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« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. » |
Les satellites européens de Staline
DEUXIÈME PARTIE — LA VIE POLITIQUE DANS LES SATELLITES RUSSES
Chapitre premier — L'intervention soviétique initiale : Bulgarie, Roumanie, Hongrie
1952
Jamais les paroles de Napoléon : « Une armée au dehors, c'est l'État qui voyage », ne se sont mieux appliquées qu'aux armées russes qui envahirent les pays d'Europe orientale en conséquence de la deuxième guerre mondiale. Si l'État soviétique avait été une démocratie libératrice, le pouvoir étant entre les mains du peuple, l'entrée de l'Armée rouge dans ces pays aurait incité les populations à se charger elles-mêmes de leur destin, à mettre fin aux dictatures militaires et policières qui les soumettaient à la terreur, et à établir, elles aussi, la pleine souveraineté du peuple. Mais la politique suivie par les autorités d'occupation fut complètement différente. Pendant les deux ou trois premières années, leur principal objectif fut de maintenir des forces armées et policières aussi puissantes que possible, sous le contrôle des partis communistes. Ne perdant pas ce but de vue, les dirigeants de ceux-ci jouèrent habilement de la pression des masses pour introduire des éléments « loyaux » dans l'armée et dans la police, tout en faisant alliance, eux-mêmes, avec les anciens chefs réactionnaires, voire fascistes, de l'ancienne armée et de l'ancienne police. Le second objectif du Kremlin fut de porter un coup d'arrêt à toute action des peuples ayant un caractère véritablement démocratique et spontané qui aurait pu, de ce fait, gêner la Gleichshaltung (mise au pas) de la vie publique. Pour l'atteindre, il recourut à la même méthode, c'est-à-dire fit alliance avec les éléments d'extrême-droite, les plus réactionnaires, contre les partis les plus authentiquement socialistes, les partis paysans et, surtout, contre les peuples eux-mêmes.
L'étude de la vie politique dans les États satellites doit commencer par une analyse de cette façon de faire.
Avant le conflit mondial, tous les pays en cause (la Tchécoslovaquie exceptée) vivaient sous une dictature militaire camouflée derrière une façade parlementaire. Les partis ouvriers et paysans, les syndicats étaient persécutés ou interdits, les grèves réprimées de façon sanglante, les brutales exécutions en masse n'y étaient pas inconnues. Pour ne citer qu'un seul exemple, 20 000 à 30 000 ouvriers et paysans perdirent la vie après le renversement du gouvernement paysan d'Alexandre Stamboulisky, en Bulgarie, en 1923. Les polices secrètes de la Roumanie, de la Yougoslavie et de la Bulgarie n'avaient rien à envier, pour le raffinement dans les tortures, à la célèbre Gestapo. La presse était stipendiée. Les élections parlementaires étaient une dérision, les votes étant achetés, les électeurs terrorisés, le scrutin ouvert, quoique la computation des bulletins fût secrète. Ce ne fut pas par accident si, au cours des nombreuses élections nationales qui eurent lieu en Roumanie entre les deux guerres, le gouvernement appelé par le roi pour les diriger ne manqua qu'une seule fois d'obtenir la majorité escomptée ! La corruption et la dépravation de l'administration publique étaient immenses. Le symbole de cette corruption était la fameuse maîtresse du roi Carol, Magda Lupescu, qui nommait et renvoyait les ministres et les hauts fonctionnaires, répartissait les marchés gouvernementaux, etc. Les minorités nationales, les Juifs en particulier, avaient à souffrir d'une oppression officielle et des explosions « spontanées » d'un banditisme organisé par les agents du gouvernement. L'alliance de la Roumanie, de la Hongrie, de la Bulgarie et d'un grand nombre des dirigeants yougoslaves avec l'Allemagne hitlérienne parut naturelle.
Étant donnés ces faits, il n'est pas surprenant que l'écroulement de l'appareil militaire allemand ait été accueilli avec joie par l'immense majorité des peuples de l'Europe orientale, qui espéraient se débarrasser de l'ordre social et politique honteux régnant jusque-là. L'effondrement de la Gestapo déclencha un terrible soulèvement pour l'indépendance. La première tâche des autorités russes d'occupation fut de confisquer à leur profit ce mouvement des masses.
A Sofia et en d'autres villes, les ouvriers armés procédèrent à l'arrestation en masse des fascistes, organisèrent de vastes manifestations, créèrent des tribunaux populaires spécialement choisis, désarmèrent la police et formèrent une milice ouvrière. Des comités locaux prirent en main l'administration et le drapeau rouge fut hissé sur tous les bâtiments publics. La fermentation ne fut pas moindre dans l'armée bulgare. L'Economist du 7 octobre 1944 pouvait écrire :
Les rapports qui parviennent sur les forces bulgares d'occupation en Thrace occidentale et en Macédoine rappellent énormément le tableau offert par l'armée russe en 1917. Des conseils de soldats ont été institués, les officiers dégradés, des drapeaux rouges arborés, et le salut est aboli.
Mais les dirigeants communistes russes et bulgares n'accueillirent nullement avec plaisir cette initiative des masses. Bien au contraire, ils mirent tout en œuvre pour arrêter l'« anarchie » et rétablir l'« ordre ». En rencontrant la délégation bulgare d'armistice, Molotov lui fit la déclaration suivante : « Si certains communistes persistent dans leur attitude actuelle, nous les mettrons à la raison. La Bulgarie conservera son gouvernement démocratique et l'ordre actuel... Il faut maintenir tous les officiers de valeur d'avant le coup d'État. Vous devez remettre en place tous ceux qui ont été chassés pour diverses raisons » (New York Times, 16 janvier 1945). Plus tôt encore, le 21 septembre 1944, le correspondant à Sofia de ce même journal signalait que « les dirigeants communistes faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour empêcher les extrémistes du parti de déclencher une campagne pour la soviétisation du pays ». Il disait de l'Armée rouge : « En plusieurs occasions, dans les provinces où des communistes locaux ont essayé de chasser les autorités municipales et de prendre les affaires en main, les autorités militaires russes leur ont donné l'ordre de les remettre en place jusqu'à l'arrivée des instructions du gouvernement du Front patriotique, à Sofia. » Le gouvernement du Front patriotique se hâta de rétablir l'ancien état de choses.
En ce qui concerne la restauration de l' « ordre » dans l'armée bulgare, on lit dans le même article de l'Economist :
M. Veltchev (ministre de la Guerre dans le gouvernement du Front patriotique) a donné aux troupes l'ordre très ferme d'avoir à revenir immédiatement à la discipline normale, de supprimer les conseils des soldats et de ne plus arborer de drapeaux rouges. Sofia vient de faire connaître que l'armée bulgare a été placée sous le commandement supérieur du maréchal Tolboukine. Apparemment, les Soviets ne sont pas disposés à tolérer dans les Balkans une répétition des événements de 1917... La gauche bulgare semble prête à accepter cette politique, mais on peut se demander si elle aurait montré autant de bonne volonté au cas où elle eût été ordonnée par le colonel Veltchev et non par le maréchal Tolboukine.
Le gouvernement du Front patriotique prit grand soin de souligner, dans son programme, qu'il était partisan du statu quo social et du maintien de la propriété privée. Immédiatement après sa mise en place, le chef communiste Anton Yougov, ministre de l'Intérieur, déclara : « Ce gouvernement dont je fais partie, et au nom de qui je parle, dément catégoriquement qu'il ait l'intention d'établir un régime communiste en Bulgarie. Il n'y a aucune parcelle de vérité dans les bruits annonçant qu'il entend nationaliser toutes les entreprises privées du pays » (New York Times, 22 septembre 1944).
Quelques mois plus tard, en mars 1945, au congrès national du Front patriotique, un autre chef communiste dit encore : « Nous sommes en train de bâtir un pays démocratique basé sur la propriété et l'initiative privées. En conséquence, le gouvernement est réformiste par sa nature même. » Il attaqua violemment les membres du parti communiste qui faisaient de l'opposition au gouvernement et désiraient « établir un gouvernement entièrement communiste ». L'organe officiel du Front patriotique, Otechestven Front (9 mars 1945), définit ainsi le programme de celui-ci : « C'est le programme des ouvriers, des paysans, des artisans et des femmes, des intellectuels honnêtes et patriotes, des industriels, des marchands et des soldats attachés à leur patrie bulgare. » Lors d'un congrès des industriels, le 27 septembre 1945, un ministre communiste, Dobri Terpetchev, déclara au nom du Conseil économique suprême : « L'initiative privée ne sera pas entravée, mais favorisée. Les communistes entendent la renforcer parce que notre économie a besoin de votre initiative... Travaillons désormais sans être uniquement conduits par l'appât du gain. » Un an plus tard, Georgi Dimitrov, président du Conseil, dit également : « La tâche immédiate n'est ni la réalisation du socialisme, ni l'introduction du régime soviétique, mais la consolidation d'un régime vraiment démocratique et parlementaire. »
De septembre 1944 à octobre 1946, le gouvernement du Front patriotique eut à sa tête le général Kimon Georgiev, qui avait non seulement joué un rôle capital dans le coup d'État militaire, à demi fasciste, de Tsankov, en 1923, à la suite duquel des dizaines de milliers d'ouvriers et de paysans furent massacrés, mais qui était également l'auteur du coup d'État militaire de 1934, qui aboutit à la dissolution immédiate du Parlement, à une terrible persécution des communistes, des agrariens, d'autres encore et, pour la première fois dans l'histoire de la Bulgarie, à la mise hors la loi des syndicats1. Les partisans de Georgiev exerçaient un tel pouvoir dans le gouvernement du Front patriotique que l'Observer du 10 septembre 1944 pouvait écrire : « La composition du gouvernement suggère que le groupe arrivé au pouvoir à Sofia est la fameuse Ligue militaire qui s'en était déjà emparée par le coup d'État de 1934. » Mais l'Observer ne mentionnait pas une exception fort importante. Le ministre de l'Intérieur, ayant la police sous son contrôle, était le chef communiste Anton Yougov. Ses camarades avaient fait alliance avec l'ancienne Ligue militaire en vue du maintien de l' « ordre », dont les premières victimes furent les ouvriers qui réclamaient l'amélioration de leur condition ou — ce qui était pis — osaient demander des mesures immédiates dans la voie du socialisme. Constantine Poulos, écrivant de Sofia, le 2 juin 1945, disait : « Les socialistes bulgares sont beaucoup plus à gauche que les communistes... Les ouvriers grecs qui réclamaient, l'automne dernier, du « pain et du travail » sont maintenant tués, en prison ou réduits au silence par la terreur. Leurs camarades bulgares qui présentèrent récemment des demandes semblables ont été publiquement dénoncés par les communistes comme des diversionnistes et des ennemis de l'État ; une poignée de mineurs qui firent grève en mars pour obtenir des salaires plus élevés ont été qualifiés d' « anarchistes » et jetés en prison par la milice sous contrôle communiste » (The Nation, 23 juin 1945).
En dépit de ces précautions, le passage de la Bulgarie du camp allemand au camp russe ne s'effectua pas aussi aisément que celui de la Finlande, de la Roumanie ou de la Hongrie, parce que la Bulgarie n'appartient pas géographiquement à la sphère russe proprement dite, mais se trouve à la frontière des zones soviétiques et anglo-américaines. Aussi, lors de la retraite allemande, beaucoup de membres des classes supérieures espérèrent-ils passer non du côté de la Russie, mais du côté de l'Angleterre et des États-Unis. L'Union soviétique ne pouvait donc pas compter de façon absolue sur l'appareil d'État bulgare et une vaste épuration fut effectuée par les tribunaux entre septembre 1944 et mars 1945. Il en résulta que deux mille personnes furent condamnées à mort et exécutées tandis que plusieurs autres milliers étaient condamnées à de longues peines d'emprisonnement.
Mais le peuple bulgare fut heureusement « maintenu dans le calme », comme le montre le fait que, jusqu'à avril 1948, les communistes ne jugèrent pas nécessaire de procéder à des élections même factices pour remplacer les autorités locales : les maires des villages et les membres des administrations furent officiellement désignés par le ministre de l'Intérieur !
La Roumanie fut le premier pays d'Europe orientale à être atteint par l'Armée rouge, et la Russie se hâta de proclamer son intention de ne pas intervenir dans son régime intérieur. Molotov déclara le 2 avril 1944 : « Le gouvernement soviétique affirme qu'il ne poursuit aucun but visant à acquérir un territoire roumain quelconque ou à modifier l'ordre social existant actuellement dans le pays. Il affirme également que l'entrée des troupes soviétiques en Roumanie est uniquement la conséquence des nécessités militaires et de la continuation de la résistance par les forces ennemies. »
A l'intention des Russes de maintenir l' « ordre » répondit la bonne volonté du roi et des milieux gouvernementaux à collaborer avec eux. Le renversement d'alliance s'effectua presque sans la moindre friction, tout l'appareil de l'État — armée, police et administration — passant automatiquement dans le camp russe le 23 août 1944, quand le roi Michel fit arrêter le maréchal Ion Antonescu, premier ministre, et le remplaça par le général Sanatescu.
En mars 1945, après un certain nombre de changements provoqués dans le gouvernement roumain par des menaces directes et des pressions venant de l'armée russe d'occupation, comptant un million d'hommes, Petru Groza devint premier ministre, appuyé par le vice-président du conseil George Tatarescu et quatre de ses amis du soi-disant « parti libéral », un nombre égal de communistes et une certaine quantité de gens ne représentant personne.
L'Inprecor, organe du Komintern, avait dit de Tatarescu, le 8 décembre 1933 :
En 1907, le parti libéral, alors conduit par Sturdza, fut la cause du massacre d'au moins onze mille paysans. La répression sanglante de l'insurrection paysanne de Tatar-Buna fut également l'œuvre des libéraux, sous la direction de Tatarescu, aujourd'hui ministre du Commerce et de l'Industrie. Le parti libéral porte aussi la responsabilité des salves tirées le 13 décembre sur des ouvriers en grève et qui en tuèrent cent.
C'est le parti libéral qui organisa, en décembre 1927, les sanglants pogromes. Des bandes d'étudiants se répandirent dans les rues en frappant les passants. A cette époque, le ministre de l'Intérieur s'appelait Duca, et le secrétaire d'État, Tatarescu. La corruption et la prévarication atteignirent leur apogée sous le gouvernement libéral. Ce même parti exerça une brutale terreur répressive contre les organisations révolutionnaires ; il supprima tous les journaux et provoqua l'assassinat de nombreux ouvriers. Sous le gouvernement libéral, les tribunaux de classe de la bourgeoisie roumaine ont condamné beaucoup des meilleurs chefs de la classe ouvrière à de longues années de travaux forcés ou de bannissement dans les mines de sel.
Tatarescu représentait l'extrême droite autoritaire du parti libéral et aida le roi Carol à établir sa dictature. Sa politique extérieure fut orientée vers l'Allemagne de Hitler. Le journal communiste britannique World News and Views la décrivait comme suit, le 19 novembre 1938 : « Tatarescu, chef de la droite pro-hitlérienne du parti libéral national. »
Mihail Ralea, ministre de la Culture dans le cabinet de mars 1945, était un ancien ministre du roi Carol et un admirateur déclaré du régime hitlérien. Aujourd'hui il est ambassadeur à Washington. Le père Burducea, ministre des Cultes dans ce même gouvernement, fut l'un des plus notoires « gardes de fer » (il portait la décoration du Buna Vestire, accordée seulement à trente-deux membres de la Garde de fer). Lotar Radaceanu, ministre du Travail, appartint au « Front de la Renaissance » du roi Carol. Gheorge Macovescu était l'un des chefs du ministère de la Propagande, chargé du contrôle de la presse. Il occupait déjà le même poste sous le régime fasciste d'Antonescu et écrivit des articles pour célébrer l'alliance germano-roumaine contre la Russie. Groza lui-même, premier ministre à partir de mars 1945, était très riche avant la guerre, possédant de vastes domaines fonciers, des usines et de grands hôtels, avec de gros intérêts dans les banques. Il avait été ministre dans deux gouvernements d'extrême droite sous le général Averescu (1920-1921, 1926-1927).
Groza déclara à plusieurs reprises que son gouvernement était opposé à toute socialisation et défendait la propriété privée. Il dit, par exemple, interviewé le 26 septembre 1945 par le correspondant du New York Times, que « son gouvernement n'avait aucune intention de procéder à la collectivisation de la terre ou à la nationalisation des banques et de l'industrie, le seul fait de lui poser cette question démontrant l'ignorance de son programme. Prétendant représenter toutes les couches sociales, ajouta-t-il, ce programme était de « concentrer toutes les forces » de la nation pour la reconstruction du pays et la consolidation » du régime démocratique ». Le programme du gouvernement ne comprend ni nationalisation des banques et de l'industrie, ni collectivisation des terres »(New York Times, 30 septembre 1945).
Radio-Bucarest annonça que Groza, parlant de ses récents entretiens avec Staline, déclarait que c'était celui-ci qui lui avait conseillé de « conserver le régime de la propriété et de l'entreprise privées ».
Près de trois ans après l'entrée de l'Armée rouge en Roumanie, Groza s'opposait encore ouvertement à la nationalisation de tout bien appartenant à des capitalistes roumains ou étrangers, alors même que cette nationalisation de la propriété étrangère est inscrite au programme de mouvements non seulement socialistes, mais nationalistes, dans des pays où de grands capitaux ont été investis, tels le Mexique, l'Argentine, l'Inde, etc. Il déclara au journal Timpul, de Bucarest : « Le gouvernement et le Parlement feront tous leurs efforts en vue de réaliser un domaine de collaboration fructueuse pour le capital étranger... Il existera des conditions garantissant la sécurité de ces investissements et une juste rentabilité » (International News, Bucarest, 8 janvier 1947).
Même les capitalistes qui avaient collaboré cordialement avec l'Allemagne ne furent pas inquiétés pendant plus de trois ans. Le ministre communiste de la Justice, Lucreciu Patrascanu, alla jusqu'à souligner que les collaborateurs nazis étaient beaucoup plus favorablement traités en Roumanie qu'en France, par exemple. Le correspondant du New York Times télégraphia le 17 mars 1945 : « On a appris aujourd'hui que des industriels, des hommes d'affaires et des banquiers échapperont aux châtiments frappant les criminels de guerre du fait d'une loi présentée par Lucreciu Patrascanu, ministre de la Justice et membre communiste du gouvernement. La Roumanie ne peut se permettre de perdre les services des commerçants et des industriels, a déclaré celui-ci. Il a exprimé l'opinion que le pays poursuivrait envers cette classe une politique plus libérale que celle de la France. » Quelles clameurs une déclaration de ce genre aurait provoquées dans la presse communiste si elle avait été faite par un ministre occidental non communiste !
Tatarescu n'hésita pas à attaquer les « anarchistes » (c'est-à-dire les ouvriers). Dans une interview accordée au correspondant à Bucarest du New York Times, le 21 octobre 1945, il dit : qu'il fallait introduire une discipline rigoureuse dans l'industrie et mettre fin aux « excès » des comités d'ouvriers.
Il n'est pas surprenant que les capitalistes considérèrent l'avenir avec peu d'inquiétude et se montrèrent fort satisfaits de la situation du moment. Le journal suisse très sérieux Neue Zürcher Zeitung (10 février 1947) signala même que l'optimisme était grand chez les hommes d'affaires et en donna l'illustration suivante : « Comme l'annonce le Finantze si Industrie, journal économique de Bucarest, 355 nouvelles sociétés par actions ont été fondées l'année dernière (1946) avec un capital total de 20,3 milliards de lei. »
Pendant plusieurs années, les affaires continuèrent d'être bonnes et la spéculation active sur le marché libre, bien que les conditions dans lesquelles vivaient les classes laborieuses fussent effrayantes, se trouvant menacées par la famine après la sécheresse de 1946-1947. On peut se faire une idée de ces conditions en consultant l'Étude sur la santé populaire dans plusieurs pays européens touchés par la guerre, publiée par La Documentation française le 19 novembre 1948, et consistant en rapports du Comité international de la Croix-Rouge décrivant l'épouvantable tragédie qui se déroula en Roumanie, pays le plus affecté par la sécheresse. « Il est difficile d'imaginer la misère de la population roumaine en 1947 : la famine régnait dans des sections entières du pays ; en certaines régions, les gens mangeaient l'herbe et l'écorce des arbres, même de l'argile. On estime que six millions de personnes furent à la charge du gouvernement en 1947-1948. Voici quelques-unes des conséquences de la famine et de la misère prévalant dans ce pays : 1. Disparition complète des enfants en bas âge dans certains districts... la mortalité infantile atteignant le taux de 80 %... 2. Accroissement de tous les genres de décès et une brusque montée du taux de mortalité ; les cadavres étaient jetés dans les égouts auprès des maisons. 3. Une pauvreté universelle conduisant à une propagation rapide des maladies vénériennes... une personne sur douze est syphilitique, selon des rapports récents fournis par le ministère de la Santé... »
Pendant tout ce temps, les fortunes des capitalistes demeurèrent intactes, car ils travaillaient pour payer les réparations dues à la Russie. Ils prospérèrent, de même que la nouvelle bureaucratie d'État, tandis que, naturellement, le Kremlin se taillait la part du lion dans les plus-values produites en Roumanie.
Le caractère bureaucratique et militariste de l'État roumain demeura inchangé, beaucoup des anciens fonctionnaires restèrent en place. Patrascanu put dire du régime légal : « Les procédures, les méthodes, les traditions et la structure de la magistrature roumaine sont demeurées les mêmes depuis qu'un communiste est devenu ministre de la Justice. Il n'a pas été nommé plus de vingt juges nouveaux sur un total de deux mille. Environ un quart de l'ancien personnel a été épuré et mis à la retraite » (Christian Science Monitor, 12 décembre 1945). Cette politique est symbolisée par le fait que, « juste deux semaines avant le début du procès de Iuliu Maniu... les journaux de Bucarest publièrent discrètement la nomination d'un nouveau président au tribunal militaire du 2e corps d'armée (qui devait juger Maniu)... à savoir : le directeur général des prisons et des camps de concentration roumains pendant la guerre » (New York Herald Tribune, 7 novembre 1947).
La structure de l'armée conserva son caractère hiérarchique, avec une subordination complète des hommes à leurs officiers, et sans conseils de soldats. La composition de son personnel se maintint avec une continuité remarquable pendant trois ans. C'est ainsi que le lieutenant-colonel Nicolae Cambrea, chef des unités roumaines ayant combattu contre les Russes à Stalingrad, fut promu général par le gouvernement Groza et nommé sous-chef d'état-major général. Le major Popescu-Argetoia, ex-militant fasciste, prit la tête de la police secrète. Le général Vasiliu Rascanu, chef de la police militaire pendant la guerre contre l'Union soviétique, fut nommé ministre de la Guerre. Un autre général de l'ancienne armée, Pretorian, devint chef d'état-major. Le général Lascar, qui avait commandé sur le front oriental en 1941 et reçu la croix de fer des mains de Hitler, fut considéré, après avoir rallié le parti communiste, comme assez « loyal » pour être fait ministre de la Guerre !
L'enthousiasme du parti communiste pour « l'ordre et la loi » est illustré par la ferveur qu'il montra envers la monarchie. Le premier ministre Groza déclara, le 3 novembre 1946 : « Le roi, l'Église, l'armée, le peuple et le gouvernement ne font qu'un. » Quelques jours plus tard, à une réunion du Bloc démocratique national, organisation de combat sous le contrôle communiste, le vice-président du Conseil, Tatarescu, dit : « De Gheorgiu Dej (chef du parti communiste) jusqu'à moi, nous lutterons ensemble pour consolider la monarchie, parce que nous sommes convaincus que le roi constitue le pôle d'attraction le plus puissant pour rallier l'ensemble des Roumains. Nous combattrons pour consolider l'Église nationale et la propriété privée, source de toute entreprise créatrice » (East Europe, hebdomadaire londonien, 13 novembre 1946). Le 8 novembre, jour anniversaire de la naissance du roi Michel, le journal communiste Era Noua écrivit : « Le peuple roumain a foi dans son roi » (East Europe, 20 novembre 1946). Lors des manifestations électorales, un des slogans les plus répétés du Bloc démocratique national fut « Traiasca Regele ! » (vive le Roi !). Le 17 novembre 1946, lors d'une réunion électorale militaire, à Bucarest, Gheorghiu Dej termina son discours en invitant à voter pour le « gouvernement du roi » : « Vive le roi ! Vivent ses officiers et soldats ! Vive l'armée, qui est la sienne et celle du peuple ! » L'enthousiasme royaliste du parti communiste atteignit une telle ampleur qu'il accusa Maniu, chef du parti paysan, d'être... antimonarchiste ! L'Era Noua du 3 décembre 1946, parlant du départ de Maniu et de ses partisans du Parlement, suggéra : « En fait, l'attitude antiparlementaire de Maniu n'est qu'une expression de sa politique antimonarchique. Maniu a déjà essayé sa première manœuvre d'obstruction sous le règne du roi Michel... Ni Ferdinand, ni le roi Carol n'échappèrent aux tactiques politiques de Maniu ! » (East Europe, 18 décembre 1946). Pour couronner l'hypocrisie des chefs du parti communiste, le Scanteia, leur journal, écrivit : « Le peuple souhaite à Sa Majesté le Roi une longue vie, une bonne santé et un règne riche en réalisations démocratiques » (New York Times, 9 novembre 1947). Quelques semaines plus tard, ces mêmes chefs contraignaient Michel à abdiquer (30 décembre).
La politique suivie par le parti communiste en Hongrie au premier stade de l'intervention soviétique fut analogue à celle qu'il pratiqua en Roumanie, il est donc inutile d'en donner les détails. La citation suivante, tirée du rapport présenté par Imre Nagy, membre du bureau politique du parti, au congrès de septembre 1946, est caractéristique : «Alors que la guerre faisait encore rage, nous avons décidé, et c'est un de nos principes fondamentaux, que ce n'était pas le moment, en Hongrie, de passer du capitalisme au socialisme, d'engager une lutte entre les deux régimes sociaux, mais celui de déraciner les puissantes survivances de la féodalité. Il ne s'agit pas d'une lutte entre ces deux régimes sociaux, mais d'un combat entre la démocratie et la réaction contenue dans le capitalisme. »
Nous avons déjà évoqué le rapport existant entre cette politique et l'intérêt qu'avait la Russie à établir son contrôle sur l'économie hongroise (par des sociétés mixtes) pour lui extorquer des réparations. Nous nous bornerons à répéter que, pendant trois ans, les chefs du parti communiste persistèrent à broder sur le même thème, à savoir qu'ils s'opposaient à l'abandon de la structure capitaliste du pays.
Références
1 Voici ce que l'Inprecor, organe officiel du Komintern, écrivait au sujet du coup d'Etat de 1934 : « Un nouveau coup d'État militaire et fasciste vient d'être exécuté en Bulgarie. Dans la nuit du 18 mai, le gouvernement Moutatchanov-Gitchev a été renversé et remplacé par une dictature militaire et fasciste établie sous la direction de Kimon Georgiev, lieutenant-colonel de réserve. « Les éléments directeurs de ce coup d'État avaient également joué un rôle capital dans celui de 1923 » (Imprecor du 1" juin 1934). Le journal officiel La Bulgarie libre dépeint maintenant de la façon suivante le rôle de Georgiev en 1934 : « En 1934, il prit le poste de premier ministre et rétablit les relations diplomatiques entre la Bulgarie et l'Union Soviétique » (1er août 1949).