependant prisonnier des habitudes monacales. Elles le poursuivaient : dans ses Conseils au roi d'Espagne, il appelle continuellement son attention sur les communautés de moines ; il semble y voir une ébauche de cette organisation communiste qui doit assurer le bonheur à l'humanité.
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