1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale
b. Crédulité
1908
La crédulité était également un enfant de la nouvelle situation d'ensemble.
Dès ses débuts, l'humanité est dans l'obligation impérieuse d'observer exactement la nature, de ne se tromper sur aucun de ses phénomènes et de saisir précisément toute une série de liens entre cause et effet. Toute son existence repose là-dessus. Y échouer, c'est vite se retrouver en mauvaise posture.
Toutes les activités humaines reposent sur l'expérience qui montre que certaines causes produisent certains effets, que la pierre lancée en direction d'un oiseau le tue, que la chair de cet oiseau calme la faim, que deux pièces de bois frottées l'une contre l'autre produisent du feu, que le feu réchauffe mais consume du bois, etc.
L'homme juge ensuite les autres phénomènes de la nature, dans la mesure où ils sont impersonnels, sur le modèle de sa propre activité, telle qu'elle est déterminée par les expériences de ce genre. Il voit en eux les effets de l'intervention de personnalités diverses dotées de forces surhumaines, les divinités. Celles-ci ne jouent cependant pas au début le rôle de faiseurs de miracles, elles sont simplement à l'origine du cours naturel, ordinaire des choses, du vent qui souffle, des vagues de la mer, de la puissance destructrice de la foudre, mais aussi de bien des idées naissant chez les hommes, les bonnes comme les stupides. Le dieux aveuglent, c'est bien connu, ceux dont ils veulent la perte. La fonction principale des dieux dans la religion naturelle et naïve est essentiellement de produire de tels phénomènes.
Le charme de cette religion est tout entier dans sa spontanéité, dans son observation acérée des choses et des hommes qui aujourd'hui encore fait par exemple des poèmes homériques une œuvre d'art inégalable.
Cette observation précise et l'étude du pourquoi, des causes des phénomènes dans le monde se raffina quand se formèrent les villes et dans les villes la philosophie de la nature, comme nous l'avons vu. Les observateurs des villes furent maintenant en mesure de découvrir des phénomènes impersonnels de si simples mais aussi si rigoureusement réguliers qu'ils pouvaient aisément être reconnus comme nécessaires, étrangers au règne de l'arbitraire lié à l'idée de divinités personnelles. Ce furent surtout les mouvements des astres qui imposèrent la notion de loi et de nécessité. La science de la nature commence avec l'astronomie. Ces notions sont ensuite appliquées à toute la nature, dans tous les domaines, on se met à rechercher des liens de nécessité, des lois. Le retour régulier de l'expérience constitue la base et le point de départ.
Les choses changent, quand, pour les raisons déjà exposées, l'intérêt pour l'exploration scientifique de la nature recule et est remplacé par l'intérêt éthique. L'esprit humain n'est dès lors plus occupé par des mouvements aussi simples que par exemple la trajectoire des étoiles qu'il peut prendre comme point de départ ; il a affaire exclusivement à lui-même, au phénomène qui est le plus compliqué, le plus variable, le plus difficilement saisissable, le plus résistant à toute formulation de lois. Et ce faisant, il ne s'agit plus, avec l'éthique, de connaître ce qui est et a été, ce que l'expérience, et la plupart du temps une expérience revenant avec régularité a retenu. Ce qui est en jeu, c'est le vouloir et le devoir pour l'avenir qui est devant nous, inconnu, donc apparemment parfaitement libre. Les souhaits et les rêves ont ici un espace où se déployer librement, l'imagination peut s'en donner à cœur joie et s'élever au-dessus de toutes les barrières de l'expérience et de la critique. Lecky, dans son « Histoire de l'esprit des Lumières » remarque à bon droit : « La philosophie de Platon augmenta la croyance (à la magie) en élargissant la sphère du spirituel, et nous constatons que chaque époque, avant ou après J-C., où cette philosophie était à l'honneur, a montré aussi un penchant plus marqué pour la magie. » (Édition allemande, 1874, p.19).
En même temps, la vie dans la grande ville coupe ses habitants, - alors qu'elle joue maintenant le rôle de guide intellectuel, - des liens avec la nature, les dispense de la nécessité et leur ôte la possibilité d'observer et de comprendre la nature. Les notions de naturel et de possible en sont ébranlées, ils perdent tout étalon permettant de mesurer l'absurdité de l'impossible, de ce qui n'est pas naturel ou est surnaturel.
Mais plus l'individu se sent impuissant, plus son angoisse le pousse à chercher un repère solide dans une personnalité qui dépasse la mesure commune ; plus la situation est désespérée, plus un miracle seul peut en faire sortir, plus il inclinera à attribuer en confiance l'accomplissement de pareils miracles à la personnalité à laquelle il se cramponne comme à son sauveur. Mieux, il en exigera carrément comme preuves que le sauveur possède réellement le pouvoir qu'on lui attribue.
Ce faisant, il est aisé de reprendre des légendes divines de la période antérieure, les nouveaux mythes en intègrent volontiers des motifs. Mais ils ont maintenant un tout autre caractère. On attribuait aux anciens dieux des pouvoirs surhumains pour expliquer des phénomènes réels observés avec précision et exactitude. Maintenant, ce sont des hommes qui se voient attribuer des pouvoirs surhumains, on attend d'eux qu'ils déclenchent des phénomènes que personne n'a jamais observés et sont totalement impossibles. Une imagination puissante pouvait de temps à autre avoir développé dans l'époque précédente de tels phénomènes merveilleux à partir des vieilles légendes sur les dieux ; mais ils n'en étaient pas le point de départ. Le miracle, en revanche, est le point de départ du nouveau mythe.
L'un des points communs les plus fréquents de la légende ancienne et de la nouvelle légende était celui de l'engendrement de leur héros par un dieu. A l'époque précédente, les hommes aimaient, pour relever le plus possible l'éclat de leur lignée, faire magnifiquement apparaître l'homme dont ils disaient être les descendants comme un surhomme, un demi-dieu. Il ne pouvait naturellement, selon les façons de voir alors en vigueur qui cherchait un dieu derrière toute chose, avoir reçu sa force que d'un dieu. Et comme ces dieux, tout surhommes qu'ils fussent, étaient imaginés avec des caractéristiques très humaines, il était tentant de supposer que la mère de l'aïeul avait inspiré de tendres sentiments à un dieu et que le fruit en était le héros.
De la même manière, les nouvelles légendes faisaient également descendre les sauveurs du monde de mères mortelles, mais de pères divins. Suétone raconte par exemple :
« Je lis dans le livre d'Asclépiade de Mendès sur les divinités qu'Atia, la mère d'Auguste, étant venue au milieu de la nuit dans le temple d'Apollon pour y faire un sacrifice solennel, s'était endormie dans sa litière en attendant l'arrivée des autres matrones. Tout à coup un serpent se serait glissé vers elle, et se serait retiré peu après. A son réveil elle aurait eu la sensation de sortir d'une étreinte de son mari et se serait purifiée en conséquence ; dès ce moment, elle aurait eu sur le corps l'empreinte indélébile d'un serpent, de sorte qu'elle ne parut plus aux bains publics ; enfin Auguste serait venu au monde dans le dixième mois, et aurait été considéré en conséquence comme le fils d'Apollon » (Octave, chapitre 94).
Il semble que les dames romaines aient alors tenu une aventure amoureuse avec un dieu pour une possibilité aussi bien que pour une distinction enviable. Josephus nous régale à ce sujet d'une historiette plaisante. A Rome vivait sous le règne de Tibère une dame appelée Paulina dont la beauté n'avait d'égale que sa chasteté. Un riche chevalier, Decius Mundus, se prit de passion pour elle, lui offrit 200 000 drachmes pour une seule nuit, mais fut repoussé. Mais une esclave affranchie trouva une solution. Ayant appris que la belle Paulina était une adoratrice passionnée de la déesse Isis, c'est là-dessus qu'elle bâtit son plan. Avec 40 000 drachmes, elle soudoya les prêtres de la déesse, si bien que ceux-ci firent savoir à Paulina que le dieu Anubis la désirait. « Cela la rendit très heureuse, et elle se vanta auprès de ses amies de l'honneur immense que lui faisait Anubis. Elle informa également son époux qu'elle était invitée par Anubis à partager son dîner et sa couche. Celui-ci donna son accord sans difficulté, car il connaissait la chasteté de sa femme. Et la voilà qui arrive au temple, et quand, après le repas, il fut l'heure d'aller se coucher, le prêtre éteignit toutes les lumières et ferma la porte à clé. Mundus, resté caché jusqu'ici dans le temple, vint la retrouver et ne se fit pas prier. Elle se soumit à lui toute la nuit, confiante d'avoir affaire au dieu. Après avoir comblé sa convoitise, Mundus repartit le matin avant le retour des prêtres au temple, et Paulina revint auprès de son mari lui raconter que le dieu Anubis l'avait honorée, ce dont elle se vanta aussi auprès de ses connaissances. »
Mais le noble chevalier Decius Mundus poussa l'impudence jusqu'à aller la narguer quelques jours plus tard sur la voie publique, en racontant qu'elle s'était donnée à lui sans qu'il ait rien eu à débourser. Là-dessus, bien sûr, immense fureur de la pieuse adoratrice complètement sidérée, qui sans attendre courut trouver Tibère et réussit à obtenir que les prêtres d'Isis soient crucifiés, leur temple détruit, et Mundus banni. 24
Le piquant de cette anecdote, c'est qu'elle suit immédiatement le passage que nous avons mentionné au début et dans lequel est chanté avec un enthousiasme lyrique l'éloge de l'homme miracle Jésus-Christ. Cet enchaînement a très tôt attiré l'attention de pieux commentateurs, qui ont rapproché les aventures de la dame Paulina et l'histoire du Christ et subodoré que le Juif Josephus y dissimulait un sarcasme visant la virginité de la Vierge Marie et la crédulité de son fiancé Joseph, un sarcasme qui, à vrai dire, colle mal avec le fait qu'immédiatement avant, Josephus reconnaît sans ambages les miracles accomplis par Jésus. Mais comme en réalité Josephus ignorait tout des miracles du Christ et que le passage qui en témoigne est une interpolation ultérieure, comme on le sait, la raillerie visant la Sainte Vierge et le fiancé se résignant à son sort, est tout à fait involontaire. Elle prouve seulement la naïveté à courte vue du faussaire chrétien, qui a estimé que ce passage convenait le mieux pour témoigner de la paternité divine du Christ.
Être le fils d'un dieu était à l'époque un des attributs substantiels du sauveur, qu'il soit un César ou un prédicateur de rue. Cela impliquait tout autant de faire des miracles, qui étaient inventés dans un cas comme dans l'autre sur le même modèle.
Même Tacite, très peu porté sur les exubérances, raconte (Histoires, IV, chapitre 81) comment à Alexandrie, Vespasien avait fait des miracles qui prouvaient la bienveillance du ciel pour l'empereur. Avec un peu de salive, il aurait humecté les yeux d'un aveugle qui aurait recouvré la vue. De même, il aurait guéri la main malade d'un paralytique en lui marchant dessus.
Le pouvoir d'accomplir de tels miracles passa plus tard des empereurs païens aux monarques chrétiens. Les rois de France avaient le jour de leur couronnement le don remarquable de guérir par attouchement la scrofule et les goitres. Lorsque le dernier Bourbon, Charles X, fut couronné en 1825, le programme établi fut respecté et ce miracle se produisit encore une fois.
On sait qu'on rapporte que Jésus procéda à des guérisons analogues. Merivale 25 , dans sa piété, pense que le miracle de Vespasien a été imité du modèle chrétien – un point de vue qui manque de vraisemblance si l'on considère combien le christianisme, à l'époque de Vespasien, était insignifiant et inconnu. De son côté, Bruno Bauer écrit dans « Le Christ et les Césars » : « Je vais réjouir le cœur des théologiens contemporains en affirmant que l'auteur tardif du quatrième évangile et le rédacteur qui a retravaillé l'évangile primitif de Marc ont emprunté à Tacite l'application de salive dans les guérisons miraculeuses du Christ. » (Jean 9,6 ; Marc7,33 ;8,33)
A notre avis, il n'est même pas nécessaire de supposer un emprunt. Toutes les époques qui admettent des miracles ont leurs propres conceptions de la façon dont ils se passent. A la fin du Moyen-Âge, il était généralement admis qu'un pacte avec le diable devait être signé avec du sang tout chaud, si bien que deux écrivains peuvent mentionner ce trait de la même manière dans deux récits différents sans que l'un n'ait copié l'autre. De la même manière, il se peut fort bien qu'à l'époque de Vespasien et plus tard, on ait tenu la salive pour un remède habituel en cas de guérisons miraculeuses, de sorte que l'historien du sauveur terrestre sur le trône des Césars tout comme le chroniqueur du sauveur sur le trône du royaume millénaire pouvaient, l'un la tête froide, l'autre dans la griserie de son enthousiasme, attribuer une telle guérison à la personnalité qu'il s'agissait de glorifier, sans que l'un n'ait à s'inspirer de l'autre. Et Tacite n'a sûrement rien inventé, simplement trouvé la légende toute prête dans l'air du temps.
Du reste, les Césars n'étaient pas les seuls à faire des miracles, un nombre important de leurs contemporains en faisaient également. Les récits de miracles étaient quelque chose de si ordinaire qu'ils ne faisaient même pas tellement sensation. C'est ainsi que les auteurs des évangiles n'attribuent pas aux miracles et aux signes émanant de Jésus un effet aussi puissant que nous pourrions l'imaginer à l'aune de nos critères. Le miracle de la multiplication des pains ne suffit pas à convaincre vraiment même les disciples de Jésus. D'un autre côté, ses apôtres et ses disciples font eux-mêmes de nombreux miracles. La crédulité était telle qu'il ne venait par exemple absolument pas à l'esprit des chrétiens de mettre en doute des miracles provenant de gens qu'ils estimaient être des coquins. Ils se contentaient d'attribuer ces miracles au pouvoir des diables et des mauvais esprits.
Les miracles étaient alors très courants sur le marché, n'importe quel fondateur de secte religieuse ou d'école philosophique en faisait pour se légitimer. Voyez par exemple le néopythagoricien Apollonius de Tyane, un contemporain de Néron.
Sa naissance relève déjà bien sûr du merveilleux. Alors que sa mère était enceinte, le dieu Protée lui apparut, le dieu qui sait tout et que personne ne peut saisir, mais elle lui demanda sans crainte ce qu'elle mettrait au monde. Et il lui répondit : « Moi » 26 . Le jeune Apollonius grandit, un prodige de sagesse, il prêche une vie pure et morale, partage sa fortune entre ses amis et des parents sans ressources, et parcourt le monde comme mendiant philosophe. Encore plus que par son ascétisme et sa vertu, il en impose par ses miracles. Il y a souvent une ressemblance frappante avec les miracles chrétiens. C'est ainsi qu'on raconte la chose suivante datant de son séjour à Rome :
« Une jeune fille était décédée le jour de ses noces, ou du moins on pensait qu'elle était morte. Le fiancé suivait la civière en gémissant, et Rome partageait son deuil, car la jeune fille était issue d'une famille très distinguée. Mais quand Apollonius rencontra le cortège, il dit : « Déposez la civière, je veux essuyer vos larmes. » Comme il demandait le nom de la jeune fille, la foule crut qu'il allait tenir l'un de ces discours funèbres coutumiers. Mais lui toucha la morte, dit quelques mots incompréhensibles et la sortit de sa mort apparente. Et elle éleva la voix et retourna dans la maison de son père. » 27
Selon la légende, Apollonius défie ensuite hardiment les tyrans, un Néron et un Domitien, est arrêté, sait se défaire sans peine de ses entraves, mais au lieu de fuir, il attend dans sa prison le jour du procès, prononce devant le tribunal une longue plaidoirie, puis disparaît mystérieusement de la salle du tribunal à Rome avant le prononcé du jugement et réapparaît quelques heures plus tard à Dikearchia près de Naples où les dieux l'ont emporté à la vitesse d'un train rapide.
Le don de la prophétie, qui était alors indispensable dans l'activité d'un sauveur, était particulièrement développé chez lui, de même que la télépathie. Quand Domitien fut assassiné dans son palais romain, Apollonius, à Éphèse, vit les événements avec autant de précision que s'il y avait assisté, et en informa aussitôt les Éphésiens. Une télégraphie sans fil au regard de laquelle celle de Marconi est un bricolage d'amateur.
Quant à sa fin, il disparut dans un temple dont les portes s'ouvrirent devant lui et se refermèrent ensuite. « Venant de l'intérieur, on aurait entendu des voix de jeunes filles qui, comme si elles l'invitaient à monter au ciel, auraient chanté : Quitte les ténèbres terrestres, viens dans la lumière céleste, viens. » 28
On ne retrouva pas de corps. Ce sauveur était de toute évidence lui aussi monté au ciel.
Entre les adeptes du Christ et ceux d'Apollonius se déclencha bientôt une vive concurrence en matière de miracles. Sous Dioclétien, l'un de ses gouverneurs, Hieroclès, écrivit un livre contre les chrétiens dans lequel il soulignait que les miracles du Christ n'étaient rien en comparaison de ceux d'Apollonius, et de surcroît moins sûrement attestés. Eusèbe de Césarée répliqua par une réponse qui n'exprimait pas le moindre doute sur la réalité des miracles d'Apollonius, mais tentait d'en minimiser la portée, en les qualifiant, non d’œuvres divines, mais de magie, d’œuvre de ténébreux démons.
Donc, même quand on était contraint de critiquer les miracles, on ne pensait nullement à les mettre en doute.
Et cette crédulité augmentait à mesure que la société se délabrait, que l'esprit de recherche des sciences de la nature reculait devant l'invasion de la prédication morale. Avec la crédulité montait aussi la recherche maladive du merveilleux. Toute sensation cesse de faire effet dès qu'elle se répète trop souvent. Il faut des doses de plus en plus fortes pour la renouveler. Nous avons déjà vu dans le premier chapitre, avec l'exemple des résurrections, comment on peut suivre clairement cette évolution dans les évangiles, le plus ancien rapportant des miracles qui restent encore assez simples.
L'évangile le plus récent, celui de Jean, ajoute aux anciens miracles encore la fabrication de vin aux noces de Cana ; un malade guéri par Jésus ne peut faire moins que d'avoir été malade pendant 38 ans, un aveugle à qui il rend la vue, d'être né aveugle ; bref, la surenchère s'empare des miracles dans tous les domaines.
Dans le deuxième livre de Moïse, 17, 1 à 6, on racontait que Moïse avait, dans le désert, fait jaillir une source d'un rocher pour donner à boire aux Israélites assoiffés. A l'époque chrétienne, ce merveilleux ne suffisait plus. Dans la première lettre de l'apôtre Paul aux Corinthiens, 10, 4, nous apprenons que le rocher dispensateur d'eau les avait suivis dans leur traversée du désert pour que celle-ci ne vienne jamais à leur manquer – une source rocheuse nomade.
La niaiserie atteint des sommets dans les prétendus « Actes de l'apôtre Pierre ». Dans un concours de miracles avec le magicien Simon, l'apôtre rend la vie à un hareng salé.
D'un autre côté, les hommes de ce temps-là voyaient aussi dans des événements parfaitement naturels des miracles, des signes de l'intervention divine dans le cours du monde – pas seulement dans les guérisons et les décès, les victoires et les défaites, mais également dans des amusements au plus haut point vulgaires comme les paris. « Dans une course hippique à Gaza, où étaient en compétition les chevaux d'un chrétien et ceux d'un païen, fervents l'un comme l'autre, 'Christ battit Marnas', et beaucoup de païens se firent baptiser. » 29
L'événement naturel regardé comme un miracle n'était pas toujours aussi évident que dans ce cas.
« Pendant la guerre des Quades de Marc-Aurèle de 173 à 174, l'armée romaine se vit un jour, mourant de soif sous un soleil de plomb, encerclée par des ennemis en nombre bien supérieur et menacée d'anéantissement total. Mais soudain, des nuages épais couvrirent le ciel et répandirent une averse abondante tandis que du côté ennemi, un orage terrible semait la confusion et la perte ; les Romains étaient sauvés, la victoire était de leur côté. Cet événement eut un effet retentissant, il fut, comme c'était la coutume, gravé pour l'éternité dans des représentations plastiques, on considérait unanimement que c'était un miracle, son souvenir se perpétua jusque dans les derniers temps de l'antiquité, et encore des siècles après, chrétiens comme païens s'y référaient comme preuve de la vérité de leur foi … La plupart, apparemment, attribuèrent ce salut miraculeux aux prières de l'empereur adressées à Jupiter ; mais d'autres affirmaient qu'il était dû à l'art d'Arnuphis, un magicien égyptien qui faisait partie de sa suite, et qui en implorant les dieux, en particulier Hermès, avait attiré la pluie. Mais selon le récit d'un contemporain chrétien, le miracle avait été provoqué par les prières de soldats chrétiens dans la douzième légion (maltaise). Tertullien, qui se réfère à une lettre de Marc-Aurèle, raconte la même chose comme un événement connu. » 30
L'avidité de miracles et la crédulité ne cessèrent de s'amplifier, pour arriver finalement à ce que, lorsque les quatrième et cinquième siècles atteignirent le fin fond de la déchéance, les moines accomplissent des miracles en comparaison desquels les miracles de Jésus rapportés par les évangiles font bien pâle figure.
« Une époque crédule se laissait facilement convaincre que la moindre saute d'humeur d'un moine égyptien ou syrien avait suffi à suspendre les lois éternelles de l'univers. Les favoris du ciel avaient coutume de guérir les maladies les plus tenaces par un contact, un mot, un message envoyé de loin, et de chasser les démons les plus coriaces des âmes ou des corps des possédés. Ils s'approchaient familièrement des lions et des serpents du désert ou leur intimaient des ordres impérieux, insufflaient de la vie à une souche d'arbre desséchée, faisaient nager du fer à la surface de l'eau, traversaient le Nil en chevauchant un crocodile ou se rafraîchissaient dans un foyer ardent. » (Gibbon, 37ème chapitre).
On trouve une remarquable description de l'état d'esprit de l'époque où naquit le christianisme dans le portrait que Schlosser, dans son histoire universelle, fait de Plotin, le plus célèbre philosophe néoplatonicien du troisième siècle de notre ère.
« Plotin, né en 205 en Egypte à Lycopolis et mort en 270 en Campanie, a été pendant onze ans un disciple assidu d'Ammonius, mais s'absorba tellement dans ses méditations sur la nature divine et la nature humaine que, n'étant pas satisfait par la doctrine secrète gréco-égyptienne de son prédécesseur et maître, il éprouva le besoin de se former à la sagesse perse et indienne et se joignit à l'armée de Gordianus le jeune pour le suivre en Perse … Plotin alla plus tard s'installer à Rome, où la faveur dont jouissait largement le mysticisme oriental lui fournit un terrain propice aux buts qu'il poursuivait, et où pendant 25 ans, presque jusqu'à sa mort, il tint le rôle de prophète. L'empereur Gallien et son épouse lui vouaient un culte si débridé qu'ils auraient eu, dit-on, le projet d'édifier dans une ville d'Italie un État philosophique fondé sur les principes de Plotin. Plotin avait tout autant de succès dans les familles les plus en vue de la société romaine ; quelques hommes de la ville parmi les plus importants devinrent ses ses plus chauds partisans et voyaient dans sa doctrine un message céleste.
« Rien ne témoigne mieux du relâchement intellectuel et moral du monde romain, du goût dominant pour l'exaltation mystique, le moralisme monastique, le surnaturel et le prophétique, que l'énorme impression faite par Plotin et que la considération dont jouit sa doctrine précisément parce qu'elle était incompréhensible.
« Les méthodes utilisées par Plotin et ses disciples pour propager la sagesse nouvelle étaient les mêmes que celles avec lesquelles on réussit, à la fin du dix-huitième siècle, à gagner l'adhésion, en France, de grands seigneurs dépravés aux tours de passe-passe de Mesmer et de Cagliostro, et en Allemagne, la faveur d'un roi de Prusse dévot pour les rose-croix, les spiritistes, et autres personnages du même tonneau. Plotin pratiquait la magie, convoquait les esprits et même s'abaissait à une pratique qui n'est chez nous en usage que chez une sorte méprisée d'individus, il dénonçait les auteurs de petits vols si quelqu'un de son cercle le lui demandait.
« Les écrits de Plotin étaient aussi rédigés comme des prophéties ; en effet, suivant son plus célèbre disciple, il notait ses prétendues inspirations sans daigner les reprendre ensuite ni même corriger les fautes d'orthographe. Ce n'est certes pas de cette façon qu'étaient nés les chefs-d’œuvre des Grecs anciens ! De même, les règles ordinaires de la pensée, ce que nous appelons la méthode, étaient absentes dans les écrits tout autant que dans le discours oral de cet homme qui exigeait de tous ceux qui aspiraient à la connaissance philosophique, comme toute première condition, qu'ils se dépouillent d'eux-mêmes ou qu'ils sortent de l'état naturel de la pensée et de la perception.
« Pour exposer le caractère de sa doctrine et l'effet qu'elle produisait, quelques remarques sur le contenu de ses écrits suffiront. Pour lui, de façon constante, la vie avec les hommes et parmi les hommes est marquée du péché et fait fausse route. La vraie sagesse consiste à rompre totalement avec le monde des sens, à retourner des pensées comme en rêve, à sombrer définitivement au fond de soi-même en retrouvant un état suprême … Cette théorie qui sape toute activité, qui balaie avec mépris toute relation humaine, et qui, de surcroît, est exposée avec le dédain le plus prononcé pour ceux qui pensent autrement, va de pair avec une vision fondée sur des idées délirantes et purement théoriques de la nature et de ses lois. Aristote avait fondé sur l'expérience, l'observation et les mathématiques ses idées sur la nature. Rien de tout cela chez Plotin. Il se tenait pour un philosophe inspiré de Dieu, et croyait pour cette raison tout savoir par intuition intérieure et n'avoir nul besoin de franchir des étapes pour accéder à la connaissance. Ses ailes le portaient au-dessus de la terre et dans les espaces célestes...
« Plotin avait trois disciples qui retranscrivaient en style passable ce qu'il avait exposé sous forme d'oracles et le propageaient comme apôtres de sa doctrine. Il s'agit de Herennius, Amelius et Porphyrius. Ils avaient tous trois beaucoup de talent, et Longinus, si hostile qu'il fût à une sagesse ennemie de la vie et d'une saine raison, dit des deux derniers qu'ils étaient les deux seuls philosophes de son temps dont les écrits fussent lisibles.
« Mais la biographie de Plotin rédigée par Porphyrius montre combien l'amour de la vérité leur tenait peu à cœur. Il relate les plus sottes histoires ayant trait à son seigneur et maître, et comme il était bien trop raisonnable pour qu'il ait pu y croire, on est bien obligé d'en déduire qu'il les a inventées intentionnellement et en toute connaissance de cause pour donner de l'éclat aux oracles de Plotin. » 31
Notes de K. Kautsky
24 Antiquités juives, XVIII, 3.
25 The Romans under the Empire
26 Apollonius de Tyane, de Philostratus, traduit du grec et commenté par Ed. Baltzer, 1883, I, 4.
27 op. cit. IV, 45
28 ibidem p. 378
29 Friedländer, Histoire des mœurs romaines, 1901, II, p. 534
30 Friedländer, op. cit. p. 475
31 Histoire universelle, 1846, IV, 452 sq.