1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
C'est une fois de plus un article signé G. Gourov - daté du 15 juillet 1933 - qui apprend aux oppositionnels du monde que « le Vieux », après six mois d'observation de la « marche des événements », se prononce désormais pour la création de nouveaux partis communistes et pour une nouvelle Internationale dont la logique des nombres va faire la Quatrième2. C'est un tournant capital, le plus important sans doute de sa vie. Publié d'abord dans les bulletins intérieurs, il accède plus tard à la presse oppositionnelle.
Trotsky commence par essayer de dresser un bilan de la politique de « réformes », de l'Internationale et de ses sections, les partis communistes. Disposant, en dehors de l'Union soviétique de forces militantes très faibles, pour ne pas dire dérisoires, l'Opposition, dans sa propagande pour une « réforme », a pu s'appuyer sur les événements de la lutte des classes mondiale, ces défaites qui, écrit-il, « mettaient à nu la politique du centralisme bureaucratique ». Mais elle se heurtait en même temps partout à des mesures de répression de l'appareil stalinien, exclusions, calomnies, violences. Bien que son existence ait constitué un facteur réel de la politique de la direction qui n'a jamais cessé d'en tenir compte, il n'est pas possible de revendiquer un quelconque succès réel de la politique de réforme. Il pense qu'on peut dire au contraire que l'échec de l'Opposition, dans sa tentative pour engager l'Internationale dans un processus de réforme, a finalement été l'une des causes de la dégénérescence de cette dernière. C'est du moins ce qui apparaît maintenant, après la nécessaire vérification des événements par la vie.
Trotsky défend la position qu'il a prise sur l'Internationale et les autres partis au moment de l'effondrement du K.P.D. : personne à l'époque ne pouvait affirmer avec une certitude totale qu'il n'existait aucune possibilité d'un réveil de certains partis voire d'une fraction de l’I.C. qu'il fallait, dans ce cas, aider. Là aussi, la preuve ne pouvait venir que de l'expérience et de la vérification. Il estime qu'elle est désormais faite. Tout le développement depuis le 30 janvier témoigne de ce que les événements d'Allemagne n'ont pas tranché seulement du sort du parti allemand, le K.P.D., mais de celui de l'Internationale tout entière. Le nazisme a vaincu sans avoir à combattre. Les dirigeants communistes n'ont même pas envisagé leurs responsabilités dans ce désastre. Rappelant en quelques mots les affirmations des organismes dirigeants de l'Internationale, le silence dans les rangs des partis où l'on continue bien souvent de se comporter et d'écrire comme s'il n'y avait pas eu de catastrophe allemande, il dresse ce constat de décès :
« Une organisation que n'a pas réveillée le tonnerre du fascisme et qui supporte humblement de tels outrages de la part de la bureaucratie démontre par là même qu'elle est morte et que rien ne la ressuscitera3. »
Rien ne se termine pourtant avec un tel constat et, au contraire, tout commence. En août 1914, à la faillite de la IIe Internationale, les révolutionnaires dans les rangs de la social-démocratie ont riposté en se mettant à préparer la IIIe Internationale, née officiellement cinq ans plus tard. La nécessité de l'Internationale ne disparaît pas pour autant après cette deuxième faillite, 1933 après 1914. C'est maintenant de l'effondrement historique de l'Internationale communiste qu'il faut partir. A ceux que la banqueroute de deux internationales à la suite en moins de vingt ans a rendus sceptiques, à ceux qui demandent quelle garantie ils ont que la IVe Internationale ne dégénérera pas à son tour, Trotsky ne peut répondre que parce qui est une évidence à ses yeux : « Il nous faut avancer sur un chemin coupé d'obstacles et encombré de débris du passé. Que celui qui s'en effraye passe à côté4. »
Bien entendu, il ne néglige pas non plus les réserves émises par ceux qui relèvent particulièrement la faiblesse du groupe oppositionnel à l'échelle mondiale, la lenteur de son développement, voire ses reculs, les crises qui l'ont secoué et le secouent encore. Il pense, quant à lui, que ces traits sont liés à la marche générale de la lutte de classes, précisément marquée depuis des années par de graves défaites. Et il ajoute une remarque tirée de l'expérience historique : c'est dans le cours de ces périodes de reflux que se sont toujours trempés les futurs cadres de la révolution.
Les prémisses nécessaires à une nouvelle organisation de l'avant-garde existent-elles ? En d'autres termes, qui les bolcheviks-léninistes vont-ils enrôler sous leur drapeau au moment où la faillite de l'Internationale en Allemagne détourne du communisme tant de militants écœurés par le stalinisme ? Trotsky répond que les prémisses sont créées précisément par la décomposition de la social-démocratie : des centaines de milliers et peut-être des millions en Allemagne s'éloignent en effet du communisme, mais des dizaines de milliers d'ouvriers social-démocrates se dirigent vers lui en tournant le dos simultanément à la social-démocratie et au stalinisme comme l'indique à ses yeux l'expérience du S.A.P (Parti socialiste ouvrier). Il faut de l'audace, et Trotsky invite ses camarades de tous les pays à entamer aussitôt avec les organisations socialistes de gauche des pourparlers sur le programme d'une nouvelle organisation révolutionnaire. Il ajoute que c'est précisément la formation dans plusieurs pays de fortes organisations révolutionnaires qui attirera finalement nombre d'éléments militants encore prisonniers dans les partis communistes et donnera à la jeune génération ouvrière la réponse qu'elle cherche.
Le problème de l'U.R.S.S. est évidemment au centre des problèmes politiques posés par la situation nouvelle. Là aussi, Trotsky part de la contradiction qui existe entre le caractère historique progressiste de l'Etat soviétique fondé sur « les conquêtes d'octobre » et le rôle réactionnaire de la bureaucratie stalinienne installée sur ses fondements en parasite et usurpatrice, monopolisant le pouvoir. A partir de là, on peut, pour lui, aborder le problème de la nature du parti communiste au pouvoir en U.R.S.S. où se retrouve la même contradiction, bien que sous une forme légèrement différente :
« Le P.C. actuel de l'Union soviétique n'est pas un parti, c'est un appareil d'administration aux mains d'une bureaucratie incontrôlée. Dans les rangs du parti communiste d'Union soviétique et en dehors, se groupent les éléments dispersés de deux partis principaux : le parti européen et le parti thermidorien-bonapartiste. Se situant au-dessus de ces deux partis, la bureaucratie stalinienne mène une lutte d'extermination contre les bolcheviks-léninistes5. »
De toute évidence, l'exilé hésite encore à se prononcer sur la question du parti en U.R.S.S. comme le montre assez nettement le passage suivant consacré à l'explication du lien dialectique entre l'Union soviétique et le mouvement ouvrier mondial, c'est-à-dire le développement de la nouvelle Internationale :
« Si, sans révolution prolétarienne en Occident, l'U.R.S.S. ne peut parvenir au socialisme, sans la régénérescence d'une véritable Internationale prolétarienne, les bolcheviks-léninistes ne pourront par leurs propres forces régénérer le parti bolchevique ni sauver la dictature du prolétariat. [...] Seule la création d'une Internationale marxiste, totalement indépendante de la bureaucratie stalinienne et politiquement opposée à elle, peut sauver l'Union soviétique de l'effondrement, en liant son sort ultérieur à celui de la révolution prolétarienne mondiale6. »
Trotsky souligne que ses thèses ainsi présentées n'ont pour objectif que de rechercher un accord de principe constatant la fin d'une période historique et ouvrant dans des conditions nouvelles une perspective nouvelle. A tous ceux qui s'émeuvent ou s'indignent à l'idée de voir l'Opposition de gauche, qu'ils considèrent comme une secte, se proclamer elle-même ou proclamer avec quelques autres organisations d'importance diverse la naissance de la IVe Internationale, il répond dans un dernier paragraphe qui fixe avec précision les tâches du moment à partir de la reconnaissance des principes qu'il vient d'exposer :
« Il ne s'agit pas en tout cas de proclamer immédiatement de nouveaux partis et une Internationale indépendante, mais de les préparer. La nouvelle perspective signifie avant tout qu'il faut définitivement rejeter comme utopiques et réactionnaires les phrases sur la "réforme" et la revendication de la réintégration des révolutionnaires dans les partis officiels. Le travail quotidien doit revêtir un caractère indépendant, déterminé par les possibilités et les forces en présence, et non par l'idée formelle de "fraction". L'Opposition de gauche cesse définitivement de se considérer comme une opposition et d'agir comme telle. Elle devient une organisation indépendante qui se fraie sa voie par elle-même. Non seulement elle constitue ses propres fractions au sein de la social-démocratie et des partis staliniens, mais elle mène un travail autonome parmi les sans-parti et les ouvriers inorganisés. Elle se constitue des points d'appui à l'intérieur des syndicats, indépendamment de la politique syndicale de la bureaucratie stalinienne. Là et quand les conditions sont favorables, elle participe aux élections sous son propre drapeau. Vis-à-vis des organisations réformistes et centristes (staliniens compris), elle s'oriente en fonction des principes généraux de la politique du front unique. En particulier et surtout, elle applique la politique du front unique pour la défense de l'Union soviétique contre une intervention extérieure ou une contre-révolution intérieure7. »
Quelques jours plus tard, le 20 juillet 1933, sur le bateau qui le conduit en France, Trotsky revient sur la même question en écrivant, sous la forme d'un dialogue où il est l'un des deux interlocuteurs, un article pour la presse de l'Opposition intitulé « Il est impossible de rester dans la même Internationale que Staline, Manouilsky, Lozovsky et Cie8 ».
L'initiative est surprenante en elle-même. Les arguments utilisés dans le nouveau texte sont certes plus agitatifs et visiblement destinés à un public plus large, peu familier avec le langage des « thèses » dans la tradition bolchevique. On notera cependant que, pendant les cinq jours qui se sont écoulés entre les deux articles, la pensée de Trotsky s'est développée et qu'il arrive à de nouvelles conclusions. Rien d'étonnant à ce que Pierre Frank, qui l'a accompagné en ces jours et semaines de réflexion, assure qu'il a véritablement imposé alors à sa pensée un effort extraordinaire et pour ainsi dire physique.
Il entre cette fois directement dans le vif du sujet : il faut, écrit-il, rompre avec la « caricature d'Internationale de Moscou » qui, après avoir mis Hitler en selle, a osé proclamer sa propre infaillibilité. Cette prétendue Internationale n'est plus en réalité qu'une « clique », la clique stalinienne, laquelle foule au pied sans vergogne les statuts et les règles de l'organisation dont elle n'a pas convoqué de congrès depuis déjà cinq ans.
L'épreuve des faits l'a montré : après la catastrophe allemande, l'Internationale communiste n'était plus viable puisqu'elle n'a pas entendu la voix des événements. Le parti allemand que la politique dictée par Staline avait réduit au fil des années au squelette d'un appareil corrompu et étranger aux masses, est mort. Le parti communiste de l'Union soviétique, lui non plus, n'a ni congrès ni réunions ni discussions ni presse. Il a été contraint d'assister dans un silence total à l'arrivée au pouvoir de Hitler, principale menace pour la révolution mondiale et pour l'Etat soviétique lui-même.
La question posée par l'Histoire est celle de la succession. Au programme, à la fois opportuniste et aventuriste adopté en 1928 au VIe congrès de l'Internationale communiste, il faut en opposer un autre. Ces fondements existent, « le fondement marxiste irréprochable » des décisions et résolutions des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, tenus du vivant de Lénine, sur la base desquelles les bolcheviks-léninistes construiront le nécessaire programme de la révolution prolétarienne. Ce n'est que par cette méthode, insiste-t-il, que l'héritage du bolchevisme pourra être préservé contre « les falsificateurs centristes […], les usurpateurs du drapeau de Lénine, les organisateurs des défaites et des capitulations, les corrupteurs de l'avant-garde prolétarienne : les staliniens9 ».
Sur l'Union soviétique, il ne se contente pas de dire autrement ce qu'il a déjà écrit le 15 dans ses thèses. Il rappelle comment la révolution d'Octobre, avec le parti bolchevique, a fondé l'Etat ouvrier et ajoute ces deux phrases, capitales pour la compréhension de sa politique ultérieure vis-à-vis de l'Union soviétique :
« Maintenant, le parti bolchevique n'existe plus. Mais le contenu social fondamental de la révolution d'Octobre est encore vivant10. »
Trotsky explique que ses camarades et lui-même, notamment dans les années d'opposition à l'intérieur du parti, mais aussi après leur exclusion formelle, ont longtemps cru à la possibilité de régénérer le parti et, par conséquent, à travers lui, de régénérer le système soviétique. Or ce qu'on appelle « le parti » en U.R.S.S. n'a plus rien d'un parti. Contre tout ce qui subsistait de l'ancien parti bolchevique dans le cadre de l'organisation de pouvoir et au pouvoir, la bureaucratie a déchaîné la plus féroce répression : il s'agissait de le désorganiser, de le terroriser, de le priver de toute possibilité de penser et d'agir. Maintenant il s'agit d'empêcher sa régénération. Après des années de polémique contre les partisans du « deuxième parti » en U.R.S.S., Trotsky estime que le moment est venu de prendre acte du changement qualitatif intervenu en Union soviétique et d'en tirer les conclusions d'orientations qui s'imposent : « En U.R.S.S., il faut construire de nouveau un parti bolchevique11. »
A la question de savoir si un tel mot d'ordre ne signifie pas un appel à la « guerre civile », il répond que l'Union soviétique vit depuis des années une guerre civile. Après celle que la bureaucratie, appuyée par les forces contre-révolutionnaires, a menée contre l'Opposition de gauche, on assiste maintenant à celle des forces contre-révolutionnaires contre la bureaucratie stalinienne, avec à l'horizon la menace mortelle de la guerre déclenchée par le régime hitlérien. Les bolcheviks-léninistes se battront de toutes leurs forces face à la contre-révolution : ils seront, proclame-t-il, « l'aile gauche du front soviétique ».
La tâche ainsi déterminée ne dépasse-t-elle pas, et de loin, les forces des bolcheviks-léninistes dans le monde ? Trotsky répond que la question n'a pas encore été abordée. En bonne méthode marxiste, il s'agit d'abord de formuler ce qu'est la tâche historique. On s'efforcera ensuite, une fois l'accord réalisé dans l'ensemble, de rassembler les forces nécessaires. Répétant que ce serait de l'aventurisme pur que de vouloir que l'opposition déclare qu'elle est elle-même « la nouvelle Internationale », il réaffirme avec force qu'il faut proclamer la nécessité de cette dernière et invoque l'autorité de Ferdinand Lassalle pour qui « toute grande action commence par l'expression de ce qui est ».
Il ne nie pas la possibilité d'importantes variantes dans les attitudes prises par les sections nationales de l'I.C. : elles ne peuvent en aucun cas modifier l'orientation vers une nouvelle Internationale, imposée par l’ensemble de la situation, non par ses détails ou exceptions.
Il est également tout à fait certain que ce tournant vers la nouvelle Internationale va éloigner de l'Opposition des éléments des partis communistes officiels qui ont été jusqu'à présent sensibles à ses arguments et ont sympathisé avec elle. Il pense qu'ils reviendront à une étape ultérieure. D'ici là, l'entreprise aura gagné des éléments anciens, exclus, qui s'étaient tenus à l'écart de la ligne de la « fraction » et de la « réforme » à laquelle ils ne croyaient plus, travailleurs en rupture avec « le réformisme », et surtout « la jeune génération d'ouvriers à qui il faut un parti sans tache ». Confiant, il assure, comme un coup de clairon dans un discours public :
« Alors, tout ce qu'il y a de vivant dans l'''Internationale" stalinienne secouera ses derniers doutes et nous rejoindra12. »
Il ajoute qu'il s'attend à beaucoup de résistance dans les rangs de sa propre organisation, mais qu'une discussion « large et sérieuse », ainsi que les événements. apporteront toujours plus d'arguments et finiront par convaincre les éléments les plus attachés aux formules et attitudes du passé.
* * *
On ne peut qu'être impressionné, à la lecture de ces deux textes fondamentaux, par la détermination de Trotsky et ce qu'on est tenté d'appeler chez lui la force de l'idée - et par l'optimisme qui en résulte. Il sait bien entendu qu'il n'est pas le seul de la vieille garde communiste à avoir dressé le constat de faillite de l’I.C. et à avoir compris la nécessité d'une nouvelle Internationale. Il est apparemment convaincu que ses camarades d'Union soviétique, et, au premier rang d'entre eux, Rakovsky, malgré leur manque d'informations internationales, ont pu mesurer l'importance de la « catastrophe allemande » et comprendront la nécessité comme les objectifs du tournant.
Il a autour de lui d'autres vétérans ou pionniers du communisme, dont il sait qu'ils sont prêts à s'engager sur le difficile chemin parsemé de nombreux obstacles ; les Espagnols Nin, Andrade, Garcia Palacios, les Italiens Leonetti et Tresso, l'Allemand Grylewicz, les Américains Cannon, Swabeck, Shachtman, le Belge Lesoil, le Slovaque Lenoravic, l'Allemand des Sudètes Neurath, le Bulgare Gatchev, le Hollandais Sneevliet qui vont les rejoindre parce qu'ils rompent avec la politique de « réforme ». Ce sont tous de ces pionniers qui ont construit de leurs mains l'Internationale communiste, la IIIe, et vont s'engager avec lui dans la construction de la IVe. La IIIe Internationale en ses débuts n'avait pas autant de cadres aussi solides issus de rangs de la IIe.
On a même à le lire le sentiment que la force de l'idée, issue de la nécessité et de la conviction autant que du fonctionnement de cet exceptionnel cerveau, en vient à nourrir une certaine allégresse, particulièrement sensible dans l'article du 20 juillet. On ne peut cependant douter de la difficulté et même de la souffrance qu'il éprouva à se séparer de la IIIe Internationale avec laquelle il s'était, pendant des années, identifié dans le prolongement de cette révolution d'Octobre à laquelle, malgré tant d'efforts de suppression et de falsification, son nom est et restera attaché. Il lui fallut certainement beaucoup de détermination pour exprimer ce qu'il présenta dans ses textes comme une simple constatation mais qui, dans sa formulation, dut être pour lui un véritable arrachement.
Certains communistes relativement proches lui font alors grief de mettre sur le même plan, sous l'étiquette de « 4 août », la trahison des social-démocrates en 1914 et celle des communistes en 1933 : selon ces critiques, les premiers auraient délibérément et sciemment trahi la cause qu'ils avaient pour mission de défendre, tandis que les seconds auraient été seulement totalement désorientés, les premiers seraient allés en direction des fauteuils ministériels et les seconds vers les cellules des prisons. Il admet qu'il y a là un grain de vérité, mais pas plus. Les dirigeants social-démocrates allemands en 1914, ainsi que les dirigeants staliniens de 1933, ont en fait obéi avant tout au souci de défendre non le prolétariat en tant que classe, mais l'appareil, dont ils étaient les fonctionnaires et qui était aussi leur moyen d'existence. Ce qui est capital à ses yeux, c'est que c'est dans l'intérêt d'une couche sociale particulière et d'intérêts privés que les représentants du prolétariat dans ces partis officiels sont passés de l'autre côté, renforçant par leur attitude l'ennemi de classe.
A ses yeux, les conséquences de la « trahison » stalinienne, qui se révèlent en 1933, sont infiniment plus dramatiques et d'une beaucoup plus grande portée que celles de 1914. Il s'agit en effet de la seconde faillite en vingt ans, de l'écroulement répété de l'édifice de l'Internationale sur ses constructeurs. Combien d'entre eux se lanceront-ils pour la deuxième fois dans le terrible combat où ils ont déjà vu s'écrouler l'ouvrage de leur vie ? Il relève d'ailleurs, en liaison avec cette première remarque, que l'organisme de la IIe Internationale avait eu plus de réaction en 1914 que celui de la III Internationale en 1933. La catastrophe allemande, la victoire sans combat de Hitler, n'a dressé contre la direction aucun Liebknecht, aucune Rosa Luxemburg, pour dénoncer de l'intérieur la « trahison » des chefs. L'apathie et la démoralisation manifestées par la base des partis de la IIIe Internationale face à la débâcle allemande lui apparaissent comme le phénomène le plus lourd de conséquences, d'une portée incalculable.
L'idée de proclamer la IVe Internationale a été vivement critiquée dans les rangs des partisans de Trotsky et plus encore de ses sympathisants, de 1933 à 1938, date de sa « proclamation ». Ces critiques étaient pour la plupart des hommes qui s'en disaient partisans, mais qui, comme les militants de la section polonaise, jugeaient le moment inopportun et prédisaient l'échec d'une entreprise selon eux mal engagée, de Pivert et Victor Serge à Guttmann et aux Polonais.
L'argument principal était que les deux Internationales précédentes avaient été fondées dans des périodes révolutionnaires, alors que la victoire des nazis en Allemagne venait d'ouvrir pour le prolétariat une période de reflux et de terribles défaites. Ils soulignaient aussi que Marx, comme Lénine, avaient attendu le moment favorable pour une « proclamation » et n'avaient pas cherché à appliquer mécaniquement une nécessité historique. Toujours selon eux, les Internationales précédentes s'étaient appuyées sur l'existence de forts partis nationaux, alors que la IVe Internationale n'avait, pour sa part, aucune base en partis de masse. Ils attiraient aussi l'attention sur le fait que la IVe Internationale aurait à être construite face à deux rivales déjà solidement établies et disposant de moyens matériels réels importants, et ce à un moment où elle ne pouvait s'attendre qu'à une répression accrue.
Ces affirmations contiennent une bonne part de vérité. Il faut cependant les nuancer si l'on veut comprendre la démarche de Trotsky. Il est vrai que la IIe et la IIIe Internationale étaient à cette époque des organisations puissantes et bien établies. Mais il est vrai également qu'elles traversaient une crise profonde, et c'est précisément sur cette donnée que Trotsky faisait reposer les fondements de son tournant. La IIIe Internationale avait dû livrer de durs combats pour se développer au détriment de la IIe. Mais ces deux Internationales étaient-elles vraiment nées dans une «marée haute » ? La IIe était née d'un accord entre partis existants, la IIIe moins de la marée haute de l'après-guerre que de son premier résultat en pleine guerre : la victoire de la révolution russe.
Trotsky avait été membre de la IIe Internationale, avait connu de près la plupart de ses dirigeants, participé à nombre de ses congrès. Il avait été l'un des fondateurs et incontestablement l'orateur-vedette de la fondation et des débuts de la IIIe. Mieux que tout autre, il disposait donc d'éléments de comparaison en ce qui concerne les circonstances de la naissance de la IIIe Internationale qui devait lui servir de point de référence pour celle de la IVe.
La IIIe Internationale avait à ses débuts rassemblé dans ses rangs nombre d'éléments issus des diverses gauches et même du « centre » de la IIe. Zinoviev, au congrès de Halle, assurait que le ralliement à l'Internationale communiste du parti social-démocrate indépendant (U.S.P.D.) signifiait le ralliement de la « vieille école » social-démocrate révolutionnaire à l'organisation née de l'élan de la révolution russe.
Au fond, la IIIe Internationale était née directement des initiatives du parti bolchevique qui avait mené à la victoire une révolution ouvrière et paysanne et avait été partie intégrante de la IIe Internationale. Le parti bolchevique, le P.O.S.D.R. de Lénine, était en réalité le parti russe, aussi traditionnel pour l'Empire du tsar que l'était le parti social-démocrate allemand pour l'Empire allemand. Par son développement et son histoire, par son ambiance comme par ses traditions, il était en quelque sorte un parti établi - avec d'autres, des concurrents comme les socialistes révolutionnaires - à la direction de la classe ouvrière russe depuis des années.
Il n'y avait rien de tel au bénéfice de la IVe Internationale à la fin des années trente, et ses partis - ou, si l'on préfère, ses sections avaient donc à s'imposer de l'extérieur et à partir de rien. Certains pionniers du mouvement communiste avaient certes accompagné Trotsky sur ses affiches, mais elle allait être, pour l'essentiel, formée de militants de la dernière génération, venus des partis socialistes et communistes, exclus, marginalisés aussi par leurs soins. Les deux organisations traditionnelles auxquelles se heurtait la IVe Internationale, puissantes bien qu'en crise, étaient avant tout des appareils disposant de moyens matériels, et s'appuyant sur la routine. Trotsky allait plus loin et pensait que les deux anciennes Internationales prenaient appui sur la force d'inertie, la lassitude, le découragement, le scepticisme, sans compter le réseau des influences et des intérêts matériels. Et c'était précisément là ce qui justifiait à ses yeux l'appel à une nouvelle Internationale.
Soulignons-le, la « faillite » des partis communistes et de l'Internationale ne signifiait pas pour lui qu'ils avaient cessé d'exister. Ils avaient cessé d'être un facteur révolutionnaire, et c'était en cela qu'ils avaient fait faillite. Ils subsistaient, en tant qu'organisations, comme des obstacles sur la voie de la révolution, des obstacles qu'il faudrait surmonter. Et Trotsky, en parlant de « faillite », n'a jamais prédit leur disparition - sauf à la suite de la victoire de la révolution.
Trotsky se rendait bien compte qu'il appelait à la lutte pour construire la IVe Internationale en plein reflux, sous le signe d'une terrible défaite. C'était même là ce qui rendait son appel nécessaire et d'autant plus urgent à ses yeux. Il argumentait : l'appel pour la IIIe Internationale n'avait-il pas été lancé dès l'été 1914, au moment de l'effondrement de la IIe et de sa « faillite », avec le reniement des chefs et la reddition des troupes ? Et cet appel n'avait effectivement abouti, en pleine marée, que cinq ans plus tard, à l'appel des bolcheviks au pouvoir.
Sa correspondance démontre qu'il avait pleinement conscience des obstacles auxquels allait se heurter l'entreprise à laquelle il appelait l'avant-garde de l'avant-garde. Le principal était à ses yeux la faiblesse et le petit nombre de cadres disponibles et le rôle excessif qui lui incombait à lui, à un moment où sa santé n'était pas bonne et où sa sécurité était de plus en plus précaire. C'était la tâche qu'il tentait de résoudre en s'attachant, malgré sa. répugnance, aux « problèmes des sections », essayant de discuter avec tous et de ne pas perdre un seul militant. C'était le rassemblement, puis la trempe de ces cadres qui constituaient à ses yeux la tâche essentielle pour la construction de la IVe Internationale à partir de 1933, comme ils l'avaient été pour le parti bolchevique entre 1903 et 1914 - une dépression à laquelle il avait survécu grâce à ses cadres.
Il reste - et ce n'est pas le moins important -le problème des délais. Quand Trotsky, en 1934, traçait les perspectives de la IVe Internationale, qu'il n'appelait pas encore à proclamer, il la voyait naître de « nouveaux congrès de Tours », de la radicalisation d'ailes entières de partis socialistes ou communistes, voire de syndicats et dans les « grands événements » : grèves, soulèvements prolétariens. Ses propres partisans, les « bolcheviks-léninistes », ne devaient être à ses yeux qu'une fraction dans l'Internationale en construction. Ce schéma était cohérent, nullement extravagant. Mais dans quel délai ? Les événements de 1936 - grèves de juin en France et en Belgique, début de la guerre civile en Espagne - n'ont pas apporté aux partisans de Trotsky l'audience de masse qu'il avait espérée. Le Front populaire les a disloqués.
Quand il se décide, en 1938, à proclamer la IVe Internationale avec les seules forces de sa fraction, c'est, bien entendu, parce qu'il veut disposer, avant la guerre qui vient, de l'arme d'une organisation et d'un programme, nécessités jumelles et complémentaires. Mais apprécie-t-il correctement les délais ?
Le 18 octobre 1938, dans un discours enregistré pour ses camarades américains, il devait en effet assurer :
« Permettez-moi une prédiction ! Dans les dix années qui viennent, le programme de la IVe Internationale deviendra le guide de millions d'hommes, et des millions de révolutionnaires sauront prendre d'assaut le ciel et la terre13. »
Impossible de ne pas reconnaître que cette prédiction-là a été cruellement démentie et qu'il péchait au minimum par excès d'optimisme. Mais le délai n'était sans doute pas à ses yeux l'essentiel.
Pour lui, en effet, la crise ouverte par la faillite de la IIIe Internationale, moins de vingt ans après celle de la IIe, confirmait que la crise de l'humanité était bien celle de la direction révolutionnaire. A cet événement capital de l'histoire humaine que fut la victoire de Hitler, cette première avancée de la barbarie dans le XXe siècle, la défaite du prolétariat le mieux éduqué et le mieux organisé du monde entier, devait répondre une initiative sur le plan de la direction révolutionnaire : ce fut le tournant vers une nouvelle Internationale, préconisé avec quelques mois de recul. de réflexion et d'attente.
Mais pour Trotsky, la proclamation de la nécessité de l'Internationale et sa construction s'imposaient presque indépendamment de ses conséquences immédiates. Comme le geste de Liebknecht refusant en 1914 le vote au Reichstag des crédits militaires, comme la tenue de la conférence de Zimmerwald en 1915, c'était pour lui le nœud qu'il fallait faire à tout prix sur le fil de l'Histoire pour rétablir une continuité brisée, et pour qu'au pire moment de la Seconde Guerre mondiale l'humanité mourante et souffrante puisse disposer, même précaire et encore en pièces et morceaux, de l'Internationale - drapeau et programme - qu'elle n'avait pas eue de 1914 à 1918. Ni plus, ni moins.
De ce point de vue, on peut s'étonner que Trotsky ait pris le risque de se laisser aller à une prophétie. Quand il avait formulé la perspective de la IVe Internationale, il n'avait pas indiqué de délai pour sa réalisation, et son appel à la lutte pour elle signifiait seulement à ses yeux qu'il fallait continuer et, suivant le précepte qu'il aimait à répéter, se conformer à la règle morale suprême : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »
Peut-on simplement imputer à l'optimisme révolutionnaire qui inspirait ses grandes perspectives une prédiction qui allait être cruellement démentie ? Trotsky s'attendait à la Seconde Guerre mondiale dans un délai d'un ou deux ans. Procédant par analogie avec la Première, il pensait sans doute agir prudemment, en parlant d'une dizaine d'années, alors que la révolution russe avait explosé à la troisième année de guerre et alors que l'Internationale nouvelle avait été créée cinq ans après l'ouverture des hostilités.
Imagine-t-on en outre Trotsky, attaché comme il l'était à l'enseignement de Marx et de Lénine, prenant simplement acte qu'il n'existait pas d'Internationale et passant à l'ordre du jour ?
Références
1 Il faut lire les documents de l'époque pour se familiariser avec les problèmes posés par ce chapitre qui ne s'appuie sur aucune synthèse.
2 Trotsky, « Il faut construire de nouveau des partis communistes et une nouvelle Internationale », Bulletin intérieur de la L.C.I., n° 2, 30 août 1933 ; traduction française, Œuvres l, pp. 251-260.
3 Ibidem, p. 253.
4 Ibidem, p. 254.
5 Ibidem, p. 257.
6 Ibidem.
7 Ibidem, pp. 259-260.
8 Trotsky, « Il est impossible de rester dans la même Internationale que Staline, Manouilsky, Lozovsky et compagnie », 20 juillet 1933, Œuvres, l, pp. 275-284.
9 Ibidem, p. 278.
10 Ibidem.
11 Ibidem, p. 279.
12 Ibidem, p. 283.
13 Discours enregistré pour le meeting de New York, 18 octobre 1938, A.H., T 4440-4442