1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale
c. Impostures
1908
L'imposture accompagne inévitablement la soif de miracles et la crédulité. Nous n'avons jusqu'ici présenté que des exemples dans lesquels les narrateurs racontaient les prodiges de personnes déjà décédées. Mais il ne manquait pas de gens pour faire état des plus merveilleux miracles qu'ils avaient eux-mêmes accomplis, tel l'antisémite Apion d'Alexandrie, « la cymbale de l'univers, comme l'appelait l'empereur Tibère, émetteur de phrases ronflantes et de mensonges encore plus retentissants, étalant une omniscience effrontée, plein d'une foi absolue en lui-même, connaissant tout, sinon des hommes, du moins de leur bassesse, un maître de la parole et un démagogue auréolé de succès, à la répartie vive, amusant, sans vergogne et d'une loyauté absolue. » 32
Loyal – ce qui veut dire : servile -, ce type d'individus l'était la plupart du temps. Cette loyale canaille avait suffisamment d'impudence pour conjurer l'esprit d'Homère afin de le questionner sur le lieu d'où il venait. Et il assurait que le poète lui était effectivement apparu, avait répondu à sa question, mais – lui avait fait jurer de ne rien révéler à personne !
Alexandre d'Abonoteichos (né vers 105, mort vers 175) le surpassa encore en charlatanerie. Il utilisait pour ses tours de passe-passe les moyens les plus frustes, par exemple des animaux dressés et des idoles creuses où il cachait quelqu'un. L'homme fonda un oracle qui répondait en échange d'une taxe d'environ un mark. Lucien estime que cette affaire rapportait environ 60 000 marks par an.
Même l'empereur « philosophe » Marc-Aurèle, par l'intermédiaire de l'ancien consul Rutilianus, se laissa influencer par Alexandre. L'escroc mourut à soixante-dix ans couvert de richesses et d'honneurs. On racontait qu'une statue dressée en son honneur émettait encore des prophéties après sa mort.
L'anecdote suivante était manifestement aussi une escroquerie habilement mise en scène :
« Dio Cassus raconte qu'en 220 (après J.-C.) un esprit qui, suivant ses propres dires, était l'esprit d'Alexandre le Grand, ayant tout à fait son allure, ses traits et sa tenue, avait parcouru, suivi de quatre cents personnes vêtues comme des bacchantes, la distance séparant le Danube du Bosphore, où il disparut : aucune autorité n'osa l'arrêter, mieux, sur les deniers publics, on lui accorda partout le gîte et le couvert. » 33
Au vu de telles prouesses, nos héros de la quatrième dimension mais aussi le capitaine de Köpenick en chair et en os, n'ont qu'à bien se tenir.
Cependant, les fripons et les prestidigitateurs n'étaient pas les seuls à pratiquer l'illusionnisme et l'imposture, il y avait aussi des penseurs sérieux et des gens aux visées sincères.
L'historiographie de l'antiquité ne s'est jamais particulièrement distinguée par la rigueur de son sens critique. Ce n'était pas encore une science au sens strict du mot, elle ne servait pas encore à l'étude des lois de développement de la société, mais poursuivait des buts pédagogiques ou politiques. Elle voulait édifier le lecteur ou lui démontrer la justesse des tendances politiques qui avaient les faveurs de l'historien. Les exploits des ancêtres devaient stimuler les générations suivantes et les pousser à les imiter – en ce sens, l’écrit historique n'était qu'une reprise de l'épopée, cette fois-ci en prose. Mais les générations futures devaient aussi apprendre des expériences de leurs aînés ce qu'il convenait de faire ou de ne pas faire. On comprend sans peine que, dans ces conditions, bien des historiens, surtout quand il s'agissait avant tout d'édifier et de susciter l'enthousiasme, n'aient pas fait preuve de beaucoup de rigueur dans le choix et la critique de leurs sources, voire même se soient permis, pour accroître l'effet artistique, de faire jouer leur propre imagination pour combler des lacunes. Tout historien s'estimait en particulier en droit de fabriquer à sa guise les discours qu'il mettait dans la bouche de ses personnages. Toutefois, les historiens classiques s'abstenaient de falsifier consciemment et intentionnellement l'action des personnages dont ils parlaient. Ils devaient d'autant plus s'en garder qu'ils rendaient compte d'une action politique publique, si bien que les faits pouvaient être contrôlés précisément.
Mais le déclin de la vieille société modifia les tâches de l'historien. On n'attendait plus de lui des enseignements politiques, la politique suscitant de moins en moins d'intérêt, et même de plus en plus de dégoût. On n'était plus non plus à la recherche d'exemples de courage et de dévouement à la patrie, mais à la recherche de distractions, d'excitants pour des nerfs fatigués, de ragots et de sensations, de faits prodigieux. On n'en était donc pas à un peu plus ou un peu moins d'exactitude. Or il devenait de plus en difficile de vérifier quoi que ce soit, car c'étaient maintenant des événements privés qui éveillaient avant tout l'intérêt, des événements qui ne s'étaient pas déroulés sous les yeux du grand public. L’œuvre des historiens se réduisit de plus en plus à une chronique scandaleuse d'un côté, à des pantalonnades à la Münchhausen (baron de Crac), de l'autre.
Dans la littérature grecque, cette nouvelle tendance se manifeste à partir d'Alexandre le Grand, sur les exploits de qui son courtisan Onesikritos écrivit un livre fourmillant de mensonges et d'exagérations. Du mensonge à la falsification, il n'y a qu'un pas. Un pas que franchit Euhemerus qui, au troisième siècle, rapporta d'Inde des inscriptions prétendument très anciennes mais que le brave homme avait fabriquées lui-même.
Mais cette fameuse méthode n'était pas seulement appliquée à l'histoire. Nous avons vu comment en philosophie, l'intérêt pour le monde d'ici-bas ne cessait de décroître alors que celui pour l'au-delà se renforçait de plus en plus. Comment dès lors un philosophe pouvait-il convaincre ses disciples que les conceptions de l'au-delà qu'il défendait étaient bien plus que de simples fruits de son imagination ? Le plus simple était évidemment d'inventer un témoin revenu du pays d'où ne revient aucun marcheur et relatant son organisation. Platon lui-même n'a pas dédaigné cet artifice, comme le montre le fameux mythe du Pamphylien que nous avons déjà évoqué.
De plus, l'intérêt pour les sciences de la nature diminuant et étant refoulé par l'éthique, s'estompait l'esprit critique lui-même, celui qui cherche à mettre toute proposition à l'épreuve de l'expérience effective. Les individus étaient de plus en plus en perte de repères, et leur besoin de trouver un appui auprès d'une personnalité importante était en constante augmentation. Ce ne furent plus désormais les preuves par les faits, mais les autorités morales qui emportaient la décision, et celui qui voulait impressionner devait s'efforcer de les avoir avec soi. Si on n'aboutissait pas de ce côté-là, alors il fallait « corriger la fortune » ix et se fabriquer soi-même ses autorités. Nous avons déjà rencontré cette catégorie d'autorités avec Daniel et Pythagore. Jésus en faisait de même partie, comme ses apôtres, Moïse, les Sibylles, etc...
On ne se donnait pas toujours le mal d'écrire tout de go un livre entier sous un faux nom. Souvent, il suffisait d'insérer dans l’œuvre authentique d'une autorité reconnue, une phrase correspondant à ses propres tendances pour, de cette façon, gagner son appui. C'était d'autant plus facile à faire que l'imprimerie n'avait pas encore été inventée. Les livres circulaient seulement en copies que l'on faisait soi-même ou bien qu'on faisait exécuter par un esclave quand on avait les moyens de s'en payer un apte à ce travail. Il existait aussi des entrepreneurs qui employaient des esclaves à recopier des livres, revendus ensuite avec un profit important. Aucune difficulté à falsifier dans ces conditions, on pouvait omettre une phrase qui dérangeait, ou en glisser une autre dont on avait besoin, à plus forte raison quand l'auteur était déjà mort et qu'il n'y avait pas de protestation à craindre dans cette époque dépravée et crédule. Et le faux était retransmis à la postérité par les copistes suivants.
Sous ce rapport, ceux pour qui la tâche était la plus aisée étaient assurément les chrétiens. Quels qu'aient été les premiers précepteurs et organisateurs de communautés chrétiennes, ils étaient à coup sûr issus des couches populaires situées au plus bas de l'échelle, ils étaient illettrés et ne laissèrent aucun écrit. Leurs doctrines se propageaient au début uniquement par voie orale. Ceux qui, parmi leurs partisans, se référaient aux premiers maîtres de la communauté en cas de désaccords risquaient peu d'être démentis s'ils ne contrevenaient pas trop grossièrement à la tradition. Les versions les plus divergentes ont dû très tôt commencer à se former sur les paroles « du Seigneur » et de ses apôtres. Et étant donné les luttes qui dès le départ ont fait rage au sein des communautés chrétiennes, les différentes versions n'étaient pas à priori destinées à un récit historique objectif, mais à alimenter les polémiques. Ce sont elles qui furent ultérieurement consignées par écrit et réunies dans les évangiles. Les copistes et transcripteurs suivants étaient avant tout animés par ces buts polémiques, et cela les incitait, ici à biffer une phrase malencontreuse, là, à en ajouter une, pour pouvoir ensuite invoquer le tout comme preuve que le Christ ou ses apôtres avaient défendu telle ou telle opinion. Cet usage polémique apparaît à chaque pas que l'on fait dans l'examen des évangiles. Mais bientôt, les chrétiens ne se contentèrent plus de refaçonner de cette manière leurs propres saintes écritures à coups de mensonges et de faux en fonction de leurs besoins. La méthode était trop aisée pour ne pas tenter aussi de l'étendre à des auteurs « païens », à partir du moment où les chrétiens comptèrent dans leurs rangs suffisamment d'éléments cultivés pour commencer à attacher du prix au témoignage d'auteurs de premier ordre en-dehors de la littérature chrétienne, et aussi en nombre suffisamment élevé pour qu'il vaille la peine de faire confectionner à destination de ces chrétiens cultivés des copies falsifiées qui étaient diffusées auprès de ceux-ci et accueillies avec satisfaction. Un bon nombre de ces falsifications se sont perpétuées jusqu'à aujourd'hui.
Nous en avons déjà mentionné une, le témoignage de Flavius Josèphe sur Jésus. Le deuxième écrivain qui, à côté de Tacite, parle des chrétiens en contemporain, est Pline le jeune, qui, propréteur de Bithynie (probablement de 111 à 113) adressa à Trajan une missive à leur sujet qui nous est parvenue dans le recueil de ses lettres (C. Plinii Caecilii Espistolarum libri decem, livre X, 97ème lettre). Il y demande comment il doit procéder avec les chrétiens de sa province, sur lesquels il n'aurait que des rapports positifs, mais qui dépeupleraient tous les temples. Ce point de vue qui considère les chrétiens comme inoffensifs, cadre mal avec celui de son ami Tacite qui souligne leur « haine de tout le genre humain ». On est tout autant surpris de lire que sous Trajan le christianisme aurait déjà été si répandu qu'il ait pu dépeupler les temples de Bithynie, « qui étaient déjà presque déserts, où les cérémonies n'étaient célébrées que de loin en loin, et où les animaux sacrificiels avaient du mal à trouver un acheteur ». Des faits de telle nature, est-on en droit de penser, auraient dû faire autant sensation que si, par exemple, à Berlin, on ne décomptait plus que des bulletins de vote pour la social-démocratie. Le pays aurait dû être saisi d'une émotion générale. Or, c'est seulement une dénonciation qui informe Pline de l'existence des chrétiens. Pour cette raison, comme pour d'autres, on est est amené à supposer que cette lettre est un faux chrétien. Semler x avançait déjà en1788 l'hypothèse que toute cette lettre avait inventée à la gloire du christianisme par un chrétien d'une époque ultérieure. Bruno Bauer, en revanche, pense que la lettre est bien de Pline, mais n'était à l'origine nullement flatteuse pour les chrétiens et avait été pour cette raison « corrigée » en ce sens par un copiste chrétien.
L'audace des falsificateurs augmenta quand vint l'époque des invasions barbares et que les peuplades germaniques déferlèrent sur l'empire romain. Les nouveaux maîtres du monde étaient de simples paysans, certes retors, la tête froide et pleins de roublardise dans les domaines qu'ils comprenaient. Mais en dépit d'une certaine candeur, ils s'avérèrent moins avides de merveilleux et moins crédules que les héritiers de la culture antique. La lecture et l'écriture leur étaient toutefois des arts étrangers. Et ceux-ci devinrent le privilège du clergé chrétien, désormais seul à représenter la classe cultivée. Il n'avait donc plus à craindre de voir critiquées les falsifications opérées dans l'intérêt de l’Église, et celles-ci se multiplièrent plus que jamais. Et elles ne restèrent pas cantonnées comme c'était jusqu'ici le cas, au domaine de la doctrine, n'étaient pas simplement des armes utilisées dans les batailles théoriques, tactiques et d'organisation, mais devinrent une source de rapport et de revenu, ou bien de justification juridique d'une appropriation déjà effectuée. Les plus énormes falsifications furent en tout cas la Donation de Constantin et les Fausses Décrétales d'Isidore. Toutes deux datent du huitième siècle. Dans le premier document, Constantin (306 à 337) laisse aux papes la souveraineté absolue et perpétuelle sur Rome, l'Italie et toutes les provinces de l'occident. Les Fausses Décrétales sont un recueil de lois ecclésiales censées provenir de l'évêque espagnol Isidore au début du septième siècle et établissant le pouvoir absolu du pape dans l’Église.
C'est ce nombre invraisemblable de falsifications qui fait que, pour la majeure partie, l'histoire de la naissance du christianisme est encore aujourd'hui entourée de tant d'obscurité. Il est assez facile de repérer beaucoup d'entre elles ; un bon nombre a été mis au jour il y a plusieurs siècles, ainsi l'inauthenticité de la Donation de Constantin démontrée par Laurent Valla xi . Mais il est moins aisé de trouver l'éventuel grain de vérité qui se dissimulerait dans le faux et de le dégager.
Ce n'est pas un joli tableau que nous devons dessiner ici. Décadence à tous les coins de rue, dégénérescence économique, politique, et par voie de conséquence aussi scientifique et morale. Pour les anciens Romains et les anciens Grecs, la vertu consistait dans le développement harmonieux total de la vaillance virile au meilleur sens du mot. Virtus et arete désignaient le courage et la constance, mais aussi la fierté, le sens du sacrifice et le don désintéressé de sa personne à la cité. Mais plus la société sombrait dans la servitude, plus la servilité devenait la vertu suprême. Et celle-ci faisait éclore les peu séduisantes qualités que nous voyons émerger, l'éloignement de la vie politique et la concentration sur son ego, la lâcheté et le manque de confiance en soi, le désir d'être sauvé par un empereur ou un dieu, et non par la mise en œuvre de ses propres forces ou des forces de sa propre classe sociale, l'humilité contrite vers le haut et l'arrogance de clerc vers le bas ; l'attitude blasée et le dégoût de la vie et en retour le besoin de sensations, de merveilleux ; l'exaltation et l'extase tout comme l'hypocrisie, le mensonge et la mentalité de faussaire. Voilà le tableau que nous présente l'époque impériale et dont les traits sont reflétés par ce qui en est le produit, le christianisme.