1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
1. Israël
d. Commerce et philosophie
1908
Le commerce développe d'autres modes de pensée que l'artisanat et l'art.
Dans sa « Critique de l'économie politique » et plus tard dans le « Capital », Marx souligne la double nature du travail représenté dans les marchandises. Chaque marchandise est simultanément valeur d'usage et valeur d'échange, et c'est ce qui fait que le travail qui y est contenu, est simultanément vu comme type particulier et déterminé de travail – tissage ou poterie ou ferronnerie – et comme travail humain abstrait universel.
Le consommateur, en demande de valeurs d'usage spécifiques, s'intéresse évidemment surtout à l'activité productive spécifique qui crée des valeurs d'usage déterminées. S'il a besoin de drap, ce qui l'intéresse, c'est le travail mis en œuvre pour fabriquer le drap, précisément parce que c'est ce travail particulier qui produit du drap. Le producteur de la marchandise, lui aussi, – et au stade où nous nous trouvons pour le moment, ce ne sont en règle générale pas des ouvriers salariés, mais des paysans, des artisans, des artistes, ou leurs esclaves – s'intéresse à l'activité spécifique qui lui permet de fabriquer des produits spécifiques.
Il en va différemment du marchand. Son activité consiste à acheter bon marché pour vendre cher. Il lui est dans le fond indifférent de savoir quelle marchandise il achète et vend, pourvu qu'il trouve un acheteur. Certes, il s'intéresse à la question de savoir quelle quantité de travail est socialement nécessaire pour produire les marchandises dont il fait le commerce, d'un côté là où il achète et de l'autre là où il vend, car c'est elle qui détermine leur prix, mais ce travail ne l'intéresse qu'en tant qu'il est un travail humain universel, un travail qui donne de la valeur, un travail abstrait, il ne l'intéresse pas en sa qualité de travail concret produisant des valeurs d'usage spécifiques. Certes, ce n'est pas sous cette forme que cela parvient à sa conscience, car il se passera bien du temps avant que l'humanité découvre que la valeur est déterminée par le travail humain universel. C'est seulement le génie d'un Karl Marx qui y parviendra définitivement dans le contexte d'une production marchande hautement développée. Mais bien des millénaires auparavant, le travail abstrait, par opposition aux travaux concrets, trouve une expression palpable, une expression qui ne requiert pas la moindre capacité d'abstraction, dans l'argent. 61 L'argent est le représentant du travail humain universel qui est enfoui dans chaque marchandise ; il ne représente pas un type particulier de travail, ni tissage, ni poterie ni ferronnerie, par exemple, mais toute espèce de travail, tout le travail, aujourd'hui ce type de travail, demain cet autre. Or, le marchand ne s'intéresse à la marchandise qu'en tant qu'elle représente de l'argent, ce n'est pas son utilité spécifique qui l'intéresse, mais son prix spécifique.
Ce qui intéresse le producteur – le paysan, l'artisan, l'artiste -, c'est la spécificité de son travail, la spécificité du matériau qu'il doit façonner ; et il augmentera d'autant plus la productivité de sa force de travail qu'il spécialisera son travail. Mais son travail spécifique le rive aussi à un endroit particulier, à sa terre ou à son atelier. La spécificité du travail qui l'occupe produit de ce fait une certaine étroitesse d'esprit qui le fait traiter de rustre. xvii « Les forgerons, les charpentiers, les cordonniers peuvent bien être habiles dans leur spécialité », disait Socrate au cinquième siècle avant notre ère, « il n'empêche que la plupart sont des âmes d'esclaves, ils ne savent pas ce qui est beau, bon et juste. » Le Juif Jésus Ben Sira énonça la même opinion autour de l'an 200 avant J.-C. Autant l'artisan est utile, dit-il, autant il est peu à même de s'adonner à la politique, au droit, à la propagation d'une éducation morale.
C'est la machine qui ouvre pour la première fois, pour la masse des classes travailleuses, la possibilité de dépasser cette étroitesse d'horizon, mais seule, la suppression de la production marchande capitaliste créera les conditions lui permettant de mener à bien cette tâche magnifique qui est la sienne, de libérer pleinement la masse des travailleurs.
Sur le marchand, son genre d'activité produit de tout autres effets que sur l'artisan. Il ne faut pas qu'il se limite à la connaissance d'une branche particulière de production d'une région particulière : plus son regard porte loin et embrasse de branches de production, plus il connaît de régions avec leurs conditions de production et leurs besoins particuliers, plus il saura quelles sont les marchandises dont le commerce est le plus profitable, quels sont les marchés où il peut acheter, ceux où il peut vendre avec le meilleur rapport. Mais dans toute cette multiplicité de produits et de marchés où il s'active, ce qui l'intéresse en dernier ressort, ce ne sont toujours que les rapports de prix, c'est-à-dire les rapports entre différentes quantités de travail humain abstrait, donc des rapports numériques abstraits. Plus le commerce se développe, plus se creuse l'écart spatial et temporel qui sépare achat et vente, plus les monnaies à manipuler se diversifient, plus achat et paiement deviennent des opérations distinctes l'une de l'autre, plus se développent crédit et intérêts, et plus ces rapports de nombres deviennent composites et se complexifient. Le commerce est contraint de développer la pensée mathématique, et du même mouvement, la pensée abstraite. En élargissant les horizons bien au-delà des bornes de lieu et de profession, en faisant en même temps accéder le marchand à la connaissance des climats et des reliefs, des niveaux de développement et des modes de production les plus divers, il l'incite à procéder à des comparaisons, il lui permet de dégager l'universel de l'infinité des cas particuliers, et de l'abondance des événements contingents, ce qui se reproduit toujours à l'identique dans des circonstances données et relève de la nécessité propre aux lois. Tout cela, au même titre que la pensée mathématique, stimule la capacité d'abstraction, alors que l'artisanat et l'art développent plutôt le sens du concret, mais aussi celui de la surface, - et non de l'essence, - des choses. Ce ne sont pas les activités « productives », l'agriculture et l'artisanat, c'est le commerce « improductif », qui met en forme les capacités intellectuelles qui sont la base de l'exploration scientifique.
Mais cela ne signifie pas que celle-ci est engendrée par le commerce lui-même. La pensée désintéressée, la quête de la vérité, et non de l'avantage personnel, tout cela est précisément ce qui caractérise le moins le marchand. Le paysan comme l'artisan vivent seulement du travail de leurs mains. L'aisance qu'ils peuvent acquérir ne peut dépasser certaines limites, mais à l'intérieur de ces limites, dans des conditions primitives, elle est assurée à n'importe quel individu moyen et en bonne santé, à condition que ni guerres ni catastrophes naturelles ne viennent ruiner et précipiter dans la misère toute la communauté. Il n'est ni nécessaire ni envisageable avec quelque chance de succès de vouloir s'élever au-dessus d'une norme moyenne. Sérénité et contentement du sort dont on a hérité, voilà ce qui caractérise ces états, avant que le capital, d'abord sous la forme du capital usuraire, ne vienne les assujettir et les pressurer, eux ou leurs maîtres.
Mais le matériau du commerce, c'est le travail humain en général, très loin du travail concret à visée pratique. Autant le succès de celui-ci est borné par les forces de l'individu, autant le succès du premier n'est limité par rien. La seule limite du profit commercial, c'est la quantité d'argent, de capital, que le commerçant détient, et cette quantité peut s'accroître à l'infini. D'un autre côté, le commerce est exposé à de bien plus grandes vicissitudes, de bien plus grands périls que l'uniformité sans cesse reproduite du travail paysan et artisanal dans la production marchande simple. Le marchand oscille en permanence entre les deux extrêmes de la plus opulente richesse et de la ruine totale. Le commerce fouette les émotions bien plus intensément que ce n'est le cas dans les classes productives. Une avidité insatiable, mais aussi une cruauté sans frein s'exerçant aussi bien contre les concurrents que contre les victimes de l'exploitation, voilà ce qui caractérise le marchand. Aujourd'hui encore, provoquant chez tous ceux qui vivent de leur propre travail une nausée insupportable, cela se manifeste partout où la pression du capital ne se heurte pas à une vigoureuse résistance, et donc notamment dans les colonies.
Cette façon d'aborder les choses ne laisse guère de place à une pensée scientifique personnellement désintéressée. Le commerce développe les aptitudes intellectuelles qu'elle requiert, mais pas leur mise en œuvre scientifique. Bien au contraire, là où il gagne de l'influence sur l'activité scientifique, il la met à profit pour en ajuster les résultats à ses intérêts, au besoin en les altérant – la science bourgeoise en livre d'innombrables exemples jusqu'à aujourd'hui.
La pensée scientifique ne pouvait se développer que dans une classe qui subissait l'influence de tous les talents, de toutes les expériences et de toutes les connaissances qui arrivaient dans le sillage du commerce, mais qui en même temps était dégagée de tout travail rémunéré et ainsi avait le loisir, l'occasion et le plaisir d'étudier sans a-priori et de résoudre des problèmes sans avoir à se préoccuper des conséquences immédiates, pratiques et personnelles des résultats auxquels elle aboutissait. La philosophie ne s'est développée que dans des grands centres commerciaux, mais seulement dans ceux où existaient, à l'écart du commerce, des éléments auxquels propriété et position sociale offraient loisirs et liberté. Dans toute une série de grandes cités grecques, c'étaient de grands propriétaires terriens qui avaient suffisamment d'esclaves pour se dispenser de travailler, qui ne vivaient pas à la campagne, mais à la ville, et, loin de la grossière brutalité du hobereau campagnard, étaient au contraire ouverts aux influences de la ville et du grand négoce.
Cette classe de grands propriétaires fonciers vivant et philosophant à la ville ne paraît avoir existé que dans des villes portuaires dont le territoire était suffisamment étendu pour lui permettre de produire cette aristocratie campagnarde, mais néanmoins pas assez vaste pour focaliser son intérêt sur l'extension de ses propriétés. On ne rencontre guère cette situation que dans des cités littorales grecques. Le territoire des ports phéniciens était en revanche trop exigu pour produire ce genre de propriété foncière. Là, tout le monde vivait du commerce.
Dans les cités entourées d'un vaste territoire, par ailleurs, la grande propriété foncière paraît être restée soumise aux influences de la vie rurale et avoir plutôt développé les modes de pensée propres aux hobereaux. Dans les grands centres commerciaux de l'Asie continentale, c'étaient les prêtres attachés à différents lieux de culte qui étaient le plus dégagés du travail rémunéré et le moins absorbés par les affaires pratiques. Un nombre non négligeable de ces lieux avaient gagné suffisamment d'importance et accumulé suffisamment de richesses pour pouvoir entretenir une couche particulière de prêtres dont le travail était réduit à presque rien. La tâche sociale incombant dans les cités grecques à l'aristocratie, revenait, dans les grands centres commerciaux du continent oriental, aux prêtres : à savoir le développement de la pensée scientifique, de la philosophie. Mais par voie de conséquence, la pensée orientale était contenue à l'intérieur de barrières qui étaient inexistantes pour la pensée grecque : celles liées à la référence permanente au culte religieux. Ce que du coup la philosophie perdait, était tout bénéfice pour le culte, et avec lui pour les prêtres. En Grèce, ceux-ci restaient de simples fonctionnaires du culte, gardiens des temples et exécutants des cérémonies religieuses qui y étaient célébrées, mais à l'inverse, dans les grands centres commerciaux de l'orient, ils devinrent les dépositaires et les administrateurs de l'ensemble du savoir, qu'il fût scientifique ou social, qu'il s'agît des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, ou de l'histoire et du droit. Cela accrut énormément leur influence dans l’État et sur la société. De son côté, la religion elle-même put y accéder à une élévation spirituelle dont la mythologie grecque n'était pas capable, la philosophie hellénique n'ayant pas tardé à la laisser de côté sans même tenter de nourrir de connaissances plus élaborées ses images naïves et de se la concilier.
A côté des sommets atteints par la sculpture, on ne peut guère douter que la sensualité, la vitalité, la gourmandise raffinée et artistique de la religion grecque soient aussi dues au fait que la philosophie se soit tenue à distance de la religion. Par contre, dans une région de commerce international important, mais où les arts plastiques étaient demeurés embryonnaires, une région sans aristocratie profane éprouvant des penchants et des besoins intellectuels, mais où il y avait un clergé puissant, une religion qui n'avait jamais développé de polythéisme garni d'individualités divines très marquées, devait beaucoup plus facilement tendre vers un caractère abstrait et spiritualisé, et la divinité pouvait beaucoup plus facilement passer de figure personnalisée à l'état d'idée ou de concept.
Note de K. Kautsky
61 Avant d'être moyen de circulation, l'argent entre en scène comme mesure de la valeur. C'est en cette qualité qu'il est utilisé, alors que prédomine encore le troc : on rapporte ainsi qu'en Égypte, on avait l'habitude « d'utiliser des barres de cuivre (utes) de 91 grammes, pas encore comme de l'argent véritable, contre lequel on peut échanger toutes les autres marchandises, mais comme étalon de valeur dans l'échange, servant à apprécier les unes par rapport aux autres les marchandises échangées. Par exemple, dans le Nouvel Empire, un bœuf évalué à 119 utes de cuivre, est payé avec une baguette ouvragée à 25 utes, une autre à 12 utes, 11 cruches de miel à 11 utes, etc. La monnaie de cuivre ptoléméenne est née plus tard de ces processus.
Note du traducteur
xvii Kautsky utilise un terme allemand directement emprunté au grec et en indique la signification originelle : banausos = artisan