1980 |
"Le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs" |
La grève générale et la question du pouvoir
La Grève Générale
est‑elle la panacée universelle ?
Les anarchistes, les anarcho-syndicalistes ont fait de la « grève générale » une panacée, un mythe, l'« arme absolue » de la classe ouvrière.
En apparence contradictoirement, les réformistes ont bien souvent répandu également cette illusion. Dans la Première Internationale, la grève générale sera déjà brandie comme moyen de lutte contre la guerre, position qui sera reprise par les anarcho-syndicalistes et également par Jaurès au cours des années 1890 et 1900.
Au III° Congrès de l'Association internationale des travailleurs, qui se tient à Bruxelles du 6 au 13 septembre 1868, la première question à l'ordre du jour est: « Quelle doit‑être l'attitude des travailleurs dans le cas d'une guerre entre les puissances européennes ? » Dans son « Histoire du mouvement ouvrier (1830‑1871) », Edouard Dolléans rapporte :
« Tolain, au nom des délégués parisiens, présente cette résolution :
" Considérant ( ... ) que la guerre n'a jamais été que la raison du plus fort, et non pas la sanction du droit; qu'elle est un moyen de subordination des peuples par les classes privilégiées ou les gouvernements qui les représentent; qu'elle fortifie le despotisme, étouffe la liberté ( ... ); que, dans l'état actuel de l’Europe, les gouvernements ne représentent pas les intérêts légitimes des travailleurs (...), Déclare protester avec la plus grande énergie; invite toutes les sections de l’ Association à agir avec la plus grande énergie pour empêcher, par la pression de l'opinion publique, une guerre de peuple à peuple qui, aujourd'hui, ne pourrait être considérée que comme une guerre civile parce que, faite entre producteurs, elle ne serait qu'une lutte entre frères et citoyens. "
Le congrès vote également une autre résolution, présentée par Charles Longuet :
" Le congrès recommande aux travailleurs de cesser tout travail dans le cas où une guerre viendrait à éclater dans leurs pays respectifs. " »
Ensuite, Dolléans s'étonne :
« Cette décision, qu'ont reprise plus tard tous les congrès internationaux ouvriers, choque pourtant Marx. Dans sa lettre à Engels, le 16 septembre, il ironise et parle de la "sottise belge de vouloir faire la grève contre la guerre". »
C’est l'étonnement de Dolléans qui est étonnant. Aussi bien la résolution de Tolain que celle de Longuet sont de pures abstractions. Celle de Tolain est creuse : « La guerre n'a jamais été que la raison du plus fort et non pas la sanction du droit. » Selon l'expression de Clausewitz, « la guerre est un des moyens de la politique », l'une des expressions des antagonismes et contradictions économiques, sociales et politiques entre les classes et à l'intérieur des classes, et un des moyens de les régler. Elle peut être aussi l'expression de l'impasse d'une société. Quant au « droit », il n'est pas éternel, mais également une expression des rapports économiques, sociaux et politiques; et se modifie avec ceux‑ci. Il est des guerres progressives d'un côté et réactionnaires de l'autre, et des guerres réactionnaires des deux côtés.
Les formules de Tolain sont substituées à une analyse concrète des rapports européens du moment. L'Europe était encore en pleine époque de développement capitaliste et, en particulier, au moment de la formation de nations sur la base de ce développement. C'était notamment le cas de l'Allemagne et de l'Italie, qui n'avaient pas encore réalisé leur unité nationale. La constitution de nations, la réalisation de leur unité et de leur indépendance, étaient hautement progressives historiquement, comme cadre au développement des forces productives. La réalisation de cette unité et de cette indépendance mettait en cause les rapports et les équilibres en Europe. Après l'Autriche, la France de Napoléon III se dressait ainsi qu'un obstacle à la réalisation de l'unité de l'Allemagne et de l'Italie. Porter un jugement indifférencié et tenir abstraitement la balance égale entre la France, l'Allemagne et l'Italie revenait à soutenir l'état de choses existant, c'est‑à‑dire à s'opposer à l'unité et à l'indépendance de l'Allemagne et de l'Italie. Or, celles‑ci ne pouvaient se réaliser que par la guerre, et ne se sont effectivement réalisées que par les guerres de la Prusse contre l'Autriche en 1866 et contre la France en 1870.
La position de Marx et d'Engels jusqu'au début de la guerre franco-allemande était déterminée par ces considérations. Que ce soit la bureaucratie et les hobereaux prussiens qui, sous la direction de Bismarck et du roi de Prusse, aient dirigé la guerre n'empêchait pas que cette guerre était, dans sa première phase, une guerre nationale du côté de l'Allemagne. En revanche, après la défaite de Napoléon III à Sedan et le renversement du Second Empire, en raison de la volonté de Bismarck et du roi de Prusse d'annexer l'Alsace et la Lorraine et d'imposer une énorme contribution de guerre à la France, la guerre devenait une guerre d'oppression et de pillage du côté de l'Allemagne et une guerre nationale du côté de la France.
Que des guerres justes et nécessaires se transforment en guerres d'oppression et de pillage est un phénomène lié à ce que la société est divisée en classes. Même lorsqu'elles jouent un rôle progressif, les classes exploiteuses restent des classes exploiteuses et se livrent à l'oppression et au pillage. Même les guerres de la révolution française, sans parler de celles de Napoléon I°, n'ont pas échappé à ces contradictions.
Mais c'est d'une autre façon encore que les résolutions de Tolain et de Charles Longuet (que devaient reprendre plus tard les anarchistes, les anarcho‑syndicalistes et également certains réformistes, dont Jaurès) sont creuses. Quelques décennies plus tard, l'époque progressive du mode de production capitaliste était passée. Une nouvelle époque de ce mode de production s'ouvrait, celle que Lénine a caractérisée comme l'époque de l'impérialisme, stade suprême du capitalisme, celle du capitalisme pourrissant, réaction sur toute la ligne. Dès les années 1890‑1900, les grandes puissances capitalistes, devenues impérialistes au sens marxiste du terme, se sont partagé le monde.
Les guerres entre les puissances impérialistes commençaient avec les guerres entre les États‑Unis et l'Espagne, le Japon et la Russie. Ni d'un côté ni de l'autre, ces guerres n'avaient plus rien de progressif. La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. Les guerres inter‑impérialistes ne sont que la conséquence de la domination des impérialismes, de leur lutte pour se partager l'exploitation du monde entier au profit du capital financier de chaque métropole impérialiste, ou se le repartager. La longue paix armée entre les grandes puissances européennes tendait manifestement à sa conclusion dès la fin du XIX° siècle. Le militarisme devenait de plus en plus, non seulement une nécessité politique, mais une exigence économique. De nouvelles alliances se constituaient, esquissant les camps impérialistes qui se préparaient à s'affronter en Europe : d'un côté la Triple Entente (France, Russie et Angleterre), de l'autre la Triplice (Allemagne, Autriche‑Hongrie, Italie), pour la domination de l'Europe et, au‑delà, du monde, tandis que les États‑Unis et le Japon s'apprêtaient à jouer entre les camps impérialistes en lutte pour leur propre compte, et également pour la domination du marché mondial. C'est dans ces conditions que se dressait, dans les années 1890‑1900, la menace d'une guerre européenne et mondiale, à laquelle le mouvement ouvrier international organisé devait faire face.
En 1889, le congrès de Paris, qui se tient rue Petrelle, pose la première pierre de la construction de la Deuxième Internationale. Le congrès s'est efforcé d'unir en une même internationale, comme l'avait fait la Première Internationale (l'Association internationale des travailleurs), le mouvement politique du prolétariat et le mouvement syndical. Mais la séparation ne va pas tarder à s'établir. En 1896 se tient à Londres le IV° Congrès de la Deuxième Internationale. Liebknecht y propose une résolution qui impose, pour participer au prochain congrès, qui se tiendra à Paris en 1900, la reconnaissance de l'action politique et parlementaire ‑ résolution adoptée. Du coup, sont écartés de ce congrès les anarchistes, les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes « purs ». A l'initiative de la CGT se tient à Paris une sorte de pré-conférence qui convoque une conférence syndicale internationale. Elle se tiendra à Copenhague en août 1901. De là date l'Internationale syndicale qui sera connue sous le nom d'Internationale d'Amsterdam. Mais l'Internationale syndicale est rapidement dominée par les syndicats à direction socialiste, et Karl Legien, secrétaire de la centrale syndicale allemande, devient également secrétaire de l'Internationale syndicale. Au congrès de Christiana, en septembre 1907, une résolution définit, en réponse à la CGT, les rapports entre les deux Internationales :
« La conférence considère que les questions du militarisme et de la grève générale appartiennent à celles qui ne sont pas à résoudre par une conférence de fonctionnaires syndicaux, mais exclusivement par la représentation de l'ensemble du prolétariat international, par les congrès socialistes internationaux se tenant régulièrement ( ... ). La conférence adresse au prolétariat français l'invitation pressante de débattre les questions en cause conjointement avec l'organisation politique de la classe ouvrière de son propre pays, de coopérer au règlement de ces questions en participant aux congrès socialistes internationaux ( ... ). »
Dès le congrès de Zurich, en août; 1893, la question de la lutte contre la guerre est soulevée. Le Hollandais Demela Nieuvwenhim, soutient la proposition de grève générale et de la grève militaire en cas de guerre. Cependant, c'est au congrès de l'Internationale socialiste de Stuttgart en 1907 et à celui de Dresde que, en raison de la menace de plus en plus pressante d'une guerre européenne, se pose de façon brûlante la question de l'attitude des partis socialistes en cas de guerre. Lors de ce congrès, Jaurès reprend la position opposant à la menace de guerre la « grève générale et simultanée ».
C'est cette même position que défend la CGT en France. Le congrès confédéral de Marseille, qui se tient en 1908, vote la résolution que nous publions ci contre.
« Le congrès confédéral de Marseille, rappelant et précisant la décision d'Amiens,
• considérant que l'armée tend de plus en plus à remplacer à l'usine, aux champs, à l'atelier, le travailleur en grève quand elle n'a pas pour rôle de le fusiller, comme à Narbonne, Raon‑l'Etape et Villeneuve‑Saint‑Georges;
• considérant que l'exercice du droit de grève ne sera qu'une duperie tant que les soldats accepteront de se substituer à la main-d’œuvre civile et consentiront à massacrer les travailleurs;
le Congrès, se tenant sur le terrain purement économique, préconise l'instruction de jeunes pour que du jour où ils auront revêtu la livrée militaire, ils soient bien convaincus qu'ils n'en restent pas moins membres de la famille ouvrière et que, dans les conflits entre le capital et le travail, ils ont pour devoir de ne pas faire usage de leurs armes contre leurs frères les travailleurs. Considérant que les frontières géographiques sont modifiables au gré des possédants, les travailleurs ne reconnaissent que les frontières économiques séparant les deux classes ennemies : la classe ouvrière et la classe capitaliste. Le congrès rappelle la formule de l'Internationale : les travailleurs n'ont pas de patrie ! Qu'en conséquence, toute guerre n'est qu'un attentat contre la classe ouvrière, qu'elle est un moyen sanglant et terrible de diversion à ses revendications. Le congrès déclare qu'il faut, au point de vue international, faire l'instruction des travailleurs, afin qu'en cas de guerre entre puissances les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. »
Cette position est réaffirmée au congrès de Toulouse en 1910.
La résolution du congrès confédéral de Marseille de la CGT affirme ne reconnaître que « les frontières économiques séparant les deux classes ennemies : la classe ouvrière et la classe capitaliste ».
Si effectivement la division de la société en classes à l'époque du plein développement capitaliste est dominée par l'antagonisme entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, elle ne se réduit pas à cette division. D'autres classes et couches sociales existent qui, à partir de l'antagonisme fondamental entre le prolétariat et la bourgeoisie, ont une importance considérable. Mais surtout sont complètement éliminés de cette résolution la lutte des classes vivante, réelle, mouvante, les rapports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, au profit d'une vision mécanique creuse de la lutte des classes, proclamatoire et déclamatoire.
La guerre a des origines économiques et sociales. A l'époque de l'impérialisme les guerres inter‑impérialistes ont comme cause fondamentale l'impasse du mode de production capitaliste la lutte pour la domination du marché mondial, l'ouverture de nouveaux débouchés pour les capitaux et les marchandises. Pourtant, le déclenchement de guerres impérialistes dépend des rapports politiques entre les classes et à l'intérieur des classes, aux échelles nationale et internationales. Sans que ce soit un absolu, les exemples des deux guerres mondiales inter-impérialistes démontrent qu'elles ne sont en général possibles qu'autant que la bourgeoisie maîtrise les rapports entre les classes et que le capital financier domine les rapports politiques au sein de la bourgeoisie. L'éclatement de telles guerres est en soi une défaite de la classe ouvrière et des masses exploitées. En réalité les déclarations les plus radicales appelant à répondre « à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire » n'ont fait que préparer la capitulation devant la guerre impérialiste. Même lorsqu'elles émanent de militants syndicalistes, elles ne font qu'exprimer l'idéalisme petit-bourgeois, ignorant du cours réel de la lutte des classes et se changeant rapidement en son contraire au feu des événements. En posant ainsi le problème, la plupart des partisans de répondre à l'éclatement de la guerre par une déclaration de « grève générale révolutionnaire » conditionnaient, explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciemment, la « grève générale » dans leur pays à la « grève générale » dans le pays ennemi. Ce qui est une façon comme une autre de se préparer à la « défense de la patrie ».
Le 16 juillet 1914 se réunissait à Paris un congrès du Parti socialiste. Jaurès faisait un rapport et le congrès adoptait une résolution qui estime particulièrement efficace « la grève ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés ». Dans son « Histoire du mouvement ouvrier », Dolléans rapporte :
« Le 23 juillet au soir, l'ultimatum du gouvernement autrichien est remis à Belgrade et publié le 24. Le 26 juillet, La Bataille syndicaliste déclare "Nous ne voulons pas de guerre." Elle rappelle la résolution votée par la conférence extraordinaire du 11, octobre 1911 : "Le cas échéant, la déclaration de guerre doit être pour chaque travailleur le mot d'ordre pour la cessation immédiate du travail... A toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent sans délai répondre par la grève générale révolutionnaire." »
Au jour de la déclaration de guerre, aucune des directions des partis socialistes et des syndicats n'a appelé à la « grève simultanément et internationalement ». Puisque les autres n'appelaient pas à la « grève générale », il ne restait plus qu'à participer à I’ « union sacrée » au nom de la « défense de la patrie ».
Arme absolue contre la guerre, la « grève générale » devait également être l'« arme absolue » de l'émancipation sociale. Rosa Luxemburg cite Engels qui, en 1873, critique Bakounine et sa fabrique de révolutions en Espagne :
« La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier employé à inaugurer la révolution sociale. Un beau matin, tous les ouvriers de tous les ateliers d'un pays ou même du monde entier abandonnent leur travail et par là forcent en quatre semaines au plus les classes possédantes ou à capituler ou à se déchaîner contre les ouvriers, en sorte que ceux‑ci ont alors le droit de se défendre et par là même l'occasion d'en finir avec la vieille société tout entière. »
Au congrès des « alliancistes », qui venaient de rompre avec l'Association internationale des travailleurs à Genève en septembre 1873, la même idée était reprise, « sauf qu'on reconnut de tous les côtés qu'il fallait, pour la faire, une organisation complète de la classe ouvrière et une caisse pleine ». Par la suite, anarchistes et anarcho-syndicalistes devaient s'en faire les propagateurs. Briand, avant que de devenir député, ministre et président du conseil, et de réprimer les grèves, se fera le porte-parole de la « grève générale » pour résoudre la « question sociale ». Au congrès de Marseille, le V° Congrès de la Fédération des syndicats, qui se tient du 19 au 23 octobre 1892, il présente un rapport sur la grève générale. Mais, tant aux congrès de la Fédération des Bourses du travail, fondée le 7 février 1892, qu'à ceux de la Confédération générale du travail, fondée au congrès de Limoges de la Fédération des syndicats et groupes corporatifs, qui se tient en septembre 1895, qu'à ceux qui se tiendront à la suite de l'intégration de la Fédération des Bourses du travail dans la CGT au congrès de Montpellier du 22 au 26 septembre 1902, il sera réaffirmé que la grève générale est l'arme absolue pour résoudre la « question sociale ».
Après Marx, Engels combat avec acharnement cette conception. Il est indispensable de préciser pourquoi et comment. D'abord et avant tout parce que cette conception de la grève générale se situe hors du temps et de l'espace. Après la défaite de la Commune, la dissolution de la Première Internationale, Marx et Engels estimaient que suivrait une période de construction du mouvement, de ses organisations politiques et syndicales. Le moment n'était pas venu pour le prolétariat de s'engager dans la lutte finale pour renverser la bourgeoisie tomme classe et détruire son État.
Il n'est que de considérer le programme que Marx rédigea en commun avec Guesde, et sur lequel se constitua en 1880 le Parti ouvrier français. Une première partie peut être considérée comme fixant l'objectif final :
« Considérant,
• que l'émancipation de la classe productrice est celle de tous les êtres humains ‑ sans distinction de sexe, ni de race,
• que les producteurs ne sauraient être libres qu'autant qu'ils seront en possession des moyens de production (terre, usines, navires, banques, crédit, etc.),
• qu'il n'y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir :
1. la forme individuelle, qui n'a jamais existé à l'état de fait général et qui est éliminée, de plus en plus, par le progrès industriel;
2. la forme collective, dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la classe capitaliste;
Considérant,
• que cette appropriation collective ne peut sortir que de l'action révolutionnaire de la classe productive (ou prolétariat) organisée en parti politique distinct,
• qu'une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel (transformé ainsi d'instrument de duperie, qu'il a été jusqu'ici. en instrument d'émancipation),
• les travailleurs socialistes français, en donnant pour but à leurs efforts l'expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour à la collectivité de tous les moyens de production, ont décidé comme moyen d'organisation et de lutte d'entrer dans les élections avec les revendications immédiates suivantes. »
Ensuite vient un programme de revendications immédiates :
« A ‑ Partie politique
1. Abolition de toutes les lois sur la presse, les réunions et les associations et surtout de la loi contre l'Association internationale des travailleurs. Suppression du livret, cette mise en carte de la classe ouvrière, et de tous les articles du Code établissant l'infériorité de l'ouvrier vis‑à‑vis du patron et de l'infériorité de la femme vis‑à-vis de l'homme.
2. Suppression du budget des cultes et retour à la nation "des biens dits de mainmorte, meubles et immeubles appartenant aux corporations religieuses" (décret de la Commune du 2 avril 1871), y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations.
3. Suppression de la dette publique.
4. Abolition des armées permanentes et armement général du peuple.
5. La Commune maîtresse de son administration et de sa police.
« B ‑ Partie économique
1. Repos d'un jour par semaine ou interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de 6 jours sur 7. Réduction légale de la journée de travail à 8 heures pour les adultes. Interdiction du travail des enfants dans les ateliers privés au-dessous de 14 ans et, de 14 à 18 ans, réduction de la journée de travail à 6 heures.
2. Surveillance protectrice des apprentis par les corporations ouvrières.
3. Minimum légal des salaires déterminé chaque année d'après le prix local des denrées par une commission de statistique ouvrière.
4. Interdiction légale aux patrons d'employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français.
5. Egalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes.
6. Instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la société représentée par l'État et par la Commune.
7. Mise à charge de la société des vieillards et des invalides du travail.
8. Suppression de toute immixtion des employeurs dans l'administration des caisses ouvrières de secours mutuels, de prévoyance, etc., restituée à la gestion exclusive des ouvriers.
9. Responsabilité des patrons en matière d'accidents, garantie par un cautionnement versé par l'employeur dans les caisses ouvrières et proportionné au nombre des ouvriers employés et aux dangers que présente l'industrie.
10. Intervention des ouvriers dans les règlements spéciaux des divers ateliers : suppression du droit usurpé par les patrons de frapper d'une pénalité quelconque leurs ouvriers, sous forme d'amendes ou de retenues sur les salaires (décret de la Commune du 17 avril 1871).
11. Annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (banques, chemins de fer, mines, etc.) et exploitation de tous les ateliers de l'État confiée aux ouvriers qui y travaillent.
12. Abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts directs en un impôt progressif sur les revenus dépassant 3 000 F. Suppression de l'héritage en ligne collatérale et de tout héritage en ligne directe dépassant 20 000 francs. »
Ainsi donc, dans ce programme qui sera adopté par le Parti ouvrier français en son congrès du Havre de 1880, deux parties sont à distinguer : l'une fixe les objectifs généraux du parti; l'autre est une charte des revendications politiques et économiques immédiates. C'est en affirmant ses objectifs fondamentaux ‑ l'expropriation du capital ‑ et en combattant immédiatement pour ce programme minimum que le parti ouvrier peut se construire et se préparer à prendre le pouvoir une autre étape.
Anarchistes et anarcho-syndicalistes qui voient dans la grève générale le moyen suprême pour résoudre la « question sociale » rejettent l'action politique et notamment la participation aux élections et l’agitation parlementaire. Ils bornent l'action du prolétariat aux moyens purement « économiques », dont la « grève générale ». Ce faisant, ils se dressent ainsi qu'un obstacle sur la voie de la construction d'un mouvement ouvrier se développant sur tous les terrains de la vie sociale et politique. Ils nient que le prolétariat ait à s'emparer du pouvoir politique. S'ils sont pour la destruction en principe de l'État bourgeois, ils refusent néanmoins que le prolétariat s'en donne les moyens, et surtout que sur les décombres de l'État bourgeois il constitue son propre pouvoir, il construise son propre État. S'ils commémorent la Commune de Paris, ils rejettent son enseignement, à savoir la nécessité de la réalisation de la dictature du prolétariat. Leur apologie de la grève générale n'est au fond qu'un moyen de couvrir leur carence politique, de masquer leurs limites en utilisant une phraséologie « gauchiste ». Dans ces conditions, la « grève générale » n'est qu'un rideau de fumée qui masque l'abandon du terrain décisif de la lutte des classes à la bourgeoisie : le terrain politique. La phrase gauche couvre cette capitulation et en prépare d'autres.
La fureur d'Engels et des marxistes, qui estiment que l'époque est à « l'organisation du prolétariat en parti » pour se préparer à la lutte pour le pouvoir, qui estiment que le combat pour les libertés démocratiques est indispensable à « l'organisation du prolétariat en parti », qui estiment titre toutes les possibilités que la société bourgeoise offre au prolétariat pour ce faire doivent être utilisées, est parfaitement justifiée. C'est l'époque où Engels écrit sa fameuse préface à la réédition de 1895 de la brochure de Karl Marx : « Les luttes de classe en France ».
« La guerre de 1871 et la défaite de la Commune avaient, comme Marx l'avait prévu, transféré pour un temps le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne. En France, il va de soi qu'il avait besoin d'années pour se remettre de la saignée de mai 1871. En Allemagne, par contre, où l'industrie, favorisée en outre par la manne des milliards français, se développait vraiment comme dans une serre chaude de plus en plus vite, la social-démocratie grandissait avec une rapidité et un succès plus grands encore. Grâce à l'intelligence avec laquelle les ouvriers allemands utilisèrent le suffrage universel, institué en 1866, l'accroissement étonnant du parti apparaît exactement aux yeux du monde entier dans des chiffres indiscutables. En 1871, 100 000, en 1874, 352 000, en 1877, 492 000 voix social-démocrate. Ensuite, survint la reconnaissance des ces progrès par les autorités supérieures sous la forme de la loi contre les socialistes. Le parti fut momentanément dispersé. Le nombre des voix tomba à 312 000 en 1881. Mais ce coup fut rapidement surmonté, et dès lors c'est seulement sous la pression de la loi d'exception, sans presse, sans organisation extérieure, sans droit d'association et de réunion, que l'extension rapide va vraiment commencer. 1884 : 550 000 voix, 1887 : 763 000, 1890 : 1 427 000 voix. Alors, la main de l'État fut paralysée. La loi contre les socialistes disparut. Le nombre de voix socialistes monta à 1 787 000, plus du quart de la totalité des voix exprimées. »
(Il faut se rendre compte que le suffrage universel n'était que relativement universel. Toutes les femmes en étaient exclues. Les nombreuses conditions pour être électeur réduisaient considérablement la portée de ce suffrage universel. S. J.)
« Le gouvernement et les classes dominantes avaient épuisé tous leurs moyens, sans utilité, sans but, sans succès. Les preuves tangibles de leur impuissance ‑ devant lesquelles les autorités, depuis le veilleur de nuit jusqu'au chancelier, avaient dû s'incliner ‑ et cela de la part d'ouvriers méprisés, ces preuves se comptaient par millions. L'État était au bout de son latin. Les ouvriers étaient au commencement du leur.
( ... ) Mais les ouvriers allemands avaient, après le premier service que constituait leur simple existence en tant que Parti socialiste, parti le plus fort, le plus discipliné et qui grandissait le plus rapidement, rendu à leur cause un autre grand service. En montrant à leurs camarades de tous les pays comment on se sert du suffrage universel, ils leur ont fourni une nouvelle arme, une arme des plus acérées.
Depuis longtemps déjà, le suffrage universel avait existé en France, mais les urnes étaient tombées en discrédit par suite du mauvais usage que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n'y avait pas de parti ouvrier pour l'utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel existait depuis la République. Mais, en Espagne, l'abstention aux élections fut de tout temps la règle chez tous les partis d'opposition sérieux. Les expériences faites ensuite avec le suffrage universel étaient tout, excepté un encouragement pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des pays romains s'étaient habitués à regarder le droit de suffrage comme un piège, comme un instrument d'escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut autrement. Déjà, le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d'instituer ce droit de vote comme le seul moyen d'intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent aussitôt cela au sérieux et envoyèrent Auguste Bebel au premier Reichstag constituant. Et, à partir de ce jour‑là, ils ont utilisé le droit de vote de façon à être récompensés de mille manières, de servir d'exemple aux ouvriers de tous les pays. Ils ont transformé le droit de vote, selon les paroles du programme du parti marxiste français, de moyen de duperie qu'il avait été jusqu'ici en instrument d'émancipation. »
(Ici, Engels cite le programme du Parti ouvrier français élaboré par Marx et cité plus haut ‑ S.J.)
« Et, si le suffrage universel ne nous avait pas donné d'autres bénéfices que de nous permettre de nous compter tous les trois ans, que d'accroître, par la montée régulière constatée, la rapidité inattendue du nombre de voix, la certitude chez les ouvriers, dans la même mesure que l'effroi chez les adversaires, de devenir ainsi notre meilleur moyen de propagande, de nous renseigner exactement sur notre propre force ainsi que sur celle de tous les partis adverses, de nous fournir ainsi pour proportionner notre action un critère supérieur à tout autre, nous préservant ainsi d'une pusillanimité inopportune aussi bien que d'une hardiesse folle, tout aussi inopportune, si c'était cela le seul bénéfice que nous ayons tiré du droit de suffrage, ce serait déjà bien et plus que suffisant. Mais il a encore fait bien davantage : dans l'agitation électorale, il nous a fourni un moyen qui n'a pas son égal pour entrer en contact avec les masses populaires. Par cette utilisation efficace du suffrage universel, un tout nouveau mode de lutte du prolétariat a été mis en oeuvre, et il se développa rapidement.
On trouva que les institutions d'État, où s'organise la domination de la bourgeoisie, fournissent encore de nouveaux tours de main au moyen desquels la classe ouvrière peut combattre ces mêmes institutions. On participa aux élections aux différentes Diètes, aux conseils municipaux, aux conseils des prud'hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste à l'occupation duquel une partie suffisante du prolétariat avait son mot à dire. Et c'est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent avoir plus peur de l'action légale que de l'action illégale du parti ouvrier, des succès des élections que de ceux de la rébellion. »
Les marxistes n'ont cependant jamais condamné le recours à la grève générale. Le Premier congrès de la Deuxième Internationale décidait de réaliser le 1° mai une manifestation internationale pour les revendications ouvrières. L'American federation of labor avait déjà décidé de faire du 1° mai 1890 une manifestation internationale pour les revendications ouvrières, pour la journée de 8 heures, en commémoration du 1° mai 1886 où la police avait tiré sur les ouvriers de Chicago en grève pour la journée de 8 heures. Le guesdiste Raymond Lavigne avait proposé la résolution suivante :
« il sera organisé une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et toutes les villes à la fois, les travailleurs mettent le même jour les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement la journée de travail à huit heures et d'appliquer les autres résolutions du congrès international de Paris. »
Bebel et Liebknecht faisaient ajouter l'amendement suivant :
« Les travailleurs des diverses nations auront à accomplir cette manifestation dans les conditions qui leur sont imposées par la situation spéciale de leur pays. »
Là est l'origine du 1° mai, journée internationale de lutte de la classe ouvrière pour ses revendications. En de nombreux pays, en particulier en France, les centrales et les partis ouvriers appelaient à une journée de grève générale le 1° mai. Souvent, le 1° mai a été une journée de durs affrontements entre la classe ouvrière, la bourgeoisie et son État. Les grévistes risquaient d'être renvoyés de leur travail. Les manifestations étaient violemment réprimées et parfois de façon sanglante. Ainsi, le 1° mai 1891, le gouvernement faisait tirer la troupe à Fourmies.
Cependant, ce type de grève générale est particulier : limitée dans le temps, elle exprime les aspirations de la classe ouvrière et sa combativité; elle affirme le prolétariat comme classe, son unité et sa solidarité nationale et internationale. De ce point de vue, le 1° mai a eu une grande importance politique. La bourgeoisie et ses gouvernements l'ont bien compris, qui ont durement réprimé les grèves et les manifestations du 1° mai, avant que de désamorcer cette journée de lutte internationale, exprimant les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie, en la transformant avec la complicité des dirigeants des organisations ouvrières en « fête du travail ».
Dans les premières années de la Deuxième Internationale, les partis membres de l'Internationale ouvrière ont impulsé de véritables grèves générales, notamment en Belgique, et aussi en Autriche, pour arracher le suffrage universel. Rosa Luxemburg écrit dans un article daté du 23 avril 1902, dans « Neue Zeit » :
« Dans la lutte menée de 1886 à l'heure actuelle pour le suffrage universel, la classe ouvrière belge fit usage de la grève de masse comme du moyen politique le plus efficace. C'est à la grève de masse qu'elle doit en 1891, la première capitulation du gouvernement et du Parlement : les premiers débuts de la révision de la Constitution; c'est à elle qu'elle doit, en 1893, la seconde capitulation du parti dirigeant : le suffrage universel au vote plural. »
Ensuite Rosa Luxemburg explique Ie mécanisme des grèves générales belges de 1891 et 1893 :
« Dans la situation politique particulière, l'application de la grève générale en Belgique est un problème nettement déterminé. Par sa répercussion économique directe, la grève agit avant tout au désavantage de la bourgeoisie industrielle et commerciale, et dans une mesure bien réduite seulement au détriment de son ennemi véritable, le parti clérical. Dans la lutte actuelle, la répercussion politique de la grève de masse sur les cléricaux au pouvoir ne peut donc être qu'un effet indirect exercé par la pression que la bourgeoisie libérale, gênée par la grève générale, transmet au gouvernement clérical et à la majorité parlementaire. En outre, la grève générale exerce aussi une pression politique directe sur les cléricaux, en leur apparaissant comme l'avant‑coureur, comme la première étape d'une véritable révolution de rue en gestation. Pour la Belgique, l'importance politique des masses ouvrières en grève réside toujours, et aujourd'hui encore, dans le fait qu'en cas de refus obstiné de la majorité parlementaire elles sont éventuellement prêtes et capables de dompter le parti au pouvoir par des troubles, par des révoltes de rue. »
Ainsi la lutte pour le suffrage universel, objectif politique, amène à la mobilisation et à l'action révolutionnaire des masses, ouvre la voie au travers de la grève générale à la révolution : « La grève générale est l'avant-coureur comme première étape d'une véritable révolution de rue en gestation. »
Non seulement son objectif et son contenu sont politiques, mais en outre elle ne se déclenche pas de façon arbitraire, elle correspond aux aspirations et à la maturation politique des masses. Dans un autre article, Rosa Luxemburg donne les indications suivantes :
« En 1891, la première courte grève de masse avec ses 125 000 ouvriers a suffi pour imposer l'institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d'une grève spontanée de 250 000 ouvriers pour que la Chambre de prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission. »
Les marxistes, et en premier lieu Engels, considèrent que l'heure de la révolution prolétarienne n'a pas encore alors sonné. Ils estiment que le capitalisme est encore en mesure de développer à l'échelle mondiale les forces productives. Mais la lutte pour les réformes, l'utilisation des campagnes électorales, des élections, de la tribune parlementaire, et la lutte sur le terrain et selon les méthodes propres au prolétariat, qui sont par nature révolutionnaires, ne s'opposent pas, elles font partie d'une même action politique : l'organisation du prolétariat comme classe, la préparation de la révolution prolétarienne et de la prise du pouvoir. La grève générale doit être considérée en rapport à cette action politique et comme un de ses moyens. Dans sa brochure « Le Chemin du pouvoir », qui date de 1909, Kautsky rappelle que, dans la lutte pour la démocratie, aux moyens employés précédemment,
« il faut ajouter la grève générale que nous avons adoptée en principe vers 1893 (Engels vivait encore) et dont l'efficacité dans certaines circonstances a été éprouvée depuis à plusieurs reprises. »
Mais il est vrai que, se couvrant derrière l'utilisation des élections et du Parlement, derrière la lutte pour les réformes sociales et politiques, le révisionnisme allait pénétrer et s'emparer de la Deuxième Internationale et de ses partis réputés les plus « marxistes ». Dès les années 1897‑1900, le révisionnisme avait son théoricien dans la social‑démocratie allemande : Bernstein. Dans une série d'articles parus dans le « Neue Zeit » et dans un livre publié en français sous le titre « Socialisme théorique et socialisme pratique », il expliquait :
L'aboutissant du révisionnisme se concrétise le plus clairement d'abord en France. En 1899, le « socialiste » Millerand entrait au gouvernement Waldeck‑Rousseau. Pour la première fois depuis 1848, un « socialiste » participe à un gouvernement bourgeois. Jaurès, Briand, Viviani se prononcent pour. La question est posée : un socialiste peut‑il participer à un gouvernement bourgeois ? Jaurès justifie cette participation en prétendant que
« tout en se dressant en révolutionnaires contre l'État bourgeois, ce n'est pas de loin qu'on combattra, c'est en s'installant au cœur même de la citadelle ».
Pour lui la participation à un gouvernement bourgeois, comme le vote du budget, est une question de circonstance, la participation ministérielle est complémentaire et de même nature que l'utilisation du Parlement.
En principe, le révisionnisme et le « ministérialisme » sont condamnés, d'abord par la social‑démocratie allemande, ensuite par la Deuxième internationale. Mais si la social‑démocratie allemande maintient la nécessité de combattre pour la prise du pouvoir politique, elle se situe en réalité entièrement sur le terrain parlementaire. La résolution adoptée au congrès de la Deuxième Internationale qui se tient à, Paris en 1900 condamne le « ministérialisme » tout en lui ouvrant la porte :
« L'entrée d'un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire, exceptionnel. »
Toute la pratique de la Deuxième Internationale et de ses partis devient réformiste et révisionniste. Elle mènera à la capitulation, en août 1914, de chaque parti de la Deuxième internationale devant sa propre bourgeoisie (sauf le Parti bolchevique). La pratique opportuniste et révisionniste des partis de la Deuxième Internationale nourrit évidemment l'anarchisme, l'anarcho‑syndicalisme, le rejet de la lutte politique, le recours à la phrase « révolutionnaire » et à l'invocation de la « grève générale » ainsi qu'une panacée. Cependant, en France par exemple, les anarcho‑syndicalistes se rallieront en même temps que les socialistes de toutes nuances à l'« Union sacrée », au moment où la Deuxième Guerre mondiale se déchaînera. Ce qui prouve que ce n'est pas l'utilisation des élections, du Parlement, l'action politique, qui en est la cause. Elle réside, ainsi que Lénine l'a expliqué, en ce que, à partir de l'existence d'une aristocratie ouvrière, les appareils des partis socialistes et des centrales syndicales se sont adaptés à la société bourgeoise, ils sont devenus des appareils bourgeois à l'intérieur du mouvement ouvrier, « les lieutenants ouvriers de la classe bourgeoise ».
L'adaptation de ces appareils à la société bourgeoise commence à se dessiner justement, alors que se noue la crise du système impérialiste qui va exploser dans la Première Guerre mondiale : au début du XX° siècle. Rosa Luxemburg le remarque au moment de la grève générale belge de 1902, dont l'objectif est toujours d'arracher le suffrage universel plein et entier. Dans l'article cité plus haut, elle écrit :
« Si la défense des cléricaux fut désespérée déjà dans la dernière décennie du siècle passé, lorsqu'il ne s'agissait que du commencement des concessions, elle devait, selon toute apparence, devenir une lutte à mort maintenant qu'il est question de livrer le reste, la domination parlementaire elle-même. Il était évident que les discours bruyants à la Chambre ne pouvaient rien obtenir. Il fallait la pression maximum des masses pour vaincre la résistance maximum du gouvernement.
En face de cela, les hésitations des socialistes à proclamer la grève générale, l'espoir secret mais évident, ou tout au moins le désir de l'emporter, si possible, sans avoir recours à la grève générale, apparaissent dès l'abord comme le premier symptôme affligeant du reflet de la politique libérale sur nos camarades, de cette politique qui, de tout temps, on le sait, a cru pouvoir ébranler les remparts de la réaction au son des trompettes de la grandiloquence parlementaire.
( ... ) En imposant d'avance, sous la pression des libéraux, des limites et des formes légales à sa lutte, en interdisant toute manifestation, tout élan de la masse, ils dissipaient la force politique latente de la grève générale, qui ne voulait de toutes manières être autre chose qu'une grève pacifique. Une grève générale enchaînée d'avance dans les fers de la légalité ressemble à une démonstration de guerre avec des canons dont la charge aurait été auparavant jetée à l'eau, sous les yeux des ennemis. Même un enfant ne s'effraie pas d'une menace « les poings dans les poches », ainsi que Le Peuple le conseillait sérieusement aux grévistes, et une classe au pouvoir luttant à la vie et à la mort pour le reste de sa domination politique s'en effraie moins encore. C'est précisément pour cela qu'en 1891 et 1893 il a suffi au prolétariat belge d'abandonner paisiblement le travail pour briser la résistance des cléricaux, qui pouvaient craindre que la paix ne se changeât en trouble et la grève en révolution. Voilà pourquoi, cette fois encore, la classe ouvrière n'aurait peut-être pas eu besoin de recourir à la violence, si les dirigeants n'avaient pas déchargé leur arme d'avance, s'ils n'avaient pas fait de l'expédition de guerre une parade dominicale et du tumulte de la grève générale une simple fausse alerte.
Mais, en second lieu, l'alliance avec les libéraux a anéanti l'autre effet, l'effet direct de la grève générale. La pression de la grève sur la bourgeoisie n'a d'importance politique que si la bourgeoisie est obligée de transmettre cette pression à ses supérieurs politiques, aux cléricaux qui gouvernent. Mais cela ne se produit que si la bourgeoisie se sent subitement assaillie par le prolétariat et se voit incapable d'échapper à cette poussée.
Cet effet se perd dès que la bourgeoisie se trouve dans une situation commode qui lui permet de reporter sur les masses prolétariennes à sa remorque la pression qu'elle subit, plutôt que de la transmettre aux gouvernements cléricaux, et de se débarrasser ainsi d'un poids embarrassant par un simple mouvement d'épaule. La bourgeoisie belge se trouvait précisément dans cette situation au cours de la dernière campagne : grâce à l'alliance, elle pouvait déterminer les mouvements des colonnes ouvrières et faire cesser la grève générale en cas de besoin. C'est ce qui arriva, et, dès que la grève commença à importuner sérieusement la bourgeoisie, celle-ci lança l'ordre de reprendre le travail. Et c'en fut fait de la « pression » de la grève générale.
Ainsi la défaite finale apparaît comme la conséquence inévitable de la tactique de nos camarades belges. Leur action parlementaire est restée sans effet parce que la pression de la grève générale à l'appui de cette action fit défaut. Et la grève générale resta sans effet parce que, derrière elle, il n'y avait pas le spectre menaçant du libre essor du mouvement populaire, le spectre de la révolution.
En un mot, l'action extraparlementaire fut sacrifiée à l'action parlementaire, mais précisément à cause de cela toutes les deux furent condamnées à la stérilité et toute la lutte à l'échec. » (Sur la grève générale.)
Mais la grève générale conquiert des lettres de noblesse comme arme de combat du prolétariat au cours de la première révolution russe en 1905. Les lecteurs doivent se reporter à la brochure de Rosa Luxemburg « Grève générale (ou grève de masse), parti et syndicats », ainsi qu'au livre de Trotsky « 1905 ». Cet article ne peut que se borner à souligner l'essentiel. La grève générale du début de l'année 1905 ouvre la première révolution russe. Mais la grève générale de janvier‑février 1905 vient de loin. Rosa Luxemburg écrit :
« La période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe, est avec raison datée du soulèvement du prolétariat de Saint‑Pétersbourg, le 22 janvier 1905, de ce défilé de 200 000 ouvriers devant le palais du tsar, qui se termina par un terrible massacre. La sanglante fusillade de Saint‑Pétersbourg fut, comme on sait, le signal de l'explosion de la première série gigantesque de grèves en masse s'étendant en peu de jours sur toute la Russie et, de Saint-Pétersbourg, portant dans tous les coins de l'empire et les couches les plus étendues du prolétariat le rappel de la révolution. Mais ce soulèvement de Saint‑Pétersbourg au 22 janvier n'était que le point culminant d'une grève en masse qui avait embrassé tout le prolétariat de la capitale des tsars en janvier 1905. Or, cette grève de janvier à Saint‑Pétersbourg eut lieu incontestablement sous l'influence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou, et tint longtemps toute la Russie haletante. Mais, à leur tour, les événements de décembre à Bakou n'étaient qu'un dernier et vigoureux rejeton des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, avaient, comme un tremblement de terre périodique, ébranlé tout le midi de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum, dans le Caucase, en mars 1902. Enfin, ce premier mouvement de grève en masse dans la chaîne continue des éruptions révolutionnaires actuelles n'est lui-même séparé que par cinq ou six années de la grève générale des ouvriers textiles de Saint‑Pétersbourg, en 1896 et 1897. Et si le mouvement d'alors semble séparé de la révolution d'aujourd'hui par quelques années de calme apparent et de réaction énergique, tout homme qui connaît l'évolution politique intérieure du prolétariat russe jusqu'au degré actuel de conscience de classe et d'énergie révolutionnaire fera commencer l'histoire de la période présente de luttes en masse avec ces grèves générales de Saint‑Pétersbourg. Elles ont, entre autres, pour le problème de la grève en masse, cette importance qu'elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves en masse qui suivirent. »
Tout ce processus est évidemment inséparable du développement de tous les rapports économiques, sociaux et politiques qui ont lieu en Russie au cours de cette période. Le vieil empire des tsars est déjà profondément miné, brutalement intégré au capitalisme mondial au moment où celui‑ci parvient à son stade impérialiste. Les contradictions explosives de l'époque de impérialisme se nouent à celles du vieil empire, le déstabilisent complètement. La guerre contre le Japon et la défaite démontrent l'extrême faiblesse de la Russie des tsars et précipitent la révolution. Quantà la grève générale de janvier 1905,
« là encore, l'occasion fut, comme on sait, minime. Deux ouvriers des chantiers Poutilov avaient été renvoyés parce qu'ils appartenaient à l'association « légale » de Zoubatov. Cette mesure de rigueur provoqua, le 16 janvier une grève de solidarité de tous les ouvriers de ces chantiers, au nombre de 12 000. Les social-démocrates commencèrent, à l'occasion de la grève, une vive agitation pour l'extension des revendications, posèrent celles de la journée de huit heures, du droit de coalition , de la liberté de parole et de la presse, etc. La fermentation des ateliers Poutilov gagna rapidement les autres prolétaires et, en peu de jours, 140 000 ouvriers étaient en grève. Des délibérations en commun et des discussions orageuses conduisirent à l'élaboration de cette charte prolétarienne des libertés civiques, portant tête la journée de huit heures, et avec laquelle, le 22 janvier, 200 000 ouvriers, conduits par le prêtre Gapone, défilèrent devant le palais du tsar. En une semaine, le conflit des deux ouvriers renvoyés des chantiers de Poutilov s'est transformé en prologue de la plus grosse révolution temps modernes.
Les événements qui suivirent sont connus : le massacre de Saint‑Pétersbourg provoquait en janvier et février, dans tous les centres industriels et les villes de Russie, de Pologne, de Lituanie, des provinces baltiques, du Caucase, de la Sibérie, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, de gigantesques grèves en masse et grèves générales. Mais, si l'on y regarde de plus près, les grèves en masse se produisent dès lors sous d'autres formes que dans la période précédente. Cette fois, les organisations social-démocrates prirent partout les devants par des appels, partout c'est la solidarité révolutionnaire avec le prolétariat de Saint‑Pétersbourg qui fut expressément marquée comme le motif et le but de la grève générale, partout il y eut aussitôt des manifestations, des discours, des combats avec la troupe. Pourtant, là non plus, il ne fut question ni de plan préalable, ni d'action organisée, car les appels des partis pouvaient à peine aller du même pas que les soulèvements spontanés de la masse; à peine les dirigeants avaient‑ils le temps de formuler les mots d'ordre de la foule des prolétaires se ruant en avant.
Autre différence : les grèves en masse et générales antérieures avaient leur origine dans le concours de diverses luttes pour les salaires, lesquelles, dans la tendance générale de la situation révolutionnaire et sous l'impulsion de l'agitation des social-démocrates, devenaient vite des manifestations politiques; l'élément économique et la dispersion syndicale étaient le point de départ, l'action de classe combinée et la direction politique étaient le résultat final. Ici, le mouvement se fait à rebours. Les grèves générales de janvier‑février éclatèrent tout d'abord comme action révolutionnaire unie, sous la direction de la social‑démocratie; mais cette action se rompit bientôt en une infinité de grèves locales, parcellaires, économiques, dans diverses régions, villes, professions, usines.
Durant tout le printemps de 1905 jusqu'au plein été, fermenta dans l'empire géant une lutte économique infatigable de tout le prolétariat contre le capital, lutte qui gagna par en haut les professions libérales et petites‑bourgeoises, employés de commerce, de banque, ingénieurs, comédiens, artistes, et pénétra par en bas jusque chez les gens de maison les agents subalternes de la police jusque même dans les couches du « lumpenproletariat », débordant en même temps de la ville dans les campagnes et frappant même aux portes des casernes. »
Le massacre du dimanche sanglant (le 9 janvier selon le calendrier russe, le 22 janvier selon notre calendrier) impulsait le développement d'une grève générale qui s'annonçait. En octobre 1905 une nouvelle grève générale déferlait
« comme réponse au projet de Douma Boulyguine, la seconde grève générale étendue à tout l'empire et dont les travailleurs des chemins de fer donnent le mot d'ordre. Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat présente déjà un caractère essentiellement différent de la première, celle de janvier. L'élément de conscience politique y joue un bien plus grand rôle. A la vérité, ici encore, la première occasion de grève en masse a été secondaire et en apparence fortuite : c'est le conflit des cheminots avec l'administration à propos de la caisse des retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit est soutenu par une claire idée politique. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique au tsar pour la liberté politique; le mot d'ordre de la grève d'octobre était : Finissons‑en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme ! Et, grâce au résultat immédiat de la grève générale : le manifeste du tsar du 30 octobre, le mouvement ne rentre pas en lui-même, comme en janvier, pour aller retrouver les commencements de la lutte de classe économique; il déborde au-dehors dans une ardente activité de la liberté politique nouvellement conquise. Manifestations, réunions, une jeune presse, des discussions politiques au grand jour et des massacres sanglants comme fin de chanson, là-dessus nouvelles grèves générales et nouvelles manifestations ‑ tel est l'orageux tableau que présentent les journées de novembre et décembre.
En novembre, à l'appel de la social‑démocratie, s'organise à Saint-Pétersbourg la première grève en masse de démonstration, pour protester contre les massacres et l'établissement de l'état de siège en Livonie et en Pologne. La fermentation qui suit le court rêve constitutionnel et le cruel réveil mène finalement, en décembre, à l'explosion de la troisième grève générale en masse dans tout l'empire. Cette fois encore, le cours et l'issue en sont tout autres que dans les deux premiers cas. L'action politique ne se tourne plus en action économique, comme en janvier, mais elle n'obtient pas non plus une victoire rapide, comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas les essais tentés avec la véritable liberté politique ( ... ). Par l'évolution logique interne des événements qui se déroulent, la grève en masse se transforme cette fois en révolte ouverte, en lutte armée de rue et de barricades à Moscou. Les journées de décembre à Moscou terminent la première année de la révolution, si laborieuse, comme point culminant de la ligne ascendante de l'action politique et du mouvement de grève en masse. »
Après elles s'amorce le reflux de la révolution.
Rosa Luxemburg définit remarquablement le contenu de la grève générale :
« Grèves politiques et économiques, grèves en masse et partielles, grèves de démonstration et de combat, grèves générales d'une ville, luttes pacifiques pour les salaires et batailles de rue, combats de barricades ‑ tout cela se croise, se côtoie, se traverse, se mêle : mer de phénomènes éternellement mouvante et changeante. Et la loi du mouvement de ces phénomènes devient claire : elle n'est pas dans la grève en masse elle-même, ni dans ses caractères techniques, mais bien dans les rapports politiques et sociaux des forces de la révolution. La grève en masse n'est que la forme revêtue par la lutte révolutionnaire et toute modification dans les rapports des forces aux prises, dans le développement du parti et dans la séparation des classes, dans la position de la contre‑révolution, agit immédiatement, par mille voies invisibles et incontrôlables, sur l'action de la grève. Mais avec cela cette action même ne cesse presque pas un instant. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son plus puissant ressort. En un mot, la grève en masse, telle que nous la montre la révolution russe, n'est pas un moyen ingénieux, inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne; elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution. »