1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Débats ententistes à Berlin
Cologne, 6 juillet
Tandis qu'à Berlin la crise ministérielle n° 2 continue à se développer, nous allons provisoirement « quitter ces tempêtes », pour parler comme le député Mätze, et retourner sur le « lac » jusqu'à présent si « calme » du débat « ententiste ». On dira ce qu'on voudra, nous y avons passé plus d'une heure de douce hilarité.
Ici règnent encore vertu et décence,
Et pourtant ici fleurissent
Bien des plaisirs discrets [1].
C'est au tour de la séance du 30 juin. Elle s'ouvre aussitôt par des événements importants et tout particulièrement caractéristiques.
Qui n'a pas entendu parler de la grande campagne des cinquante-sept pères de famille de la Marche de Berg [2] pour le salut de la patrie ? Qui ne sait avec quel mépris de la mort cette fleur de la petite bourgeoisie conservatrice s'est mise en route, a planté là femmes, enfants et affaires pour monter sur la brèche afin de livrer à la révolution une bataille à mort, en un mot pour marcher sur Berlin et remettre au ministère une pétition contre les fauteurs de trouble ?
Les cinquante-sept paladins ont remis aussi à l'Assemblée ententiste une épître contenant des vux pieux, discrètement réactionnaires. L'épître est lue. Quelques Messieurs de la droite souhaitent entendre également les noms des signataires. Le secrétaire se met à lire, on l'interrompt, on crie : Assez, assez !
Le député Berg : Le document que l'on vient de lire est, ou une proposition, ou une pétition. Si c'est une proposition, je voudrais savoir quel membre de l'Assemblée la fait sienne. Si c'est une pétition, qu'on l'envoie devant la commission compétente, et que l'on ne nous ennuie pas plus longtemps avec elle.
Cette réponse laconique de M. Berg écarte l'affaire. Le président balbutie quelques excuses et met à l'écart l'épître des cinquante-sept pères de famille.
Là-dessus notre vieil ami, le vieil ami de la gauche, le député Schultz de Wanzleben se lève : « J'ai retiré avant-hier mes propositions concernant le mariage civil, etc... parce qu'il me fallait donner aux projets de loi une formulation différente. Je trouve dans le compte-rendu sténographique cette remarque : « Rires ». Il est possible que l'on ait ri à ce moment, mais certainement sans motif. » (Nouveaux rires). Le député Schultz de Wanzleben proteste alors, avec toute, sa candide honnêteté, de ses bonnes intentions : il accepte volontiers qu'on le reprenne; il s'est laissé convaincre de l'imperfection des projets de loi qu'il avait déposés, et ne pouvant présenter lui-même des amendements à ses propres propositions, il considère de son devoir de ne pas « soumettre » le projet à l'Assemblée dans sa forme primitive, mais de le retirer provisoirement. « je ne peux rien trouver de ridicule à cette façon de faire, et il me faut protester quand, par le mot : « rires », on présente comme ridicule ma démarche tout à fait motivée ».
Il en va du député Schultz de Wanzleben comme du chevalier Tannhäuser :
Quand je me souviens de ce rire !
Alors je verse des larmes soudaines [3].
Le député Brill remarque que dans les comptes-rendus sténographiques, par ailleurs excellents, il manque une phrase du ministre Hansemann, disant que le programme de l'actuel ministère est une suite au discours du trône. Cette phrase lui est restée particulièrement en mémoire parce que, étant imprimeur, il avait pensé alors à la phrase qu'il avait si souvent imprimée : « La suite au prochain numéro ». Cette façon de traiter avec tant de légèreté les sujets les plus graves provoque la véhémente indignation du député Ritz. Il bondit à la tribune et déclare :
« Messieurs, je crois qu'il est de la dignité de l'Assemblée de s'abstenir de métaphores dans les discours et de comparaisons qui ne sont pas à leur place ici. Elles n'ont rien de parlementaires non plus. (Vive agitation). Nous avons suivi la séance d'hier avec une grande hilarité, je considère que c'est incompatible avec la dignité de l'Assemblée. Je recommanderai, dans l'intérêt de la dignité de cette Assemblée, une certaine retenue. »
« Dans l'intérêt » de la « retenue » recommandée par le député Ritz, nous recommandrions, nous, au député Ritz « dans l'intérêt de la dignité de l'Assemblée », de prendre le moins possible la parole, puisqu'une « grande hilarité » lui emboîte toujours le pas.
Mais il apparut tout de suite combien les bonnes intentions d'honnêtes gens comme MM. Schultz de Wanzleben et Ritz, sont, dans ce monde mauvais, toujours méconnues. Le président Grabow désigna en effet les scrutateurs, et parmi eux, pour le centre gauche, M. Schultz de Wanzleben (Rires) et pour le centre droit M. Brill (Hilarité). En ce qui concerne M. Brill, nos lecteurs doivent savoir que ce député, qui appartient à la gauche la plus résolue, s'est assis au centre droit au milieu des paysans de Haute-Silésie et de Poméranie, auprès desquels il a fait échouer plusieurs suggestions de la réaction grâce à son populaire talent d'orateur.
Suit l'interpellation de M. Belinsch sur la note russe qui aurait provoqué le retrait de Wrangel du Jutland. Auerswald nie l'existence de cette note malgré le Morning Chronicle [4] et la Ptchêla russe [5]. Nous croyons que M. Auerswald a raison; nous ne croyons pas que la Russie ait envoyé à Berlin une « note » officielle. Mais pas plus que M. Auerswald, nous ne pouvons savoir ce que Nicolas a envoyé à Potsdam.
M. Behnsch interpelle également sur la note du commandant Wildenbruch au gouvernement danois [6], note suivant laquelle la guerre contre le Danemark ne serait qu'un semblant de guerre, un jeu pour absorber le trop-plein de force patriotique [7].
À cette interpellation M. Auerswald trouve le moyen de ne pas répondre.
Après une discussion ennuyeuse et embrouillée sur des commissions techniques se produit enfin, pour une fois, une scène parlementaire intéressante, une scène au cours de laquelle un peu d'indignation et un peu de passion couvrent le tambourinage stéréotypé de la droite. C'est au député Gladbach que nous devons cette scène. Le ministre de la Guerre avait promis de répondre aujourd'hui à son interpellation sur le désarmement et l'arrestation des francs-tireurs à leur retour.
À peine le président annonce-t-il ce sujet à l'ordre du jour que M. le lieutenant-colonel Griesheim, une de nos vieilles connaissances, se lève et commence à parler. Mais aussitôt une violente interruption coupe court à cette manière bureaucratico-militaire de s'imposer.
Le président déclare que selon le paragraphe 28 du règlement de l'Assemblée, les assistants des ministres ne peuvent prendre la parole qu'avec l'assentiment de l'Assemblée.
Griesheim : Je suis là en tant que représentant du ministre de la Guerre.
Le président : Je n'en ai pas été avisé.
Griesheim : Si ces Messieurs ne veulent pas m'entendre... (Oho ! Agitation.)
« Ces Messieurs » ! Pour M. Griesheim « ces Messieurs » sont pourtant bien toujours une « haute assemblée » ! M. le président aurait dû rappeler à l'ordre M. Griesheim pour son mépris répété de toute bienséance.
L'Assernblée veut entendre M. Griesheim. Auparavant, c'est encore M. Gladbach qui a la parole pour exposer les motifs de son interpellation. Mais il déclare d'abord qu'il a interpellé le ministre de la Guerre, et qu'il réclame sa présence, ce qui d'après le règlement est de la compétence de l'Assemblée. Le président écarte cependant cette demande et, vu l'urgence de l'affaire, M. Gladbach se lance dans son interpellation. Il raconte comment les francs-tireurs, sous la pression du despotisme militaire, quittèrent leur corps et rentrèrent chez eux, comment à Spandau ils furent mis au ban de la société avec la flétrissure des vagabonds par le « haïssable système policier sorti en une nuit de ses repaires », - comment ils y furent désarmés, détenus, et renvoyés chez eux avec une feuille de route imposée. M. Gladbach est le premier député qui ait réussi à raconter une action aussi infâmante avec toute l'indignation qui convient.
M. Griesheim déclare que la mesure a été prise sur la requête de la Préfecture de police de Berlin.
M. Gladbach lit alors l'attestation élogieuse, signée par le prince Frédéric de Schleswig-Holstein, remise à l'un des volontaires au moment où il quittait le corps, et lui oppose la feuille de route, digne d'un vagabond, établie à Spandau pour le même volontaire, « par décision ministérielle ». Il signale les menaces d'arrestation, de travail forcé, d'amendes, contenues dans la feuille de route, apporte un document officiel qui dément l'affirmation de M. Griesheim suivant laquelle la mesure aurait émané du Préfet de police, et demande si par hasard il n'y aurait pas à Spandau un ministère russe ?
Pour la première fois, le ministère était pris en flagrant délit de contre-vérité. Une grande agitation s'empare de toute l'Assemblée.
Acculé, le ministre de l'Intérieur, M. Kühlwetter est enfin obligé de se lever et de balbutier quelques excuses. On a pris leurs armes à 18 hommes, ce n'est en somme rien - rien d'autre qu'une illégalité ! On n'a pas pu tolérer que des bandes armées parcourent le pays sans autorisation - 22 francs-tireurs qui rentrent chez eux ! (sans autorisation !)
Les premiers mots de M. le ministre sont accueillis avec d'indéniables signes de mécontentement. La droite elle-même est encore trop sous le coup de l'impression accablante des faits pour ne pas au moins se taire. Mais bientôt, comme elle voit son malheureux ministre patauger péniblement au milieu des rires et des murmures de la gauche, elle se reprend, accueille ses faux-fuyants boiteux par des bravos bruyants, les partis du centre font partiellement chorus et ainsi M. Kühlwetter se trouve finalement si bien encouragé qu'il peut dire : Ce n'est pas moi, mais mon prédécesseur qui a ordonné cette mesure, je déclare cependant que je l'approuve complètement et que, le cas échéant, j'agirai de même.
La droite et les partis du centre couronnent la bravoure de leur héroïque Kühlwetter par un tonnerre de bravos.
Gladbach, cependant, ne se laisse pas intimider. Au milieu du tapage et des cris des conservateurs, il monte à la tribune et demande encore une fois : Comment se fait-il que M. Schreckenstein qui pourtant était déjà ministre du temps de l'affaire de Spandau, n'en sache rien ? Comment est-il possible que quatre francs-tireurs, aux certificats élogieux, puissent mettre en danger la sécurité de l'État ? (Interruption. Remarques de ces Messieurs du centre au sujet du règlement.) La question n'est pas réglée. Comment peut-on contraindre ces gens à rentrer chez eux comme s'il s'agissait de vagabonds ? (Interruption. Bruit.) Je n'ai encore aucune réponse à la question concernant la feuille de route. Ces hommes ont été maltraités. Pourquoi donc tolère-t-on alors une bande de distributeurs de tracts, qui pour la honte de la capitale (vacarme) sont arrivés armés de la vallée de la Wupper ? (Bruit. Bravo.)
Kühlwetter finit par avouer que toute cette histoire est arrivée sous le prétexte que les papiers d'identité étaient douteux ! Donc, le congé signé par le commandement en chef du Schleswig-Holstein est, pour les policiers bureaucrates de M. Kühlwetter, un papier d'identité « sur lequel pèsent des doutes » ? Étrange bureaucratie !
Quelques députés parlent encore contre les ministres jusqu'à ce que finalement le président laisse tomber l'affaire, et que le député Mätze mène l'Assemblée hors des tempêtes de ce débat sur les eaux calmes d'une existence de maître d'école; et là nous l'abandonnons, en lui souhaitant les joies les plus belles, les plus idylliques.
Nous nous réjouissons qu'une fois enfin un député de la gauche, grâce à une interpellation bien argumentée, et à son attitude résolue, ait réussi à fustiger MM. les ministres, et à provoquer une scène qui rappelle les débats des Parlements français et anglais.
Notes
[1] Heine : L'Allemagne. Un conte d'hiver. Chap. XXV, strophe 6.
[2] Le duché de Berg fut cédé à la France en 1806. Napoléon le réunit à d'autres territoires pour former le grand-duché de Berg, pour son beau-frère Murat, puis après que celui-ci fût devenu roi de Naples, pour le fils aîné du roi Louis de Hollande (le frère aîné de Napoléon III). Il fut donné à la Prusse (provinces rhénanes) au congrès de Vienne.
[3] Heine : Tannhäuser. Une légende (1836). Chap. II, strophe 13.
[4] Le Morning Chronicle : quotidien anglais bourgeois qui parut à Londres de 1769 à 1862.
[5] Il s'agit de la Severnaïa Ptchela (l'Abeille du Nord), journal politique et littéraire russe, qui parut à Saint-Pétersbourg de 1825 à 1864, sous la direction de Boulgarine et de Gretsch. C'était un organe semi-officiel du gouvernement tsariste.
[6] La note remise au roi du Danemark par le commandant Wildenbruch, envoyé en mission secrète par le roi de Prusse, précisait que la Prusse faisait la guerre dans le Schleswig-Holstein non pas pour arracher ce duché au Danemark, mais finalement pour combattre les éléments radicaux et républicains en Allemagne. Le gouvernement prussien mit tout en uvre pour éviter de reconnaître ce document compromettant.
[7] « Le trop-plein de force patriotique » : expression empruntée à un poème de Heine : « Bei des Nachtwächters Ankunft in Paris. »