1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
1. Israël
e. Commerce et nationalité
1908
Le commerce influence la pensée humaine par encore d'autres voies que celles qui viennent d'être évoquées. Il stimule puissamment le sentiment national. Nous avons déjà mentionné l'étroitesse de l'horizon du paysan et du petit-bourgeois par opposition à l'étendue des perspectives qu'embrasse le regard du marchand. Cela lui vient du fait qu'il ne cesse de vouloir aller ailleurs, de vouloir quitter l'endroit où l'a placé le hasard de la naissance. Le cas le plus frappant est celui des peuples adonnés au commerce maritime, par exemple dans l'Antiquité celui des Phéniciens et celui des Grecs, les premiers allant au-delà de la Méditerranée pour s'aventurer dans l'Océan Atlantique, les seconds ouvrant le passage vers la Mer Noire. Le commerce terrestre ne permettait pas d'expéditions aussi lointaines. Et le commerce maritime supposait la maîtrise d'un haut niveau technique, surtout dans la construction navale, il mettait en relation des peuples hautement développés avec d'autres qui l'étaient moins et qu'il était aisé d'assujettir, ce qui amenait à la fondation de colonies par le peuple commerçant. Moins difficile à mettre en œuvre, le commerce terrestre était plutôt le fait de peuples nomades dont la route les menait chez des populations plus évoluées et chez lesquelles ils trouvaient déjà des produits agricoles et industriels en abondance et en excédent. Pour ces convois, il ne pouvait être question de fonder des colonies. Il pouvait arriver qu'un certain nombre de tribus nomades mettent leurs forces en commun pour aller piller et conquérir un pays plus riche et plus développé, mais même dans ces cas-là, ils n'avaient rien de colonisateurs, de porteurs d'une civilisation supérieure. De telles coalitions étaient du reste rares et ne se produisaient que dans des circonstances exceptionnelles, la nature même de l'élevage nomade isolant les tribus et les clans, voire les familles les unes des autres, et les dispersant sur de vastes espaces. Dans l’État riche et puissant avec lequel ils commerçaient, les marchands issus de ces tribus ne pouvaient en règle générale s'établir qu'en implorant protection, ils y étaient seulement tolérés.
Cela vaut aussi pour les commerçants des petits groupes ethniques qui s'étaient sédentarisés le long de la route menant de l’Égypte à la Syrie. A l'instar des Phéniciens et des Grecs, ceux-ci fondèrent des établissements dans les pays vers lesquels se dirigeait leur commerce, de Babylone à l'Égypte, mais ce n'étaient pas des colonies au sens strict du terme : ce n'étaient pas de robustes cités de haute culture visant à dominer et exploiter des barbares, mais de fragiles communautés de personnes tolérées vivant dans les murs de cités puissantes et très évoluées. Pour les membres de ces communautés, cela rendait d'autant plus nécessaire la plus solide cohésion de groupe face aux étrangers au milieu desquels ils vivaient, mais aussi d'autant plus pressant le besoin que leur nation acquière puissance et prestige, puisqu'en dépendaient, et leur propre sécurité, et leur rayonnement à l'étranger, et par là-même les conditions dans lesquelles se déroulait leur commerce.
Partout, - je le notais déjà dans mon livre sur Thomas More, - les marchands sont, jusqu'au dix-huitième siècle, la partie de la société qui est à la fois la plus internationale et la plus nationale. Mais chez ceux qui étaient issus de petites nations et qui, à l'étranger, étaient exposés sans défense à de multiples mauvais traitements, le sentiment national, les rêves de grandeur nationale, le besoin de serrer les rangs, devaient immanquablement s'accroître, tout comme la haine contre les étrangers.
C'est la situation dans laquelle se trouvaient les commerçants israélites. Il est hautement probable que les Israélites sont allés de très bonne heure en Égypte, déjà comme éleveurs nomades, longtemps avant de devenir des habitants sédentaires du pays de Canaan. Il existe des documents remontant peut-être jusqu'au troisième millénaire et rapportant la présence d'immigrants cananéens en Égypte. Ed. Meyer écrit à ce sujet :
« Une peinture célèbre du tombeau de Chnemhotep à Beni Hassan nous montre l'arrivée en Égypte d'une famille bédouine de 37 personnes sous la conduite de son chef Abscha dans la sixième année d'Usertesen (Sesostris) III 62 . Ils sont dits Amu, c'est-à-dire Cananéens, et les traits de leurs visages les caractérisent comme Sémites. Ils portent les vêtements bariolés qui étaient prisés en Asie depuis les temps anciens, sont armés d'arcs et de lances et ont avec eux des ânes et des chèvres ; l'un d'entre eux sait aussi jouer de la lyre. Comme bien précieux, ils ont avec eux du fard à paupières « meszemut ». Les voici en train de demander à être admis, ils s'adressent donc au comte de Men'at Chufu, Chnemhotep, qui a en charge les contrées montagneuses de l'est. Un scribe royal, Neferhotep, les lui présente pour qu'il dispose et informe le roi. Il est tout à fait possible que des scènes semblables à celle qui est immortalisée ici se soient produites fréquemment, et il n'y aucun doute que des commerçants et des artisans cananéens se sont établis en grand nombre dans les villes orientales du delta, où nous les rencontrerons ultérieurement. Inversement, des commerçants égyptiens sont à coup sûr allés à de multiples reprises dans des villes syriennes. Même s'il passait par beaucoup de chaînons intermédiaires, on peut admettre qu'à cette époque, le commerce égyptien allait en tout cas jusqu'à Babylone. »
« Quelques siècles plus tard, vers 1800, à une époque de déclin de la société égyptienne, le nord du pays fut conquis par les Hyksos, sans aucun doute des tribus nomades cananéennes, chez lesquelles la faiblesse du gouvernement égyptien fit naître la tentation, et auxquelles elle offrit la possibilité, d'envahir le riche pays du Nil, où ils se maintinrent pendant plus de deux siècles. « La portée historique de la domination des Hyksos consiste en ce qu'elle établit une relation forte et jamais interrompue depuis lors entre l’Égypte et les régions syriennes. Des marchands et des artisans cananéens vinrent en foule en Égypte, ce qui fait que nous tombons à chaque pas sur des noms de personnes et des cultes cananéens. La langue égyptienne se mit à s'enrichir de termes cananéens. L'intensité des échanges est attestée par un ouvrage médical rédigé vers 1550 avant J-C et qui comporte un traitement pour les yeux fabriqué par un Amu de Kepni, c'est-à-dire vraisemblablement de la ville phénicienne de Byblos. » 63
Rien ne nous interdit de faire l'hypothèse de la présence d'Hébreux parmi les « Amu », les bédouins et citadins sémites originaires des contrées situées à l'est et au nord-est de l’Égypte, et qui allèrent s'y installer, bien qu'ils ne soient pas cités expressément. D'un autre côté, il est difficile aujourd'hui de dégager ce qui pourrait être considéré comme le noyau historique des légendes tournant autour de Joseph, du séjour des Hébreux en Égypte et de leur sortie sous la conduite de Moïse. Flavius Josèphe les assimile aux Hyksos, mais cette thèse est intenable. Ce qui paraît pouvoir être soutenu, c'est qu'un certain nombre de familles et de caravanes des Hébreux, mais pas tout Israël, sont allées de bonne heure s'installer en Égypte, et que, au gré des situations changeantes dans le pays, ils y aient été plus ou moins bien traités, d'abord accueillis à bras ouverts, puis molestés et bannis comme « étrangers » importuns. C'est le sort typique des colonies de commerçants étrangers issus de peuples vulnérables et qui s'installent dans des empires puissants.
La « diaspora », la dispersion des Juifs dans le monde entier, ne commence en tout cas pas avec la destruction de Jérusalem par les Romains, et pas non plus avec l'exil à Babylone, mais bien plus tôt. C'est un effet naturel du commerce, un phénomène que les Juifs ont en commun avec la plupart des peuples commerçants. Mais bien entendu, chez les Israélites comme chez la plupart de ces peuples, c'est l'agriculture qui resta la principale source de nourriture jusqu'à l'époque de l'exil. Le commerce n'était, pour les éleveurs nomades, qu'une activité annexe. Lorsqu'ils se sédentarisèrent et que s'établit une division du travail, que le marchand voyageur et le cultivateur attaché à la glèbe devinrent deux personnes distinctes, le nombre des marchands resta relativement réduit, c'est le paysan qui imprimait sa marque au caractère de la nation. Le nombre des Israélites vivant à l'étranger était en tout cas minime, comparé au nombre de ceux restant au pays. En cela, les Hébreux ne se distinguaient en rien des autres peuples.
Mais ils vivaient dans une situation qui répandait dans la masse du peuple, bien davantage que ce n'était généralement le cas dans les peuples de paysans, la xénophobie et le puissant sentiment national, pour ne pas dire la susceptibilité nationale, propres au marchand,.