1945

Georges Orwell

La ferme des animaux

1945

Chapitre VI

Toute l’année, les animaux trimèrent comme des esclaves, mais leur travail les rendait heureux. Ils ne rechignaient ni à la peine ni au sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu’ils se donnaient, eux-mêmes recueilleraient les fruits, ou à défaut leur descendance - et non une bande d’humains désœuvrés, tirant les marrons du feu.

Tout le printemps et pendant l’été, ce fut la semaine de soixante heures, et en août Napoléon fit savoir qu’ils auraient à travailler aussi les après-midi du dimanche. Ce surcroît d’effort leur était demandé à titre tout à fait volontaire, étant bien enten­du que tout animal qui se récuserait aurait ses rations réduites de moitié. Même ainsi, certaines tâches durent être abandonnées. La moisson fut un peu moins belle que l’année précédente, et deux champs, qu’il eût fallu ensemencer de racines au début de l’été, furent laissés en jachère, faute d’avoir pu achever les labours en temps, voulu. On pouvait s’attendre à un rude hiver.

Le moulin à vent présentait des difficultés inattendues. Il y avait bien une carrière sur le territoire de la ferme, ainsi qu’abondance de sable et de ciment dans une des remises : les matériaux étaient donc à pied d’œuvre. Mais les animaux butè­rent tout d’abord sur le problème de la pierre à morceler en frag­ments utilisables : comment s’y prendre ? Pas autrement, sem­blait-il, qu’à l’aide de leviers et de pics. Voilà qui les dépassait, aucun d’eux ne pouvant se tenir longtemps debout sur ses pattes de derrière. Il s’écoula plusieurs semaines en efforts vains avant que quelqu’un ait l’idée juste utiliser la loi de la pesanteur. D’énormes blocs, bien trop gros pour être employés tels quels, reposaient sur le lit de la carrière. Les animaux les entourèrent de cordes, puis tous ensemble, vaches, chevaux, moutons, et chacun de ceux qui pouvaient tenir une corde (et même les cochons prê­taient patte forte aux moments cruciaux) se prirent à hisser ces blocs de pierre, avec une lenteur désespérante, jusqu’au sommet de la carrière. De là, basculés par-dessus bord, ils se fracassaient en morceaux au contact du sol. Une fois ces pierres brisées, le transport en était relativement aisé. Les chevaux les charriaient par tombereaux, les moutons les traînaient, un moellon à la fois ; Edmée la chèvre et Benjamin l’âne en étaient aussi : attelés à une vieille patache et payant de leur personne. Sur la fin de l’été on disposait d’assez de pierres pour que la construction commence. Les cochons supervisaient.

Lent et pénible cours de ces travaux. C’est souvent qu’il fal­lait tout un jour d’efforts harassants pour tirer un seul bloc de pierre ; jusqu’au faîte de la carrière, et même parfois il ne se bri­sait pas au sol. Les animaux ne seraient pas parvenus à bout de leur tâche sans Malabar dont la force semblait égaler celle addi­tionnée de tous les autres. Quand le bloc de pierre se mettait à glisser et que les animaux, emportés dans sa chute sur le flanc de la colline, hurlaient la mort, c’était lui toujours qui l’arrêtait à temps, arc-bouté de tout son corps. Et chacun était saisi d’admiration, le voyant ahaner, et pouce à pouce, gagner du ter­rain tout haletant, ses flancs immenses couverts de sueur, la pointe des sabots tenant dru au sol. Douce parfois lui disait de ne pas s’éreinter pareillement, mais lui ne voulait rien entendre. Ses deux mots d’ordre « Je vais travailler plus dur » et « Napoléon ne se trompe jamais » lui semblaient une réponse suffisante à tous les- problèmes. Il s’était arrangé avec le jeune coq pour que celui- ci le réveille trois quarts d’heure à l’avance au lieu d’une demi- heure. De plus, à ses moments perdus - mais il n’en avait plus guère - il se rendait à la carrière pour y ramasser une charretée de pierraille qu’il tirait tout seul jusqu’à l’emplacement du mou­lin.

Malgré la rigueur du travail, les animaux n’eurent pas à pâtir de tout l’été. S’ils n’étaient pas mieux nourris qu’au temps de Jo­nes, en tout cas ils ne l’étaient pas moins. L’avantage de subvenir à leurs seuls besoins - indépendamment de ceux, extravagants, de cinq êtres humains - était si considérable que, pour le perdre, il eût fallu accumuler beaucoup d’échecs. De bien des manières, la méthode animale était la plus efficace, et elle économisait du tra­vail. Le sarclage, par exemple, pouvait se faire avec une minutie impossible chez les humains. Et les animaux s’interdisant désor­mais de chaparder, il était superflu de séparer, par des clôtures les pâturages des labours, de sorte qu’il n’y avait plus lieu d’entretenir haies et barrières. Malgré tout, comme l’été avançait, différentes choses commencèrent à faire défaut sans qu’on s’y fût attendu : huile de paraffine, clous, ficelle, biscuits pour les chiens, fers du maréchal-ferrant, tous produits qui ne pouvaient pas être fabriqués à la ferme ; plus tard, on aurait besoin encore de graines et d’engrais artificiels, sans compter différents outils et la machinerie du moulin. Comment se procurer le nécessaire ? C’est ce dont personne n’avait la moindre idée.

Un dimanche matin que les animaux étaient rassemblés pour recevoir leurs instructions, Napoléon annonça qu’il avait arrêté une ligne politique nouvelle. Dorénavant la Ferme des’ Animaux entretiendrait des relations commerciales avec les fer­mes du voisinage : non pas, bien entendu, pour faire du négoce, mais simplement pour se procurer certaines fournitures d’urgente nécessité. Ce qu’exigeait la construction du moulin de­vait, dit il, primer toute autre considération. Aussi était-il en pourparlers pour vendre une meule de foin et une partie de la récolte de blé. Plus tard, en cas de besoin d’argent, il faudrait vendre des œufs (on peut les écouler au marché de Willingdon). Les poules, déclara Napoléon, devaient se réjouir d’un sacrifice qui serait leur quote-part à l’édification du moulin à vent.

Une fois encore les animaux éprouvèrent une vague inquié­tude : ne jamais entrer en rapport avec les humains, ne jamais faire de commerce, ne jamais faire usage d’argent - n’était-ce pas là certaines des résolutions prises à l’assemblée triomphale qui avait suivi l’expulsion de Jones ? Tous les animaux se rappelaient les avoir adoptées - ou du moins ils croyaient en avoir gardé le souvenir. Les quatre jeunes gorets qui avaient protesté quand Napoléon avait supprimé les assemblées élevèrent timidement la voix, mais pour être promptement réduits au silence et comme foudroyés par les grognements des chiens. Puis, comme d’habitude, les moutons lancèrent l’ancienne : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !, et la gêne passagère en fut dissipée. Finale­ment, Napoléon dressa la patte pour réclamer le silence et fit sa­voir que toutes dispositions étaient déjà prises. Il n’y aurait pas lieu pour les animaux d’entrer en relations avec les humains, ce qui manifestement serait on ne peut plus mal venu. De ce fardeau il se chargerait lui-même. Un certain Mr. Whymper, avoué à Wil- lingdon, avait accepté de servir d’intermédiaire entre la Ferme des Animaux et le monde extérieur, et chaque lundi matin il vien­drait prendre les directives. Napoléon termina son discours de façon coutumière, s’écriant : « Vive la Ferme des Animaux ! » Et, après avoir entonné Bêtes d’Angleterre, on rompit les rangs.

Ensuite, Brille-Babil, fit le tour de la ferme afin d’apaiser les esprits. Il assura aux animaux que la résolution condamnant le commerce et l’usage de l’argent n’avait jamais été passée, ou même proposée. C’était là pure imagination, ou alors une légende née des mensonges de Boule de Neige. Et comme un léger doute subsistait dans quelques esprits, Brille-Babil, en personne astu­cieuse, leur demanda : « Êtes-vous tout à fait sûrs, camarades, que vous n’avez pas rêvé ? Pouvez-vous faire état d’un document, d’un texte consigné sur un registre ou l’autre ? » Et comme assu­rément n’existait aucun écrit consigné, les animaux furent convaincus de leur erreur.

Comme convenu, Mr. Whymper se rendait chaque lundi à la ferme. C’était un petit homme à l’air retors, et qui portait des fa­voris, un avoué dont l’étude ne traitait que de piètres affaires. Ce­pendant, il était bien assez finaud pour avoir compris avant tout autre que la Ferme des Animaux aurait besoin d’un courtier, et les commissions ne seraient pas négligeables. Les animaux obser­vaient ses allées et venues avec une sorte d’effroi, et ils l’évitaient autant que possible. Néanmoins, voir Napoléon, un Quatrepattes, donner des ordres à ce Deuxpattes, réveilla leur orgueil et les ré­concilia en partie avec les dispositions nouvelles. Leurs relations avec la race humaine n’étaient plus tout à fait les mêmes que par le passé. Les humains ne haïssaient pas moins la Ferme des Ani­maux de la voir prendre un certain essor : à la vérité, ils la haïs­saient plus que jamais. Chacun d’eux avait tenu pour article de foi que la ferme ferait faillite à plus ou moins brève échéance ; et quant au moulin à vent, il était voué à l’échec. Dans leurs taver­nes, ils se prouvaient les uns aux autres, schémas à l’appui, que fatalement il s’écroulerait, ou qu’à défaut il ne fonctionnerait ja­mais. Et pourtant, ils en étaient venus, à leur corps défendant, à un certain respect pour l’aptitude de ces animaux à gérer leurs propres affaires. Ainsi désignaient-ils maintenant la Ferme des Animaux sous son nom, sans plus feindre de croire qu’elle fût la Ferme du Manoir. Et de même avaient-ils renoncé à défendre la cause de Jones ; celui-ci, ayant perdu tout espoir de rentrer dans ses biens, s’en était allé vivre ailleurs.

Sauf par le truchement de Whymper, il n’avait pas été établi de relations entre la Ferme des Animaux et le monde étranger, mais un bruit circulait avec insistance Napoléon aurait été sur le point de passer un marché avec soit Mr. Pilkington de Foxwood, soit Mr. Frederick de Pinchfield - mais en aucun cas, ainsi qu’on en fit la remarque, avec l’un et l’autre en même temps.

Vers ce temps-là, les cochons emménagèrent dans la maison d’habitation dont ils firent leurs quartiers. Une fois encore, les animaux crurent se ressouvenir qu’une résolution contre ces pra­tiques avait été votée, dans les premiers jours, mais une fois en­core Brille-Babil parvint à les convaincre qu’il n’en était rien. Il est d’absolue nécessité, expliqua-t-il, que les cochons, têtes pen­santes de la ferme, aient à leur disposition un lieu paisible où tra­vailler. Il est également plus conforme à la dignité du chef (car depuis peu il lui était venu de conférer la dignité de chef à Napo­léon) de vivre dans, une maison que dans une porcherie. Certains animaux furent troublés d’apprendre, non seulement que les co­chons prenaient leur repas à la cuisine et avaient fait du salon leur salle de jeux, mais aussi qu’ils dormaient dans des lits. Comme de coutume, Malabar en prit son parti : - « Napoléon ne se trompe jamais » -, mais Douce, croyant se rappeler une inter­diction expresse à ce sujet, se rendit au fond de la grange et tenta de déchiffrer les Sept Commandements inscrits là. N’étant à même que d’épeler les lettres une à une, elle s’en alla quérir Edmée.

« Edmée, dit-elle, lis-moi donc le Quatrième Commande­ment. N’y est-il pas question de ne jamais dormir dans un lit ? »

Edmée épelait malaisément les lettres. Enfin :

« Ça dit : Aucun animal ne dormira dans un lit avec des draps. »

Chose curieuse, Douce ne se rappelait pas qu’il eût été ques­tion de draps dans le Quatrième Commandement, mais puisque c’était inscrit sur le mur il fallait se rendre à l’évidence. Sur quoi, Brille-Babil vint à passer par là avec deux ou trois chiens, et il fut à même d’expliquer l’affaire sous son vrai jour :

« Vous avez donc entendu dire, camarades, que nous, les co­chons, dormons maintenant dans les lits de la maison ? Et pour­quoi pas ? Vous n’allez tout de même pas croire à l’existence d’un règlement qui proscrive les lits ? Un lit, ce n’est jamais qu’un lieu où dormir. Le tas de paille d’une écurie, qu’est-ce que c’est, à bien comprendre, sinon un lit ? L’interdiction porte sur les draps, les­quels sont d’invention humaine. Or nous avons enlevé les draps des lits et nous dormons entre des couvertures. Ce sont là des lits où l’on est très bien, mais pas outre mesure, je vous en donne mon billet, camarades, avec ce travail de tête qui désormais nous incombe. Vous ne voudriez pas nous ôter le sommeil réparateur, hein, camarades ? Vous ne voudriez pas que nous soyons exté­nués au point de ne plus faire face à la tâche ? Sans nul doute, aucun de vous ne désire le retour de Jones ? »

Les animaux le rassurèrent sur ce point, et ainsi fut clos le chapitre des lits. Et nulle contestation non plus lorsque, quelques jours plus tard, il fut annoncé qu’à l’avenir les cochons se lève­raient une heure plus tard que les autres.L’automne venu au terme d’une saison de travail éprouvante, les animaux étaient fourbus mais contents. Après la vente d’une partie du foin et du blé, les provisions pour l’hiver n’étaient pas fort abondantes, mais le moulin contrebalançait toute déconve­nue. Il était maintenant presque à demi bâti. Après la moisson, un temps sec sous un ciel dégagé fit que les animaux trimèrent plus dur que jamais : car, se disaient-ils, il valait bien la peine ; de charroyer tout le jour des quartiers de pierre, si, ce faisant, on exhaussait d’un pied les murs du moulin. Malabar allait même au travail tout seul, certaines nuits, une heure ou deux, sous le clair de lune de septembre. Et, à leurs heures perdues, les animaux faisaient le tour du moulin en construction, à n’en plus finir, en admiration devant la force et l’aplomb des murs, et s’admirant eux-mêmes d’avoir dressé un ouvrage imposant tel que celui-là. Seul le vieux Benjamin se refusait à l’enthousiasme, sans toutefois rien dire que de répéter ses remarques sibyllines sur la longévité de son espèce.

Ce fut novembre et les vents déchaînés du sud-ouest. Il fallut arrêter les travaux, car avec le temps humide on ne pouvait plus malaxer le ciment. Une nuit enfin, la tempête souffla si fort que les bâtiments de la ferme vacillèrent sur leurs assises, et plusieurs tuiles du toit de la grange furent emportées. Les poules endor­mies sursautèrent, caquetant d’effroi. Toutes dans un même rêve croyaient entendre la lointaine décharge d’un fusil. Au matin les animaux une fois dehors s’aperçurent que le mât avait été abattu, et un orme, au bas du verger, arraché au sol comme un simple radis. Ils en étaient là de leurs découvertes, qu’un cri désespéré leur échappa. C’est qu’ils avaient sous les yeux quelque chose d’insoutenable : le moulin en ruine.

D’un commun accord ils se ruèrent sur le lieu du désastre. Napoléon, dont ce n’était pas l’habitude de hâter le pas, courait devant. Et, oui, gisait là le fruit de tant de luttes : ces murs rasés jusqu’aux fondations, et ces pierres éparpillées que si pénible­ment ils avaient cassées et charriées ! Stupéfiés, les animaux je­taient un regard de deuil sur ces éboulis. En silence, Napoléon arpentait le terrain de long en large, reniflant de temps à autre, la queue crispée battant de droite et de gauche, ce qui chez lui était l’indice d’une grande activité de tête. Soudain il fit halte, et il fal­lait croire qu’il avait arrêté son parti :

« Camarades, dit-il, savez-vous qui est le fautif ? L’ennemi qui s’est présenté à la nuit et a renversé notre moulin à vent ? C’est Boule de Neige ! rugit Napoléon.

« Oui, enchaîna-t-il, c’est Boule de Neige, par pure malignité, pour contrarier nos plans, et se venger de son ignominieuse ex­pulsion. Lui, le traître ! A la faveur des ténèbres, il s’est faufilé jusqu’ici et a ruiné d’un coup un an bientôt de notre labeur.

« Camarades, de ce moment, je décrète la condamnation à mort de Boule de Neige. Sera Héros-Animal de Deuxième classe et recevra un demi-boisseau de pommes quiconque le conduira sur les bancs de la justice. Un boisseau entier à qui le capturera vivant ! »

Que même Boule de Neige ait pu se rendre capable de pa­reille vilenie, voilà une découverte qui suscita chez les animaux une indignation extrême. Ce fut un tel tollé qu’incontinent chacun réfléchit aux moyens de se saisir de Boule de Neige si jamais il devait se représenter sur les lieux. Presque aussitôt on découvrit sur l’herbe, à petite distance de la butte, des empreintes de co­chon. On ne pouvait les suivre que sur quelques mètres, mais el­les avaient l’air de conduire à une brèche dans la haie. Napoléon, ayant reniflé de manière significative, déclara qu’il s’agissait bien de Boule de Neige. D’après lui, il avait dû venir de la ferme de Foxwood. Et, ayant fini de renifler

« Plus d’atermoiements, camarades ! s’écria Napoléon. Le travail nous attend. Ce matin même nous allons nous remettre à bâtir le moulin, et nous ne détèlerons pas de tout l’hiver, qu’il pleuve ou vente. Nous ferons savoir à cet abominable traître qu’on ne fait pas si facilement table rase de notre œuvre. Souve­nez-vous en, camarades : nos plans ne doivent être modifiés enrien. Ils seront terminés au jour dit. En avant, camarades ! Vive le moulin à vent ! Vive la Ferme des Animaux ! »

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