1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Le coup de pied prussien aux francfortois

n°287, 2 mai 1849


Cologne, le 1° mai.

Encore un nouvel épisode dans l'histoire de la contre-révolution prussienne. Le roi donne à l'Assemblée de Francfort un coup de pied définitif et avec mépris lui lance à la face la couronne qu'elle lui a offerte, cette couronne en papier doré, insigne d'une dignité impériale imaginaire.

Si l'Assemblée de Francfort avait eu au bon moment une attitude énergique, elle pourrait maintenant faire arrêter ce Hohenzollern ivre d'orgueil et le faire comparaître devant les jurés pour « outrage à l'Assemblée nationale » (loi de septembre 1848, promulguée aussi en Prusse [1] ). Jusqu'à présent il n'existe aucune loi « d'empire » déclarant irresponsables, aussi devant « l'empire », Messieurs les princes pris individuellement; quant à l'irresponsabilité impériale, Hohenzollern la rejette loin de lui.

La nouvelle note prussienne « d'empire » du 28 avril [2] adoucit le coup de pied « impérial » par quelques remarques bienveillantes sur la prétendue Constitution impériale allemande. Cette œuvre ratée et bien innocente y est présentée comme un monstre ayant tous les défauts, produit extrême de la révolution et du crypto-républicanisme « renversant toutes les barrières ».

L'église Saint-Paul, un repaire de brigands carbonaristes [3] Welcker et Gagern des crypto-républicains, « Möros, le poignard sous le manteau [4] ». Bassermann, le visionnaire, élevé lui-même à la dignité de spectre à la Bassermann [5] . Évidemment voilà qui flatte les honnêtes gens de Francfort après tous les sarcasmes que le peuple a accumulés sur eux, après toutes les malédictions que les combattants des barricades, écrasés à Francfort et à Vienne, ont amassées sur eux; et des gens de toutes couleurs jusqu'à M. Vogt sont en mesure de croire réellement à de telles sornettes.

La note prussienne est la dernière menace à l'Assemblée de Francfort, précédant de peu la véritable dispersion de cette Assemblée. Une fois encore Hohenzollern, le récalcitrant, tend la main pour « s'entendre ». Et de fait, l'Assemblée, après être allée si loin pourrait vraiment faire encore un petit pas de plus et passer complètement au service de la Prusse.

Pendant ce temps-là, une partie du peuple, et en particulier les paysans et les petits bourgeois des petits États pillards de l'Allemagne du Sud, s'accrochent à l'Assemblée et à la prétendue Constitution d'empire. L'armée est favorable à la Constitution d'empire. Dans chaque pas, aussi petit soit-il, menant vers l'unification de l'Allemagne, le peuple voit un pas vers l'élimination des petits princes et la libération de la charge écrasante des impôts. La haine de la Prusse y contribue aussi pour sa part. Les Souabes ont même fait une révolution pour la prétendue Constitution d'empire; c'est naturellement une tempête dans un verre d'eau [6] , mais c'est quand même quelque chose.

La dispersion de l'Assemblée de Francfort ne pourrait donc se produire sans l'emploi de la force si les honnêtes gens de Francfort avaient tant soit peu de courage . Ce serait pour eux l'ultime occasion de se laver, tout au moins pour une faible part, des graves fautes commises. Étant donné les victoires des Hongrois, la déliquescence de l'Autriche, la fureur du peuple en Prusse contre les trahisons des Hohenzollern-Radowitz-Manteuffel, un soulèvement ostensible de Francfort et de l'Allemagne du Sud en faveur de la Constitution d'empire pourrait former momentanément, le centre d'un nouveau mouvement révolutionnaire, appuyé sur la Hongrie.

Mais alors ces Messieurs ne devraient pas craindre de proclamer la guerre civile, et ce à la dernière extrémité, quand il s'agira de trancher, de préférer la république allemande une et indivisible à la restauration de la Diète fédérale allemande [7] .

Mais en croire les Francfortois capables, c'est se tromper lourdement. Ces Messieurs feront quelque bruit, regimberont un moment pour satisfaire au moins tant soit peu aux convenances, et puis, ils décideront tout ce que Hohenzollern, le récalcitrant, leur dictera. Le peuple construira peut-être ça et là des barricades et il sera trahi comme le 18 septembre [8] .

C'est ainsi que prendrait fin le célèbre drame impérial et national à grand spectacle, si cela dépendait de ces Messieurs de Francfort. Mais peut-être les hussards hongrois, les lanciers polonais et les prolétaires viennois diront-ils leur mot, et alors l'affaire peut encore prendre une autre tournure.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Il s'agit de la « loi concernant la protection de l'Assemblée constituante de l'empire allemand et des agents du pouvoir central ». Elle fut discutée à l'Assemblée nationale de Francfort et promulguée le 10 octobre 1848. Suivant l'article V de cette loi, toute offense publique à l'Assemblée de l'empire, même en dehors de son siège, est punie d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à deux ans. Cette loi fut publiée le 17 octobre 1848 dans la Gesetz-Sammlung für die Königlichen Preussischen Staaten (Recueil de lois pour les États royaux prussiens) sous le titre : « Patent über die Publikation des Reichsgesetzes zum Schutze der verfassunggebenden Reichsversammlung und der Beamten der provisorischen Centralgewalt ».

[2] Dans la note « impériale » prussienne du 28 avril - la lettre adressée par le président du Conseil prussien, le comte de Brandenburg, « au plénipotentiaire royal auprès du pouvoir central provisoire ... Camphausen ... à Francfort-sur-le-Main » le 28 avril 1849 - sont exposées les raisons pour lesquelles le roi de Prusse s'est résolu à refuser la dignité impériale qui lui était offerte sur la base de la Constitution adoptée à Francfort.

[3] Les Carbonari avaient formé une société secrète. Elle fut organisée d'abord dans les Abruzzes par des patriotes italiens luttant contre l'occupation française; tenant leurs réunions dans les forêts où ils vivaient comme des charbonniers, ils furent amenés par Capoblanco à défendre, en Calabre, contre Murat, la cause de Ferdinand I° et de Caroline, réfugiés en Sicile. Mais quand, après la défaite napoléonienne, la réaction sévit, ils devinrent les ennemis acharnés des souverains restaurés en 1814 et de l'Autriche qui était à la tête du royaume lombardo-vénitien. En entrant dans cette société secrète, il fallait s'engager solennellement à combattre tous les tyrans. La Charbonnerie se développa considérablement sous la Restauration, en Italie; c'est elle qui anima la révolution de Naples en 1820 et l'insurrection piémontaise de 1821. Des divergences d'opinion entraînèrent son affaiblissement. Elle ne tarda pas à être absorbée en France par de nouvelles sociétés républicaines, et dans la péninsule par la « Jeune Italie » que Mazzini créa en 1831.

[4] Citation extraite de la ballade de SCHILLER : Die Bürgscitait (La Caution).

[5] Un personnage à la Bassermann : allusion à une déclaration du député Bassermann à l'Assemblée nationale de Francfort dans un compte rendu d'un voyage à Berlin, le 18 novembre 1848 : « J'arrivai tard, je parcourus encore les rues et je dois avouer que la foule que j'aperçus dans les dites rues, et notamment à proximité du local où siégeaient les États, m'effraya; j'y vis, peuplant les rues, des personnages que je ne veux pas décrire. » (Cf. Compte rendu sténographique sur les débats de l'Assemblée nationale constituante de Francfort-sur-le-Main. )

[6] « Une tempête dans un verre d'eau ». Montesquieu employa cette comparaison imagée pour parler des troubles dans la petite république de San Marin.

[7] La Confédération germanique fut créée par les actes confédéraux (Bundesakte) signés le 8 juin 1815, au Congrès de Vienne. Elle comprenait d'abord trente-quatre États, puis par la suite seulement vingt-huit principautés et quatre villes libres (Brême, Hambourg, Lubeck et Francfort-sur-le-Main); elle subsista jusqu'en 1866. Elle rendait difficile la formation d'un gouvernement central et conservait le morcellement féodal de l'Allemagne. L'Assemblée confédérale des plénipotentiaires constituait le Bundestag qui siégea toujours à Francfort-sur-le-Main sous la présidence de l'Autriche et devint un rempart de la réaction allemande. Pour lutter contre l'unification démocratique de l'Allemagne, les forces réactionnaires tentèrent de redonner une activité au Bundestag après la révolution de mars.

[8] Un soulèvement populaire éclata à Francfort-sur-le-Main, le 18 septembre 1848. Il était dirigé contre la ratification de l'armistice avec le Danemark par l'Assemblée nationale de Francfort. Le jour même, le soulèvement était réprimé avec l'aide de troupes prussiennes et autrichiennes. Les dirigeants petits-bourgeois de l'aile gauche de l'Assemblée nationale contribuèrent à cette défaite du soulèvement, par leur lâche comportement.


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