1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil
a. L'exil
1908
En apparence, le même sort frappa le royaume de Juda après la destruction de Jérusalem et les dix tribus d'Israël après la destruction de Samarie. Mais ce qui fit effaça Samarie de la scène historique, fit de Juda, qui jusque-là n'attirait guère l'attention, l'un des facteurs les plus importants de l'histoire universelle, et ceci parce que, en raison de la plus grande distance qui le séparait de l'Assyrie, de la situation naturelle de Jérusalem qui en faisait une citadelle à toute épreuve, ainsi que de l'irruption de nomades nordiques, la chute de Jérusalem intervint 135 années après celle de Samarie.
Les habitants de Juda subirent, pendant quatre générations de plus que les dix tribus, les influences dont nous avons parlé et qui exacerbèrent le fanatisme national. C'est une des raisons qui expliquent que les Juifs partirent en exil porteurs d'un sentiment national bien plus fort que leurs frères du nord. Une autre raison était que le judaïsme se recrutait pour l'essentiel dans une seule grande ville ainsi que dans la campagne environnante, alors que le royaume nordique était un conglomérat de dix tribus qui n'entretenaient que des relations assez lâches les unes avec les autres. Le royaume de Juda formait de ce fait une masse beaucoup plus unie et plus soudée qu'Israël.
Pourtant, les Judéens auraient eux aussi perdu leur nationalité en exil s'ils étaient restés aussi longtemps que les dix tribus au milieu des étrangers. Celui qui est déporté à l'étranger gardera sans doute la nostalgie de son ancienne patrie et ne prendra pas racine dans son nouveau domicile. Le bannissement pourra exalter encore davantage son sentiment national. Mais chez les enfants nés en exil, grandis dans le nouvel environnement, ne connaissant le passé que par les récits de leurs pères, le sentiment national n'aura que rarement la même intensité, à moins d'être sans cesse entretenu par l'absence de droits ou les mauvais traitements, ou par la perspective du retour proche au pays. La troisième génération, ensuite, ne connaît pratiquement plus sa nationalité, si elle n'est pas, comme on vient de le dire, discriminée, considérée comme une nation à part et inférieure, coupée de force du reste de la population, et livrée sans défense à l'oppression et aux brutalités de celle-ci.
Il ne semble pas que cela ait été le cas pour les déportés d'Assyrie et de Babylone, et ainsi, les Juifs auraient sans doute perdu eux aussi leur nationalité et se seraient fondus dans l'ensemble des Babyloniens si leur séjour parmi eux avait duré plus que le temps de trois générations. Mais peu après la destruction de Jérusalem, l'empire des vainqueurs se mit à vaciller, les déportés reprirent l'espoir de revenir sous peu dans le pays de leurs pères, et la deuxième génération déjà vit se réaliser cette espérance, les Juifs de Babylone étant autorisés à retourner à Jérusalem. Car les peuples venus du nord qui harcelaient la Mésopotamie et avaient mis fin à l'existence de l'Assyrie, continuaient encore à s'agiter. Le plus puissant d'entre eux était le peuple nomade des Perses, qui porta le coup de grâce aux deux héritiers de l'empire assyrien, l'empire des Mèdes et celui des Babyloniens, et non seulement restaura, dans une autre configuration, l'empire assyro-babylonien, mais l'agrandit considérablement en faisant la conquête de l’Égypte et de l'Asie Mineure, et en mettant sur pied une structure militaire et une administration qui, pour la première fois, constituèrent la base solide d'un empire mondial, le stabilisèrent pour une longue période et assurèrent à l'intérieur du pays une pais durable.
Pour les vainqueurs de Babylone, rien ne justifiait de continuer à maintenir loin de leur pays ceux que leurs adversaires avaient vaincus et déportés à l'étranger. Les Perses conquirent Babylone en 538 sans avoir à faire usage de leurs armes, ce qui en dit long sur la faiblesse de cet État. Et dès l'année suivante, Cyrus, le roi des Perses, autorisa les Juifs à retourner dans leur pays. Leur exil avait duré à peine 50 ans. Pourtant, le nombre de ceux qui s'étaient bien adaptés à la nouvelle situation était suffisamment élevé pour que, seule, une fraction d'entre eux mît à profit cette autorisation, un nombre non négligeable préférant rester à Babylone, où ils se sentaient mieux. Il n'y a donc aucun doute que le judaïsme aurait totalement disparu si Jérusalem avait partagé le sort de Samarie, si entre la destruction de la ville et la conquête de Babylone par les Perses, il ne s'était pas écoulé 50, mais 180 ans.
Mais si brève qu'ait été la période de l'exil, elle bouleversa de fond en comble le judaïsme, elle déploya et renforça toute une série de dispositions encore embryonnaires nées des conditions propres au royaume de Juda, et elle leur donna des formes très spéciales adaptées à la situation très spéciale où se trouvait désormais le judaïsme.
La nation judaïque s'était perpétuée en exil, mais c'était une nation sans paysans, une nation exclusivement citadine. C'est, jusqu'à aujourd'hui encore, l'une des caractéristiques essentielles du judaïsme, et c'est le noyau de ce que certains interprètent comme étant ses « propriétés raciales », et qui ne sont en fait rien d'autre que les propriétés du citadin, qu'une existence prolongée à la ville et l'absence d'apport paysan entretiennent et poussent jusqu'au bout de leur logique. Je l'avais déjà indiqué en 1890. 68 Le retour en Palestine n'y a pratiquement pas changé grand-chose, et seulement passagèrement – nous allons le voir.
Mais le judaïsme ne devint pas seulement une nation de citadins, mais aussi une nation de marchands. L'industrie, on l'a vu, était peu développée en Judée ; elle suffisait tout juste à satisfaire les besoins domestiques élémentaires. Ce n'est pas avec ça qu'on pouvait prospérer dans une Babylone dont l'industrie se situait à un niveau élevé. La perte de l'autonomie politique avait fermé les portes de l'armée et de l'administration publique ; il ne restait plus aux citadins qu'une branche d'activité possible : le commerce.
Le commerce avait toujours occupé une place importante en Palestine, mais en exil, il devenait inévitablement la principale activité des Juifs.
A son tour, le commerce développait l'activité intellectuelle, le sens des mathématiques, les facultés spéculatives et l'abstraction. En même temps, le désastre national soumettait des objets plus élevés que le profit personnel à cette sagacité accrue. A l'étranger, les liens qui unissent les ressortissants d'une même nation sont bien plus forts que dans leur pays d'origine, face aux étrangers, le sentiment de commune appartenance est plus intense, car, isolés, les individus se sentent plus faibles et plus menacés. Le sens du groupe, le pathos moral se renforcent. Ils fécondèrent la sagacité juive, l'amenant aux considérations les plus pénétrantes sur les causes du désastre national et les moyens de relever la nation.
En même temps, la splendeur de Babylone, cette ville à la civilisation ancestrale, dont les habitants se comptaient en millions, qui commerçait avec le monde entier, qui cultivait les sciences et la philosophie, ne pouvait manquer de stimuler la pensée juive. Dans la première moitié du siècle dernier, le séjour des penseurs allemands dans la Babel des bords de la Seine les éleva au-dessus d'eux-mêmes et leur donna les moyens de produire leurs meilleures et leurs plus belles œuvres, et de même, les Juifs de Jérusalem, assurément imprégnés des effets de leur séjour dans la Babel des bords de l'Euphrate au sixième siècle, ont vu tout d'un coup leur horizon s'élargir considérablement.
Mais évidemment, comme dans toutes les villes commerçantes orientales qui n'étaient pas situées sur la rive méditerranéenne, mais à l'intérieur du continent, pour les raisons déjà évoquées, les sciences étaient étroitement liées et enchaînées à la religion. Et de ce fait, toutes ces nouvelles influences marquantes se manifestèrent dans le judaïsme sous une forme religieuse. Un trait accentué par le fait que, chez les Juifs, une fois perdue l'autonomie politique, le culte national restait le seul lien qui maintînt encore la nation, et le clergé la seule instance centrale gardant autorité sur elle. Il semble que l'organisation gentilice ait trouvé une nouvelle vigueur dans l'exil, après la disparition de tout vestige d'État. 69 Mais le particularisme gentilice ne pouvait maintenir la nation. C'est dans la religion que les gens de Juda cherchèrent le moyen de sauvegarder la nation, et c'est aux prêtres qu'il revint désormais de la guider.
Les prêtres de Juda firent de nombreux emprunts au sacerdoce babylonien, tant en ce qui concerne le rôle qu'il s'attribuait, qu'en ce qui concerne le contenu du culte. Toute une série de récits bibliques sont d'origine babylonienne : par exemple, la création du monde, le paradis, le péché originel, la tour de Babel, le déluge. La stricte observance du sabbat vient de Babylone. Ce n'est qu'à partir de l'exil que cette exigence est énoncée.
« L'insistance mise par Ézéchiel sur la célébration du sabbat est quelque chose de totalement nouveau. Aucun prophète antérieur ne met comme lui l'accent sur le respect du sabbat. Jérémie 17, 19 sq, n'est en effet pas authentique. » 70
Encore après le retour d'exil, au cinquième siècle, le repos du sabbat ne s'imposa pas sans mal, « car il contrevenait trop aux anciennes habitudes. » 71
On est fondé à admettre que les prêtres juifs ont non seulement emprunté des légendes populaires et des coutumes, mais aussi, bien qu'aucun document ne l'atteste non plus directement, qu'ils ont retenu du raffinement des prêtres babyloniens une conception de la divinité plus subtile, plus spirituelle.
L'idée que les Israélites se faisaient du divin était restée longtemps très primitive. Malgré tout le soin ultérieurement apporté par les collecteurs et rédacteurs des histoires anciennes pour en éliminer toutes traces de paganisme, certaines se sont conservées dans la version qui nous est parvenue.
Rappelons-nous par exemple les histoires autour de Jacob. Son dieu ne l'assiste pas seulement dans toutes sortes d'affaires douteuses, il engage avec Jacob un combat où l'homme est vainqueur du dieu.
« Alors quelqu'un lutta avec lui (Jacob) jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne pouvait le vaincre, il le frappa à l'emboîture de la hanche; et l'emboîture de la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui. Il dit: Laisse-moi aller, car l'aurore se lève. Et Jacob répondit: Je ne te laisserai point aller, que tu ne m'aies béni. Et il lui dit : Quel est ton nom ? Et il dit : Jacob. Et il dit : Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, car tu as combattu avec Dieu et les hommes, et tu as vaincu. Et Jacob l'interrogea et dit : Fais-moi connaître ton nom. Et il dit : Pourquoi t'enquérir de mon nom ? Et il le bénit. Et Jacob nomma ce lieu Péniel ; car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et ma vie a pourtant été épargnée. » 72
Le grand inconnu avec lequel Jacob luttait, dont il fut vainqueur, et à qui il extorqua sa bénédiction, était donc un dieu, vaincu par un homme. Exactement de la même façon que, dans l'Iliade, les dieux et les hommes se battent les uns contre les autres. Mais si Diomède réussit à blesser Arès, c'est avec l'aide de Pallas Athéna. Jacob, lui, maîtrise son dieu sans l'aide d'un autre.
Si nous trouvons chez les Israélites beaucoup de naïveté dans les images de la divinité, chez les peuples de haute culture qui les entouraient, certaines communautés de prêtres étaient parvenues, au moins dans leur doctrine secrète, jusqu'au monothéisme.
Celui-ci s'exprima une fois de façon très radicale chez les Égyptiens :
« Nous ne sommes pour le moment pas encore en mesure d'exposer dans le détail et de présenter dans un ordre chronologique tous les cheminements erratiques de la spéculation, toutes les phases qu'a parcourues l'évolution des idées (chez les Égyptiens). Le résultat final est que, pour la doctrine secrète elle-même, Horus et Rê, le fils et le père, sont complètement identiques, que le dieu s'engendre lui-même de sa propre mère, la déesse du ciel, et que celle-ci est elle-même également seulement le produit, la création du seul dieu éternel. Cette doctrine n'est énoncée clairement et sans ambiguïté, avec toutes ses conséquences, qu'au début du Nouvel Empire (après l'expulsion des Hyksos, au quinzième siècle) ; mais elle a commencé à prendre forme déjà à l'époque obscure qui a suivi la fin de la sixième dynastie (vers 2500), et les idées fondamentales en sont déjà complètement arrêtées au temps du moyen Empire (vers 2000). »
« C'est depuis Onou, la cité du soleil (Héliopolis), que s'est répandue le nouvelle doctrine. » 73
Sans doute cette doctrine demeura-t-elle secrète, mais elle fut pourtant un jour mise en application. Cela se passa avant l'entrée des Hébreux au pays de Canaan, sous Amenhotep IV, au quatorzième siècle. Il semble qu'un conflit ait éclaté entre ce pharaon et la corporation des prêtres, dont la richesse et la puissance devenaient pour lui une menace sérieuse. Il ne trouva pas d'autre moyen de se défendre contre eux qu'en prenant au sérieux leur doctrine secrète, en ordonnant de rendre un culte au dieu unique et en persécutant avec acharnement tous les autres dieux, ce qui en pratique signifiait la confiscation des énormes richesses de leurs collèges sacerdotaux.
Nous n'avons aucun détail sur cette lutte entre les prêtres et la monarchie. Elle dura longtemps, mais un siècle après Amenhotep IV, les prêtres avaient vaincu sur toute la ligne et totalement rétabli l'ancien culte des dieux.
Toute cette histoire montre le développement déjà atteint par les conceptions monothéistes dans les doctrines secrètes des prêtres des centres de culture de l'orient antique. Nous n'avons aucune raison de supposer que les prêtres babyloniens aient été en retard sur les Égyptiens, alors qu'ils les égalaient dans tous les arts et toutes les sciences. Jeremias parle d'un « monothéisme latent » à Babylone. Mardouk, créateur du ciel et de la terre, était aussi le maître des dieux, qu'il « emmène paître comme des brebis », ou encore, les différents dieux n'étaient que des aspects particuliers sous lesquels apparaissait le dieu unique. Voici comment un texte babylonien présente les différents dieux : « Ninib : Mardouk de la force. Nergal : Mardouk de la lutte. Bel : Mardouk du gouvernement. Nabû : Mardouk des affaires. Sîn : Mardouk éclairant la nuit. Samas : Mardouk du droit. Addu : Mardouk de la pluie. »
Précisément à l'époque de l'exil juif, alors que chez les Perses entrant en contact avec Babylone, se formait également une sorte de monothéisme, apparaissent des signes indiquant « qu'en Babylonie, s'ébauchait aussi un monothéisme qui avait très vraisemblablement une forte ressemblance avec le culte pharaonique du soleil d’Aménophis IV (Amenhotep). Dans une inscription qui date de l'époque précédant immédiatement la chute de Babylone – et tout à fait en accord avec l'importance du culte lunaire pour les Babyloniens – apparaît du moins le dieu-lune tenant le même rôle que le dieu-soleil chez Aménophis IV. » 74
Les collèges de prêtres de Babylone avaient comme ceux d’Égypte le plus vif intérêt à dissimuler au peuple leurs éventuelles conceptions monothéistes, étant donné que toute leur puissance et toute leur richesse reposait sur le culte polythéiste traditionnel. Mais il en était autrement des prêtres de l'arche d'alliance de Jérusalem.
Dès avant la destruction de Jérusalem, l'arche avait beaucoup gagné en importance depuis l'anéantissement de Samarie et la disparition du royaume septentrional d'Israël. Jérusalem était devenue la seule ville israélite d'importance, les campagnes qui dépendaient d'elle étaient en comparaison restées insignifiantes. Le prestige du fétiche d'alliance, qui avait déjà été grand avant David en Israël et en particulier dans la tribu de Juda, éclipsait maintenant inévitablement de plus en plus tous les autres sanctuaires populaires, de la même façon que Jérusalem dépassait de loin toutes les autres localités de Judée. Et de même, les prêtres de ce fétiche occupaient une position hégémonique face aux autres prêtres du pays. Un conflit opposa les prêtres de la campagne et ceux de la capitale, et se termina peut-être dès avant l'exil par le monopole du fétiche de Jérusalem. C'est ce que dit du moins l'histoire du Deutéronome, le « livre de la doctrine », qu'un prêtre prétendit en 621 avoir « trouvé » dans le Temple. Il contenait l'ordre divin de détruire tous les lieux de culte en-dehors de Jérusalem, un ordre auquel le roi Josias se plia docilement :
« Et il chassa les prêtres des idoles que les rois de Juda avaient intronisés et qui ensuite avaient brûlé de l'encens sur les hauts lieux, dans les villes de Juda et dans les alentours de Jérusalem, ainsi que ceux qui offraient des parfums à Baal, au soleil et à la lune, aux signes du zodiaque et à toute l'armée des cieux … Et il fit venir tous les prêtres de toutes les villes de Juda et souilla les tertres sacrificiels où les prêtres avaient brûlé de l'encens, de Guéba jusqu'à Beer-Schéba … Et aussi l'autel qui était à Béthel, et le haut lieu qu'avait fait Jéroboam, fils de Nebath, qui avait fait pécher Israël, cet autel et le haut lieu, il les détruisit et brûla le haut lieu et le réduisit en poussière. » 75
Furent donc profanés et saccagés, non seulement les lieux de culte de dieux étrangers, mais aussi ceux de Yahvé lui-même, ses autels les plus anciens .
Peut-être, du reste, tout ce récit est-il, comme un certain nombre d'autres dans la Bible, seulement un faux datant de l'époque qui suivit l'exil, une tentative faite pour justifier des événements qui se produisirent après l'exil en les présentant comme la simple répétition d'événements antérieurs, en inventant des précédents ou au moins en les grossissant démesurément. On peut dans tous les cas admettre que dès avant l'exil, existaient, entre les prêtres de la capitale et ceux de la province, des jalousies qui aboutissaient parfois à la fermeture de sanctuaires concurrents et gênants. Les Juifs exilés, dont la majorité venait de Jérusalem, n'avaient de ce fait pas de mal à reconnaître le monopole du Temple de Jérusalem. Sous l'influence de la philosophie babylonienne d'un côté, de la catastrophe nationale de l'autre, peut-être enfin de la religion perse qui évoluait à peu près au même moment dans le même sens que la religion juive et était en contact avec elle, l'inspirant et peut-être aussi inspirée par elle – sous toutes ces influences, l'ambition que les prêtres avaient emportée avec eux de Jérusalem, celle de conférer une position de monopole à leur fétiche, les engagea sur la voie d'un monothéisme éthique dans lequel Yahvé n'apparaissait plus comme le dieu attaché à la seule tribu d'Israël, mais comme l'unique dieu au monde, la personnification du bien, la quintessence de toute moralité.
Quand ensuite les Juifs de retour d'exil revinrent à Jérusalem, leur religion s'était tellement raffinée et spiritualisée que les représentations grossières et les actes cultuels primitifs des paysans juifs restés au pays ne pouvaient que leur faire l'effet d'infamies païennes rebutantes. Si cela n'avait pas été fait auparavant, les prêtres et les maîtres de Jérusalem pouvaient maintenant imposer que fût mis définitivement fin aux cultes concurrents de province et établi à l'avenir le monopole religieux de Jérusalem.
Ainsi naquit le monothéisme juif. Il était d'essence éthique, tout de même que celui de la philosophie grecque. Mais chez les Juifs, la nouvelle idée de Dieu n'était pas née comme chez les Grecs en-dehors de la religion, elle n'était pas portée par une classe extérieure à la corporation sacerdotale. Et donc ce Dieu unique n'était pas un Dieu nouveau situé au-dessus de l'ancien monde divin et en-dehors de lui, mais apparaissait comme une réduction de l'ancienne société des dieux à celui qui était le plus puissant, le plus familier aux habitants de Jérusalem, à l'ancien dieu local, celui de la tribu, le dieu belliqueux et tout sauf éthique qu'était Yahvé.
De ce fait étaient introduites dans la religion juive toute une série de graves contradictions. Yahvé, dieu éthique, est le dieu de l'humanité entière, car le bien et le mal sont des notions qui se posent comme absolues, et valent de la même manière pour tous les êtres humains. En tant que personnification de l'idée morale, il est le dieu unique du monde entier, puisque la morale est la même partout. Mais pour le judaïsme babylonien, la religion, le culte de Yahvé, était aussi le lien qui maintenait le plus fortement la cohésion nationale; et toute possibilité de renaissance de l'autonomie nationale était indissolublement liée à la restauration de Jérusalem. Reconstruction et défense du Temple de Jérusalem, tel était le mot d'ordre qui soudait la nation juive. Le clergé attaché à ce Temple, autrement dit la classe sociale qui avait tout intérêt à y maintenir le monopole du culte, était en même temps devenu l'autorité nationale suprême chez les Juifs. Paradoxalement, donc, la haute abstraction philosophique d'un dieu unique universel qui n'exige pas de sacrifices et ne considère que la pureté des cœurs et des conduites, était liée au vieux fétichisme primitif localisant le dieu à un endroit donné, seul endroit où il était possible d'obtenir de lui quelque chose en faisant des offrandes de toute nature. Le Temple de Jérusalem restait la résidence exclusive de Yahvé, c'est vers lui que tout Juif pieux devait se tourner, c'est dans sa direction que l'orientaient ses aspirations.
Non moins singulière était l'autre contradiction qui opposait Dieu entendu comme concept agrégeant des impératifs moraux identiques pour tous les êtres humains, et le dieu propre à la communauté des Juifs. On essayait de résoudre cette contradiction en affirmant que, certes, Dieu était le dieu de toute l'humanité, que tous les êtres humains étaient tenus de l'aimer et de le révérer, mais que les Juifs étaient le seul peuple qu'il avait élu pour manifester cet amour et cette adoration et auquel il avait révélé sa gloire, alors qu'il laissait les païens dans la cécité. C'est précisément lors de l'exil, dans cette période de la plus accablante humiliation et du plus profond désespoir, qu'apparaît cette prétention orgueilleuse à être au-dessus du reste de l'humanité. Auparavant, Israël était un peuple comme les autres, et Yahvé un dieu comme les autres ; peut-être plus fort que les autres dieux – on concède à la nation à laquelle on appartient un privilège qui la met au-dessus des autres, - mais en tout cas pas le seul dieu réellement existant, et la vérité n'était pas l'apanage du seul Israël.
« Le dieu d'Israël n'était pas le Tout-Puissant, mais seulement le plus puissant de tous les dieux. Il était là à côté d'eux et devait se battre contre eux ; Kamos, Dagon, Hadad, pouvaient tout à fait se comparer à lui, moins puissants, certes, mais tout aussi réels que lui. Jephté fait dire aux voisins qui ne respectent pas la frontière : 'Ce que votre dieu Kamos vous a donné de conquérir, cela vous appartient, et ce que notre dieu Yahvé a conquis pour nous, c'est nous qui le possédons'. Les territoires des dieux sont séparés comme ceux des peuples, et l'un ne jouit d'aucun droit dans le pays de l'autre. » 76
Les choses changent désormais. Le rédacteur de Ésaïe, 40 sq., qui a écrit à la fin de l'exil ou peu après, fait proclamer à Yahvé :
« Je suis Yahvé, tel est mon nom; et je ne céderai pas ma gloire à un autre, ni mon honneur aux idoles. ... Chantez à Yahvé un cantique nouveau, proclamez sa gloire jusqu'aux extrémités de la terre, vous qui voguez sur la mer et sur tout ce qui est en elle, vous, îles lointaines et leurs habitants. Que le désert chante, et ses villes, et les villages, habités par les fils de Kédar. Que les habitants des rochers tressaillent d'allégresse! Que du sommet des montagnes retentissent des cris de joie ! Qu'on rende gloire à Yahvé, et que dans les pays lointains on proclame ses louanges! » 77
Il n'est pas question de se limiter à la Palestine et encore moins à Jérusalem. Mais le même rédacteur fait dire à Yahvé :
« Mais toi, Israël, mon serviteur, toi Jacob, que j'ai élu, race d'Abraham, mon ami ! Toi que je suis allé prendre au bout de la terre, et que j'ai appelé de ses contrées les plus lointaines, à qui j'ai dit: Tu seras mon serviteur, je t'ai élu, et je ne t'ai point rejeté. Ne crains point, je suis avec toi, ne te décourage pas, je suis ton Dieu! ... ceux qui te font la guerre, seront anéantis. Car je suis Yahvé, ton dieu ! … Je suis le premier qui ai annoncé à Sion : Vois, ils sont là, tes enfants ! Et j'enverrai à Jérusalem un messager du salut. » 78
Voilà de singulières contradictions, mais ce sont des contradictions surgies du tissu de la vie, de la situation contradictoire des Juifs à Babylone, eux qui y furent plongés dans une culture toute nouvelle dont l'empreinte a révolutionné toute leur pensée, cependant que les conditions dans lesquelles ils vivaient les poussaient à conserver les anciennes traditions, car c'était le seul moyen de perpétuer leur existence nationale, à laquelle eux précisément étaient si attachés : un sentiment national exacerbé par les affres d'une situation pénible qui s'était prolongée pendant des siècles.
Les penseurs du judaïsme étaient désormais confrontés à une tâche toute nouvelle : harmoniser la nouvelle éthique et l'ancien fétichisme, concilier la sagesse universelle d'une civilisation aux larges horizons et ayant son centre de gravité à Babylone, mais embrassant des peuples nombreux, avec l'étroitesse d'esprit xénophobe d'un petit peuple montagnard. Et cette accommodation devait se faire dans le cadre de la religion, donc de la foi traditionnelle. Il s'agissait donc de prouver que le neuf n'était pas neuf, mais extrêmement ancien, que la nouvelle vérité empruntée aux étrangers, et à laquelle il fallait s'ouvrir, n'était ni nouvelle ni étrangère, mais bien au contraire un patrimoine authentiquement juif, qu'en adoptant celui-ci, le judaïsme ne perdait pas sa nationalité et que, loin de disparaître dans le melting pot babylonien, il reprenait une nouvelle vigueur et connaissait un nouvel accomplissement.
Cette tâche était tout à fait de nature à aiguiser la finesse d'esprit, à développer l'art des interprétations subtiles et alambiquées, un art que le judaïsme se mit alors à porter à la perfection. Mais elle donna aussi à la littérature historique juive son cachet particulier.
Alors commença un processus qui se répétera souvent, et que Marx a clairement exposé lorsqu'il a étudié les conceptions que le dix-huitième siècle se faisait de l'état de nature. Voici ce qu'il dit :
« Le chasseur et le pêcheur individuels et isolés, par lesquels commencent Smith et Ricardo, font partie des plates fictions du XVIII° siècle. Robinsonades qui n'expriment nullement, comme se l'imaginent certains historiens de la civilisation, une simple réaction contre des excès de raffinement et un retour à un état de nature mal compris. De même, le contrat social de Rousseau qui, entre des sujets indépendants par nature, établit des relations et des liens au moyen d'un pacte, ne repose pas davantage sur un tel naturalisme. Ce n'est qu'apparence, apparence d'ordre purement esthétique dans les petites et grandes robinsonades. » Leur base réelle, c'est bien plutôt « une anticipation de la « société bourgeoise » qui se préparait depuis le XVIème siècle et qui, au XVIIIème marchait à pas de géant vers sa maturité. Dans cette société où règne la libre concurrence, l'individu apparaît détaché des liens naturels, etc., qui font de lui à des époques historiques antérieures un élément d'un conglomérat humain déterminé et délimité. Pour les prophètes du XVIIIème siècle, - Smith et Ricardo se situent encore complètement sur leurs positions, - cet individu du XVIIIème siècle - produit, d'une part, de la décomposition des formes de société féodales, d'autre part, des forces de production nouvelles qui se sont développées depuis le XVIème siècle - apparaît comme un idéal qui aurait existé dans le passé. Ils voient en lui non un aboutissement historique, mais le point de départ de l'histoire, parce qu'ils considèrent cet individu comme quelque chose de naturel, conforme à leur conception de la nature humaine, non comme un produit de l'histoire, mais comme une donnée de la nature. Cette illusion a été jusqu'à maintenant partagée par toute époque nouvelle. » 79
Cette illusion était celle des penseurs qui développèrent dans le judaïsme, au temps de l'exil et après le retour d'exil, l'idée du monothéisme et du gouvernement des prêtres. Elle leur apparaissait, non comme un produit de l'histoire, mais comme une donnée de nature, non comme un « aboutissement historique », mais comme le « point de départ de l'histoire ». Et l'histoire fut dès lors interprétée dans le même sens et d'autant plus facilement adaptée aux nouvelles nécessités qu'elle n'était qu'une simple tradition orale et ne reposait pas sur l'existence de documents. La croyance en un dieu unique et la domination des prêtres sur Israël furent posées aux origines de l'histoire d'Israël ; le polythéisme et le fétichisme, impossibles à nier, furent présentés comme un reniement ultérieur de la croyance des ancêtres, et non comme la croyance d'origine qu'ils étaient dans les faits.
Et cette conception présentait en outre, à l'instar de l’auto-proclamation comme peuple élu de Dieu, le grand avantage d'offrir quelque chose d'immensément consolateur. Tant que Yahvé n'était que le dieu attaché au seul Israël, les défaites subies par la nation étaient autant de défaites de son dieu, dans le combat qui l'opposait à d'autres dieux, il n'était pas le plus fort, et on avait de bonnes raisons de douter de Yahvé et de ses prêtres. Les choses changeaient du tout au tout, s'il n'y avait pas d'autre dieu que lui, s'il avait élu les Israélites de préférence aux autres peuples et qu'il n'avait reçu en retour qu'ingratitude et reniement. Alors, tous les malheurs subis par Israël et Juda étaient autant de justes châtiments pour leurs péchés, pour n'avoir pas écouté et respecté les prêtres de Yahvé, ils ne prouvaient plus la faiblesse de Dieu, mais témoignaient de sa colère, car il ne peut tolérer qu'on se rie de lui impunément. Mais cela fondait aussi la conviction que Dieu prendrait pité de son peuple, qu'il le sauverait et le délivrerait dès que celui-ci se serait vraiment confié à lui, à ses prêtres et à ses prophètes. Pour que la vie nationale ne s'éteigne pas, une telle croyance était d'autant plus nécessaire que la situation de ce petit peuple, du « vermisseau Jacob, du faible reste d'Israël » (Ésaïe, 41,14) était plus désespérée au beau milieu d'empires ennemis surpuissants.
Seule, une force surnaturelle, surhumaine, divine, un rédempteur envoyé de Dieu, le Messie, pouvait encore délivrer, libérer Juda, et finalement faire de lui le maître des peuples qui le maltraitaient actuellement. Le croyance au Messie surgit en même temps que le monothéisme et est intimement liée à lui. Mais précisément pour cette raison, le Messie n'est pas conçu comme un dieu, mais comme un homme envoyé par Dieu. C'est que sa tâche était d'édifier un royaume terrestre, pas un royaume divin - la pensée juive n'avait pas encore atteint un tel degré d'abstraction, - mais un royaume juif. Effectivement, Cyrus, déjà, qui laisse les Juifs partir de Babylone et les renvoie à Jérusalem, est dit oint de Dieu, Messie, Christ ( Ésaïe, 1).
Il est impossible que se soit accomplie d'un seul coup et de façon pacifique cette révolution dans la pensée juive, qui, tout en ayant subi sa première et sa plus forte impulsion au temps de l'exil, n'est certainement pas arrivée à ce moment-là à ses dernières conclusions. Il nous faut imaginer qu'elle s'exprima dans des polémiques musclées dans le style des prophètes, dans des doutes et des cogitations abstruses à la manière du livre de Job, et enfin dans des tableaux historiques du type des différentes parties des cinq livres de Moïse qui furent rédigés à cette époque.
Cette période révolutionnaire ne prit fin que longtemps après l'exil. Certaines conceptions dogmatiques, cultuelles, juridiques et historiques parvinrent à s'imposer et furent reconnues vraies par les prêtres, qui avaient réussi à établir leur domination, et par la masse du peuple elle-même. On attribua à certains écrits qui étaient dans la ligne de ces conceptions le caractère d'écrits sacrés remontant aux origines, et les transmit comme tels aux générations suivantes. Il fallait ce faisant procéder à des remaniements radicaux, à des suppressions et à des interpolations pour mettre de l'unité dans les divers éléments de cette littérature toujours pleine de contradictions, et qui regroupait un salmigondis de nouveau et d'ancien, d'authentique et de controuvé, de textes compris correctement ou de travers. Malgré tout ce « travail de rédaction », le résultat, heureusement, c'est-à-dire « l'Ancien Testament », a conservé suffisamment de contenu originel pour qu'on puisse à la rigueur au moins discerner dans ses traits fondamentaux, sous le fatras envahissant des falsifications, le caractère de l'ancien monde hébraïque d'avant l'exil, un monde dont le nouveau judaïsme était non seulement la continuation, mais aussi le parfait opposé.
Notes de K. Kautsky
68 « Le judaïsme », Neue Zeit, VIII, p. 23 sq.
69 Cf. Frank Buhl, Les rapports sociaux des Israélites, p. 43.
70 B. Stade, Histoire du peuple d'Israël, II, p. 17.
71 Ibid., p. 187.
72 1. Moïse 32, 25 à 31.
73 E. Meyer, Histoire de l’Égypte ancienne, p. 192, 193.
74 H. Winckler, La culture spirituelle de Babylone, 1907, p. 144.
75 2 Rois 23, 5 sq.
76 Wellhausen, op. cit., p. 32.
77 Ésaïe 42, 8 à 12.
78 Ésaïe 41, 8 à 27.
79 Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, reproduit dans l'édition de la « Critique de l'économie politique » de 1907, p. XIII, XIV.