1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil
b. La diaspora juive
1908
En 538, Cyrus autorisa les Juifs de Babylone à rentrer à Jérusalem. Mais nous avons vu que cette permission ne fut pas mise à profit par eux tous, loin de là. De quoi auraient-ils vécu si tous l'avaient fait ? La ville était en ruines, et il se passa quelque temps avant qu'on ait pu de nouveau la rendre habitable, qu'on l'ait fortifiée et reconstruit le Temple de Yahvé. Mais même alors, elle n'offrait pas à tous les Juifs la possibilité de vivre de leur travail. Comme c'est le cas encore aujourd'hui, les paysans allaient volontiers s'établir en ville, mais le passage dans le sens inverse, la conversion du citadin à l'agriculture, était tout à la fois une entreprise difficile et un phénomène rare.
Les Juifs n'avaient guère acquis de talent industriel à Babylone, peut-être y étaient-ils restés trop peu de temps. La Judée n'était pas dotée d'autonomie politique, elle restait soumise aux conquérants étrangers, aux Perses d'abord, puis, à partir d'Alexandre le Grand, aux Grecs, et finalement, après un bref intermède d'indépendance et de bouleversements dévastateurs, elle tomba sous la domination des Romains. Aucune des conditions nécessaires n'était réunie pour que s'établisse une monarchie guerrière s'enrichissant par l'assujettissement et le pillage de voisins plus faibles.
Si l'agriculture, l'industrie, le métier des armes, étaient pratiquement fermés aux Juifs après l'exil, il ne restait à la majorité d'entre eux, comme à Babylone, qu'une activité possible, le commerce. Ils s'y adonnèrent d'autant plus volontiers qu'ils avaient acquis depuis des siècles les capacités intellectuelles et les connaissances requises pour ce métier.
Mais juste au moment où commençait leur captivité à Babylone, politique et commerce étaient bouleversés par des changements funestes pour la position commerciale de la Palestine.
L'agriculture paysanne, comme aussi l'artisanat, sont des branches d'activité extrêmement conservatrices. Il est rare qu'il s'y produise des progrès techniques, et quand il y en a, leur adoption prend énormément de temps tant que manque l'aiguillon de la concurrence, ce qui est le cas dans les sociétés primitives, et aussi longtemps que, dans des conditions normales, c'est-à-dire en l'absence de mauvaises récoltes, d'épidémies, de guerres et de désastres analogues frappant les masses, tout travailleur utilisant les méthodes traditionnelles est assuré de son gagne-pain, alors que les nouveautés, les procédés non encore expérimentés, peuvent déboucher sur des échecs et des pertes.
Les progrès techniques dans l'agriculture paysanne et dans l'artisanat ne viennent généralement pas de l'intérieur de ces deux domaines d'activité, mais du commerce, qui, de l'étranger, introduit de nouveaux produits, de nouveaux procédés qui stimulent la pensée et finissent par engendrer des cultures et des méthodes nouvelles et lucratives.
Le commerce est bien moins conservateur, il voit, de prime abord, plus loin que les limites locales et professionnelles, il est à priori critique envers la tradition domestique, parce qu'il peut faire la comparaison avec ce qui est obtenu ailleurs dans d'autres conditions. Et rencontrant dans les grands centres commerciaux les concurrents issus des nations les plus diverses, il subit bien avant l'agriculteur ou l'artisan la pression de la concurrence. C'est ce qui fait qu'il en vient rapidement à chercher la nouveauté, à vouloir, avant toute chose, l'amélioration des moyens de circulation et l'élargissement du cercle des relations commerciales. Tant que l'agriculture et l'industrie ne sont pas prises dans la gestion capitaliste et ne sont pas pratiquées sur une base scientifique, il n'y a que le commerce qui apporte un élément révolutionnaire dans l'économie. Et notamment le commerce maritime. La navigation sur mer permet de franchir de plus grandes distances, de mettre en contact des peuples plus diversifiés que le commerce sur terre. A l'origine, la mer sépare davantage les peuples que la terre et l'évolution de chacun d'entre eux se fait de façon plus indépendante et plus singulière. Quand plus tard le commerce maritime développe et que les peuples jusque-là séparés entrent en contact, les antagonismes et les oppositions sont bien plus importantes que ce n'est le cas avec le commerce terrestre. Mais les exigences technique de la navigation maritime sont plus élevées ; le commerce maritime se développe bien après le commerce terrestre, car pour construire un bateau qui tienne la mer, il faut une plus grande maîtrise de la nature que pour dresser un chameau ou un âne. D'un autre côté, les profits abondants qui dérivent du commerce maritime, et qui ne sont possibles que sur la base d'une technique de haut niveau dans la construction navale, représentent l'un des plus puissants aiguillons qui poussent à développer cette technique. Il n'y a peut-être pas d'autre domaine où la technique de l'Antiquité ait connu un développement aussi rapide ni célébré autant de victoires que la construction navale.
Le commerce maritime ne réduit nullement le commerce terrestre. Bien au contraire, il le stimule. Pour qu'une ville portuaire prospère, il faut généralement qu'elle dispose d'un arrière-pays qui lui fournisse les marchandises qu'elle va charger sur les bateaux, mais qui lui prenne aussi celles que les bateaux apportent. Elle est obligée de développer, et les échanges sur mer, et les échanges sur terre. Les premiers, toutefois, prennent de plus en plus d'importance, ils sont le facteur décisif dont dépendent les deuxièmes. Si les itinéraires maritimes changent, les itinéraires terrestres sont obligés de changer eux aussi.
Les premiers navigateurs au long cours sur la Méditerranée étaient originaires de Phénicie, région située entre les très anciens pays de haute culture qui bordent le Nil d'un côté et l'Euphrate de l'autre, et qui était partie prenante de leurs échanges. Ce pays était riverain de la Méditerranée comme le pays des Égyptiens. Mais ce dernier penchait surtout vers l'agriculture, les inondations du Nil rendant la production inépuisable, et pas vers la navigation maritime. Il lui manquait le bois pour la construction des navires, mais aussi l'aiguillon de la nécessité, qui seul, au début, peut inciter à s'exposer aux dangers de la haute mer. Les Égyptiens avaient beau être très compétents en matière de navigation fluviale, la navigation maritime restait chez eux au stade du cabotage. Ils développèrent l'agriculture et l'industrie, notamment le tissage, et leurs échanges commerciaux étaient prospères. Mais ils n'avaient pas de commerçants allant à l'étranger, ils attendaient que les étrangers viennent chez eux avec leurs marchandises. Le désert et la mer restaient pour eux des éléments hostiles.
Les Phéniciens, en revanche, vivaient sur une côte maritime qui les poussait à aller en mer, étant donné qu'elle était bordée de tout près par des montagnes rocheuses ne permettant qu'une agriculture chétive, les contraignant à compléter ses maigres résultats par les produits de la pêche, et fournissant en outre un bois de première qualité pour la construction navale. Ces conditions poussaient donc les Phéniciens à se lancer sur la mer. Leur situation intermédiaire entre des territoires où l'industrie était développée incitait en outre à élargir les objectifs de leurs sorties en mer, à ajouter à la pêche les transports commerciaux. C'est ainsi qu'ils devinrent les convoyeurs vers l'ouest de produits indiens, arabes, babyloniens, égyptiens, notamment de textiles et d'épices, et dans l'autre sens, de produits d'autre nature, essentiellement de métaux.
Mais avec le temps, de dangereux concurrents firent leur apparition, les Grecs, qui habitaient dans des îles et sur des côtes dont la terre cultivable était aussi pauvre que la leur, si bien qu'ils étaient eux aussi poussés à recourir à la pêche et à la navigation. Cette concurrence se fit de plus en plus menaçante pour les Phéniciens. Tout d'abord, les Grecs cherchèrent à contourner les Phéniciens et à ouvrir de nouvelles routes vers l'orient. Ils se dirigèrent vers la Mer Noire et, depuis ses ports, instaurèrent avec l'Inde des échanges qui passaient par l'Asie centrale. Et simultanément, ils cherchèrent à nouer des relations avec l’Égypte et à l'ouvrir au commerce maritime. Les Ioniens et les Cariens y réussirent peu avant l'époque de la captivité des Juifs à Babylone. A partir du règne de Psammétique (663), ils prennent solidement pied en Égypte et leurs négociants submergent de plus en plus le pays. Sous Amasis (569-525), ils obtinrent un territoire sur le bras occidental du Nil, pour y fonder suivant leurs conceptions un port à eux, Naucratis. Il était destiné à être le cœur unique du commerce grec. Peu après, l’Égypte était défaite par les Perses (525), comme elle avait succombé auparavant aux Babyloniens. Mais la position des Grecs en Égypte n'en fut pas altérée. Au contraire, les étrangers se virent ouvrir sans limites le commerce avec toute l’Égypte, et l'essentiel des bénéfices leur revint. Dès que l'empire perse commença à perdre de sa vigueur, que la mentalité guerrière de l'ancien peuple nomade s'amollit dans la vie urbaine, les Égyptiens se soulevèrent et cherchèrent à récupérer leur indépendance, ce qu'ils réussirent à faire pendant un certain temps (de 404 à 342). Et cela seulement avec le concours des Grecs, qui étaient entre-temps devenus assez forts pour infliger des revers à la puissante Perse sur terre et sur mer et pour repousser, en même temps que les Perses, leurs sujets, à savoir les Phéniciens. Sous Alexandre de Macédoine, le monde hellénique reprend à partir de 334 l'offensive contre l'empire perse, l'annexe, et met définitivement fin à la splendeur déjà depuis longtemps déclinante des cités phéniciennes.
Le commerce de la Palestine avait diminué encore plus vite que celui de la Phénicie, les échanges mondiaux s'étaient détournés des routes de Palestine, tant les exportations indiennes que celles de Babylonie, d'Arabie, d’Éthiopie et d’Égypte. La Palestine, bordée par l’Égypte et la Syrie, demeurait le théâtre privilégié des opérations militaires opposant les maîtres des deux pays, mais le commerce entre eux s'effectuait maintenant par la voie maritime sans toucher la terre ferme. De sa position intermédiaire, la Palestine avait gardé tous les inconvénients, et perdu tous les avantages. La masse des Juifs pouvait de moins en moins faire autre chose que du commerce, et en même temps, les possibilités d'en faire dans leur pays se réduisaient de plus en plus.
Puisque donc le commerce ne venait pas à eux, ils furent poussés à aller à l'étranger chercher le commerce auprès des peuples qui ne produisaient pas de classe commerçante en leur sein, mais laissaient venir chez eux les étrangers pour y tenir ce rôle. Des peuples de ce genre, il y en avait un certain nombre. Là où l'agriculture suffisait à nourrir la masse du peuple, où elle n'avait pas besoin d'être complétée par un élevage nomade ni par la pêche, et où l'aristocratie satisfaisait ses appétits expansionnistes en accumulant les latifundia à domicile et en menant des guerres à l'extérieur, on préférait faire venir les marchands chez soi, plutôt que de partir à l'étranger pour aller y chercher des marchandises exotiques. Cela avait été, comme on l'a vu, la méthode des Égyptiens, c'était, comme nous le savons déjà, celle des Romains. Chez les uns comme chez les autres, le commerce était tenu par des étrangers, notamment des Grecs et des Juifs. C'est dans ces pays qu'ils prospéraient le mieux.
C'est ainsi que se forme la diaspora, la dispersion des Juifs en-dehors de leur pays, précisément dans la période postérieure à l'exil, précisément à partir du moment où ils furent autorisés à revenir dans leurs foyers. Cette dispersion n'était pas la conséquence d'un coup de force, comme la destruction de Jérusalem, mais celle d'un bouleversement insensible qui commença à ce moment-là, la modification des voies commerciales. Et comme les routes du commerce mondial ont depuis lors et jusqu'à aujourd'hui évité la Palestine, la masse des Juifs l'évite encore aujourd'hui, même quand leur est offerte la liberté de s'installer dans le pays de leurs ancêtres. Aucun sionisme n'y changera rien tant qu'il n'aura pas le pouvoir de déplacer le centre du commerce mondial vers Jérusalem.
Les plus importantes concentrations se formèrent là où déferlaient les échanges les plus volumineux et où affluaient les plus grandes richesses, à Alexandrie et plus tard à Rome. Ce n'est pas seulement le nombre des Juifs qui y augmentait, mais aussi leur richesse et leur puissance. La force de leur sentiment national les soudait solidement, de plus en plus solidement au fur et à mesure que, dans les derniers siècles avant J-C, caractérisés par un délitement social croissant, les liens sociaux globaux se relâchaient et se défaisaient. Et comme les Juifs étaient présents au même moment dans tous les centres commerciaux de l'univers civilisé de l'époque, hellénique et romain, les liens qui les unissaient s'étendaient sur le monde entier, ils constituaient une internationale qui accordait à chacun de ses membres, où qu'il aille, une assistance énergique. Si l'on ajoute à cela les talents commerciaux que tant de siècles avaient forgés, et au développement desquels, depuis l'exil, ils accordaient tous leurs soins, on comprend comment ont pu ainsi augmenter leur puissance et leur richesse.
Mommsen dit à propos d'Alexandrie que « c'était autant une ville juive qu'une ville grecque, en nombre, en opulence, en intelligence, en sens de l'organisation, la population juive ne le cédait en rien à celle de Jérusalem. Dans les débuts de l'époque impériale, on comptait pour 8 millions d’Égyptiens un million de Juifs, et leur influence dépassait probablement ce rapport numérique. … Ils ont, eux, et eux seuls, le droit de former une commune à l'intérieur de la commune et de se gouverner eux-mêmes, alors que les autres non-citoyens sont soumis à l'autorité des organes de la municipalité. »
« 'A Alexandrie,', dit Strabon, 'les Juifs ont à leur tête leur propre chef qui arbitre les procès et décide des contrats et des règlements comme s'il était le maître d'une commune autonome'. Cela tient à ce que les Juifs affirmaient que leur nationalité, ou, ce qui revient au même, leur religion, exigeait une juridiction spécifique. En outre, les décrets politiques de l’État ménagent généreusement les préoccupations national-religieuses des Juifs, allant jusqu'à des exemptions quand c'est possible. Fréquemment, de plus, ils vivaient ensemble et entre eux ; à Alexandrie, par exemple, sur les cinq quartiers de la ville, deux étaient habités de façon prépondérante par des Juifs. » 80
Les Juifs d'Alexandrie n'étaient pas seulement opulents, ils étaient aussi auréolés de prestige et influençaient les dominateurs du monde.
Par exemple, le fermier général des douanes de la rive arabe du Nil, Alexandre Alabarche, joua un rôle important. Agrippa, futur roi de Judée, lui emprunta à l'époque de Tibère 200 000 drachmes. Alexandre lui donna 5 talents comptant et pour le reste une lettre de change à faire honorer à Dicearchia. 81 Ceci témoigne des liens d'affaires étroits qui reliaient les Juifs d'Alexandrie et ceux d'Italie. Une communauté juive importante existait à Dicearchia (ou Puteoli) près de Naples. Flavius Josèphe rapporte encore à propos du même Juif alexandrin : « Lui, l'empereur Claude, fit libérer Alabarche Alexandre Lusimaque, son vieil et excellent ami, qui avait géré les biens de sa mère Antonia et avait été jeté en prison par Caïus dans un accès de colère. Son fils Marcus se maria plus tard avec Bérénice, la fille du roi Agrippa. » 82
Ce qui vaut pour Alexandrie, vaut aussi pour Antioche : « De la même façon que dans la capitale égyptienne, dans la capitale syrienne, les Juifs se virent concéder une organisation en quelque sorte autonome et une position privilégiée, et leur situation de centres de la diaspora juive n'est pas le moindre facteur qui a contribué au développement des deux villes ». 83
A Rome, la présence de Juifs est attestée depuis le deuxième siècle avant J-C. En 139 déjà, le préteur des étrangers expulsa des Juifs qui avaient admis des prosélytes italiques à leur sabbat. Peut-être étaient-ce des membres d'une délégation envoyée par Simon Macchabée pour gagner la bienveillance des Romains et qui profitèrent de l'occasion pour faire de la propagande pour leur religion. Mais rapidement, nous trouvons des Juifs établis à Rome, et la communauté juive se renforça sensiblement quand Pompée conquit Jérusalem en 63 avant J-C. Il amena à Rome de nombreux Juifs prisonniers de guerre, qui ensuite y vécurent comme esclaves ou comme affranchis. La communauté gagna une influence importante. Vers l'an 60, Cicéron se plaignit que leur pouvoir se fît sentir jusque sur le forum. Il augmenta encore sous César. Voici ce qu'en dit Mommsen :
« Une remarque faite par un écrivain de cette époque prouve combien, avant César, la population juive était nombreuse même à Rome et combien ils étaient aussi à cette époque solidaires les uns des autres : il était, disait-il, hasardeux pour un gouverneur de se mettre mal avec les Juifs de sa province, car il pouvait être sûr d'être copieusement sifflé par la populace après son retour dans la capitale. Ce judaïsme, bien que n'étant pas le trait le plus plaisant dans le tableau du reste nulle part plaisant du mélange des peuples de cette époque, n'en était pas moins un facteur historique qui se développait en suivant le cours naturel des choses, un cours que l'homme d’État ne pouvait ignorer pas plus qu'il ne pouvait lutter contre, et que César, bien inspiré, à l'instar de son prédécesseur Alexandre de Macédoine, encouragea plutôt de son mieux. Si Alexandre, le fondateur du judaïsme alexandrin, ne mérita guère moins, ce faisant, de la nation juive que le Juif David en construisant le Temple de Jérusalem, de son côté, César appuya les Juifs à Alexandrie comme à Rome en leur accordant des faveurs et des privilèges particuliers, protégeant notamment leur culte singulier contre les prêtres romains et les prêtres grecs. Ces deux grands hommes ne songeaient évidemment pas à mettre sur un pied d'égalité la nationalité juive et la nationalité italo-hellénique. Mais le Juif, qui, à la différence des occidentaux, n'a pas reçu, échappé de la boîte de Pandore, le don de l'organisation politique, et n'a guère que de l'indifférence pour les affaires de l’État – qui en outre a autant de mal à renoncer à ses spécificités nationales que d'aisance à les recouvrir du manteau de n'importe quelle nationalité et à épouser jusqu'à un certain point celles de la nation étrangère -, ce Juif-là était pour cette raison précisément, fait pour un État qui se construisait sur les décombres d'une centaine d'entités politiques et demandait en quelque sorte à être doté d'une nationalité abstraite dont à priori toute particularité avait été rabotée. Dans le monde antique aussi, le judaïsme était un ferment actif de cosmopolitisme et de décomposition nationale, et en cette qualité, un composant préférentiel de l’État césarien, dont l'essence politique n'était à proprement parler que citoyenneté mondiale, et dont le caractère national n'était au fond qu'humanité universelle. » 84
Mommsen réussit ici le tour de force de faire tenir trois conceptions professorales de l'histoire en quelques lignes. D'abord celle selon laquelle l'histoire est faite par les monarques : ce seraient quelques décrets pris par Alexandre le Grand qui auraient été à l'origine du judaïsme alexandrin, et non pas la modification des routes commerciales, qui avait, déjà avant Alexandre, produit une forte communauté juive, et après lui continua à la développer et à la renforcer. Ou bien faudrait-il admettre que le commerce entretenu par l’Égypte pendant des siècles avec le monde entier, aurait été le fruit d'une idée venue subitement un jour à l'esprit du conquérant macédonien à l'occasion de son bref séjour dans ce pays ?
Cette croyance superstitieuse au pouvoir des décrets royaux est immédiatement suivie de la croyance non moins superstitieuse au rôle des races : les peuples occidentaux ont reçu de naissance, comme « don échappé de la boîte de Pandore », une prédisposition raciale à l'organisation politique, un talent dont les Juifs sont privés par nature. Manifestement, la nature crée d'elle-même les dispositions à la politique, avant même que la politique existe, et les distribue ensuite selon son bon plaisir entre les différentes « races », quel que soit le contenu qu'on donne au mot. Cette idée mystique d'un caprice de la nature apparaît d'autant plus ridicule qu'on se rappelle comment les Juifs, avant l'exil, possédaient et mettaient en œuvre, tout autant que les autres peuples du même niveau de civilisation, ce don « maléfique » de l'organisation politique. Ce sont des circonstances extérieures qui les ont, sous la contrainte, privés d’État et leur ont ôté les outils nécessaires à une organisation politique.
A ces conceptions monarchique et biologique de l'histoire vient s'en adjoindre une troisième, l'idéologie qui s'imagine que les hommes qui commandent les armées et organisent les États sont guidés par des raisonnements analogues à ceux que les cerveaux subtils des universitaires allemands peaufinent dans leur cabinet de travail. Et c'est comme cela qu'on fait surgir dans la tête de cet imposteur et aigrefin de haut vol qu'était César, l'idée de créer une nationalité abstraite faite de cosmopolitisme et d'humanisme, d'avoir repéré les Juifs comme l'instrument le mieux adapté à cet objectif et de les avoir pour cette raison privilégiés !
Même si César s'était prononcé en se sens, on ne serait pas tenu de croire sans autre examen que c'étaient bien les réflexions qui le guidaient réellement. Pas plus qu'on n'a à prendre au sérieux la phraséologie par exemple d'un Napoléon III. Les professeurs libéraux de l'époque où Mommsen a écrit son histoire romaine se laissèrent certes aisément séduire par les formules napoléoniennes, mais cela ne témoigne pas en faveur de leurs capacités politiques. César, du reste, n'a même pas exprimé le début d'une pensée similaire. Les Césars de toutes les époques ont toujours été prodigues de slogans à la mode qui se prêtaient aux manœuvres démagogiques en direction de prolétaires ou de professeurs crédules.
Le fait que César ait non seulement toléré, mais avantagé les Juifs, s'explique sans doute bien plus simplement, quoique avec moins de panache, étant donné son perpétuel endettement et son perpétuel besoin d'argent. L'argent était devenu la puissance qui décidait de tout dans l’État. C'est bien parce que les Juifs avaient de l'argent, qu'ils lui avaient été utiles et pouvaient l'être encore, et pas parce que leurs spécificités raciales pouvaient être mises au service d'une « nationalité abstraite et rabotée », que César les protégeait et les privilégiait.
Et ils savaient apprécier à son juste prix la faveur qu'il leur accordait. Ils déplorèrent amèrement sa mort.
« Au cours de la grande cérémonie des obsèques publiques, il fut pleuré aussi par les étrangers résidant à Rome, par chaque nation selon sa coutume, et en particulier par les Juifs qui vinrent rendre hommage au catafalque pendant une série de nuits consécutives. » 85
Auguste sut lui aussi apprécier à sa valeur l'importance du judaïsme.
« Les communes d'Asie Mineure firent sous Auguste une tentative pour soumettre à l'égal des autres leurs concitoyens juifs aux obligations militaires et ne plus autoriser le sabbat. Mais Agrippa en décida autrement et maintint le statu quo en faveur des Juifs, ou plutôt on devrait dire qu'il légalisa la dispense du service des armes accordée aux Juifs et le privilège du sabbat, qui jusqu'alors n'avaient été qu'acceptés au cas par cas ici et là par quelques gouverneurs ou quelques communes des provinces grecques. Auguste donna par ailleurs instruction aux gouverneurs d'Asie, de ne pas appliquer contre les Juifs les rigoureuses lois impériales sur les associations et les réunions. … Il se montra bienveillant envers la colonie juive des faubourgs de Rome de l'autre côté du Tibre et lors de la distribution des subsides, il laissait la porte ouverte aux retardataires empêchés par le sabbat. » 86
Il faut admettre que les Juifs étaient alors extrêmement nombreux à Rome. En l'an 3 avant J-C, plus de 8000 membres de la communauté romaine (uniquement des hommes!) se joignirent à une délégation juive envoyée auprès d'Auguste. On a très récemment découvert de nombreuses tombes juives à Rome.
Par ailleurs, si le commerce était leur activité principale, cela ne veut pas dire que tous les Juifs vivant à l'étranger étaient des commerçants. Dans les quartiers où ceux-ci étaient majoritaires, ils employaient aussi des artisans juifs. Des inscriptions à Éphèse et Venose témoignent de la présence de médecins juifs. 87 Flavius Josèphe parle même d'un acteur juif à la cour romaine : « A Dicearchia, ou Puteoli, comme l'appellent les Italiens, je gagnai l'amitié de l'acteur (μιμολογος) Alituros, qui était d'origine juive et très apprécié à la cour de Néron. C'est lui qui me présenta à l'impératrice Poppée. » 88
Notes de K. Kautsky
80 Mommsen, Histoire Romaine, V, p. 489 à 492.
81 Flavius Josèphe, Antiquités juives, 18, 6, 3.
82 Ibid. 19, 5, 1.
83 Mommsen, Histoire Romaine, V, p. 456.
84 Mommsen, Histoire Romaine, III, p. 549 à 551.
85 Suétone, Jules César, chap. 84.
86 Mommsen, Histoire Romaine, V, p. 497, 498.
87 Schürer, Histoire du peuple juif, III, 90.
88 Flavius Josèphe, Autobiographie.