Geoffrey Trease
Les compagnons de la Charte
Chapitre VII
1934
Bravo ! dit Tapper, les yeux étincelants.
A leur grande surprise, le cheval et la voiture étaient prêts à partir. Ils sautèrent dans la charrette, le pharmacien fit claquer son fouet et ils étaient en route.
– J´ai pensé que vous seriez peut-être pressés, expliqua leur ami, quand j´ai appris ce qui se passait au village. Nous ferions mieux de nous faire rares.
Il prit la direction des montagnes, et en peu de temps, ils avaient laissé les mines loin derrière eux. Bucéphale se mit au pas.
– Bientôt, ils auront d´autres sujets de réflexion que les boutiques, dit Tapper sombrement. Savez-vous les nouvelles de Llanidloes ?
Non, qu´est-ce qui est arrivé ? demanda Owen.
– Nous ne savons pas au juste. Mais un genre de révolte a eu lieu. Peut-être nos camarades de là-bas étaient-ils impatients. De toutes façons, ils ont été battus pour l´instant. Ils auraient dû attendre un peu plus longtemps.
Attendre ? interrogea Tom.
– Oui. Nous devons d´abord essayer les moyens pacifiques. Ensuite, s´ils ne veulent pas entendre raison, c´est
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la poudre qui parlera. Nous allons présenter une pétition au Parlement. Des hommes la signe dans tout le pays. On dit qu´il y aura un million de noms, ou plus. S´ils ne nous accordent pas nos demandes, nous saurons ce que nous aurons à faire.
Le petit homme se tut. Pour une fois, il semblait presque de mauvaise humeur. De toute évidence, il haïssait les effusions de sang, mais il se trouvait forcé de les conseiller parce que le Gouvernement ne tiendrait compte de rien d´autre. Ils cheminèrent ainsi sans parler pendant longtemps.
Tout à coup, Owen poussa une exclamation et montra quelque chose du doigt.
– Des jaquettes-rouges ! Regardez ! Ils avancent sur cette route, là-bas !
Ils regardèrent vers l´endroit désigné. Tapper jura à voix basse.
– Oui, il paraît qu´ils ont fait venir des troupes du Wiltshire. Le gars du Monmouthshire leur font peur ! Nous allons les rencontrer au carrefour, mais ça n´a pas d´importance. Ils n´ont rien contre nous.
L´approche du danger lui remontait le moral, et il retrouvait toute sa vivacité habituelle. La vue de soldats envoyés dans les collines pour intimider les habitants fit rougir Owen d´indignation. On disait que l´Angleterre était un pays libre, et puis, au premier murmure des ouvriers, les soldats de la Reine arrivaient pour tirer sur eux !
Ils allèrent jusqu´au croisement, faisant effort pour paraître absolument indifférents. Un officier leur fit signe de s´arrêter.
– Je dois fouiller votre charrette pour voir si elle contient des armes, dit-il d´un ton bref.
Vraiment ?
Tapper haussa les sourcils avec ironie.
– Depuis quand ce pays est-il gouverné par le tzar de Russie ? Nous autres, Anglais pacifiques, nous ne sommes pas habitués à ce genre de choses. Cela sent la tyrannie.
– Vous n´avez qu´à vous en prendre à ces voyous de chartistes. Pour moi, j´obéis aux ordres du Secrétaire d´Etat. Toutes les armes illégales doivent être confisquées.
– Très bien. Vous devez faire votre devoir. Nous avons ces deux pistolets. Il faut avoir de quoi se défendre sur ces routes de montagne.
Ceux-là, vous pouvez les garder.
L´officier fouilla dans le fond de la charrette.
– Pas de mousquetons, ni de piques, ni quoi que ce soit ?
– J´ai bien peur que non. Pas même un petit canon ni une troupe de cavalerie légère. Désolé de vous décevoir !
– Vous pouvez rire, monsieur, coupa sèchement l´officier en reculant, mais vous seriez surpris si vous aviez vu ce que j´ai vu.
Vraiment ?
La voix de Tapper se fit de miel:
Et avez-vous vu tout ce qu´il y a à voir ?
– J´ai récolté plus d´une centaine de piques, rien que dans le district. Chaque village semble posséder un arsenal caché !
– Je suis scandalisé, murmura le pharmacien, et, avec une inclinaison de la tête, il fit repartir le cheval.
– Une centaine de piques ! s´exclama-t-il d´un ton de triomphe, quand ils furent hors de porter de voix. Il doit y en avoir encore au moins cinq cents autres qu´ils n´ont pas trouvées.
Où allons-nous, maintenant ? s´enquit Owen.
– A Birmingham. Les membres de la Convention se rencontrent là-bas le 13. Je veux y être et je pense qu´il serait plus prudent de ne pas nous montrer dans ces vallées pour un temps.
Ainsi, faisant des détours par les petites routes, s´arrêtant dans des endroits inconnus et parlant avec des inconnus, ils traversèrent les Midlands, ces régions centrales de l´Angleterre au cur desquelles se trouve Birmingham.
Partout, le mécontentement régnait, et d´un instant à l´autre, pouvait se transformer en violente rébellion.
Les chartistes, cependant, mettaient leurs espoirs dans la pétition qu´on devait bientôt présenter au Parlement.
En attendant, n´ayant aucun droit de vote pour l´élection de cette assemblée, ils avaient, pour la remplacer, nommé les membres de leur propre Convention. Ce «parlement du peuple», non officiel, siégeait déjà à Londres, à une lieue de Westminster, c´est-à-dire non loin de l´autre Parlement, de la Chambre des Communes. En fait, ces hommes-là étaient bien plus qualifiés pour parler au nom de la nation que beaucoup de ces riches «M.P.» qui sommeillaient sur leurs sièges de députés
Qu´arriverait-il si le Parlement repoussait la pétition ? Beaucoup disaient qu´il n´oserait pas; d´autres étaient certains qu´il la repousserait, parce que la classe des maîtres luttait pour garder le pouvoir et se débattrait jusqu´au dernier pouce de terrain.
Oui, que se passerait-il, si le Parlement refusait ?
La Convention allait tenir des assises à Birmingham pour discuter de ce sujet. Birmingham: noyau de la révolte dans les Midlands. Dans ses rues, des hommes déclaraient ouvertement qu´au besoin, ils revendiqueraient leurs droits les armes à la main.
Tapper et les deux garçons arrivèrent le 12 mai au soir. Les délégués étaient attendus le lendemain matin, au train venant de Londres, et toute la population de Birmingham était décidée à les recevoir avec chaleur.
Les autorités aussi.
De nombreux effectifs du «Royal Dragon Irlandais» se tenaient prêts pour le déblayage des rues. On avait placé de l´artillerie à des endroits choisis avec soin, et les bouches des canons pointaient méchamment le long des trottoirs. Craignant de ne pas posséder de balles et de mitraille en quantité suffisante pour calmer les citoyens de Birmingham, les autorités avaient commandé des munitions supplémentaires.
Si seulement ces chartistes leur donnaient un prétexte !
S´il n´y avait pas de désordre, le Riot Act ne pourrait être lu publiquement – le Riot Act, ce décret destiné à réprimer les mouvements jugés séditieux. Avant d´employer la force armée, la loi voulait que ce décret fût lu à haute voix, en guise de sommations. Sans lecture du Riot Act, impossible de tirer un coup de feu, de dégainer un sabre.
Tapper et les garçons se levèrent tôt et partirent pour l´Arène du Taureau, grand terrain vague où se tenaient toutes les réunions publiques de Birmingham. L´endroit était déjà noir de monde et, aux abords de l´Arène, un groupe sinistre de soldats montaient la garde, armés jusqu´aux dents.
L´attente !
Owen eut un frisson dans le dos, en songeant que s´il y avait du grabuge ce jour-là, il sentirait peut-être un de ces sabres entre ses épaules.
Un chuchotement fit le tour de la foule, grossit, et devint un bourdonnement indigné.
Henry Vincent est en prison !
En effet, l´homme qui jouissait d´une telle popularité dans le Pays de Galles et dans l´Ouest avait été arrêté à Londres quelques jours auparavant. Comment allait-on prendre cela ?
Il ne fallut pas longtemps avant qu´un autre chuchotement apportât la réponse. Newport avait parlé et non pas d´une voix incertaine. Une grande manifestation avait eu lieu, exprimant la terrible colère des chartistes à l´arrestation de leur chef; elle avait été réprimée sans pitié par les autorités, mais si les flammes avaient été maîtrisées, le feu couvait sous la cendre.
– Nous entendrons encore parler de Newport, chuchota Tapper.
Quelqu´un commençait à haranguer la foule qui allait s´accroissant.
A la gare
Tel était le mot d´ordre, et tous le suivirent.
Plusieurs milliers de personnes étaient en marche à présent et, débouchant des rues latérales, d´autres venaient grossir encore la foule.
A la tête du cortège, un tambour et des fifres attaquèrent une marche. Des bannières surgirent soudain, portant les devises des chartistes. «L´Angleterre sera libre !», disait l´une d´elle, et une autre: «La tyrannie tremble et recule devant le regard majestueux du peuple uni».
Mais les tyrans étaient loin de trembler et de reculer. Ils se sentaient très en sécurité et s´amusaient plutôt. Les soldats n´étaient-ils pas entre eux et la population ?
A vrai dire, les directeurs de la compagnie de chemin de fer n´en menaient pas large, lorsque cet océan humain inonda la place devant la gare. Cherchant à rendre aussi discrète que possible l´arrivée des délégués, ils avaient donné l´ordre de ne pas sonner la cloche qui annonçait habituellement chaque train.
Peine perdue ! Le train entra en gare et les représentants choisis par les ouvriers descendirent en masse des compartiments de troisième. Ils poussèrent un sonore vivat pour annoncer leur venue, et ce vivat, entendu au dehors, fut repris par les milliers de gens qui attendaient. Une assourdissante clameur de bienvenue fit presque s´écrouler le toit de la gare.
Ils sont là !
A présent les délégués sortaient en foule, et de nouvelles ovations saluaient chaque visage connu.
O´Connor, Collings, O´Brien, le Docteur Taylor
Le comité d´accueil de Birmingham souhaitait la bienvenue à tous ces hommes dont les noms étaient familiers au peuple.
On voyait aussi beaucoup de visages étrangers, des hommes aux noms inconnus en dehors de leur petite ville ou de leur village. Mineurs, métallurgistes, ouvriers agricoles, tisserands, dockers les ouvriers d´Angleterre, d´Ecosse et du Pays de Galles !
Un véritable parlement du peuple, pour la première fois dans l´histoire, et un parlement qui avait juré de supprimer la pauvreté et la tyrannie
Il n´était pas étonnant qu´au palais de la Reine et au Parlement de Westminster on accueillît cette nouvelle assemblée avec des sabres affilés et des canons chargés !
Mais les chartistes surent garder leur calme ce jour-là, et toute la puissance étalée de l´adversaire ne put les amener à faire un faux-pas. La foule reforma un long cortège et, portant les délégués en triomphe, défila dans les rues principales de la ville.
Aucun empereur n´aurait rêvé d´un tel accueil. Il n´y avait pas de guirlandes, les rues n‘étaient pas pavoisées, mais les fenêtres closes et les portes barricadées des boutiquiers craintifs rendaient un hommage d´autant plus grand au pouvoir du peuple.
Les membres de la Convention eurent également droit à leur garde d´honneur: soldats à pied et à cheval les accompagnèrent pas à pas tout au long de leur avance triomphale, et quoique ces jaquettes-rouges n´eussent pas été détachées pour les protéger mais pour les attaquer (si on leur en donnait le moindre prétexte) ils n´en étaient pas moins là, à la grande joie des spectateurs.
La nuit tomba sur la ville remplie d´allégresse. Pas un coup de feu n´avait été tiré. La discipline des chartistes avait déjoué les plans des autorités. Le jour du règlement de comptes était encore à venir, et proche le moment où les rues de Birmingham entendraient siffler les balles.