1993 |
Ce texte peut être considéré comme une édition modifiée de "Sans bottes ni médailles", La Brèche 1984. Cf. la préface. Source : site Calvès http://andre-calves.org. |
La vie de Famille
Mon père va en Mer Noire chercher du pétrole en URSS. Il ramène une jolie minuscule chienne blanche du nom de Douchka qui signifie, paraît-il, « Belle. » Des voisins s’obstinent à dire : « il est beau, Belle ! » Il ramène aussi d’URSS une impression de misère et de gaspillage.
L’oncle Marcel revient un peu plus tard de Mourmansk. Il est ravi de son court séjour au club des marins étrangers. Il a vu un tas de choses nouvelles.
Tout cela chemine dans ma tête, mais il est beaucoup trop tôt pour que j’en déduise quelque chose. J’ai onze ans et je récite que « Dieu, qui est infiniment bon, ne peut ni se tromper ni nous tromper ».
Deux communions à la suite, avec le costume de rigueur. Pas de quoi me rendre mystique. A 12 ans, lors d’une confession à l’église Saint Martin, le curé me demande si j’ai touché des filles. Je ne suis sans doute pas très évolué, car je ne devine pas l’intérêt à toucher des filles. Le curé me soupçonne de mentir. Il insiste puis me libère avec une poignée de « Pater » et d’ « Ave. »
Revenu à la maison, je raconte cela à ma mère qui décrète : « Tu n’iras plus à l’église. Elle grommelle que certains curés sont des cochons. Avec le recul du temps, je pense que ce pauvre curé devait être bien malheureux et que les confessions étaient son unique film X. En tous cas, ma mère s’est bien gardée de m’instruire sur l’intérêt de la palpation des filles. Il faudra que je fasse, plus tard, mon éducation, à tâtons et avec diverses maladresses.
Où en serait le tournage, la ferronnerie, l’ébénisterie si le maître n’avait pas transmis son expérience à des milliers d’apprentis qui ont ensuite perfectionné l’art ?
Rien d’étonnant si des artistes émérites baisent encore comme des lapins, et si des générations de femmes ont proclamé : « Je ne vois pas ce qu’ils trouvent à ça ? »
Je suis maintenant au lycée. Ma mère s’est laissée convaincre par le proviseur que seuls les va-nu-pieds ignorent le grec et le latin. Elle adopte tout de même un compromis. Je ferai du latin et de l’anglais.
En fait, je ne ferai pas grand chose, car j’ai une sorte de maladie appelée « Paresse », « Mauvaise volonté », toutes choses dignes d’être soignées par des coups de pieds au derrière. Je suis très sage, mais en cours, au bout d’un quart d’heure, je n’entends plus le professeur, je suis ailleurs, je rêve. Ma mère se désole souvent devant mes bulletins de notes : « Tu es pourtant intelligent. » Je ne sais pas où elle a été pêcher cela. C’est très agaçant. Si je suis intelligent, c’est que je suis paresseux... Catastrophe !
Il faudrait aussi parler des professeurs. Certains réussissent à m’endormir au bout de cinq minutes. Je n’ai jamais compris comment on pouvait accepter comme profs, des grosses têtes incapables de transmettre leur enseignement.
Un spécialiste d’Histoire dictait à toute allure pendant une heure. Ça peut sembler curieux mais il m’était très possible de ne pas réfléchir à ce qu’on m’obligeait à écrire vite et que je n’avais pas, d’ailleurs, envie de relire, tellement la vitesse avait bâclé mon écriture.
A cause de ce crétin, j’ai raté tous les charmes du règne d’Henri IV et de Louis XIII. Par contre, j’ai le meilleur souvenir d’un prof qui avait un vieux feutre et fumait des Gitanes papier maïs. Il disait : « N’écrivez rien, c’est dans les livres » et nous faisait partager les soucis des Girondins et des Montagnards. On avait même le droit de prendre la parole pour critiquer Vergniaud ou Robespierre.
Le prof de Latin fut d’une rare engeance. Il profita de mes rêveries pour m’expliquer qu’en latin, le sujet, le complément, etc, ne sont pas déterminés par la place du mot, mais par la fin de ce mot. Il ne revint jamais là-dessus. Bien sûr, j’ai récité « Rosa, Rosa, Rosam… » en me demandant à quoi ça pouvait bien servir. Et j’ai traduit des versions latines à vue de nez, avec des 2 ou des 3 à la clé.
Un jour, quelqu’un m’expliqua patiemment les secrets simples du Latin et je me demandais sincèrement pourquoi l’autre idiot n’en avait pas parlé.
Parfois, ce genre d’idiot peut provoquer de mini drames. On m’a assuré que cela se produisit au lycée de filles
« Maître » se traduit en Latin par « Dominus ». Si on s’adresse au maître, c’est « Dominé. » Ainsi, où vas-tu, Maître ? : « Quo vadis Dominé ? » Une élève devait traduire l’histoire d’un couple romain qui avait reçu l’ordre de l’Empereur de s’ouvrir les veines. L’homme, un certain Pierre (Petus) hésitait. Sa femme, plus courageuse, se tranchât la veine et dit à son mari « Pété, non dolet. » C’est à dire « Pierre, ça ne fait pas mal. »
La pauvre fille qui n’avait pas compris les déclinaisons, écrivit : « Péter, ça ne fait pas de mal. » Rires, scandale, etc.
Imagine un maçon qui, sans s’assurer que tous les apprentis ont bien compris la construction d’un mur, leur ferait maintenant bâtir le toit sur des parpaings en zigzag. Un ouvrier ne ferait jamais cela, mais un professeur émérite peut le faire.
« Adroits, robustes et lestes, les éclaireurs de Brest » Chant de troupe
Je suis rentré aux Eclaireurs de France en 1932. Il s’agit d’une organisation neutre en matière religieuse. Il existe aussi les Scouts de France catholiques, avec aumôniers, et tout, et tout. Les Eclaireurs Unionistes sont protestants.
Le scoutisme fut inventé par le général anglais Baden Powell, qui, lors de la guerre des Boers, s’aperçut que les jeunes garçons pouvaient rendre de grands services. Par la suite le scoutisme évolua pacifiquement.
Les Eclaireurs de France virent le jour en 1911. A l’époque, on chantait encore :
« Eclaireurs de France
Que l’on voit passer
Marchent en cadence
L’air fier et altier
Pas encore des hommes
Mais bien que petits
Montrent que nous sommes
L’espoir du Pays. »
Toujours cette Alsace-Lorraine qui planait sur les coeurs.
L’Eglise catholique prit position nette contre ce mouvement qui envoyait les enfants à l’aventure et disloquait les familles. Mais, comme le scoutisme avait du succès, l’Eglise se décida, en 1920 à créer les « Scouts de France. »
Nous apprenions avec une sorte de fanatisme les chansons, l’alphabet morse, le sémaphore et nous collectionnions les brevets de secouriste, coureur, messager, cuisinier, etc.
La troupe de Brest était divisée en quatre patrouilles et une grande activité consistait à décorer le coin de patrouille dans le local de la troupe.
Nos idoles ? Les chevaliers bretons du Moyen-Âge et les Indiens d’Amérique du Nord. Ceci, dans une époque où les films américains représentaient ces hommes comme des animaux.
Notre passion : les prises de foulard. Toutes les fins de semaine, notre chef de troupe Jean Marrec partait à vélo tracer les signes du grand jeu de dimanche dans la campagne environnant Brest. Jean Marrec fut un vrai saint laïc et nous sommes nombreux à lui devoir beaucoup.
Tous les étés, il y avait un camp de troupe et parfois régional. Mais très vite, nous avons campé presque tous les samedis soirs. Je me souviens de camp sous la neige à la Roche Maurice. Il fallait dégager le sol avant de pouvoir planter la tente. Il n’existait pas de tapis de sol cousu. Nous allions demander un peu de paille dans les fermes, avant de placer le tapis, puis nous chauffions des pierres pour les placer ensuite aux pieds. Nous avons toujours eu de la paille sans difficultés à une époque où les paysans étaient plus pauvres. On m’a assuré que c’est beaucoup plus difficile aujourd’hui.
A quatorze, quinze ans, les chevaliers et les Indiens n’ont pas de réponse à tous les problèmes. Le bouquin « Scouting for boys » explique diverses choses : « L’onanisme nuit à la santé, les hommes méprisent ceux qui s’y adonnent. » Des douzaines d’éclaireurs ont lu cela. Aucun n’a demandé ce que ça voulait dire. Nous étions timides ou pas curieux.
Un jour, sous une tente de patrouille, un gars averti expliqua que c’était marrant de « se branler. » Toute la patrouille découvrit ce plaisir avec quelques craintes mystérieuses mais sans y voir un rapport avec l’onanisme. Mystère des mots. Même le mot « branleur » a plusieurs sens à Brest. J’ai entendu une jeune fille très digne traiter ses frères de « petits branleurs. » Elle aurait sans doute rougi si on lui avait dit que le mot se conjugue.
Ma mère, beaucoup moins distinguée que ma grand-mère, me disait quand j’étais mal habillé : « Tu n’es pas baisant. » Cette expression ne choquait personne. Mais, traduite en Anglais ?
Les éclaireurs brestois n’étaient guère plus de soixante en comptant les routiers et les louveteaux. Les Scouts de France (catholiques) devaient être cinq ou six fois plus nombreux. Nous étions censés être tous des frères devant Baden Powell et, pour le jour de la Saint Georges, nous aurions du faire une sortie commune. Elle n’eut jamais lieu. Les chefs Scouts de France ne souhaitaient pas ce redoutable contact. N’oublions pas qu’à cette époque encore, à vingt kilomètres de Brest, des âmes pieuses cassaient les carreaux des écoles laïques. Quand on a un peu de mémoire, on ne peut que sourire en lisant des textes contemporains qui ne prennent pour cible que le « vieil anticléricalisme. »
Comment les chefs Scouts de France auraient-ils admis une sortie commune avec nous, alors que, même, au sein du mouvement catholique, on évitait de mêler les fils d’ouvriers et les fils d’officiers de marine de guerre.
Un jour, arriva à Brest un groupe de routiers catholiques, tous ouvriers du bâtiment, qui, venus de Bordeaux, faisaient un long périple en vélo. Après avoir goûté l’accueil de certains Scouts de France brestois, ils nous demandèrent la permission de faire leur repas dans notre local.
On était loin encore de l’oecuménisme et, quand des protestants (éclaireurs unionistes) fondèrent une patrouille, ils ne reçurent que l’hospitalité des Eclaireurs de France. Ainsi, bien que fils de Baden Powell, Eclaireurs de France et Scouts de France n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Nous proclamions dans nos chants notre amour de tous les peuples du monde ; les catholiques chantaient entre autres gracieusetés : « le cor du grand St Louis sonnant l’hallali des païens maudits », et parlaient dans un chant intitulé : « Faucon d’Armor », des « Chinois à la face sournoise. »
Si le petit gars ainsi formé n’a pas chanté « Maréchal nous voilà ! » en 1940, c’est à désespérer de l’éducation.
La peste brune est passée par-là
Et, pendant ce temps là, Hitler avait pris le pouvoir. La police prussienne crée par le socialiste Severing et dirigée par lui de 1919 à 1932 obéit à Goering sans bavure notable. Léon Blum avait pourtant prédit que les Schupos sociaux-démocrates briseraient les Sections d’Assaut nazies. Mais de 1919 à 1933 la police n’avait jamais eu à intervenir que contre des chômeurs et les communistes. La fonction crée l’organe et le policier le plus « socialiste» eut pas mal d’années pour apprendre de quel côté son pain était beurré.
La politique du parti communiste allemand fut d’une absurdité criminelle. Il se fit le champion du nationalisme, espérant stupidement gagner à lui de futurs clients des nazis, alors qu’en fait, il réconciliait nombre d’ouvriers avec une idéologie qui ne pouvait servir qu’Hitler : « Les soldats allemands morts de 1914 à 1918 luttaient pour une Allemagne populaire ! »
Il ne sut faire aucune analyse sérieuse du fascisme, employant ce qualificatif pour les gouvernements Brüning et Papen, et paralysant ainsi le combat décisif. Pourquoi lutter pour barrer la route au fascisme s’il est déjà au pouvoir ? Surtout il refusa toujours pratiquement l’unité d’action avec les socialistes, les qualifiant de « sociaux-fascistes » et soutenant même qu’ils étaient plus dangereux que les nazis.
Enfin, ayant vu le fascisme où il n’était pas, il en déduisit que le nazisme serait un gouvernement sensiblement du même type que les autres, qui devrait lui laisser la place, par une sorte de fatalité de l’histoire.
Le jour où Hitler devint chancelier, toute la presse stalinienne, sans oublier « L’Humanité » clama, qu’il n’y avait pas eu de défaite, et continua sur ce ton, alors que des milliers de communistes étaient déjà en prison.
Trotsky, qui avait inlassablement réclamé l’unité d’action et souligné que la victoire de Hitler serait, à court terme, la guerre contre l’URSS, fut traité « d’agent des sociaux-traitres », « d’agent de Chamberlain. »
Tout cela ne peut faire oublier que le grand parti social-démocrate (à quelques exceptions près) se coucha lamentablement devant le nouveau chancelier, les chefs syndicaux se chargèrent de convoquer les ouvriers berlinois pour écouter le programme social de Hitler. En remerciement, le mouvement syndical fut dissout et les S.A. occupèrent toutes les maisons du peuple. Ces beaux immeubles qui représentaient des masses de cotisations ouvrières depuis 1880. La seule réplique fut une lettre lamentable au président Hindenburg, lui rappelant que les dirigeants syndicaux avaient été des domestiques fidèles depuis 1914 et qu’ils n’avaient pas mérité cela.
On ne peut oublier, non plus, que dans le combat physique contre les nazis, huit sur dix des antifascistes étaient des militants communistes. Et dans les camps de concentration, huit sur dix furent aussi des leurs.
Il faut essayer de s’habituer à comprendre ce tableau complexe qui intègre à la fois la politique absurde d’une direction et la conscience de classe du militant de base. C’est un tableau qu’on retrouvera quand la direction du PCF demandera à la Kommandantur l’autorisation de faire paraître « L’Humanité », alors que de nombreux militants de base s’orientaient, d’eux-mêmes, dans une activité de résistance.
Malhonnête celui qui cache un des aspects du tableau ! Malhonnêtes sont donc le réactionnaire et le bureaucrate.
Dans ses débuts, le parti nazi essaya de gagner des ouvriers. Il s’intitula « parti ouvrier » bien qu’en fait, il recrutait surtout des petits bourgeois. Il entretint, un temps, une propagande anticapitaliste, mais que valent tous les propos quand on admet que le président du parti est un « Führer » dont toutes les décisions d’aujourd’hui et de demain feront force de loi. L’antisémitisme sommeillait depuis longtemps dans une Allemagne où était entretenu le culte des anciens Germains.
Pour beaucoup de petites gens, le juif était le capitaliste. Pour un certain nombre de capitalistes, le juif était un concurrent. Il fut intéressant de transformer la haine anticapitaliste en une haine du juif. Plus la colère montait contre un système néfaste, plus le parti nazi accentuait son antisémitisme. C’était un excellent canal de dérivation. Son importance fut proportionnelle à la force du courant de mécontentement. Les petits commerçants fulminaient contre les grandes surfaces. Les nazis promettaient de faire disparaître ces installations juives. Quand ils eurent le pouvoir, ils placèrent des gérants « aryens » à la tête des grandes surfaces qui étaient possédées par des juifs. Mais ces installations subsistèrent au grand déplaisir des petits commerçants.
Chaque fois qu’un problème grave se présentait en Allemagne les nazis lançaient une campagne antisémite. Et ils prouvaient leur sérieux en tuant. Tout comme au Moyen age, chaque fois que du bétail mourait, on brûlait des « sorcières. » La plupart des capitalistes juifs ayant émigré, ce furent de petites gens qui jouèrent le rôle de sorcières. Et, tout comme au Moyen-Âge, les églises du Christ ne s’étouffèrent pas en protestations.
A Brest, il y avait quelques rares commerçants juifs dont Isidore Rosenbaum (Zizi) qui fut chef de troupe adjoint des éclaireurs et l’homme le plus sympathique et serviable qui soit. (Pendant la guerre, Zizi fut prisonnier avec toute son unité, et le fait d’être dans un stalag lui sauva la vie. Quand il revint, ce fut pour apprendre que ses parents avaient été assassinés par les nazis.)
L’antisémitisme n’existait pas à Brest, sauf, peut-être dans des milieux d’officiers de marine de guerre, nourris par la République et drogués le journal royaliste de Maurras.
C’est pourtant vrai que les juifs fournissent, depuis des éternités, d’excellentes sorcières. La vie errante de leur peuple, lié par une religion qui donna naissance au Christianisme et à l’Islam, lui a procuré des caractéristiques particulières.
Pendant des siècles, le juif n’eut pas le droit de se livrer à d’autres métiers qu’à ceux du négoce ou des professions libérales. Il a donc réussi dans ces domaines.
Supposons que les juifs représentent 1 sur 1000 de la population mondiale Or, un savant sur 10 est juif. Un grand pianiste sur 5. Un champion du jeu d’échecs sur 2. Et ne parlons pas des grands docteurs, écrivains etc. Concluons qu’il serait très souhaitable que tous les habitants de la terre soient juifs.
Mais ce serait, peut-être, une conclusion erronée. Les qualités « juives » ne résident pas dans le sang mais dans le frottement avec toutes les formes de civilisation.
Il est plus que probable qu’à travers les siècles, certains couples juifs échappèrent au clan et devinrent fermiers …puis brûleurs de sorcières. Probable aussi que des fils « d’Aryens » furent par le hasard des guerres et des émigrations, élevés dans une famille juive et donnèrent des rabbins ou des savants.
Des juifs, ayant formé l’Etat d’Israël, nous ont prouvé qu’à mode de vie égal, ils sont identiques aux Germains, aux Slaves ou aux Latins. Ils ont façonné des flics stupides, des soldats brutaux, des généraux vaniteux et des hystériques qui, devant chaque difficulté, sont prêts à brûler une sorcière, palestinienne de préférence.
L’ouvrier brestois
J’ai commencé à lire « l’Humanité » assez régulièrement à seize ans. Pourtant je ne connaissais aucun militant communiste à Brest. Sans doute les propos d’oncle Marcel et ceux de ma soeur devenue institutrice dans la banlieue de Paris, et me racontant que c’est dans les municipalités communistes qu’on s’occupe le plus des écoles, des jeunes et des pauvres.
Ce qui me frappe dans cette période, c’est la conscience de classe d’une majorité d’ouvriers. Peut-être cinq pour cent seulement étaient organisés, mais quatre vingt pour cent étaient « rouges » comme le militant anglais qui, inculpé en 1915 pour antimilitarisme et accusé par le juge de germanophilie, répondait : « Je suis classe ouvrière. »
Dans les périodes « calmes » le travailleur qui lit son journal, accorde vingt pour cent de son intérêt aux problèmes politiques généraux, peut-être trente pour cent aux questions de salaire et de coût de la vie, et cinquante pour cent aux faits divers, le sport, les crimes, les scandales, etc.
Avant 1935, la presse ouvrière avait sur toutes les questions une position de classe, y compris sur le sport et sur ce qu’on nomme « le droit commun. »
Le travailleur ne trouvait cela que dans « sa » presse et, même s’il ne suivait pas la grande politique, il avait un bagage solide sur mille questions.
Il faut se souvenir qu’avant la guerre de 1914, quand un cordonnier nommé Liaboeuf tua un flic des moeurs qui l’avait fait mettre en prison comme « souteneur », la « justice » fit guillotiner Liaboeuf. Des milliers de socialistes, avec Jean Jaurès, manifestaient violemment contre cette abomination. Imaginez aujourd’hui Mitterrand et Rocard !
A présent, la presse dite « de gauche » ne diffère de l’autre que sur quelques problèmes politiques ou syndicaux. Sur tout le reste, elle contribue à introduire dans la tête des ouvriers les valeurs morales de la bourgeoisie. Après 1a deuxième guerre mondiale, il m’est arrivé de lire dans un fait divers dans l’Humanité l’expression « Le faux ménage ».
Chose curieuse, cette pitoyable évolution de la presse dite « de gauche » s’est faite alors qu’une partie de l’opinion publique évoluait en sens contraire. Quand le mouvement ouvrier devenait assez discret sur la nature de classe de la justice, ce sont des magistrats qui ont commencé à se poser des questions. Et quand les boy-scouts envisagèrent la « mixité » d’un oeil nouveau, c’est l’épouse de Thorez qui s’est opposée avec énergie à une jeunesse communiste comprenant filles et garçons : « Les mamans ne comprendraient pas, il faut une organisation des jeunes filles de France. »
L’été 1935, l’Arsenal de Brest fit une grève mémorable. Laval, président du conseil, venait de diminuer les salaires de dix pour cent. Ce fut l’explosion. Depuis, aucun gouvernement n’a renouvelé cette imprudence. Ils ont tous préféré augmenter le coût de la vie de dix pour cent. Il semble que cela choque moins.
Mon copain Gérard Trévien, éclaireur dans la même patrouille que moi et apprenti à l’Arsenal, prit part aux piquets de grève et apporta des nouvelles qui n’étaient pas toutes dans le journal local. Les bagarres furent très violentes. L’ouvrier Baraer fut tué à coups de crosses par les gardes mobiles. J’ai vu son enterrement. Dix mille ouvriers en bleu de travail. Pas un mot. On sentait une colère terrible. Barricadés sur le « Dunkerque » en construction, les ouvriers bombardaient les flics à coups de rivets. Pas des rivets de cordonnier ! Le fils du directeur du petit lycée qui, après St-Cyr avait choisi la garde mobile, reçut un de ces rivets sur le casque. Après être revenu de son évanouissement il demanda sa mutation pour les Spahis.
Rue de Siam, la Préfecture Maritime fut assiégée. Un jeune ouvrier grimpa sur le mur et planta un drapeau rouge à la place du tricolore. Les marins ne tirèrent pas, en dépit des ordres, et ce fut un aspirant qui tua le jeune d’un coup de fusil. Les marins étaient populaires. Armés, casqués, ils entraient en camions dans l’Arsenal et aussitôt ils entonnaient " l’Internationale". Les camions faisaient demi-tour et prenaient la direction de la prison de Pontaniou.
Par contre, le 2ème Régiment d’Infanterie Coloniale (la voyoucratie, disaient même de bons bourgeois) intervint contre les ouvriers. La grève était terminée quand un sergent blessa un travailleur à coups de pistolet dans un café.
Le mouvement échoua par manque d’extension. Bien plus tard, j’ai appris que le responsable du PCF de Brest, Vallière, avait fait l’impossible pour que l’action de tous les arsenaux soit coordonnée. Il fut exclu, car cela allait à l’encontre de la nouvelle politique de Staline d’alliance avec la bourgeoisie française. Bien entendu, devant les travailleurs, il n’était pas possible d’invoquer cet argument pour briser Vallière. Selon une méthode bien rodée, il fut exclu pour…vol !
Comme Vallière était aussi au comité de direction de la Maison du peuple, la direction PCF aurait souhaité qu’il en soit délogé afin d’établir un peu mieux l’accusation infamante. Les anarchistes majoritaires, déclarèrent qui si l’accusation était fondée, ils voteraient l’exclusion, mais que dans le cas contraire ils dénonceraient les manigances staliniennes. La direction du PCF laissa tomber.
Staline vend le communisme pour un pacte en papier
Devant la remilitarisation de l’Allemagne, Staline avait pris peur et décidé l’alliance avec les démocraties impérialistes.
En conséquence, ses adversaires dans le mouvement ouvrier ne furent plus qualifiés d’agents de Chamberlain mais de valets de Hitler. Il signa avec Pierre Laval le pacte franco-soviétique et proclama son souhait d’une France forte avec une armée solide.
En principe, les communistes avaient toujours admis la possibilité d’accords entre l’URSS et un pays capitaliste. A condition, toutefois, de ne pas idéaliser ce pays et de ne pas subordonner l’Internationale Communiste à ces accords.
Mais, avec Staline, l’Internationale Communiste n’était plus qu’un outil de la politique extérieure de Moscou. Elle obéit comme un petit soldat au grand « chef aimé. »
Les socialistes cessèrent d’être des sociaux-fascistes pires que les nazis, et devinrent des amis. Plus, le parti bourgeois radical, plongé depuis des décades dans tous les scandales, devint un parti de « démocrates sincères. »
Un tel retournement aurait mérité un congrès spécial du PCF et un sérieux débat. Il n’y en eut pas. En une nuit, la direction du PCF fit placarder une grande affiche titrant : « Staline a raison. »
Toutefois, dans l’Humanité, Vaillant Couturier frisa l’hérésie en débutant son éditorial par : « Oui, je sais, c’est dur. » Il s’empressa d’ajouter que tout cela n’aurait pas d’incidence sur la politique du Komintern et du PCF. Il mentait.
Très vite la chronique anti militariste intitulée « Les gueules de vaches » disparut de l’Humanité. Les "juteux" devinrent "républicains", mais les petits gars qui, comme disait une chanson, avaient "craché sur leur sale gueule", ne sortirent pas pour autant des bataillons disciplinaires d’Afrique
Comme si elle n’avait jamais existé, la "Ligue des travailleurs sans Dieu » ne vit plus de convocation dans le journal central, et les militants communistes qui avaient, comme de coutume, organisé une petite mascarade anticléricale à la fête de Garches furent priés de remettre leurs montres à l’heure.
Dans un grand discours, Thorez tendit la main aux catholiques et « reprit » le drapeau tricolore aux Versaillais.
Aragon remit dans sa poche son poème « Dans la boue drapeau tricolore » et se prépara à en pondre un autre pour remercier Thorez de lui avoir « rendu les couleurs de la France. »
Deux ans avant, l’Almanach ouvrier et paysan édité par le PCF rappelait le décret de la Commune de Paris :
« Après avoir été l’emblème de la Révolution, le drapeau tricolore, souillé par les hontes de l’Empire, est devenu la bannière souillée des assassins versaillais. La Commune de Paris le répudie. »
Les Jeunesses communistes chantaient dans l’hymne sur « Le drapeau rouge » :
« Sous la Commune, il flotte encore
A la tête des bataillons.
L’infâme drapeau tricolore
En fit de glorieux haillons »
A l’époque, un seul membre du comité central, Ferrat, renâcla à voix haute. Il eut droit à un bel article d’insultes fielleuses dans l’Humanité : « Ferrat n’a-t-il pas eu quelques sympathies pour le groupe Barbé-Célor ? »
Chose intéressante, l’auteur de l’article ignoble était Marcel Gitton qui, (si on en croit la thèse officielle du PCF) était déjà au service des flics à cette époque.
On peut se demander comment l’appareil du PCF put accepter tous les tournants de Staline sans trop broncher.
Depuis un certain nombre d’années, une sélection avait été opérée. Au cours de la période « ultra-gauche » des dizaines de mots d’ordre de grève générale furent lancés avec un échec total La poignée d’ouvriers qui avaient fait grève, avait très peu de chance de retrouver un travail. Beaucoup se décourageaient, ne militaient plus et avaient souvent honte car, au lieu de mettre en doute des mots d’ordre absurdes, ils s’en prenaient à leur fatigue ou à leur lâcheté. D’autres travailleurs, après bien des misères, trouvaient un poste dans divers organismes du PCF (municipalités, Secours Rouge, etc.) Hier, ouvriers courageux ; à présent, permanents courageux. Simplement, ils n’avaient plus de compte à rendre qu’au Komintern et avaient de plus en plus tendance à penser que la classe ouvrière n’était pas digne de Moscou.
Dans un livre plein d’humour : « Antide » écrit par César Fauxbras, ancien mutin de la Mer Noire, livre, hélas introuvable aujourd’hui, un jeune homme adhère au PCF dans la fin des années 20. Il se hasarde à poser une question sur le massacre des communistes par Chang Khaï Shek. Le secrétaire de cellule lui dit : « Ta gueule, t’occupe pas de la Chine. Personne n’y comprend rien. Tu te feras virer. » Le secrétaire se radoucit : « Les flics, les curés et les militaires ! Tu peux y aller. La ligne ne changera jamais. »
Il va de soi qu’en 1935-1936, la grosse majorité de ces histoires me passait par-dessus la tête. Sauf erreur, Vallière lui-même mit quelque temps à comprendre la liaison entre le grand tournant politique et la campagne d’insultes contre lui. Il n’était pas toujours simple de voir la liaison entre le pacte franco-soviétique et les nouveaux propos de Thorez : d’autant plus que le presse bourgeoise ne se sentit pas soudain prise d’amour pour l’URSS et l’Humanité continua à être interdite dans les casernes. Nombre de journaux réactionnaires répétèrent : « Tout cela est une ruse diabolique des bolcheviks. » Et le vieux militant communiste (dans la mesure où il ne se retirait pas sur la pointe des pieds) disait alors : « C’est une tactique. » Définition de « tactique » : tout ce qu’on ne peut pas comprendre. Et la tactique semblait payante. Le PCF recrutait. Et recrutait des gars pour lesquels tout cela n’était pas une tactique, mais l’authentique ligne qui assurerait la victoire du prolétariat.
A présent Thorez pouvait approuver Blum qui, parlant de la formule de Marx : « Les prolétaires n’ont pas de patrie » avait dit : « Ce n’est qu’une boutade passionnée. »
Dans les « boutades », il fallait maintenant classer aussi la phrase de Bebel fondateur du parti socialiste allemand :
« Celui qui dit que le socialisme peut se réaliser sans une révolution, prouve qu’il ne sait pas ce qu’est le socialisme ou se moque de nous. »
« Boutade » aussi les propos suivants de Jules Guesde
« Pour arracher la liberté de conscience, il fallut lutter un siècle. Certes la bible dans une main, mais le mousquet dans l’autre. Pour les droits de l’homme, il fallut affronter tous les canons de l’Europe. Et pour les droits les plus importants, les droits sociaux, cela pourrait se faire autrement ? Indiquez-nous vos références, messieurs. »
Dans le même ordre d’idées, Zinoviev avait ironisé sur les prétentions socialistes d’abattre le capitalisme par la voie parlementaire :
« Ils se disent résolus à cuire le mouton, mais à petit feu pour que le mouton ne s’en aperçoive pas. »
Retour à Brest
A Brest, l’organisation anarchiste était forte. Elle contrôlait en grande partie, la maison du peuple qui était ouverte à tous les partis ouvriers. Le syndicat des dockers défilait sous le drapeau noir. Des journaux comme «La Patrie Humaine» étaient très diffusés. Bien sûr, il y avait le sentiment que le système capitaliste était responsable de la guerre, mais aussi l’idée candide qu’une guerre aussi effroyable ne pourrait plus se reproduire. On criait « guerre à la guerre. » Ce pacifisme n’était pas sans parenté avec celui de la bourgeoisie française édifiant sa « ligne Maginot » dans une période d’essor de l’aviation, et soucieuse de digérer «en paix» l’Indochine et l’Afrique.
Le PCF demeurait un petit parti. J’ai souvenir d’un défilé en 1935. La grande masse des ouvriers derrière les bannières socialistes ou syndicales, puis un groupe de 2 à 300 personnes scandant « Les soviets partout. »
Bien qu’ayant les suffrages de la majorité ouvrière, la SFIO était un parti de notables sans combativité, actif seulement à la veille des élections. Lors d’évènements importants, une bonne partie de son électorat était séduite par le pacifisme anarchiste ou par la combativité du PC.
Je me souviens d’un film joué à la Maison du Peuple en 1935 ou 1936, « À l’Ouest, rien de nouveau »[1]. Lors de la contre-attaque française, une partie de la salle applaudit. Moment de stupeur. Puis la majorité se déchaîna. Un long hurlement : « A bas la guerre ! » Rien de bien satisfaisant dans tout cela.
Mon père était légèrement hostile aux idées socialistes. Ayant passablement « réussi », si on peut employer ce mot pour une situation où l’on vit onze mois de l’année loin de sa famille, il avait tendance à croire que pour chacun, c’était une affaire de volonté. Je crois qu’il se posait des questions, mais pas devant ses enfants. Lors de sa mort, en novembre 1939, on trouva dans ses papiers une lettre de remerciements d’un comité de marins, pour son soutien lors d’une grève. A la suite de cette affaire, il avait dû quitter une compagnie de navigation.
A présent, il naviguait sur un terre-neuvas, le chalutier "Heureux". Comme chef mécanicien il gagnait très bien sa vie mais n’appréciait pas le brouillard quasi permanent. Un journaliste fit une campagne sur ce bateau et écrivit un bouquin intitulé « Ceux des tempêtes. » Ce journaliste, mangeant au carré des officiers, parla du mauvais caractère de mon père, qui en fut fort mécontent. Il existe aussi, dans un numéro de « L’Ouest Éclair » (1934 ou 1935 ?) une interview de mon père avec un commentaire plus aimable que celui du premier journaliste : « Une bonne tête de Breton. »
Un jour, mon père raconta à ma mère l’histoire d’un capitaine qui, sur ordre de l’armateur, avait cherché à couler son navire. Une histoire d’assurances. Le triste capitaine n’eut pas de chance. Deux fois l’équipage sauva le navire in extremis.
Côté religieux, le père gardait une médaille offerte par ma mère, mais il refusa de faire tirer la sirène en l’honneur d’un évêque lors d’un Pardon des terre-neuvas à St Malo.
L’oncle Henri, étant revenu au « Commerce », navigua, un temps, avec mon père sur le chalutier « Heureux ».
Marcel coulait des jours plus agréables sur un bananier qui faisait le trajet des Antilles.
Toujours en mer, le marin de commerce avait peu de considération pour le marin de l’Etat. Dans le milieu des officiers, la considération était encore moins grande, vu la prétention et l’orgueil des gradés de la « Royale ».
Parlant de la vie du marin de commerce, Traven, bon connaisseur en la matière, écrivit qu’il n’existe que deux sortes de bateaux convenables : Les bateaux marchands américains, ou ceux qui ont une bonne cellule communiste. L’idéal étant un bateau américain avec une cellule communiste !
Gérard Trévien, Lucien Mérour, André Darley, quelques autres éclaireurs et moi, étions passés au clan routier. Nous campions toujours autant. Nous faisions de la topographie et des marches à la boussole Nous discutions beaucoup aussi et nous cherchions de la documentation sur le socialisme. Même aux éclaireurs de France, nous commercions à sentir le soufre. Je me souviens avoir manqué le lycée pendant deux jours. Chargé d’un exposé au clan routier sur la guerre du Mexique entreprise par Napoléon III, j’ai passé ces deux jours à la bibliothèque municipale. Entre mille choses passionnantes, il est bon de savoir qu’un certain banquier Jecker fut le provocateur de cette guerre qui fit d’innombrables victimes. Justice immanente : ce Jecker fut fusillé par la Commune de Paris !
Nous avions trouvé aussi une petite collection de livres publiés par la 3ème Internationale. Ces livres racontaient la vie des vieux bolcheviks, leur lutte, leurs prisons. Ce fut une lecture très curieuse à une heure où Staline commençait à exécuter tous ces hommes comme « agents d’Hitler ». Le chef de clan adjoint, Georges Dourver, avait été dans un groupe d’étudiants socialistes à Paris et avait dû se battre assez souvent contre les « Camelots du Roi ». Il admirait beaucoup Trotsky et me racontait parfois des épisodes de la Révolution d’Octobre, mais il ignorait, apparemment, l’existence d’une organisation trotskiste.
La joie te réveille, ma blonde
1936 n’a pas fait autant de bruit à Brest que dans le reste du pays. La grande bagarre s’était passée un an plus tôt. Le vieux militant trotskiste Pierre Frank disait, un jour, à un juge d’instruction : « Avez vous remarqué que les fêtes nationales ne célèbrent jamais des élections mais des insurrections ? »
Sans le grand mouvement de grèves, le gouvernement de Front Populaire n’aurait à peu près rien donné aux salariés. Son programme sur la question était d’ailleurs fort maigre. Il ne pouvait en être autrement dans une alliance avec le parti bourgeois radical.
A ce propos, Trotsky a donné une définition intéressante du problème. Il explique que l’alliance de deux partis n’est pas la simple addition de leurs forces. L’arithmétique ne convient pas. Il faut recourir à la géométrie et songer au parallélogramme des forces. Appliquées en un point, deux forces allant sensiblement dans le même sens auront une résultante supérieure à la force de chacune. Mais si vous, force socialiste, faites alliance avec un parti dont le programme est très loin du votre, vous obtiendrez une résultante inférieure à votre propre force. Ainsi un gouvernement réunissant des socialistes et des radicaux, le tout soutenu par les communistes, ne pouvait aller loin vers des transformations sociales. En supposant, bien entendu que les sociaux démocrates le désiraient et que le parti communiste se souciait peu des « tactiques » de Staline.
Aux élections de 1936, il y eut un glissement vers les extrêmes. Les radicaux perdirent 350 000 voix au profit des socialistes qui en perdirent au profit du PCF qui obtint 72 députés.
Ceci encouragea les travailleurs à partir en lutte. L’étoile de Moscou brillait encore. Notons que le précédent gouvernement avait un mois pour céder la place. Il la céda aussitôt. Preuve que la bourgeoisie réalisait fort bien que seul un gouvernement socialiste et radical saurait freiner le mouvement de luttes.
La situation était révolutionnaire. Beaucoup d’usines n’avaient plus de syndicat depuis les périodes de répression. Pourtant elles rentrèrent dans le combat. Les cahiers de revendications n’étaient pas les mêmes dans toute la France. En outre, ils étaient souvent modifiés en cours de lutte. Celui qui se croit isolé, avance de timides réclamations, en songeant qu’il faut être « réaliste ». Quand il constate que tout le monde ouvrier se lève, il réclame ce à quoi il a toujours songé. Et le mouvement devient politique. Bien entendu, ceux qui veulent freiner l’action, répètent avec énergie : « C’est un mouvement uniquement revendicatif ! »
Des petites employées de grands magasins n’auraient jamais osé entrer en lutte. Peut-être même se croyaient-elles d’une espèce très différente des ouvriers. Les plus audacieuses songeaient à une augmentation de 20 %. En beaucoup d’endroits, elles arrachèrent 100 %.
Le parti radical laissa des plumes en 1936, mais il limita les dégâts grâce à l’alliance avec les partis ouvriers. Celui qui voyait défiler, main dans la main, Daladier, Blum et Thorez, devait penser que les chefs radicaux n’étaient pas si mauvais qu’il avait pu le croire. Daladier, pas fou, disait au congrès radical qui suivît les élections de 1936 : « Nous avons perdu 350.000 voix, mais sans le Front Populaire, nous en aurions perdu bien davantage. »
Naturellement le parti Radical n’était pas dans le gouvernement de Front Populaire pour le simple plaisir de garder des voix, mais pour jouer le rôle de frein dans la machine. Les mêmes qui disaient en 1936 : « Il ne faut pas aller trop loin pour ne pas effrayer nos amis radicaux », déclarèrent en 1939 : « les radicaux ont mis des bâtons dans les roues. »
Dans le livre de César Fauxbras, un vieux militant désabusé dit à un jeune gars en 1936 : « crois-moi, petit, va chez les radicaux. Au lendemain de la guerre, ils étaient avec la droite. Un peu plus tard ils se sont retrouvés, sans gène, dans le bloc des gauches. Les scandales Stavisky, Oustric, etc, ils en étaient. Et les voici maintenant dans le Front populaire. »
De 1936 à 1939, pas de nouvelles élections. C’est sous ce même parlement que la police tuera des ouvriers à Clichy, que les réquisitions pleuvront en 1938 et que la plupart des lois sociales seront bafouées en 1939. Quelles différences de 1936 à 1939 ? Essentiellement l’action ou l’inaction du mouvement ouvrier.
Mais pourquoi le mouvement ouvrier est-il si combatif en 1936 ? Le chômage existe depuis quelque temps et les soupes populaires dans tous les quartiers. Mais l’alliance PS-PC semble ouvrir de grandes perspectives. Pour l’immense masse des salariés, ces partis veulent un changement radical.
Les travailleurs ignorent la diplomatie secrète. Blum révélera plus tard que sans le ralliement du PCF à la défense nationale, il n’aurait pas accepté l’alliance. Il dira même cyniquement : « le PS a toujours voté contre les crédits militaires sauf quand son vote aurait pu empêcher leur adoption. »
Arrivé au gouvernement, Blum implore le retour au calme. Le patronat le presse. Tout doit être accepté : les 40 heures, les congés payés. Tout ce qui pourra être repris demain, plutôt que la continuation d’un mouvement qui va, on ne sait où.
Et cependant, les grèves continuent et les usines sont toujours occupées. C’est Thorez, avec son crédit de « terrible bolchevik » qui devra dire : « Il faut savoir terminer une grève. »
Déjà le PS ne faisait plus le poids et c’est le PCF qui devra entamer son capital.
Les travailleurs ont des acquis importants. Ils peuvent enfin profiter de congés payés. Beaucoup verront la mer pour la première fois. La chanson « La joie te réveille, ma blonde » retentit partout. Les Auberges de jeunesse connaissent un énorme essor. Les partis de gauche et les syndicats voient une très grande affluence d’adhérents.
Je suis passé à Paris en 1937 et j’ai pris, tôt le matin, le métro ouvrier. Huit sur dix des lecteurs de journaux avaient « l’Humanité ».
Clan routier en dissidence
C’était nos seize ans. Nous commencions à regarder les filles. A regarder !
Aujourd’hui il se trouve des gens pour s’extasier sur le bon vieux temps et pour dénoncer les moeurs des jeunes actuels. Il faut, au contraire, parler de la misère sexuelle d’avant guerre.
Les promenades, rue de Siam. Les regards timides. Et c’est tout. « Dans l’michant bourg de troués mille âm’s et guère avec. » chanté par Gaston Couté en 1910. (Idylles des grands gars comme il faut et des Jeunesses ben sages).
Il me semble que les enfants de la petite bourgeoisie étaient encore plus contraints que ceux du prolétariat. Beaucoup de jeunes ouvriers allaient au bal le samedi. Il est vrai qu’il y avait les bandes de « petits zefs » qui s’y rendaient pour la bagarre.
Les enfants de la petite bourgeoisie allaient rarement au bal. Que restait-il ? Même pas le bordel. Ce n’est pas ce qui manquait à Brest. Il y en avait presque un quartier. Mais c’était en quelque sorte, réservé à la marine de l’Etat. Il fallait une grande audace pour sortir du lycée de Brest et aller jusqu’à la rue Louis Pasteur. La vie sexuelle du jeune homme « convenable » se déroulait sous le signe de la masturbation.
Il paraît qu’un maire de Brest des années 70, a dénoncé l’érotisme envahissant parce que deux ou trois Sex-shops s’étaient installés en ville. Avant guerre, tous les bien-pensants trouvaient dans l’ordre des choses qu’il y ait assez de bordels pour tous les hommes d’une escadre mettant pied à terre. Ça, ce n’était pas érotique. C’est vrai d’ailleurs ! Le Brest de l’époque « bien » était assez minable.
Assez curieusement, les plus anti cléricaux (et à Brest, leur virulence était proportionnée à la bigoterie environnante.) demeuraient imprégnés par l’idéologie catholique quand il était question de sexe. Et quand j’écris « idéologie », c’est parce que je ne trouve pas le mot qu’il faudrait. Il y avait une église Saint-Louis à Brest. Et c’est ce roi qui créa les premiers bordels à Paris. Il n’était sûrement pas érotique et considérait que la chair était une abomination.
Il me revient cette petite histoire. Dès le lendemain de la guerre, quatre saints pères vinrent à Logonna-Daoulas pour une mission, c’est à dire des cours de « morale » qui duraient une semaine : cours pour les couples ; cours pour les jeunes filles, les jeunes gens, etc. Une dame qui suivit un de ces cours - car on peut entendre des histoires cochonnes sans pêcher - me raconta comment un des « pères » clouait au pilori les couples qui ne faisaient pas l’amour selon les règles du Vatican : « Imaginez, mes frères, un paysan qui viderait son fumier en dehors des sillons. Est-ce qu’il pourrait avoir une belle moisson ? »
Une fraction du clan routier est en dissidence. Nous n’avons encore jamais agi, mais nous discutons un peu trop.
Jamais agi ? Si ! Nous adhérons aux Jeunesses socialistes pour en sortir presque aussitôt après avoir assisté comme « invités » à une réunion du parti qui comporte comme débat principal : « acceptons-nous l’adhésion de Tartempion alors qu’il doit de l’argent dans deux bistrots du quartier Saint Martin ? » Cela dura plus d’une heure et je ne me souviens plus si Tartempion eut l’insigne honneur d’entrer dans la SFIO.
Avant de partir, nous avions tout de même collé des papillons SFIO aux trois flèches en ville. Cela nous donna le droit à une interpellation policière parce que nos papillons de huit centimètres n’avaient pas de timbre fiscal ! Sans importance.
Notre fraction de clan continua à se réunir au local routier quelques temps. Les relations restent bonnes avec Jean Marrec.
Nous assistons à des réunions diverses à la Maison du Peuple et nous campons toujours en uniforme routier. Toutefois, au lieu de « L’arc tendu », nous avons sur le chapeau une étoile à cinq branches confectionnée en inox par un copain de l’Arsenal.
Au cours d’une de nos sorties, à Pont Christ, nous découvrons le club ajiste (Centre Laïc des Auberges de la Jeunesse) de Brest, et notre destin sera le sien.
Il faut savoir qu’à cette époque, le club met la main à la pâte pour la création et l’entretien des AJ.
La Révolution espagnole
Nous découvrons ce pays jour après jour, avec émotion. Mon père avait voulu que ma soeur cadette étudie l’espagnol. Elle est à Madrid depuis quelques mois et sera rapatriée par Valence quand les combats commenceront dans la banlieue de la capitale. Elle rapporte un paquet de journaux du camp républicain, et des souvenirs assez curieux. Elle a vu défiler des compagnies de miliciens libertaires. Beaucoup avaient un scapulaire au cou. Le clergé était haï, mais la foi profonde. Malraux avait écrit : « On n’apprend pas à tendre l’autre joue à un peuple qui, depuis deux mille ans n’a reçu que des gifles. »
Nombre de curés, dignes enfants de Torquemada, combattent dans les rangs des fascistes. Quand ils seront fusillés, le Vatican en fera des martyrs.
Des affiches anarchistes proclament : « le Christ rouge est descendu sur la terre pour sauver les prolétaires. »
Quand les fascistes invoquent la Vierge de Pilar, la réplique est que « La vierge de Pilar dit qu’elle ne veut pas être fasciste. »
Le Front Populaire (alliance de partis de gauche et de bourgeois libéraux) venait de triompher aux élections. Pour une fois, la puissance Fédération Anarchiste Ibérique avait appelé à voter. Motif : il faut faire sortir de prison les milliers de mineurs asturiens incarcérés depuis la célèbre révolte de 1934.
Un gouvernement, style Blum, s’installe dans un climat de bagarres. Les réactionnaires assassinent un lieutenant des gardes d’assaut qui instruisait militairement des jeunes socialistes. Des gardes d’assaut répliquent en tuant le leader monarchiste Calvo Sotelo. Ce sera le prétexte du soulèvement militaire. Le noyau sera Franco avec la légion étrangère espagnole qui passe du Maroc en Espagne, fusillant en chemin, nombre de militants ouvriers. Le gouvernement appelle au calme et tente de limiter l’ampleur du mouvement aux yeux de l’opinion publique. Il déclare, qu’à part un groupe de factieux, toute l’armée est fidèle. En fait, toutes les garnisons s’agitent. Là où les ouvriers prennent les armes en pillant des dépôts militaires ou des armureries; là où les soldats et marins désarment les officiers, la République est sauvée. Là où les civils font confiance au loyalisme de l’armée, la rébellion triomphe.
A Barcelone, les soldats antifascistes ont été emprisonnés. Les officiers et une partie de la troupe tiennent les casernes. Elles sont emportées d’assaut, au prix de lourdes pertes par les militants anarchistes. Au cours des attaques, Ascaso, le camarade du leader Durruti, est tué.
Un cas particulier et significatif, « Les Asturies rouges » :
Le général Miranda, gouverneur d’Oviedo considérant que Franco est encore loin et que la région est très rouge, assure le gouvernement de son loyalisme. Trop heureux d’avoir un général « républicain », le gouvernement lui donne les pleins pouvoirs et supplie les organisations ouvrières de lui faire confiance. Miranda s’organise, et quand Franco semble assez proche, il attaque par surprise et emprisonne ou fusille les militants d’Oviedo.
Le tableau après un mois de lutte : Trente pour cent de l’Espagne est entre les mains des militaires (Il faut y comprendre la Navarre, seule région où la réaction eut une certaine base populaire et procura à Franco les unités de Requêtes.)
Soixante dix pour cent a été sauvé par le mouvement des ouvriers et des paysans pauvres. Zéro pour cent a été gardé par de fantomatiques militaires « fidèles à la république. » Le drame ultérieur viendra de l’absence d’un puissant parti révolutionnaire. Le PC est petit, stalinien, et soutiendra de plus en plus les libéraux bourgeois. Le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM) créé par d’anciens fondateurs du PC, est assez faible aussi et confus. Les anarchistes sont très forts mais refusent le pouvoir « qui salit. » En somme, le prolétariat a le pays dans sa main, mais le laisse aux représentants libéraux de la bourgeoisie. Ces représentants sont d’ailleurs désavoués par leur propre classe dont tous les voeux accompagnent Franco. Trotsky pourra écrire « Le pouvoir fut laissé au fantôme de la bourgeoisie. »
Premier résultat : La réforme agraire n’est même pas proclamée et, dans nombre d’endroits, les paysans sans terre ignorent les objectifs de la lutte. Un groupe de nationalistes marocains réussit à gagner Barcelone. Il se fait fort de déclencher l’insurrection au Maroc et d’empêcher le recrutement de troupes par Franco. En échange, il faut naturellement que le gouvernement républicain proclame l’indépendance des colonies. Barcelone renvoie les nationalistes marocains au gouvernement « officiel » qui réplique : « La République garde tous ses droits sur les colonies. » Franco pourra continuer à recruter au Maroc. Il est permis de se demander si, en agissant ainsi, le gouvernement républicain ne voulait faire aucune peine au camarade Léon Blum qui, pour sa part, était soucieux de ne pas fâcher les colonialistes français du Maroc.
Le front est apparemment stabilisé. Mais la partie est déjà jouée. Pratiquement, la gauche n’avancera plus, en dépit ou à cause des propos staliniens et gouvernementaux : « La guerre d’abord ! La révolution ensuite ! » Cela permet de blâmer « La folie de collectivisation des libertaires. » Comme si la France de 1795 avait pu gagner une seule bataille sans proclamer d’abord que les biens des nobles ne leur appartiennent plus ! Comme si la Russie de 1918 avait pu triompher de l’intervention alliée et Blanche sans le décret sur « La terre aux paysans et le pouvoir aux soviets ! »
Mussolini et Hitler apportent une aide importante à Franco. Troupes mais aussi avions et chars modernes. Les « nationalistes espagnols » comptent pour un quart dans l’armée fasciste. Le reste est constitué de fascistes italiens, allemands et de musulmans marocains. Le tout avec la bénédiction de l’église catholique.
Dans le camp républicain, des volontaires arrivent, les mains nues, de tous les pays; surtout des militants communistes, mais aussi des socialistes et des anarchistes. Ces derniers s’enrôlent généralement dans les unités de leurs camarades espagnols, ainsi qu’avaient fait les étrangers lors de la guerre civile russe. Assez curieusement, les militants communistes sont regroupés dans des colonnes françaises, allemandes etc. toutes contrôlées par le Komintern sous le visage, entre autres, d’André Marty. Il n’y a aucune troupe soviétique, simplement quelques spécialistes. Beaucoup d’héroïques combattants des brigades dorment dans la terre d’Espagne, les survivants, souvent mutilés seront traqués plus tard par les flics français et les nazis. D’autres encore seront les victimes de Staline dans tous les pays de l’Est.
France-Navigation
Le gouvernement républicain affrète une flotte de bateaux marchands (en général de vieux cargos français) sous le nom de « France Navigation. » Ils vont chercher des armes en URSS et au Mexique. Seul le Mexique du président Cardenas fait cadeau des armes. Staline ne donne rien pour rien et l’or de la banque de Madrid partira en URSS avant la fin de la guerre. La masse des travailleurs ignore cela et applaudit l’esprit internationaliste de Moscou.
Mon oncle Marcel navigue à la France-Navigation. Les équipages sont composés de membres ou sympathisants du PCF, sauf certains officiers que la paie intéresse. En fait, la compagnie a été créée par les services du Komintern. Un navire prend au Mexique une cargaison d’essence pour l’aviation républicaine. Les fûts s’entassent dans la cale et sur le pont. Une partie des officiers se dégonflent. Ils sont bouclés dans leur cabine. Capitaine et équipage conduisent le navire vers l’Espagne. Il passe le détroit de Gibraltar contrôlé par les fascistes. Un seul obus et le bateau s’envole. Marcel disait: « On serrait tellement les fesses qu’on n’aurait pas pu passer une feuille à cigarette. » Tout va bien. La cargaison est déchargée à Alicante. Les fascistes interceptent le bateau au retour et le gardent trois jours à Ceuta. Plus de peur que de mal.
Arrivant de Mourmansk, un navire relâche à Brest. Marcel invite à la maison trois responsables de cellule PCF. Au cours du repas, j’attaque le PC espagnol qui calomnie honteusement les militants du POUM. Un responsable PCF me répond avec un accent corse prononcé « Camarade, c’est une tactique. Aujourd’hui on les fusille, demain, on leur serrera la main. C’est compliqué une tactique » Les deux autres responsables approuvent. Je suis certainement assez nigaud car ces propos m’indignent et je demande comment on peut serrer la main de gens qu’on vient de fusiller. Mais l’assistance parle d’autre chose.
Je reverrai en 1939 ce militant, Marcel Forni, et je lui demanderai ce qu’il pense du pacte germano-soviétique. Il est écoeuré, mais pas étonné car il est, depuis longtemps, militant trotskiste. Je lui rappelle ses propos sur le POUM. Il réplique : « Tu n’as pas compris que je me foutais de la gueule des staliniens. » C’est vrai ! Je n’avais pas compris. Les deux autres responsables de cellule PCF non plus. Mon oncle me parlera souvent de Marcel Forni qui fut un militant extraordinaire. Après la guerre mondiale, il naviguait sur un paquebot. Toute la direction stalinienne de la CGT clamait « Retroussons les manches ! » Seul au début, Forni faisait un petit journal oppositionnel qu’il collait discrètement dans les coursives. Les staliniens avaient dit que s’ils trouvaient le sale trotskiste, ils le balanceraient à la flotte. Ceux qui ont connu les responsables staliniens à terre, peuvent imaginer l’ambiance sur un bateau. C’est dans ces conditions que milita Forni durant de longues années. Il est mort aujourd’hui, inconnu peut-être par les organisations se réclamant de la IVème Internationale. Dommage. Ç’eut été une bonne chose qu’il y ait cent Marcel Forni en France.
Note
[1] Film de Lewis Milestone (1930) d’après le livre de Einrich Maria Remarque.