1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre XI

1934

 

Arrivée d´un cavalier

 

 

Les allées et venues devenaient plus fréquentes à la Ferme de la Liberté.

Le 15 juillet, trois jours après le rejet de la pétition, les ouvriers de Birmingham avaient à nouveau manifesté dans les rues et le contrôle de la ville avait passé dans leurs mains pour quelques heures. Mais cette fois-ci, les autorités avaient mobilisé une véritable armée: fantassins, dragons et constables, venus de Londres par centaines. Longtemps, la bataille fit rage. On brisa les réverbères: faute d´armes, les ouvriers, pour se défendre, arrachèrent les grilles entourant la statue de Nelson. Des devantures de magasins furent saccagées, sans pourtant qu´il y eût pillage. Après que le combat fut terminé et que les manifestants eurent été refoulés vers leurs maisons, les bâtiments en flammes illuminaient encore le ciel tard dans la nuit.

Cependant, les membres de la Convention délibéraient sur la marche à suivre, mais ils n´arrivaient pas à se mettre d´accord. Certains voulaient organiser une nouvelle pétition. La majorité s´y opposa avec des arguments valables. D´autres réclamaient la révolution sur l´heure, mais, réunissant trop peu de suffrages, ils ne purent obtenir gain de cause. Finalement, on opta pour une grève générale d´un mois, au cours de l´été.

Toute activité devait cesser dans les mines, les filatures, et aux champs. Les patrons verraient bien alors que c´était le travail de ces hommes qui leur permettait de vivre comme ils le faisaient.

– Insensés ! Ils sont insensés ! tempêta le Docteur lorsque les nouvelles parvinrent à la ferme. Une grève générale, pour qu´elle réussisse, il faut que tous soient prêts à y prendre part. Alors, avec de la chance, elle peut aboutir, sans effusion de sang. Mais nous ne sommes pas prêts: la moitié des délégués l´admettent eux-mêmes.

– Alors, pourquoi est-ce qu´ils la font, cette grève ? demanda Simon Gaunt, un originaire de Cardiff, qui passait une bonne partie de son temps à la ferme.

Tapper le regarda d´un air furieux. Contraste intéressant: le petit homme intelligent, l´organisateur et le cerveau du groupe, et l´ancien marin à la puissante carrure, au teint jaune, dont seules les boucles d´oreille évoquaient un passé que personne ne semblait bien connaître. Simon préférait sans réserve l´action directe et violente, même lorsque celle-ci paraissait d´avance vouée à l´échec. Quelquefois, pourtant, Owen ne pouvait s´empêcher de penser que le marin était peut-être plus rusé qu´il n´en avait l´air.

– Pourquoi la font-ils ? répéta Tapper. Parce qu´ils ne savent qu´inventer d´autre. La Convention, maintenant, est un roseau brisé: on s´aperçoit qu´elle fourmille malheureusement de vains orateurs et de philosophes aux idées confuses, nourris de chimères, qui de leur vie n´ont sali leurs mains. Des philosophes, il en faut. Mais qu´ils restent à leur place. Au vote, ils ne devraient pas pouvoir l´emporter sur les hommes qui ont vécus tout cela eux-mêmes et qui savent de quoi il s´agit.

Une grande carte piquée de petits drapeaux était suspendue dans la cuisine de la ferme. Sur cette carte-là, des semaines durant, on répéta ce qui devait aboutir au drame de 1839. Le groupe ne quitta pas une fois la vallée au cours de cette période, mais les chevaux restaient sellés en permanence, prêts à partir sur l´heure si l´incendie éclatait quelque part.

Le feu malheureusement ne prenait pas. Les lettres se succédaient, et les journaux aussi, révélant jour après jour la façon tragique dont la Convention trahissait la cause des ouvriers.

Et Tapper arpentait la cuisine dallée, se tordant les mains et criant:

– Nos pires ennemis maintenant, ce sont nos propres dirigeants ! Ce n´est pas la première fois qu´on nous a eu !

La Convention avait d´abord opté pour la grève générale. Elle aurait pu au moins peser de tout son poids pour changer en victoire cette tentative désespérée. Mais elle hésita, tâtonna, et finalement adopta une nouvelle résolution décidant qu´après tout, la grève n´aurait pas lieu.

Les ouvriers ne savaient ni que faire, ni qui croire. On les avait vivement encouragés à cesser le travail – dans certains districts, en tout cas – et à présent, on annonçait calmement que la grève était annulée. Dans les régions les moins enthousiastes le mouvement se désagrégea. Dans les plus ardentes, les ouvriers tentèrent quand même de quitter le travail, mais ces tentatives isolées étaient vouées à l´échec.

Les coups pleuvaient de tous côtés. Un manifeste circulait, appelant les petits commerçants et les artisans à s´unir aux ouvriers. Presque tous ceux qui le signèrent furent jetés en prison.

Trois ouvriers de Birmingham qui avaient combattu dans les rues furent accusés de haute trahison et condamnés à mort. Dans la plupart des villes il y eut des procès collectifs. Les prévenus étaient condamnés par fournées: plus de soixante-dix à Liverpool, à Lancaster trente-cinq, on en comptait trente et un à Welshpool. Nombre d´entre eux partirent en déportation pour l´Australie.

Néanmoins, la lutte se poursuivait: chacun versait une part de son maigre salaire dans un fond de défense ou achetait des armes en dépit de l´interdiction formelle.

A Loughborough, personne ne comparut pour témoigner contre deux prisonniers chartistes et les magistrats furent contraints de les libérer. A Ashton, un constable qui devait déposer contre le chartiste Stephens fut à moitié assommé.

Les hommes de la ferme des hauts plateaux serraient les poings et poursuivaient leur tâche.

Et c´est alors qu´arriva le mystérieux Beniowski.

Owen fut le premier à le voir. Il entra au galop un soir dans la cour, superbe silhouette sur un superbe cheval, sombre statue géante contre le couchant.

C´était un homme aux traits réguliers, que sa cape flottant au vent faisait ressembler aux chevaliers d´autrefois. Il se tenait admirablement en selle.

– C´est ici ? la Fer-r-rme de la Liber-r-té, s´enquit-il, roulant les «r» comme un étranger.

Oui, c´est ici.

L´homme sauta à bas du cheval et s´avança, tenant sa monture par la bride. Il avait bien plus de six pieds de haut et sa démarche était celle d´un cavalier.

Docteur Tapper, est-il là ?

Tout en parlant, il regardait furtivement d´un côté et de l´autre, son visage marqué de cette expression étrange que donne l´habitude des pièges.

– Me voilà, nous voilà, compagnon ! s´écria le pharmacien accourant vers lui, suivi de Simon.

– J´ai entendu parler de vous, dit l´étranger en s´inclinant et en lui tendant la main.

– Et moi de vous, répondit Tapper. Je vous présente mon ami, Simon Gaunt, ajouta-t-il en se tournant vers le marin.

Ah !

L´étranger avait vivement repris sa respiration.

– Ne vous ai-je pas… ne vous ai-je pas déjà r-ren-contré quelque part ? dit-il.

– Je ne crois pas, dit le marin. Ca fait un bout de temps que je n´ai pas mis les pieds à Londres.

– Ah non ? … pourtant… enfin, peu importe. Nous sommes ici entre amis, n´est-ce pas ?

– Et bien, entrez donc, venez souper, intervint Tapper. Le soleil s´est couché.

– Il se lèvera demain, répondit l´étranger d´un air pénétrant.

– Oui, oui, il se lève à l´est… dit le pharmacien en souriant, du côté de la Pologne, ma foi ! Peut-être notre aube à nous viendra-t-elle aussi de là ?

A ces mots, Beniowski s´inclina de nouveau, tandis qu´Owen et Tom contemplaient la scène avec étonnement.

 

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