1984 |
Ce texte peut être considéré comme une édition modifiée de "Sans bottes ni médailles", La Brèche 1984. Cf. la préface ci-dessous. Source : site Calvès http://andre-calves.org. |
En guise de préface
Il y a quelques années, un copain, passant chez moi, prit connaissance de quelques écrits sur ma jeunesse et sur la guerre. Il emporta ces textes et les publia sous le titre « Sans bottes ni médailles. »
J’aurai préféré : « J’ai essayé de comprendre » mais il parait que ça ne pouvait pas tenter l’éventuel lecteur.
J’aurais voulu relire, avant parution, un texte qui contient pas mal de menues erreurs.
J’aurais surtout désiré qu’on y fasse figurer les photos des copains qui furent tués par les nazis.
Depuis, quelques lecteurs m’ont dit qu’il aurait fallu éclairer certains points, raconter le destin de divers copains.
Je vais donc essayer de faire tout cela, essayer aussi de parler de moi comme s’il s’agissait d’un autre. Et c’est bien d’un autre qu’il s’agit. J’ai nettement moins de force, de courage et de naïveté que le personnage que je fus jadis. J’ai toujours été agacé par les gens qui portent des médailles de sauveteurs et qui n’oseraient plus se jeter à l’eau par crainte d’une bronchite.
J’ai été indigné par cette justice américaine qui tua Caryl Chesman après onze ans de prison pour un crime douteux. Si ces juges estiment que le temps ne fait rien à l’affaire il serait plus que temps qu’ils s’excusent auprès des indiens d’Amérique.
Le curieux mélange de Plougastel et Lesneven
Je suis né à Brest le 06 février 1920. Les jeunes doivent noter que c’était un peu après la première guerre mondiale. J’ai parfois agacé ma mère en lui demandant si elle vivait au temps des crinolines.
Situons la famille. Une mère et une grand-mère issues du Nord Finistère. La grand-mère fit longtemps la couture dans les fermes aisées. On avait le droit d’apporter un mouchoir propre pour ramener quelques reliefs de repas à la maison. Puis elle se maria à un quartier-maître calfat. Je n’ai pas connu ce grand-père. Je sais seulement qu’il disait à son épouse : « Tu es la meilleure des femmes. » Grand-mère répondait : « Alors, pourquoi tu bois ? »
Cette grand-mère-là était très gentille et très pieuse. En ce temps-là, on n’hésitait pas à aller de Brest à Rumengol en chantant des cantiques. C’était aussi une des rares possibilités de cheminer avec les garçons et, peut-être, d’échanger des regards.
Grand-mère eut six enfants et en garda quatre. C’est un chiffre assez élevé. Tout petit, j’ai souvent entendu des femmes dire : « J’en ai eu sept, j’en ai gardé trois. » Il ne s’agissait pas d’avortements. Dieu les avait rappelés ! Si l’association « Laissez-les vivre » avait existé, elle aurait pu maudire Dieu tous les matins. L’église était toute puissante, mais l’hygiène, la médecine et l’alimentation étaient assez déficientes.
Bref, ma grand-mère vécut à Brest. Une de ses filles se maria. Ce fut ma mère. L’autre fille travailla de-ci, de-là. Les deux garçons devinrent marins de commerce après s’être embarqués tout jeunes sur un cargo japonais comme aides cuisiniers. Quand ce bateau fit de nouveau escale à Brest, toute la famille alla à la rencontre des garçons prodigues «qui avaient vu l’Amérique», en scandant tout au long de la route « Tagosan Maru. »
Côté père, il s’agit d’une famille de Plougastel-Daoulas.
Précisons qu’en ce temps-là, il n’y avait pas de pont mais un bac sur l’Elorn. Bien que situé à 10 kilomètres de Brest, Plougastel semblait au bout de la terre. Ses habitants n’aimaient pas beaucoup les Brestois qui le leur rendaient bien. Quand le pont fut construit, vers 1935, les Plougastellens étaient horrifiés à l’idée que des hordes de voyous brestois viendraient manger leurs fraises. On m’assure que beaucoup de paysans dormirent dans leurs champs en fin de semaine avec un fusil de chasse sur le ventre.
La localité n’était pas pauvre, mais la famille de mon père l’était. Avec, bien sûr, beaucoup d’enfants. Ils habitaient Rochnévélen et ne parlaient que le breton.
Quand les parents moururent, jeunes, les enfants furent hébergés à Copéhen chez un des éléments de la grande famille. Il parait que ce ne fut pas la joie.
Après quelques années, le père entra à l’école des mousses. Il apprit le français et l’aviron sous le contrôle vigilant de fayots abrutis. Ce qui explique que mon père, tout conservateur qu’il fut, ne garda aucune tendresse pour la marine de guerre qui l’avait, trop souvent, fait souquer dans la rade de Brest à 6 heures du matin.
Ses frères et soeurs partirent à pied pour Paris. «Le trimard» disait-on, afin de s’embaucher dans le bâtiment ou chez des bourgeois, ainsi qu’il convient à un peuple semi- colonial. Ce n’était pas encore la période des bonnes portugaises. Les petites bretonnes subissaient les mêmes humiliations.
Il existe aujourd’hui, comme ailleurs, des racistes en Bretagne. Ils ne connaissent pas l’histoire de leur peuple.
Il est intéressant de noter qu’une grosse quantité de ces ouvriers bretons qui partirent pour Paris découvrit assez vite que la lutte révolutionnaire était plus réaliste que les prières et les processions. Vu leur pénible travail (n’oublions pas que la première ligne de métro s’est faite à la pelle et à la pioche) beaucoup de ces Bretons devinrent communistes. Et si, aujourd’hui, vous voyez des stations de métro portant le nom de syndicalistes communistes fusillés par les nazis, ce n’est pas par hasard qu’ils se nomment : Yves Toudic, Corentin Celton et Corentin Cariou.
Dans les années 1910, mon père avait du rembourser la sollicitude de l’Etat par un engagement de 5 ans dans la marine. Ma mère travaillait rue de Siam dans un magasin qui vendait des mouchoirs et pompons de fantaisie aux matelots. C’est ainsi qu’elle connut le quartier-maître Mathurin Calvès. Mon père, devenu très français, n’aimait pas son prénom et signait «Charles» ses tendres lettres.
Après le mariage, un repas eut lieu à Plougastel. Ma mère ne parlait pas le breton mais le comprenait, et fut peu ravie d’entendre : «Pourquoi a-t-il été chercher une femme à Brest? C’est des maigres là-bas. »Ainsi commença la sympathie maternelle à l’égard des Plougastellens.
Mon père fut désigné pour les sous-marins à Bizerte. Ma mère, qui n’avait jamais été plus loin que Landerneau, vogua vers la Tunisie et eut, au début, un peu peur des Arabes «qui me regardaient avec leurs grands yeux noirs. »
Le Français avec l’Allemand
Ceux d’Europe et ceux d’Amérique
Frères, croyez-vous vraiment
La fraternité chimérique ?
(Chant du 1er mai 1910)
J’eus quelques échos de ce Brest d’avant-guerre par divers membres de ma famille. C’était «la Ville Rouge. »
Un jour, arriva une escadre russe pour sceller l’alliance du Tsar avec la République. Le commandant, qui n’avait rien retenu de l’histoire du Potemkine, survenue quelques années avant, décida de pendre, pour on ne sait quel motif, deux matelots. L’autorité française, redoutant les réactions des ouvriers brestois, demanda aux tsaristes de sortir de la rade pour tuer les marins.
On chantait l’Internationale à Brest, mais il ne fallait pas aller loin pour entendre «Alsace, Alsace, Quand viendra ta revanche? A mon pays Seigneur rendez l’espoir…, etc.» et une grande quantité de chansonnettes du même genre que ma grand-mère fredonnait encore quinze ans après.
Comme a dit je ne sais qui, on se préparait à faire tuer un million d’hommes qui ne parlaient pas allemand pour récupérer un million d’hommes qui ne parlaient pas français.
Dans l’enthousiasme délirant qui précéda la guerre, il y eut quelques fausses notes. Un parent du coté de ma grand-mère qu’on appelait «Tonton François» (tonton servait pour un tas de parents dont j’ignorais la parenté exacte et dont, d’ailleurs, je me moquais) Tonton François était menuisier à Lambezellec et très ardent socialiste. Il était copain avec un ouvrier allemand venu se perdre dans le secteur. Dès le premier jour de la guerre, l’Allemand fut interné. Dans la famille, on disait à voix basse que François n’avait rejoint la caserne qu’entre deux gendarmes. Ce qui est sûr, c’est que peu de temps après, tonton François était prisonnier en Allemagne, et qu’il l’avait, sans doute, un peu voulu.
La fleur au fusil
Et voilà la guerre. Grand-mère allait, avec un tas d’autres femmes à la caserne Fautras, chercher des pantalons et des capotes militaires à rafistoler.
Des centaines de milliers de petites gens avaient donné leur alliance en or pour la patrie, tandis que cette même patrie offrait, pour un bol de cidre, le quai de Javel à monsieur Citroën qui s’engageait, moyennant finances, à fabriquer des obus. Il fallait, en effet, de plus en plus d’acier pour tuer un seul homme. La technique industrielle fit de grands progrès.
Ma mère était revenue à Brest. Mon père naviguait à présent sur un navire qui allait chercher du nickel en Nouvelle Calédonie, et divers produits un peu partout. J’ai lu un bouquin racontant que ce navire fut pris en chasse par un sous-marin et le distança facilement. Mon père était devenu un passionné de mécanique et prenait du galon.
En même temps que la technique se développait, les illusions tombaient. J’ai trouvé un livre d’Histoire, écrit avant cette guerre par Gustave Hervé. Cet homme qui était pourtant à la gauche du Parti Socialiste, nageait dans l’illusion béate d’un progrès continu vers le socialisme. Par la force des choses, le progrès économique se traduirait par une plus grande civilisation et de bons rapports entre les hommes.
Le fracas de la guerre brisa des rêves. Il n’y avait plus que deux solutions : la voie révolutionnaire ou le retour vers le chauvinisme nationaliste. Gustave Hervé choisit ce deuxième chemin et battit des records d’ignominie.
Il ne fut pas le seul. L’écrasante majorité de la direction socialiste oublia l’internationalisme et se coucha devant l’Etat-major. Nombre de dirigeants syndicaux firent de même, et le principal, Léon Jouhaux écrivit «Ceux qui partent et dont je suis. »Il ne partit d’ailleurs pas, mais contribua à envoyer au front des dizaines de milliers de braves types qui avaient cru en lui.
On ne peut comprendre que tant d’hommes partirent joyeusement pour une telle boucherie si on ignore qu’ils étaient persuadés (et la presse s’y employait) que la guerre ne durerait que 3 semaines ou un mois.
« Les cosaques n’étaient qu’à cinq étapes de Berlin », « l’Angleterre contrôlait les mers », « les Allemands commençaient à crever de faim » et, en général « ils tiraient trop bas » (sic).
Enfin, nous avions le célèbre canon de 75 qui portait à 8 km. On se gardait bien de signaler le canon allemand de 155 qui portait à 15 km.
Une bonne partie de l’opinion publique était encore au temps de Bonaparte. Certes, il y avait bien eu le fâcheux incident de 1870, mais c’était uniquement la faute à ce salaud de Bazaine.
Comme si l’exaltation patriotique n’avait pas suffit, il y avait des raffinements subtils. Les plus patriotes des Français étaient les Bretons. Ne fallait-il pas deux régiments bretons pour encadrer un régiment de mokos (méridionaux) ?
De leur côté les Allemands n’avaient pas tellement conscience de leur infériorité. Ils se payaient le luxe de publier dans leur presse, les communiqués de tous les belligérants. Folie que l’Etat-major français se gardait bien d’imiter.
Le puissant parti socialiste allemand était devenu aussi chauvin que le français à l’exception de l’honorable Karl Liebknecht qui vota contre les crédits de guerre.
Mais, direz vous, même le diable doit avoir des arguments. Exact ! Les Français devaient lutter pour la République contre cet infâme Kaiser, et aussi pour libérer l’Alsace-Lorraine.
Les Allemands devaient lutter pour la sécurité sociale, contre le Moyen-Âge tsariste et ses alliés. Et la sociale démocratie allemande ajoutait un argument de poids pour justifier son comportement. A un certain moment, le principal journal « socialiste » allemand ne jugea pas inutile la polémique contre le petit Lénine, qui, de Suisse, stigmatisait la trahison de l’Internationalisme :
- « Il est facile à un irresponsable de prendre de belles positions de principe ; mais le parti social démocrate a la responsabilité de centaines de maisons du peuple et de bourses du travail. Il ne pouvait risquer tout cet acquis du prolétariat par son vote négatif. »
Lénine répondit :
- «Le socialisme n’est plus dans vos maisons du peuple où on le prostitue. Il est en prison avec Karl Liebknecht.»
Les dirigeant socialistes français, jamais en reste d’une canaillerie, feignirent de croire que Liebknecht dénonçait simplement la guerre impérialiste du côté allemand. Ils le félicitèrent à plusieurs reprises dans l’Humanité.
Mais, après la guerre, quand les « socialistes du Kaiser » eurent fait assassiner Liebknecht et Luxemburg par les corps francs, ils se retrouvèrent bons amis avec les « socialistes de Poincaré » dans la deuxième internationale, tout comme les catholiques de France et d’Allemagne qui venaient, pendant quatre ans de remettre le Christ en croix.
Encouragés par l’exemple de Guesde, de Sembat, Jouhaux, etc, les chansonniers de gauche embouchèrent le clairon patriotique. Un Montéhus qui avait chanté « la Grève des Mères » et « l’Hymne au 17ème », devint nationaliste fervent. Après la guerre il redevint pacifiste.
Notons au passage qu’une compagnie du 17ème d’infanterie avait refusé de tirer sur les manifestations de vignerons, en 1907. Quelques sadiques de l’état-major décidèrent que le 17ème deviendrait un régiment disciplinaire avec toutes les vacheries que cela comporte en temps de paix et le massacre en temps de guerre. Le 17ème fut délibérément décimé dans tous les combats.
Tout fut fait pour l’union Sacrée. Longtemps après, ma mère fredonnait parfois un air qui eut un vif succès :
« Pour nos poilus qui sont sur le front
Qu’est-ce qu’il leur faut comme distraction ?
Une femme, une femme »
J’entends le MLF hurler avec quelques raisons.
Mais tout bien considéré, pourquoi voulez-vous que seuls les esclaves mâles aient seulement le droit de s’étriper dans les barbelés ? D’ailleurs, des dizaines de milliers de jeunes moururent en hurlant sans avoir jamais connu une femme.
Jadis, quelqu’un avait écrit : « Si le prolétaire ne pouvait battre sa femme, sa vie serait totalement insupportable. » Il aurait pu ajouter que la femme se serait suicidée si elle n’avait pas eu la ressource de gifler ses gosses de temps en temps.
Tout ceci pour dire qu’il est assez difficile de demander le respect de la femme à des gens qui voyaient chaque jour des copains coupés en dix morceaux.
La bourgeoisie avait bien compris cela et la censure ne sévit jamais contre les chansons égrillardes, du moment qu’il ne s’agissait pas de violer les filles de monsieur Schneider.
Dès les premiers mois de la guerre, une moitié de l’armée allemande fut employée à combattre les Russes. L’autre moitié réussit à progresser jusqu’à 60 kms de Paris. Ceci aurait pu donner plus tard une vue réaliste de la situation quand, grâce à Staline, la totalité de l’armée allemande put s’appliquer à l’ouest.
L’assaut germanique fut stoppé au prix d’une effroyable hécatombe de soldats français. Essentiellement des petits paysans. L’état-major allemand avait multiplié les mitrailleuses, l’état-major français, les baïonnettes.
Dans le cas des régiments bretons, certains perdirent en quelques jours 2000 hommes sur 3000, au cours d’attaques absurdes en jolis pantalons rouges contre des positions fortifiées. Aucun compte ne fut jamais demandé à un haut gradé.
Sous la première république, 5 ou 6 généraux auraient été guillotinés et 300 000 hommes auraient été épargnés. Cela aurait fait un bruit épouvantable dans les livres d’histoire.
Les petits paysans, ouvriers agricoles, artisans, ne furent pas les seuls à payer les frais. On fit venir à vive allure, d’Afrique, des dizaines de milliers de noirs. Le général Mangin s’occupa de la question et mérita le titre de « Mangeur de Noirs. »
Beaucoup de ces pauvres gars, plongés dans cette boucherie, durent songer que la sauvagerie n’était pas tout à fait ce qu’on leur avait expliqué.
La presse raconta avec humour que les tirailleurs sénégalais coupaient les oreilles des Allemands tués. La censure militaire n’y vit aucun inconvénient. Il est plus que probable que « ces grands enfants » furent encouragés par divers gradés français. Mais l’information passa en Allemagne avec les réactions qu’on peut deviner.
On fit venir aussi des Vietnamiens qui furent surtout employés dans les usines de munitions, car le génial Etat-major avait estimé que « les Annamites ne sont pas des soldats. »
L’opinion publique n’avait d’ailleurs qu’une très faible information sur le Viêt-nam et chantait : « Je suis toqué d’une Annamite. Je l’appelle ma petite bourgeoise ; ma tonki, ma tonkinoise » Exactement comme si un Vietnamien avait chanté : « Je suis toqué d’une Brestoise, je l’appelle ma petite Lyonnaise » !
Pourquoi le grand public aurait-il eu une opinion claire sur les colonies quand le mouvement ouvrier officiel n’en avait pas ? En gros les socialistes estimaient que la France apportait la civilisation à des peuples arriérés. C’était pourtant l’illustre Savorgnan de Brazza qui, après avoir reconnu le centre Afrique, et y étant retourné en mission, avait constaté le trafic de commerçants français et conclu qu’il avait commis une mauvaise action en livrant ces territoires à la France.
Il avait vu le travail forcé pour la construction d’un chemin de fer qui avait coûté la vie d’un travailleur noir pour chaque traverse.
Le mouvement socialiste était donc teinté de racisme. Chaque pays « blanc » avait son peuple arriéré. Pour les Français : les Nord Africains et les Noirs. Pour les Anglais : les Hindous. Pour les Allemands : les Polonais et les Russes. Jusqu’aux Etats-Unis où le socialiste Jack London félicitait l’armée américaine qui venait civiliser les Mexicains dans les zones où l’on trouvait du pétrole. Beaucoup de colonies auraient pu traduire et adapter dans leur langue la formule de Porfirio Diaz : « Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si près des Etats-Unis. »
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes.
C’est pas fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme.
(Chanson de Craonne, 1916)
Dans la France de 1917, beaucoup de petites gens sont dégrisées. Si tout est tranquille à 30 kilomètres du front, quantités d’hommes ont pu voir ce qu’aucun film ne montrera jamais : le spectacle de tranchées qui est, en pire, l’étal d’un boucher maladroit. Des milliers de soldats ont vu leurs camarades éclatés en vingt morceaux.
Un écrivain allemand a dépeint cette situation en citant une chanson de soldat qui frisait l’antimilitarisme :
« Sur le bord du chemin, des têtes et des membres.
D’une vieille capote, un bras pourri dépasse
Qui tient encore une lettre : « Bébé t’envoie ses bons bécots. »
Au refrain : « Belle est la mort du héros. »
Dans les usines, le mécontentement commence. On fait remarquer aux ouvriers qu’ils sont favorisés. Les plus mécontents sont envoyés au front.
La chanson de Craonne naît. Peine de mort pour qui la chante. Les mutineries se multiplient. Les fusillades aussi.
Mais l’état-major doit diminuer les attaques suicides, tandis que les diplomates sollicitent l’aide de la puissante Amérique qui tarde à venir.
On dit que les soldats américains débarquèrent au cri de « Lafayette, nous voici ! » Mais on a dit aussi que le gouvernement des USA intervint au cri de « La faillite, nous voici. » tout en remerciant le grand frère, quelques Français amers racontent ce genre d’histoire :
- « Dans un train, un Yankee, un Anglais et un Français parlent des résonances des cloches. L’Anglais connaît une église qui se fait entendre au loin 30 minutes après qu’on ait cessé de sonner. L’Américain connaît une cloche, dans l’Arizona, qui résonne pendant 4 heures. Le Français considère que c’est peu de chose et explique qu’en France, la cloche d’alarme a sonné en 1914 et que les Américains ne l’ont entendue qu’en 1917. »
La poignée de socialistes fidèles à l’Internationalisme s’était réunie en Suisse dans le village de Zimmerwald et avait lancé un appel aux prolétaires des pays en guerre. Cet appel mettra beaucoup de temps à faire son chemin.
C’est en Allemagne qu’il est le plus entendu. Sous l’influence de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, les vrais socialistes créent l’organisation « Spartacus » et, en dépit de la répression, réussissent parfois à tenir des meetings publics. Ils sont souvent dénoncés à la police par les « socialistes du Kaiser. »
L’armée russe, saignée à blanc, se mutine un peu partout. La première révolution éclate, le Tsar doit abdiquer.
La commune n’est pas morte.
Dans un premier temps, les opposants libéraux au tsarisme forment le gouvernement avec l’approbation des masses populaires. Même les révolutionnaires qui reviennent de Sibérie apportent un soutien critique à ce gouvernement. C’est le cas de la fraction bolchevique avec Staline et Kamenev.
Les paysans attendent impatiemment la réforme agraire et imitent les ouvriers qui ont, partout, formé des conseils d’usines (les soviets.) Conseils qui grandissent dans les régiments et sur les navires de guerre ; conseils qui, parfois, prennent des décisions en désaccord avec le gouvernement.
Cependant, ouvriers et soldats ont élu comme présidents de soviets, des hommes qui assurent qu’on pourra aller vers le progrès à moindre frais. Dans ce genre de promesses, les Mencheviks surclassent les Bolcheviks qui sont très peu nombreux et seulement dans quelques grandes villes.
Lénine et un groupe d’émigrés bolcheviks et mencheviks, négocient, de Suisse, leur passage en Finlande à travers l’Allemagne. Le gouvernement allemand accepte, et, plus tard, les calomnies ne manqueront pas dans la presse mondiale.
Le général Ludendorff remettra les choses au point dans ses souvenirs : « Nous avons pensé faciliter ainsi la fin de la Russie comme belligérant. Nous ne nous doutions pas que ce serait aussi la fin de l’Empire allemand. »
Lénine publie ses thèses d’avril, dénonce le soutien critique au gouvernement provisoire et lutte pour tout le pouvoir aux soviets. Sa position est critiquée comme étant une thèse trotskiste. Mais Lénine gagne la majorité de l’organisation bolchevique qui, de jour en jour, voit son influence grandir dans les grands centres ouvriers.
Quelle est la situation de la Russie ? Il y a deux pouvoirs :
- Celui des soviets d’ouvriers et de soldats.
- Celui du gouvernement appuyé par un fantôme de bourgeoisie (étant donné que l’essentiel de l’industrie est détenu par les capitalistes anglo-français) et par un encadrement militaire qui reste tsariste.
Cette situation peut durer quelques temps, dans la mesure où les soviets font confiance au gouvernement.
Mais, avec ou sans action des Bolcheviks, cette situation ne durera pas, pour l’excellente raison que les paysans veulent la terre et que les soldats ne veulent plus la guerre. Les soldats paysans veulent être au village pour le futur partage des terres et désertent en masse.
Mais les officiers liés aux propriétaires nobles ont des opinions diamétralement opposées. Quant aux libéraux liés au capitalisme européen, ils veulent tenir l’engagement de continuer la guerre aux côtés des alliés. Plus les semaines passent, plus la situation se tend.
Le pays va vers une immense jacquerie. Mais les jacqueries ont toujours été écrasées quand les paysans étaient isolés. Si la classe ouvrière ne prend pas d’initiative, le mouvement populaire connaîtra une répression qui dépassera cent fois le massacre des 30 000 communards par les Versaillais.
Les Bolcheviks gagnent la direction de nombreux soviets. Les débats existent au sein du parti :
- Est-il possible de construire une société socialiste dans un pays sans industrie importante, sans culture véritable et avec une aussi faible classe ouvrière ?
- « Non ! » ont toujours répondu les socialistes d’occident et ceux de Russie également.
Aujourd’hui, la majorité du parti bolchevik, avec Lénine et Trotsky qui vient de rentrer en Russie et a rejoint le parti, répond :
« Il n’existe pas de bourgeoisie russe. Si nous ne prenons pas le pouvoir, le mouvement populaire sera écrasé par la clique militaire qui maintiendra la Russie comme une semi colonie du capitalisme mondial.
Si nous prenons le pouvoir, nous ne pourrons, seuls, réaliser une société socialiste, mais nous pourrons donner l’élan aux révolutions des pays industrialisés.
Nous avons bien la conviction que, sans la révolution allemande, nous périrons. Mais nous périrons aussi si le mouvement est écrasé par la réaction russe. »
Pour se donner une petite idée du climat, il faut peut-être que le lecteur habitué, en France, à voir un chef « aimé » prendre toutes les décisions capitales en dehors d’un congrès (qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat ou du centralisme démocratique [1]), il faut, dis-je, que le lecteur réalise qu’il n’y avait pas de chef « aimé » dans la Russie de 1917. Ni Lénine, ni Trotsky, ni, à plus forte raison, Staline.
C’est, je crois, John Reed qui rappelle, dans « Les Dix Jours qui ébranlèrent le Monde », que les responsables du soviet d’un régiment de mitrailleurs se rendirent au Comité Central Bolchevik et dirent : « Si vous ne marchez pas vers l’insurrection, vous, les Bolcheviks, vous êtes finis pour nous. »
En fait, ce ne sont ni les Bolcheviks, ni les soviets qui vont prendre l’offensive, c’est la réaction la plus noire. C’est le général Kornilov qui va tenter une action militaire contre Pétrograd.
Les ouvriers vont se lever en masse et l’action de Kornilov échouera lamentablement. Mais la leçon a été comprise : Nous ou la réaction.
La Révolution d’Octobre, ce sera tout simplement le mot du soldat de garde, disant : « Je n’obéis qu’aux ordres du soviet. » Le président Kerenski s’enfuira sans gloire et le Palais d’Hiver se rendra après qu’un croiseur gagné aux Bolcheviks aura tiré, à blanc, dans sa direction. Les officiers tsaristes prisonniers sont libérés sur promesse de ne pas agir contre le nouveau gouvernement. Presque tous iront rejoindre les futures armées blanches. La révolution est faite, mais la guerre civile commence à peine.
Enfance à Brest
Tout cela est arrivé très, très déformé à Brest. D’ailleurs la presse française ne comprend pas grand chose à ce qui se passe. Mais tous ceux qui ont de l’argent placé en Russie, flairent l’événement avec inquiétude.
Bien avant la guerre, tous les socialistes russes avaient rédigé un document pour préciser qu’ils ne rembourseraient pas l’argent, prêté au Tsar, qui avait servi à payer les knouts des cosaques. Bien entendu, la grande presse avait traité cet avertissement par le mépris et omis d’en parler aux petits rentiers.
Je vais vite revenir sur ces sujets car de 1920 à 1930, il ne se passe rien de passionnant (à ma connaissance) dans ma famille.
Après avoir fabriqué deux filles : « Tu n’es bonne qu’à faire des filles ! » Critique du père qui, comme tout citoyen de l’époque, attribuait aux femmes des pouvoirs magiques, il fut décidé de me mettre en chantier en 1919.
Dans les premiers jours de 1920, mon père se rendit à Hambourg afin de ramener en France le cargo « Secundus » que l’Allemagne livrait entre autres indemnités.
Outre l’équipage allemand, ma mère était du voyage et se flatta plus tard devant moi, d’avoir escaladé gaillardement toutes les échelles du bateau. J’avais fait de même sans le savoir. Il paraît que l’équipage allemand but une coupe de champagne pour célébrer la future naissance d’un petit français. C’est ainsi qu’on devient internationaliste.
Donc j’habitais au 30 de la rue Kérivin à Brest. Mon père avait acheté une jolie maison avec un grand jardin. Il revenait une ou deux fois par an avec des bouquins et des idées pêchées en Angleterre ou aux Etats-Unis. Il fit construire une salle de bains et des WC dans la maison. Ça n’a l’air de rien, mais j’ai connu, cinquante ans plus tard, des second-maîtres qui, ayant ramené un magot d’Indochine, faisaient bâtir une jolie villa avec des WC au fond du jardin.
Mon père revenait aussi avec son mauvais caractère, mais c’était les filles qui subissaient le courroux quand les notes scolaires arrivaient. Mon frère, né en 1922 et moi, passions à travers les gouttes. Il faut pourtant noter qu’à une époque, où bien des familles engraissaient les filles en vue d’un beau mariage, mon père voulait que mes soeurs aient un bon métier. Quant à son caractère, retenons qu’il nous raconta avoir été, dans sa jeunesse, attaché à un pommier toute une nuit, pour on ne sait quelle bêtise. On n’était pas tendre à Plougastel. Le père avait quand même fait des progrès. J’ai essayé aussi.
J’allais donc assez tôt à l’école communale de la place Sanquer, où il était encore de coutume de dire à l’élève puni : « Poivre ou moutarde ? » selon le coté de la main où il « préférait » les coups de règle.
Dès que je sais lire, j’avale la « collection Patrie » qui m’enseigne qu’un poilu de 12 ans captura plusieurs Allemands avec une tartine de confiture.
Le clan des Goasduff (famille de ma grand-mère) et celui des Calvès (Plougastel) ne se rencontrent guère.
Les deux oncles qui naviguent au commerce s’arrangent en général pour venir à la maison quand le père n’y est pas. Henri boit pas mal. Il connaît des tas de chants révolutionnaires d’avant guerre, mais cela ne va pas plus loin. Il chante : « Révolution pour que la terre soit un séjour égalitaire… » et aussi « Premier Mai, c’est le renouveau. Comme à l’arbre, monte la sève, l’idée aussi monte au cerveau. Et la sociale se lève… »
Marcel est bien plus sérieux. Il a adhéré au Parti Communiste et lit beaucoup.
Il paraît qu’un jour, j’ai fini sournoisement des fonds de verres de liqueur. Grosse inquiétude de ma mère. Mais je suis en train de dépasser l’histoire.
Les socialistes sauvent la bourgeoisie allemande
Les Bolcheviks ont pris le pouvoir. Il n’y a pratiquement plus d’armée. Les soldats-paysans brûlent les châteaux et appliquent le mot d’ordre du gouvernement soviétique : « La terre aux paysans. » La Russie est ruinée par ces longues années de guerre. Faute de pièces détachées les usines agonisent.
L’Allemagne a demandé l’Armistice alors que ses armées occupent encore une partie du territoire français. Les généraux ont poussé à la rédition, mais ont fait en sorte que ce soit les civils qui en signent les termes. Les dirigeants socialistes passent de la pommade aux troupes allemandes qui rentrent à Berlin : « Je vous salue, Soldats invaincus. » Cela permettra demain à Hitler d’attribuer la défaite un coup de poignard dans le dos.
Dans un premier temps, la majorité du peuple fait confiance aux leaders sociaux démocrates qui n’hésitent pas à chanter parfois l’Internationale.
Les Spartakistes vont payer le fait de n’avoir pas rompu beaucoup plus tôt avec les « sociaux -patriotes. »
Devant les marins révoltés, M.Ebert entonne des chants révolutionnaires. C’est tout de même de lui, la jolie phrase : « Je hais la révolution comme le pêché. »
En 1925, quand la bourgeoisie lui reprochera ses excès « révolutionnaires », il répondra calmement que c’était le seul moyen de saper l’influence des Spartakistes. Cette ignominie est traditionnelle chez les leaders de la 2ème Internationale. Léon Blum utilisera la même explication quand les juges de Vichy lui reprocheront d’avoir chanté l’Internationale en 1936.
Les alliés ont laissé à l’Allemagne une armée de métier de 100.000 hommes pour mater les ouvriers révolutionnaires. La hantise du tout Paris n’est plus le « sale bôche » mais l’abominable bolchevik au couteau entre les dents.
Il y a officiellement un gouvernement socialiste en Allemagne. C’est même indiqué sur les timbres-poste. Mais la bourgeoisie se porte assez bien. Tout l’appareil d’état, avec ses juges et ses généraux est celui du Kaiser.
En 1923, quand l’état « socialiste » voudra écraser un soulèvement ouvrier dans une zone occupée par les Français, les militaires allemands demanderont la permission d’envoyer des troupes, et, pour appuyer cette demande, ils rappelleront que Bismarck rendit à Thiers 100.000 soldats de métier, prisonniers à Sedan, afin d’écraser la Commune de Paris.
Le mouvement révolutionnaire est battu, mais l’Allemagne demeure une démocratie bourgeoise. Le parti communiste se reconstitue. Tout le monde hurle contre l’abominable Traité de Versailles, mais les réactionnaires oublient que le traité de Brest-Litovsk qu’ils imposèrent à la Russie était dix fois pire.
Naturellement les révolutionnaires russes suivent avec beaucoup d’attention les événements d’Allemagne. Ils ont tout à fait conscience que si les sociaux-démocrates réussissent à briser la révolution, ce sera la fin du projet socialiste en URSS. Lénine répétera cent fois : « Nous périrons ». Il ne peut envisager que l’impérialisme puisse écraser la révolution en Europe tout en se montrant impuissant devant la Russie soviétique.
En somme, il ne peut envisager ce qui sera plus tard le Stalinisme. Ce Stalinisme qui est l’enfant des socialistes européens. Ces socialistes qui ont juré jadis qu’ils feraient la révolution et qui ont laissé mourir les révolutionnaires dans le pays le plus arriéré d’Europe.
En Mer Noire, par centaines
Les « Jean Le Gouin »
Ont rempli leur devoir d’hommes.
C’est très bien.
(Chant de marin « Les Fayots »)
La guerre mondiale est à peine terminée que tous les états d’occident veulent écraser la Russie rouge. Tout d’abord en créant et en équipant les armées blanches, puis en intervenant directement. La Russie soviétique est une peau de chagrin. Les Japonais sont en Sibérie. Les Américains à Mourmansk. Les Anglais à Arkhangelsk. Les Français en Crimée. Même les Polonais vont profiter de l’occasion pour attaquer, tandis que les Allemands n’ont pas totalement quitté les pays baltes ni l’Ukraine.
La Russie affamée, crée une Armée Rouge dont Trotsky sera le principal animateur. Cette armée va lutter sur tous les fronts. Elle bénéficie d’une position centrale, mais surtout, elle est internationaliste et combat autant par la propagande que par le fusil, en appelant inlassablement les prolétaires du monde entier à retourner leurs armes contre leurs maîtres.
En combattant, les soldats paysans de l’Armée Rouge n’ont pas d’un coup effacé les siècles de servage qui pèsent sur leurs têtes. Ils sont souvent sauvages et même antisémites. Mais les cadres ouvriers ont transformé cette armée en école permanente. Les ordres du jour de Trotsky rappellent le nécessaire respect des prisonniers. « Les armées blanches sont équipées d’armes anglaises. Mais n’oubliez jamais qu’il existe une Angleterre laborieuse. Celle là est avec nous. »
Et, tandis que les gardes blancs sont écrasés, les soldats interventionnistes manifestent ou se mutinent en exigeant leur rapatriement. La flotte française de la Mer Noire hisse le drapeau rouge et fait demi-tour tandis qu’à Brest les marins crient : « Bas les pattes devant les soviets ! » et, au cours d’une manifestation, démontent les immenses portes du 2ème dépôt et vont les jeter dans la Penfeld.
Pendant toute cette période, amis comme ennemis ne parlent que de Lénine et de Trotsky. Aujourd’hui, il y a essentiellement les ouvrages de ces deux hommes pour comprendre ces évènements...
Beaucoup plus tard, Staline refera l’histoire. Tous les deux ans, un nouveau volume chantera son rôle éminent pendant la révolution. Pourquoi tous les deux ans ? Parce qu’il faudra de temps en temps effacer les noms de révolutionnaires que Staline aura exterminés.
On peut très bien comprendre que l’ouvrier accablé par le travail d’usine, n’ait pas le temps de se livrer à des études historiques et croit sur parole la dernière édition publiée par un parti stalinien.
Mais comment comprendre l’aveuglement volontaire de certains intellectuels ? Est-ce que cela ne frise pas la crapulerie ?
Nous avons vu des agrégés d’histoire qui hurlaient avec les loups staliniens sur les tombes du comité central de Lénine. Quand le stalinisme est passé de mode, ils sont devenus de bons sociaux démocrates quand ils n’écrivent pas dans le Figaro. Parfois même ils gagnent leur pain comme spécialistes des questions de l’URSS !
Ils ont dit : « Nous voulions être avec la classe ouvrière. » Mais aux ouvriers on disait : « Nous sommes le parti des intellectuels et des savants. Tous vénèrent Staline. Oserais-tu, petit tourneur, agir autrement ? »
« Sans la révolution européenne, nous périrons ! » Lénine
Quand la Russie commence à respirer, nous sommes en 1922. La guerre a duré 8 ans Tout est détruit. Les locomotives qui fonctionnent se comptent sur les doigts des mains.
Tout ne semble pas perdu en Europe mais, en attendant, il faut organiser. Dans un immense pays, il faut une foule d’employés administratifs. Il faut donc s’appuyer sur les débris de l’administration tsariste. Ceux là se moquent bien de la révolution mondiale mais voient de quel côté le pain peut être beurré.
Lénine dit à des camarades : « Regardez cet ouvrier qui chemine vers son travail. C’est peut-être un Blanc. C’est même sûrement un Blanc. Mais il connaît son métier et nous ne le connaissons pas. »
Imaginez aussi un instituteur qui écrirait une équation compliquée au tableau et demanderait la réponse aux élèves sans jamais leur avoir parlé d’algèbre. Il serait démocrate puisqu’il les consulterait. Il serait malhonnête puisqu’il ne leur aurait pas donné les moyens de comprendre. Dans des soviets où 80% des participants ne savent pas lire, il est fatal que les 20%, parfois anciens employés tsaristes, emportent la décision.
Sont-ils tous contre la Révolution ? Pas du tout. Les cadres tsaristes sont déjà en France ou aux USA. Simplement, leur révolution n’est pas tout à fait celle à laquelle songeaient les vieux bolcheviks.
On a vu en 1795, de bons petits Français qui, sans être nobles, avaient pu devenir officiers. Ils couchaient maintenant dans de beaux draps avec la fille d’un aristocrate et expliquaient aux artisans du Faubourg St Antoine : « La révolution est faite. » Ils étaient même sincères
S’il n’y avait eu que des employés blancs ! Il y avait aussi nombre de bolcheviks fatigués qui voulaient vivre mieux.
Trotsky créa l’Armée Rouge, et c’est lui-même qui écrivit qu’un élément non négligeable du développement de la bureaucratie fut le retour du soldat rouge dans son village. Il revenait auréolé de gloire. Il avait appris à lire et à écrire. Il avait pris l’habitude des méthodes militaires et une certaine tendance à mener un soviet comme une compagnie de soldats. Il n’y avait pas de solution miracle. Bien des plus se transformait en moins.
La Tcheka avait été nécessaire contre les multiples complots des Blancs et de l’Impérialisme. Cependant elle est un outil dangereux. C’est son fondateur, Derjinsky qui écrivit : « Pour construire la Tcheka, il fallut des saints et des crapules. Mais les saints ont fini par se décourager. »
Parmi les Bolcheviks, une centaine a longtemps vécu à l’étranger et connaît, non seulement le mouvement socialiste européen, mais aussi la culture occidentale.
Quand des révolutionnaires penseront, avec bonne foi, faire « table rase » de tout un passé et inventer une culture « prolétarienne », Trotsky leur rappellera qu’il faut, avant tout, rattraper la culture bourgeoise avec les Encyclopédistes du 18ème siècle et bien d’autres.
La vieille garde bolchevique sait qu’on ne peut se passer des bureaucrates, dans cette période. Elle se divisera sur l’appréciation du danger de son rôle et sur sa pénétration dans le Parti. Staline est l’homme idéal de cette nouvelle couche sociale.
Son poste de secrétaire à l’organisation qui, jadis, était sans grande importance, lui permet aujourd’hui de pousser en avant tous ceux qui peuvent lui rendre des services et d’éloigner ceux qui le gênent. Il réussira à cacher au pays les dernières lettres de Lénine malade mettant le Parti en garde contre lui.
Quand Lénine mourra, sa femme rappellera dans un discours qu’il méprisait les statues et les mausolées Elle demandait que pour l’honorer, on fasse des écoles et des hôpitaux et qu’on suive dans la vie ses enseignements. Mais le nouveau bureau politique avec Staline, Zinoviev et Kamenev, qui ont évincé Trotsky, feront embaumer Lénine. C’est déjà la trahison de son enseignement comme des millénaires d’histoire le prouvent.
Devant le mausolée, Staline prononcera son célèbre discours à la manière d’un cantique :
« Nous te jurons camarade Lénine…
Nous te jurons camarade Lénine… »
D’ailleurs, autant de promesses, autant de mensonges.
Certes, Staline est très loin d’imaginer jusqu’où il ira dans l’extermination des révolutionnaires d’Octobre. Son manque d’imagination le sert car il sera, au fil des ans, l’homme des nouvelles couches de profiteurs qui vont se succéder.
Il est, pour le moment, surtout jaloux de ceux qui furent les vrais leaders de la Révolution d’Octobre. Il évite, autant qu’il peut, les analyses qui révéleraient sa faible culture politique. Il se trahira quand son pouvoir sera absolu. Il devient progressivement l’homme de la formule « Le socialisme est possible dans un seul pays. »
Recevant, plus tard, une délégation de syndicalistes américains qui lui demandent si une société socialiste est compatible avec le maintien d’une armée et d’une police puissantes, il répond tranquillement que c’est possible si le monde capitaliste continue à l’encercler. Il aurait du répondre que dans ce cas on ne peut parler de société socialiste, mais les définitions correctes ne le gênent pas. Son « socialisme » à lui peut s’accommoder de goulags et de fusillades. Si on lui avait demandé si un angle droit peut avoir 85 degrés, il aurait peut-être répliqué : « Oui, dans le cas le cas où l’angle supplémentaire en a 95. »
A part « Les Questions du Léninisme », qu’il écrivit pratiquement sous la dictée de Lénine, il n’a produit que des textes lamentables tels « L’Aigle des Montagnes » où il raconte comment, à un congrès, il fit la connaissance de Lénine. Il s’attendait à ce que tous les participants soient rassemblés et applaudissent quand Lénine paraîtrait. Il découvrit que la salle était encore à moitié vide et que Lénine prenait des notes, assis sur une marche d’escalier. Il avoue qu’il fut « déçu. » Pouvait-il se dépeindre mieux ? Tous ces textes furent publiés en français et firent l’admiration de nombreux intellectuels !
Faute d’une aide substantielle de techniciens européens, les grands plans industriels de l’URSS vont se faire avec une masse colossale de faux frais.
Lénine avait écrit : «Le communisme c’est les Soviets plus l’électrification. » Mais les «Soviets» cela sous-entendait culture de plus en plus élevée et un esprit critique de plus en plus développé.
Des millions de moujiks vont devenir ouvriers sans jamais avoir vu une horloge. Cette nouvelle classe ouvrière n’a aucune expérience des luttes du passé, ni aucune connaissance du mouvement ouvrier mondial. Une part de ces hommes réussira à faire son chemin dans l’appareil technique ou celui du Parti. Une autre part détestera ce que le Parti nomme «Socialisme» ou «Communisme» et qui n’est rien d’autre que ce qu’on a nommé « accumulation primitive » dans le monde capitaliste avec son lot de misère et d’alcoolisme bien décrit par Zola.
Au fur et à mesure des défaites ouvrières dans les pays occidentaux, l’esprit nationaliste des bureaucrates va se développer. Pour eux, la 3ème Internationale ne sera plus qu’un outil de défense de l’URSS. Outil pour lequel ils ont d’ailleurs du mépris.
Les défaites ouvrières ont isolé l’URSS, mais consolidé la bureaucratie. Maintenant, d’année en année, cette dernière va contribuer à créer de nouvelles défaites ouvrières, si «avantageuses. »
Quand Staline livre pratiquement les communistes chinois aux bourreaux de Chang Kaï Schek (« Notre grand ami ! »), un certain nombre de communistes oppositionnels disent à Trotsky : «Après une telle défaite, Staline est complètement déconsidéré. » Trotsky répond « Staline cachera au pays les causes réelles de la défaite. Au contraire, cette défaite permettra à Staline d’insister sur le fait que nous sommes isolés et qu’il faut miser sur « le socialisme dans un seul pays » et non sur les aventures internationales. »
A la fin des années 1920, Staline ne peut pas encore liquider à sa manière les vieux révolutionnaires, célèbres dans le pays. Trotsky est donc exilé. Mais, déjà concernant cette époque, il faut lire : « Vers l’autre Flamme » de Panaït Istrati qui, lors d’un séjour en URSS décrit l’arrogance et la cruauté de petits chefs qui, n’ayant même pas la culture des anciens nobles, se montrent aussi prétentieux qu’eux.
Nous connaissons cela en France. Maupassant a décrit le comportement de riches paysans normands. Leurs pères ont appuyé la révolution et acquis des biens nationaux. Les fils violent les bonnes des fermes et reçoivent à coups de gourdin les petits paysans dépossédés, devenus ouvriers agricoles.
Il est bien connu que quand une étoile s’éteint, la lueur parvient encore très longtemps à l’oeil humain. Le militant communiste chante dans cette même période :
« Le soviet dit : Au paysan la terre. Et toi bourgeois tu n’as qu’à travailler.
Le soviet dit : Je n’admets qu’une guerre. La lutte de classe de tous les exploités.
Dans les clameurs d’une Internationale. Vivent les Soviets.
Champions de la lutte sociale. Vivent les soviets »
Quand l’Impérialisme français se lance dans la guerre du Riff pour écraser Abd El Krim qui vient de battre une armée espagnole, les socialistes français pleurnichent un peu (Ils peuvent se permettre ce léger anticolonialisme puisqu’ils ne sont pas au gouvernement.) Seul le Parti Communiste sauve I’honneur du prolétariat en appuyant clairement les combattants marocains malgré la répression et la prison.
Henri part civiliser la Chine
Mais la guerre du Riff est terminée quand, à fin des années 20, l’oncle Henri s’engage dans l’infanterie coloniale.
Désormais il ne doit plus chanter d’hymnes révolutionnaires. Par contre, il peut boire toujours autant. Il est devenu « L’homme de fer que rien ne lasse », « pour faire un soldat de marine. »
Quand il sort de Brest avec un détachement pour divers exercices, je remarque que les bas des capotes n’ont pas d’ourlet. Des petits fils pendent. C’est peut-être plus viril.
Henri passe à la maison. Parfois, il a un coup dans le nez. Il n’est jamais agressif mais se mêle aux conversations. Pour être tranquille, on lui demande de réciter la nomenclature du FM 24, et on a la paix : « Le fusil mitrailleur 24 est une arme automatique fonctionnant par l’emprunt des gaz en un point du canon, … etc. »
Henri apprend bien et il est rapidement jugé apte à incarner, en Chine, la civilisation française.
Je vais avec ma grand-mère à la gare de Brest. Un détachement prend le train pour Marseille. Une bonne moitié est ivre morte. Certains vomissent dans le hall de gare. Henri est solidaire des camarades. Grand-mère pleure. Un lieutenant la rassure : « C’est toujours ainsi. » Et voila Henri en route pour Tien-Tsin.
Il reviendra deux ou trois ans après sur le Georges Phillipar qui prendra feu en Mer Rouge.
Le journaliste Albert Londres périra dans ce drame. Pendant longtemps, l’opinion populaire soupçonnera un assassinat parce que ce journaliste avait stigmatisé les bataillons disciplinaires d’Afrique.
La famille regarde attentivement les listes de rescapés dans le journal du matin. Il y a un capitaine Goasduff, mais on doute qu’il puisse s’agir d’Henri. En effet, ce n’est lui, mais il arrive enfin de Marseille revêtu d’une immense capote (toujours ce souci d’élégance de l’armée française.)
Henri, dormant sur le pont du navire, a échappé à l’incendie. Il a passé quelques heures sur un petit radeau. Il tient absolument à avoir été entouré de requins gourmands. Puis un pétrolier soviétique l’a repêché.
Henri qui, de tous ses voyages, n’avait jamais rien ramené à sa mère, soutient maintenant qu’il avait une grande caisse pleine de vases de Chine. Cette belle caisse dormirait sous les flots. C’est sûrement faux, mais grand-mère râle.
La bureaucratie contre le Koulak
Dans les années 1930, survient un évènement considérable dont on ne réalisera l’ampleur que longtemps après. En URSS, comme partout, la propriété paysanne contient en germe le capitalisme comme les pommes contiennent le cidre.
Pendant plusieurs années, l’opposition de gauche a proposé la réalisation de kolkhozes à une petite échelle : c’est à dire, au fur et à mesure que l’industrie permettrait de fournir un outillage suffisant à ces exploitations. Le paysan ne refuserait pas d’entrer au kolkhoze si le travail et l’existence lui étaient plus faciles que dans sa misérable ferme.
La direction Staline-Boukharine s’y est opposée. Il y a même eu des slogans adressés aux paysans « enrichissez-vous ! »
L’opposition a manifesté contre le Koulak et le bureaucrate. Elle a été matraquée à Moscou.
En 1930, prise à la gorge, la bureaucratie décrète la collectivisation sur tout le territoire. C’est une véritable guerre civile. La paysannerie se soulève, en désordre, de régions en régions et tue en masse tout le bétail avant d’entrer, forcée, dans des entreprises sans outillage suffisant et nommées pompeusement « kolkhozes ».
Ce que fut cette période ? Il suffit de rappeler que quand Churchill notait, devant Staline, que l’URSS avait été à deux doigts de sa perte, lors de l’attaque nazie sur Stalingrad, ce dernier répondît qu’en 1930, la situation avait été encore plus dangereuse.
Cependant, dans les isolateurs de Sibérie, un certain nombre d’oppositionnels, considérant que le Parti lutte toujours contre les dangers de restauration capitaliste, décident de capituler et de faire leur « mea-culpa. »
Note
[1] Allusion aux déclarations de Georges Marchais, secrétaire du PCF.