Extraits d'un ouvrage célèbre pour avoir alimenté les thèses "capitaliste d'Etat" sur l'URSS. |
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L’Ere des organisateurs
Nous sommes maintenant en mesure d’établir d’une façon préliminaire la théorie de la révolution directoriale, théorie qui fournit la solution du problème auquel ce livre est consacré.
La théorie admet, pour commencer, que nous sommes actuellement dans une période de transition, caractérisée par la rapidité exceptionnelle avec laquelle se modifient les principales institutions économiques, sociales, politiques et culturelles de la société. Cette transition s’effectue entre la société du type bourgeois ou capitaliste et le type de société que nous avons dénommée directoriale.
Comparée à la transition entre la société féodale et la société capitaliste, la période présente sera sans doute brève. On peut, arbitrairement, en fixer le début à la première guerre mondiale, et la consolidation, approximativement cinquante ans plus tard ; peut-être sera-t-elle accomplie avant ce terme.
Le groupe social qui s’efforce actuellement d’atteindre la position de classe dirigeante est celui des directeurs. Je leur donne ce nom, me réservant d’expliquer plus loin quels sont les individus que comprend cette catégorie. Leur poussée réussira ; à l’issue de la période de transition, les directeurs formeront, en fait, la classe dirigeante. Cette poussée est, de plus, mondiale, très avancée déjà dans certains pays ; à des niveaux divers dans d’autres.
Le cadre économique dans lequel s’établira la domination sociale des directeurs s’appuie sur la possession par l’État des instruments de production les plus importants. Dans ce cadre, les individus, en tant qu’individus, ne seront pas investis de droits de propriété directs sur les principaux instruments de la production.
Comment, me demandera-t-on (et c’est la clé du problème), comment, si tel est le cadre économique, l’existence d’une classe dirigeante sera-t-elle possible ? Nous avons vu qu’une “classe dirigeante” signifie un groupe de personnes qui, en vertu de relations économico-sociales particulières, exerce un degré particulier de contrôle sur l’accès aux instruments de production et bénéficie d’un traitement préférentiel dans la distribution des produits de ces instruments. Les capitalistes constituaient un groupe conforme à cette définition, précisément parce qu’ils détenaient les droits de propriété des instruments de production.
Si, dans la société directoriale, aucun individu ne doit posséder de tels droits, comment un groupe d’individus pourra-t-il y former une classe dirigeante ?
La réponse à cette question est relativement simple et, comme nous l’avons déjà dit, l’histoire nous a montré des situations analogues. Les directeurs exerceront leur contrôle sur les instruments de production et obtiendront un droit préférentiel dans la distribution des produits, non pas directement, en tant qu’individus, mais par leur contrôle de l’État qui sera propriétaire des instruments de production. L’État, c’est-à-dire les institutions qui le composent, sera, peut-on dire, “la propriété” des directeurs. Il n’en faudra pas davantage pour faire d’eux la classe dirigeante.
Le contrôle de l’État par les directeurs sera garanti par des institutions politiques appropriées, analogues à celles qui, sous le régime capitaliste, garantissaient aux bourgeois leur domination.
Les idéologies exprimant le rôle social, les intérêts et les aspirations des directeurs (indispensables éléments dans la lutte pour le pouvoir, comme le furent toujours les idéologies) n’ont pas encore été complètement élaborées, pas plus que ne furent celles des bourgeois pendant la période de transition de la féodalité au capitalisme. Elles nous sont pourtant approximativement connues, par différentes sources : le léninisme-stalinisme ; le fascisme-nazisme, et, à un degré de moindre évolution, par le new-dealisme et d’autres idéologies américaines moins influentes, voisines de la “technocratie”.
Telle est, décrite dans le langage de “la lutte pour le pouvoir”, la carcasse de ma théorie. On remarquera que nos assertions s’appliquent aux phases essentielles d’une “transition sociale” et à ce qui caractérise un type de société, conformément aux données discutées dans les chapitres Ier et II. Mais nous devons rappeler que le langage de la lutte pour le pouvoir est métaphorique. Pas plus que ne le firent naguère les capitalistes, les “directeurs” ne se sont réunis pour décider explicitement et délibérément qu’ils allaient réclamer le pouvoir mondial. De même, la masse de ceux qui se sont battus ou qui vont effectivement se battre au cours de cette lutte ne se recrutera pas parmi les directeurs eux-mêmes ; la plupart des combattants seront des ouvriers et des jeunes gens qui s’imagineront sans doute lutter pour leurs propres buts. Ce ne sont pas non plus les directeurs eux-mêmes qui ont construit et propagé leurs idéologies ; cette besogne a été est est accomplie par des intellectuels, écrivains ou philosophes. La majorité de ces intellectuels ne se doutent pas que le résultat auquel aboutira leur travail sera de créer une nouvelle classe dirigeante. Comme par le passé, les intellectuels croient parler au nom de la vérité et pour le profit de toute l’humanité.
En bref, la question de savoir si les directeurs sont conscients, s’ils se proposent pour but la domination sociale et s’ils prennent des mesures délibérées pour l’atteindre, cette question, en dépit de ce que semble impliquer la formule de “la lutte pour le pouvoir”, ne se pose pas réellement.
La théorie de la révolution directoriale affirme simplement ce qui suit : la société moderne a été organisée au moyen de certaines institutions économiques, sociales et politiques, que nous appelons capitalistes, et elle a adopté certaines croyances ou idéologies. Dans le cadre de cette structure sociale, une classe déterminée, celle des bourgeois, occupe la position de la classe dirigeante, telle que nous l’avons définie. À l’heure présente, ces institutions et ces idées sont en train de subir une rapide transformation. À la fin de cette période de transformation, c’est-à-dire dans un avenir relativement proche, la société sera organisée au moyen d’une série d’institutions économiques, sociales et politiques toutes différentes, et elle professera des idéologies et des croyances toutes différentes. Au sein de la nouvelle structure sociale, un groupe social nouveau, celui des directeurs, sera la classe dirigeante.
En exprimant notre théorie de cette manière, nous évitons les ambiguïtés possibles suggérées par la métaphore trop pittoresque de “la lutte pour le pouvoir”. Néanmoins, tout comme lors de la révolution bourgeoise qui abolit la féodalité, les êtres humains qu’intéresse la transformation sociale et, en particulier, les futurs dirigeants, ne restent pas passifs. Leur rôle précis, celui des bourgeois, des prolétaires et des cultivateurs, est à étudier spécifiquement. Ce qu’ils désirent et ce qu’ils ont l’intention de faire ne correspond pas nécessairement avec les effets réels de ce qu’ils disent ou font ; bien que ce qui nous intéresse principalement soit ces effets réels – qui constitueront la transformation de la société en société directoriale, – nous nous intéressons aussi à ce que disent et font ces divers groupes sociaux.
Ces observations sont indispensables si l’on veut éviter des malentendus. Les êtres humains, soit individuellement, soit en groupes, s’efforcent d’atteindre certains objectifs : nourriture, pouvoir, confort, paix, privilèges, sécurité, liberté et ainsi de suite. Ils prennent des mesures qui, à leur avis, les aideront à atteindre le but en question. Or l’expérience nous montre que non seulement les buts ne sont pas toujours atteints, mais que les démarches entreprises produisent souvent un résultat opposé au résultat qu’on en escomptait. Machiavel a signalé, dans son Histoire de Florence, que les pauvres, soumis à l’oppression, étaient toujours prêts à se battre pour la liberté, mais que le résultat de chaque révolte était simplement l’établissement d’une nouvelle tyrannie.
Nombre des premiers capitalistes se sont sincèrement battus pour obtenir la liberté de conscience ; le résultat de leurs combats a fréquemment été un absolutisme théologique dur et stérile s’accompagnant pour eux du pouvoir politique et de privilèges économiques.
Ainsi, aujourd’hui, nous voulons savoir ce que pensent et font diverses personnes et divers groupes ; leurs pensées et leurs actes produisent des effets sur les événements, mais il n’existe pas de correspondance nécessaire entre les pensées et les effets, et le problème qui nous occupe est de découvrir ce que seront ces effets par rapport à la structure sociale.
La théorie de la révolution directoriale ne se contente pas de prédire ce qui va se passer dans un avenir hypothétique. Elle est, tout d’abord, une interprétation de ce qui s’est déjà passeé et de ce qui est en train de se passer. Elle prédit que le mouvement qui a commencé et qui est déjà assez avancé continuera et s’achèvera. La révolution directoriale n’est pas une chose que nos enfants doivent attendre ; nous pouvons la voir se faire sous nos yeux. De même que nous ne nous rendons compte de notre vieillissement que lorsque nous sommes déjà vieux, de même les contemporains d’un grand changement social s’aperçoivent rarement que la société est en train de changer avant que le changement soit déjà effectué. Les vieux mots et les vieilles convictions subsistent longtemps après que la réalité sociale qui les animait a cessé d’exister. Notre sagesse à l’égard des questions sociales n’est presque toujours que rétrospective. Cette constatation devrait être humiliante pour les hommes : si la justice est au delà de notre atteinte, nous aimerions du moins pouvoir prétendre à la connaissance.
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