1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XVIII – La crise de la révolution [1]

La crise du parti bolchevique qui s'exprime à travers la « discussion syndicale » n'est pas tombée du ciel. Elle est au fond la réfraction, dans le parti au pouvoir, de la crise qui, à la fin de la guerre civile, secoue et bouleverse une société écrasée par trois années de guerre, quatre de révolution et de guerre civile, et l'effondrement de l'activité économique : quand les transports sont sur le point de se bloquer, que l'agriculture est épuisée et que la production agricole, réduite aux cultures de subsistance, est au plus bas, les dirigeants se divisent.

L'Histoire est parfois d'une ironie grinçante, et elle l'est particulièrement dans les mois qui suivent la fin de la guerre civile, avec le spectacle qu'offre un pays, dirigé, pour la première fois, par une organisation qui se réclame de la classe ouvrière et du socialisme. Les villes affamées – car les salaires de misère ne permettent nullement de manger – se sont littéralement vidées de leur population : Petrograd n'a plus que le tiers et Moscou la moitié de ses habitants d'avant-guerre. Le premier « Etat ouvrier » assiste à ce que l'un de ses dirigeants, Boukharine, appelle fort justement « la désintégration du prolétariat ». L'avant-garde ouvrière s'est dispersée sur tous les fronts et dans les postes de commandement, une bonne moitié des ouvriers a quitté les villes. Ceux qui restent vivotent comme ils le peuvent à partir de la vente des produits et parfois des outils de leur travail. La campagne, ravagée par les opérations militaires, par les déplacements du front, par les représailles et la contre-révolution, est épuisée par une réquisition des récoltes si brutale qu'elle compromet souvent les semailles à venir. La famine – qui touchera en 1921 plus de 30 millions de ruraux – se profile à l'horizon.

On approche du point de rupture au cours de l'année 1920 où l'agression polonaise et les derniers sursauts des armées blanches avec l'offensive du baron Wrangel ont sans doute incité ouvriers et paysans à dépasser les limites de leurs possibilités de résistance tant physique que morale. Mais il devient fou d'espérer un nouveau sursis à partir du moment où la guerre civile se termine. Les souffrances de la guerre civile n'ont en effet pas été endurées par une population laborieuse politiquement neutre. Elles ont été dans l'ensemble acceptées par des millions d'hommes qui leur trouvaient un sens. Pour les travailleurs des villes, le pouvoir soviétique était le leur, la révolution d'Octobre, la prise du pouvoir, leur plus belle conquête. Les paysans pauvres et moyens, après un temps d'hésitation, avaient en général choisi le camp de l'Armée rouge, malgré les réquisitions et la rigueur, parce qu'elle leur promettait ou leur garantissait la terre dont ils savaient par expérience que les blancs la reprendraient. Les contraintes, difficilement supportables quand elles avaient pour cadre la guerre contre les armées blanches, étaient devenues franchement intolérables avec la disparition du danger immédiat de contre-révolution et de remise en question des conquêtes d'Octobre. Physiquement vainqueurs, les bolcheviks s'effondraient dans l'esprit des masses.

On sait que Trotsky assure qu'il avait senti l'état d'esprit nouveau des paysans, à travers l'Armée rouge, pendant l'hiver de 1919-1920 et surtout en février 1920 dans le nord de l'Oural : il n'avait cependant pas été capable de le faire prendre en compte par le bureau politique. Mais, à l'automne, Lénine avait compris le mécontentement des travailleurs des villes, et c'était ce qui l'avait conduit à se prononcer contre Trotsky – qu'il avait non seulement soutenu, mais encouragé jusqu'alors dans sa politique de militarisation.


Un rapport de Toukhatchevsky à Lénine, daté du 16 juillet 1921 qui se trouve dans les archives de Trotsky indique que le soulèvement paysan a débuté dans la région de Tambov en septembre 1920 – une époque que « les bandits », comme il dit, appellent, eux, celle de « la révolution ». Les causes en sont, selon lui, « les mêmes dans toute la R.S.F.S.R., c'est-à-dire le mécontentement contre la politique de réquisition et son application aveugle et particulièrement brutale par les organes de réquisitions locaux ». Le cadre de l'organisation de la révolte a été l'Union des paysans travailleurs qui a servi de couverture à l'activité s.r. dans la région. Un rôle important a été joué par un militant s.r., A.S. Antonov, ancien chef régional de la milice, qui a pu constituer des stocks d'armes. Toukhatchevsky évalue à 21 000 le nombre des « bandits » et précise que dans une grande partie de la province, à l'exception des villes, « le régime soviétique n'existe plus [2] ».

Les documents joints apportent des précisions intéressantes. Il s'est produit dans la région de Tambov un processus de nivellement des exploitations paysannes qui, dès 1918, a provoqué la résistance des koulaks et l'action de « bandes vertes ». La proximité du front, la pression permanente des armées blanches du Don, le passage du raid des cavaliers de Mamontov ont en outre maintenu dans la région un sentiment d'instabilité alors que le régime soviétique est apparu de plus en plus comme une occupation militaire accompagnée de réquisitions exorbitantes et de promesses jamais tenues aux paysans :

« De façon générale, le régime soviétique était identifié aux yeux de la majorité des paysans avec la visite éclair de commissaires donnant des ordres [...] et arrêtant les représentants des autorités locales pour n'avoir pas rempli des exigences souvent absurdes [3]. »

Selon ces documents, le soulèvement général aurait été précédé d'un congrès provincial tenu en juin 1920 et préparé par l'activité d'une centaine de partisans armés organisés par Antonov. C'est au cours des mois d'été que les s.r. se seraient emparés, de l'intérieur, des leviers de commande de l'Union des paysans travailleurs. La fin de l'année 1920 a vu l'organisation des révoltés dans les villages sous l'autorité du Comité de l'Union et avec l'appui d'une milice recrutée dans les villages. Les communistes n'ont opposé qu'une résistance très faible. Il a fallu attendre, en tout cas, le mois de février 1921, pour que le gouvernement commence à se préoccuper sérieusement de la situation dans cette province où il sera finalement obligé d'envoyer quelques dizaines de milliers d'hommes de troupe... On peut imaginer que les troubles qui se sont produits au même moment en Sibérie occidentale ont eu les mêmes causes et la même physionomie.

Les premiers troubles sérieux dont on ait connaissance dans les villes sont ceux de Moscou au mois de février 1921. Il semble que l'origine en réside dans les difficultés grandissantes du ravitaillement : des réunions ouvrières spontanées dans les usines revendiquent l'abandon immédiat du « communisme de guerre » et la possibilité pour les travailleurs de se ravitailler directement auprès des paysans. Les orateurs du parti – Lénine en personne, assure le New York Times [4] – sont reçus plutôt fraîchement, interrompus, et certains chassés de la tribune avant même d'avoir pu s'expliquer. Très vite, l'agitation dans les usines débouche sur la rue avec des revendications économiques, la liberté de commerce, l'augmentation des rations, l'arrêt de la réquisition des grains. Mais, dans la rue, apparaissent des revendications politiques, celle des droits et libertés publics et même de temps en temps de la Constituante. L'historien Paul Avrich signale des banderoles, peu nombreuses, « contre les communistes et les Juifs [5]  ». Il faut l'intervention d'unités de l'Armée rouge et d'élèves-officiers, ferme, sans brutalité, pour ramener l'ordre dans la capitale.

Petrograd prend alors le relais. La situation y est bien pire, infiniment dramatique. La ville n'est plus ravitaillée depuis des semaines. Le combustible manque. On a faim et froid. Comme à Moscou, tout commence par des réunions dans les usines où est posée la question du ravitaillement, des privilèges, de la politique paysanne. Le 23 février, à l'usine métallurgique Troubochny, une assemblée générale revendique l'augmentation des rations et la distribution des stocks de chaussures et de vêtements chauds. Les ouvriers qui n'ont pas réussi à entraîner avec eux les soldats du régiment de Finlande, mais ont gagné des étudiants de l'école des mines, tentent d'organiser une manifestation de masse, assez vite dispersée pourtant, « sans effusion de sang », souligne P. Avrich sur ordre de Zinoviev, par une compagnie de Cadets. L'agitation gagne d'autres usines [6].

Dès le 24 février les autorités de Petrograd montrent leur détermination d'étouffer dans l'œuf le mouvement en constituant pour la ville et dans chaque district des comités de défense formés de trois personnes détenant les pleins pouvoirs et en proclamant la loi martiale [7]. Les usines rétives sont inondées de tracts, d'appels, de résolutions, serrées de près aussi par des détachements en armes. Les ouvriers de Troubochny sont durement sanctionnés avec le lock-out de leur entreprise. Le 28, l'usine Poutilov – qui ne compte plus guère que 6 000 ouvriers, cinq fois moins qu'au temps de la révolution – se met en mouvement [8]. De nouveau, aux revendications économiques – la liberté des échanges avec les paysans, la suppression des rations de faveur – se mêlent maintenant des revendications politiques qui traduisent vraisemblablement l'influence grandissante des mencheviks : libération des ouvriers et socialistes emprisonnés, liberté d'expression, de réunion, de presse, élections libres dans les syndicats et aux soviets [9].

Zinoviev, menacé dans son fief, dose savamment concessions et répression. Il annonce des achats de charbon, laisse entrevoir la fin des réquisitions de grain dans les campagnes, promet la levée des barrages routiers [10]. En même temps, il fait procéder à des milliers d'arrestations, 5 000 "mencheviks ", 500 « meneurs » [11]. L'ordre revient finalement dans la capitale de la révolution.

On peut penser, à ce moment-là que le président du soviet de Petrograd l'a échappé belle : ses discours à propos des « airs nouveaux » exigés par les « temps nouveaux » avaient-ils rencontré plus d'écho et surtout plus d'impatience qu'il ne l'aurait souhaité ? La foudre en tout cas va frapper la porte à côté.


A Cronstadt, base navale située à 30 kilomètres de Petrograd et port d'attache de la flotte de la Baltique, Zinoviev, dans les dernières semaines, avait aussi joué avec le feu au temps de la discussion syndicale. Les marins de Cronstadt avaient été le fer de lance et les enfants chéris d'Octobre. Trotsky les avait célébrés et ils l'avaient adulé. Bien entendu, en 1921, ce ne sont plus les mêmes. Ceux de 1917 sont partis par milliers au front et sur les différentes flottilles, à commencer par celle de la Volga. Ils sont devenus commissaires, tchékistes, dirigeants du parti ou des comités dans les régions libérées. Les jeunes recrues, en majorité d'origine rurale, qui ont pris leur place, n'ont ni la même conscience ni le même enthousiasme révolutionnaire que leurs prédécesseurs, même s'ils ont hérité de leur légende.

La campagne de Zinoviev pour la « démocratie ouvrière » a fait beaucoup de remue-ménage, à Cronstadt comme dans la flotte en général, pendant l'hiver où les navires sont bloqués dans les glaces. L'administration politique de la flotte, le Poubalt, émanation de l'administration politique de l'Armée rouge – donc de Trotsky – a été l'objet de toutes sortes d'attaques. Zinoviev et ses hommes ont fait leur possible pour inciter les cellules communistes de la flotte à revendiquer le régime commun du parti, donc à secouer la tutelle du Poubalt [12]. Le conflit a été manifeste et à moitié public dès mars 1920. En novembre, le comité de Petrograd a revendiqué pour lui la direction politique des cellules de la flotte de la Baltique [13]. Le 15 février 1921, Zinoviev a recueilli les fruits de ce long effort : une conférence des organisations communistes de la flotte a dénoncé l'autoritarisme et les insuffisances du Poubalt et demandé le rattachement des cellules de marins au comité de Petrograd [14].

On connaît l'existence d'un rapport au comité central signé de F. F. Raskolnikov, commissaire politique de la flotte et d'E. I. Betis, responsable du Poubalt, qui met en cause Zinoviev, l'accusant d'avoir organisé dans les rangs de la flotte rouge une campagne qui le présente comme un champion de la démocratie et fait de Trotsky l'homme de la coercition et du commandement bureaucratique [15]. Les deux hauts responsables se plaignent de l'atteinte ainsi portée au prestige des commissaires, miné par des critiques continuelles. Il semble bien pourtant que la principale victime soit le parti lui-même, déserté en cette période par des milliers de marins.

Si l'influence des mencheviks est visible à Petrograd, il n'en est pas de même à Cronstadt où s'affirme celle des s.r. et surtout des anarchistes. Ces derniers sont en prise avec l'état d'esprit des marins que l'historien Paul Avrich résume par « le dégoût des privilèges et de l'autorité, la haine de l'embrigadement, le rêve d'autonomie locale et d'autoadministration [16] ». Le même auteur souligne en outre le rôle joué dans l'agitation à Cronstadt par la réapparition des permissions et la découverte que font alors les marins de l'épouvantable détresse dans le pays.

Bien des éléments sont ainsi réunis, en février 1921, pour faire de Cronstadt une poudrière. L'étincelle est fournie par les grèves de Petrograd et les rumeurs les plus insensées en circulation à partir de ce moment concernant la répression, le rôle de la Tchéka, les fusillades, etc. Le 27 février, alarmés par des bruits qui font état d'une répression sanglante dans la rue et d'arrestations massives à Petrograd, les équipages des cuirassés Sebastopol et Petropavlovsk décidèrent d'envoyer une délégation s'informer sur place de la situation exacte [17]. Selon l'un des délégués, S. M. Pétritchenko, la délégation fut indignée de ce qu'elle vit : usines encerclées par des unités militaires, communistes armés surveillant les ateliers. Le 28 février, ils rendirent compte de leur mission devant une assemblée générale des équipages tenue à bord du Petropavlovsk. Il sortit de la réunion une résolution en 15 points qu'il fut décidé de mettre immédiatement en application [18].

En fait, deux seulement étaient propres aux marins : l'abolition des organismes de l'administration politique de la Flotte, l'organisation, avant le 10 mars, d'une conférence des ouvriers, soldats et marins de l'Armée rouge pour Cronstadt, Petrograd et la province. D'autres étaient politiques et générales comme la réélection immédiate des soviets à bulletin secret, la liberté d'expression, de réunion, de presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les « partis socialistes de gauche », la liberté de réunion pour les syndicats et les unions paysannes, la libération des détenus politiques appartenant à « un parti socialiste » et des ouvriers et paysans en raison de leur activité, l'examen du cas de tous les détenus, l'abolition des détachements de combat et des gardes communistes. Les revendications économiques combinaient celles des ouvriers et celles des paysans : suppression des barrages routiers, égalisation des rations alimentaires, droit pour les paysans de cultiver librement (sans employer toutefois de mains-d'œuvre salariée), autorisation de la production artisanale individuelle. Paul Avrich porte une appréciation nette sur ce texte dont il dit qu'il était avant tout « une salve dirigée contre la politique du communisme de guerre, dont les justifications, aux yeux des marins comme à ceux de la population dans son ensemble, avaient depuis longtemps disparu [19] ». Il n'était pas « écrit » cependant qu'un tel programme devait devenir celui d'une insurrection armée, ni que celle-ci était vouée à l'écrasement.

A l'assemblée du 1er mars, place de l'Ancre, il y a quelque 15 000 participants ; à la tribune deux responsables de haut rang, N. I. Kalinine, N. N. Kouzmine, qui interviennent, bien entendu. Constamment interrompus, injuriés, menacés même, ils ne semblent pas avoir fait montre de beaucoup d'adresse, le dernier s'étant laissé aller à menacer « les contre-révolutionnaires » de « la main de fer du prolétariat ». En définitive, la résolution de la veille est adoptée sans que se soit fait entendre, pour s'y opposer, la voix de communistes de Cronstadt [20].

Les mêmes incidents se renouvellent le lendemain à la conférence qui doit préparer les élections au soviet. Mais ils tournent plus mal. Convaincus que l'insurrection ouvrière vient d'éclater à Petrograd, les délégués votent en effet l'arrestation immédiate de trois commissaires communistes, dont Kouzmine, qui les ont « menacés ». Quelque trois cents communistes seront arrêtés aussitôt après [21]. L'annonce – encore une rumeur – d'un assaut prochain des communistes contre la salle de la conférence est confirmée par les animateurs du mouvement. Les délégués s'engagent alors dans la voie de la révolte ouverte ; le présidium de la conférence, avec à sa tête Pétritchenko, devient le Comité révolutionnaire provisoire qui fait aussitôt occuper arsenaux, bureaux de poste, centrales électriques, quartier général de la Tchéka et points stratégiques [22]. Dans la même nuit du 2 au 3 mars, un détachement de deux cents hommes armés venus de Cronstadt tente de débarquer sur la côte à la base aéronavale d'Oranienbaum, où l'escadrille avait annoncé son ralliement à la forteresse soulevée, mais où le commandement a maîtrisé la situation face à une entreprise mal menée et à peine organisée [23].

L'affaire de Cronstadt a été l'objet de nombreuses études, et un sujet de polémiques plus nombreuses encore. Ce n'est que récemment que le travail de Paul Avrich, et notamment son exploration des archives blanches de l'émigration, a permis de régler de façon définitive, semble-t-il, un certain nombre de problèmes. 

La première réaction de la presse et de la propagande communistes fut de dénoncer, derrière l'action des marins de Cronstadt, la main de la contre-révolution russe et internationale, le « complot des blancs ». L'un des arguments les plus ressassés fut, sur ce point, la présence dans les rangs des Cronstadtiens de l'ancien général blanc Kozlovsky – niée par certains de leurs sympathisants « de gauche », Paul Avrich a mis les choses au point. Kozlovsky n'est pas un personnage mythique : cet ancien officier tsariste incorporé dans l'Armée rouge commandait l'artillerie de la base navale. Il ne s'est pas contenté de « suivre » les rebelles, mais a pris la parole le 2 mars contre les commissaires et a ensuite élaboré des plans d'action militaire pour le Comité révolutionnaire [24].

L'existence d'un lien entre les Cronstadtiens et les blancs de l'émigration, affirmée à l'époque par les bolcheviks, a été ensuite niée avec beaucoup de vigueur par les amis de gauche des mutins comme une calomnie. Mais les documents mis au jour par Paul Avrich dans les archives des blancs invitent à plus de prudence, en particulier en ce qui concerne le principal dirigeant et porte-parole de l'insurrection, le marin Pétritchenko. Il avait été membre du Parti bolchevique en 1919, pendant quelques mois, ce qui l'avait empêché ultérieurement d'être accepté par les blancs qu'il aurait voulu rejoindre [25]. Pendant l'insurrection, partisan de refuser momentanément les propositions d'aide des émigrés blancs [26], il ne fit, en revanche, en exil, tout de suite après, aucune difficulté pour accepter le contact avec le Centre national, organisation de droite, et même le général Wrangel, à qui il écrivait le 31 mai 1921 pour insister sur l'importance du mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis », comme « manœuvre politique commode » jusqu'à la chute du régime communiste [27].

Paul Avrich a également mis en lumière un élément capital en découvrant dans les archives du Centre national, à Columbia, un manuscrit « ultra-secret » intitulé « Mémorandum sur la question de l'organisation d'un soulèvement à Cronstadt », non daté, mais probablement rédigé au début de 1921 [28]. Annonçant un prochain soulèvement de la garnison, prévu pour le printemps – après la fonte des glaces –, ce texte insiste sur la nécessité d'organiser une intervention rapide avec l'envoi de troupes du général Wrangel et un ravitaillement de la forteresse par des bateaux français : selon ce plan, Cronstadt serait la base d'un débarquement sur le continent, qui sonnerait le glas du régime soviétique. C'est là le plan même dont Trotsky jugeait, en mars 1921, qu'il était maladroitement révélé par la presse française de droite, anticipant sur son déroulement dans sa campagne de fausses nouvelles sur Cronstadt [29]. L'auteur du mémorandum indique en outre l'existence d'un contact avec un groupe d'organisateurs du soulèvement en préparation. Paul Avrich n'exclut nullement, au contraire, l'hypothèse selon laquelle ce groupe aurait été celui de Pétritchenko.

Ces découvertes importantes accréditent-elles la version caricaturale de l'insurrection-conspiration, version policière de l'histoire selon laquelle les insurgés n'auraient été en quelque sorte que les instruments de la manipulation effectuée par des « agents »? Une telle interprétation est insoutenable. Les marins de Cronstadt reflétaient indiscutablement, dans leurs revendications et leur programme, la colère populaire, la volonté d'en finir avec l'oppression que signifiait pour elle le communisme de guerre d'une masse paysanne unanime, mais aussi d'une fraction importante de la classe ouvrière. Les dirigeants bolcheviques de l'époque en avaient pleine conscience. Après Lénine, qui parlait à propos de Cronstadt de « l'infection petite-bourgeoise » qui avait gagné la classe ouvrière, Boukharine, dans son style sentimental particulier, aurait assuré :

« Qui dit que Cronstadt était blanche ? Non. Pour nos idées, pour la tâche qui est la nôtre, nous avons été contraints de réprimer la révolte de nos frères égarés. Nous ne pouvons considérer les matelots de Cronstadt comme nos ennemis. Nous les aimons comme des frères véritables, notre chair et notre sang [30]. »

Paul Avrich n'a nullement résolu la question dont la solution se trouve peut-être dans les archives soviétiques. Pourquoi l'insurrection, finalement écrasée le 16 mars – alors qu'elle s'était ouverte le 3 – ne s'est à aucun moment engagée dans la voie, soit de l'offensive, soit de la négociation ? D'abord convaincus qu'ils allaient entraîner derrière eux une série d'autres mutineries, sans négliger l'insurrection ouvrière de Petrograd, les mutins ont-ils ainsi laissé passer l'heure de la négociation et se sont-ils plus avancés que ne le leur permettaient raisonnablement leurs propres forces ? Est-ce là la raison pour laquelle ils ont, le 6 mars, répondu avec hauteur au soviet de Petrograd qui demandait la réception d'une délégation, qu'ils entendaient en contrôler eux-mêmes la désignation et y limiter le nombre des communistes ?

Du côté du gouvernement de Lénine, les choses, malgré la rareté des documents, sont tout de même plus claires. D'abord les communistes avaient bel et bien décidé, avant l'insurrection, de battre en retraite, d'abandonner le communisme de guerre, dont le maintien se révélait dangereux et coûteux. Dès le mois de décembre 1920 – dix mois après les propositions de Trotsky –, Lénine envisageait la possibilité d'adopter les mesures dont il avait été question au VIIIe congrès des soviets : l'abolition des réquisitions et leur remplacement par un impôt en nature. Le 8 février 1921, au bureau politique, il avait brossé les grandes lignes d'un plan économique reposant sur cette base. Le 24 – plusieurs jours avant le début des troubles de Cronstadt –, le comité central avait commencé l'étude du projet en ce sens à soumettre au Xe congrès. Et les autres mesures – la plupart des revendications des Cronstadtiens – ne pouvaient pas ne pas suivre. Un tel développement ne pouvait que couper l'herbe sous les pieds des insurgés.

Pourquoi, dans ces conditions, les bolcheviks n'ont-ils pas insisté pour négocier ? Pourquoi ont-ils jugé que leur intérêt était d'en finir le plus vite possible avec Cronstadt ? D'abord parce que les dangers étaient de tous côtés et qu'ils les voyaient sans doute plus graves encore qu'ils ne l'étaient réellement : la Pologne, les émigrés, l'Entente étaient à leurs yeux autant de forces susceptibles d'épauler et surtout de relayer Cronstadt et, à partir de cette base, de relancer contre l'Union soviétique une nouvelle intervention qui pouvait constituer le coup de grâce. En outre, l'exemple de Cronstadt pouvait être contagieux. Il pouvait sortir de cet épisode une extension des troubles : le chaos constituerait alors le terrain rêvé pour une contre-offensive décidée de la contre-révolution armée.

Pouvait-on attendre, tout simplement en organisant le blocus de l'île, que la fin des réserves de ravitaillement et de combustible oblige les insurgés à se rendre ? Telle fut, semble-t-il, la position de Staline qui ne put convaincre le bureau politique. Pour la majorité de ce dernier, une attente supplémentaire signifiait courir le risque de se retrouver dans une situation radicalement différente après la fonte des glaces dans le golfe de Finlande, qui donnerait d'un seul coup aux mutins la liaison maritime avec l'étranger et la disposition d'une flotte dont les communistes, eux, seraient privés. Encore dans les glaces, la forteresse pouvait être prise d'assaut, bien qu'au prix de pertes considérables, par des fantassins ; redevenue une île, elle était, pour eux, inexpugnable. Paul Avrich écrit à ce sujet :

« Pour empêcher tout cela, il fallait agir vite : les bolcheviks l'avaient compris. Quel gouvernement pourrait se payer le luxe d'une mutinerie prolongée de la marine, dans sa principale base stratégique, convoitée par les ennemis, désireux d'en faire le tremplin d'une nouvelle invasion [31] ? »

La polémique se poursuivra sur cette question, n'en doutons pas. Mais, sur le plan historique proprement dit, il semble bien que Paul Avrich, en posant cette question, ait aussi donné la réponse. Décidé à faire d'importantes concessions sur le plan des revendications économiques et de la politique générale, le gouvernement bolchevique ne pouvait s'offrir le luxe de laisser se développer un foyer de lutte armée ouvert sur l'Occident. Il se devait donc de reprendre très rapidement la forteresse.

Ce fut chose faite le 18 mars. L'entreprise n'était pas facile, et plus d'une unité éprouvée aux combats avait fléchi devant la perspective d'un assaut qui allait exposer les hommes sur des kilomètres de glace, aux obus des canons de la forteresse, puis à sa mitraille. Il fallut aux unités d'élite sélectionnées pour l'assaut final parcourir des dizaines de kilomètres sans aucun abri, sauf leur manteau blanc, sous les obus qui, crevant la glace, engloutissaient chaque fois des dizaines de combattants. Sous les ordres de Toukhatchevsky et de S. S. Kamenev, 35 000 hommes avaient tenté un premier assaut infructueux le 8 mars ; ils étaient plus de 50 000 le 16, avec des chefs éprouvés, comme l'ancien marin Dybenko, venus en renfort. Paul Avrich considère raisonnable d'évaluer à 10 000 morts les pertes des attaquants, soit un cinquième de l'effectif total [32] ... Les pertes des rebelles furent évidemment bien moindres, la plus grande partie des victimes étant des combattants massacrés par les vainqueurs rescapés du sanglant assaut : « Véritable orgie de sang », écrit Avrich, qui avance avec prudence les chiffres de 600 tués, plus de 1 000 blessés et 2 500 prisonniers [33]. Plus de 8 000 Cronstadtiens, dont Kozlovsky et Pétritchenko, et la plupart des dirigeants de l'insurrection, avaient réussi à fuir sur la glace vers la Finlande.

Nous sommes incapables de donner des chiffres précis concernant la répression qui s'abattit ensuite sur Cronstadt aux mains de la Tchéka. Avrich indique que « plusieurs centaines de prisonniers » ont été fusillés sur place et qu'à Petrograd, pendant plusieurs mois, « des centaines de rebelles furent exécutés par petits groupes [34] ». Les survivants furent envoyés dans des prisons très dures, comme celle des îles Solovki, qui était déjà un véritable bagne bien avant la révolution.


Il nous a paru nécessaire de faire le point, bien que brièvement, sur l'histoire de l'insurrection de Cronstadt, dans la mesure où il s'agit d'un moment de la vie de Trotsky pour lequel ce dernier se trouve en posture d'accusé. En 1937, en effet, le secteur libertaire allait relancer la campagne contre lui, à ce propos, en pleine campagne de défense des accusés des procès de Moscou.

L'insurrection de Cronstadt, faut-il le souligner, se situe au terme du débat public dans le parti sur la « question syndicale », au cours duquel nous avons vu Trotsky devenir en quelque sorte la cible des attaques de Zinoviev s'efforçant de le lier aux pratiques – désormais unanimement réprouvées – du communisme de guerre et du « commandement ». C'est lui qui est visé à travers la campagne contre le Poubalt où il est présenté comme un « dictateur » et un « défenseur de l'organisme bureaucratique ». Père de l'institution des commissaires, il est accusé d'être le parrain de ce que les mutins appellent la « commissarocratie ». Sa qualité de Juif lui vaut aussi quelques attaques supplémentaires, payantes dans ce milieu arriéré, resté sensible aux thèmes et aux accents de l'antisémitisme.

Trotsky a été et demeurera jusqu'au bout solidaire des décisions de la direction du parti et du gouvernement face à l'insurrection, indépendamment de sa participation à telle ou telle réunion. Mais il a marqué et reconnaît avoir délibérément marqué certaines distances. En fait, dans un premier temps, il a cherché à se tenir démonstrativement à l'écart. Son opinion – exprimée surtout dans des conversations et une correspondance privées – est que la tournure prise par les événements au début de 1921 ne peut s'expliquer si l'on ne prend pas en compte la campagne démagogique menée contre lui par Zinoviev. Qu'il s'agisse des ouvriers de Petrograd ou des marins de Cronstadt, il juge que ce n'est en aucun cas à lui, personnellement, qu'il pourrait revenir de les ramener à la raison, mais seulement à celui qui leur a promis depuis des semaines, la « démocratie ouvrière... comme en 1917 », en les encourageant à se débarrasser des « bureaucrates » et des « commissaires ». Il précise :

« Je considérai, et le bureau politique ne fit pas d'objection, que les négociations avec les marins et, si nécessaire, leur pacification, devaient être menées par les dirigeants qui avaient, la veille encore, toute leur confiance politique. Autrement, les Cronstadtiens auraient pu considérer l'affaire comme si je venais prendre sur eux une revanche [35]. »

Au début des événements, il se trouve en Sibérie occidentale où des troubles ont éclaté parmi les paysans. De retour à Moscou, il participe aux discussions au sommet. A ce sujet, il écrira en 1938 :

« La décision de supprimer la révolte par la force militaire si la forteresse ne pouvait pas être amenée à se rendre d'abord par des négociations de paix, puis par un ultimatum, cette décision générale a été adoptée avec ma participation directe [36]. »

Le 2 mars, c'est lui qui rédige un communiqué du gouvernement annonçant les troubles de Cronstadt, l'apparition sur la scène « de l'ancien général Kozlovsky (commandant l'artillerie) » et l'arrestation des commissaires. Il précise que le conseil du Travail et de la Défense a mis hors la loi Kozlovsky « et ses complices », décrété l'état de siège dans la province et la ville de Petrograd, transféré tous les pouvoirs, dans l'enceinte de l'ancienne capitale, au comité de défense [37].

Le 5 mars 1921, à 14 heures, il signe, à Petrograd même, le dernier avertissement « à la garnison et aux habitants de Cronstadt et des forts mutinés ». Il est là dans son rôle de commissaire du peuple aux Affaires militaires, faisant connaître « l'ultimatum » du gouvernement ouvrier et paysan pour la reddition immédiate des mutins, la libération de leurs prisonniers et la remise de leurs armes, promettant le pardon à ceux qui se rendent sans conditions. L'ultimatum est aussi sec que l'on peut s'y attendre s'agissant d'un texte dont l'objectif est d'amener des révoltés à se rendre :

« En même temps. je donne des ordres pour que tout soit prêt pour écraser par la force des armes la mutinerie et les mutins. Les responsabilités pour les souffrances que pourrait endurer la population pacifique retomberont totalement sur la tête des mutins contre-révolutionnaires. C'est le dernier avertissement [38] »

Le même jour, le comité de défense de Petrograd lançait par avion sur la ville un tract appelé à plus de célébrité que l'ultimatum de Trotsky :

« Derrière les socialistes révolutionnaires et les mencheviks, les officiers blancs montrent leurs crocs. [...] Vous êtes cernés de toutes parts, votre situation est désespérée. [...] N'avez-vous pas entendu parler des hommes de Wrangel qui meurent comme des mouches, de faim et de maladie ? Le même sort vous attend, à moins que vous ne vous rendiez dans les 24 heures. Si vous le faites, vous serez pardonnés, mais si vous résistez, on vous tirera comme des perdreaux [39]. »

C'était le point de départ d'une légende tenace qui attribua à Trotsky non seulement l'ultimatum gouvernemental, mais l'odieuse formule sur les « perdreaux » et l'arrestation comme otages, à Petrograd, des familles des insurgés – une décision du comité de défense : la Pravda de Cronstadt plaçait Trotsky au premier rang des « vils calomniateurs et des tyrans corrompus ».

Le rôle de Trotsky à Cronstadt s'arrêta là, Se tenant « complètement et ostensiblement à l'écart de cette affaire », il avait regagné Moscou le même 5 mars ; le 8, la Pravda de Cronstadt imputait « le bain de sang » au « maréchal » Trotsky – chef des « communistes fanatiques, ivres de pouvoir », le « gendarme », « l'assassin Trotsky », le « buveur de sang » – et la propagande de la droite se chargea de compléter par ces qualificatifs son acte d'accusation permanent contre « le Juif Trotsky ».

Nous ne connaissons pas le texte du rapport général sur la situation, présenté par Trotsky à huis clos au Xe Congrès : c'est aussitôt après que 300 délégués – le quart environ – se portèrent volontaires pour participer à l'assaut : parmi eux, les délégués des deux oppositions, décistes et Opposition ouvrière. Le 16 mars, la Pravda publie des déclarations de lui à la presse étrangère dans lesquelles il dénonce les efforts de l'impérialisme mondial pour remettre en selle la contre-révolution russe à travers Cronstadt [40]. Le 23, toujours dans la Pravda, il commente avec ironie les réactions favorables de la Bourse de Bruxelles à la perspective de « la restauration en Russie de nombreuses entreprises industrielles appartenant à des Belges [41] ».

Le 3 avril enfin, au cours d'une prise d'armes en l'honneur des soldats de l'Armée rouge tombés devant Cronstadt, il prononce un bref discours dans lequel, après avoir évoqué la mutinerie, les réactions des Bourses occidentales et celle de Milioukov, il formule ce qui pourrait bien exprimer alors le fond de sa pensée et qu'il eût encore signé en 1938 :

« Nous avons attendu autant que nous avons pu que nos camarades marins abusés voient de leurs yeux où les entraînait la mutinerie. Mais nous nous sommes trouvés confrontés au danger de la fonte des glaces, et avons été obligés de frapper juste, d'un coup sec.
« Avec un héroïsme sans précédent, dans un fait d'armes inouï dans l'histoire de cette guerre, nos cadets [élèves-officiers] et nos unités de l'Armée rouge ont pris d'assaut une forteresse navale de premier ordre.
« Sans tirer un seul coup de feu, ils ont progressé sur la glace, ils ont péri. Ils ont vaincu, ces enfants de la Russie ouvrière et paysanne qui étaient loyaux à la révolution. Le peuple travailleur de Russie et du monde ne les oubliera pas [42]… »

Commentant l'ultimatum lancé par Trotsky aux mutins, Isaac Deutscher écrit :

« Qu'il revînt à Trotsky de s'adresser en ces termes aux marins, c'était une autre ironie de l'histoire. Car ç'avait été "son" Cronstadt, le Cronstadt qu'il avait appelé "l'honneur et la gloire de la Révolution". Combien de fois n'avait-il pas pris la parole à la base navale, pendant les journées fiévreuses de 1917 ! Combien de fois les marins ne l'avaient-ils pas hissé sur leurs épaules pour l'acclamer follement comme leur ami et leur chef ! Avec quel dévouement ils l'avaient suivi, au Palais de Tauride, dans sa cellule de la prison de Kresty, jusqu'aux murs de Kazan, sur la Volga, toujours lui demandant conseil, presque toujours suivant aveuglément ses ordres. Que d'inquiétudes ils avaient partagées, combien de dangers avaient-ils bravé ensemble [43] ! »

C'est incontestablement là un beau morceau de rhétorique, mais pas vraiment une analyse historique, puisque son auteur ajoute aussitôt que peu d'anciens avaient survécu et que « moins encore se trouvaient alors à Cronstadt ».

Ce que Deutscher appelle ici « ironie de l'histoire », c'était en réalité tout simplement le retournement d'une situation, après des années de guerre civile et de souffrances. Alors qu'en 1917 les marins étaient devenus le fer de lance de la révolution – une révolution dans laquelle les ouvriers entraînaient derrière eux toutes les autres couches sociales opprimées – ils reflétaient tragiquement, parmi les premiers, la lassitude profonde du peuple russe et son désir d'en finir avec le détresse matérielle et la sujétion, c'est-à-dire d'une certaine façon, sa profonde déception devant ce qui était, en définitive, le fruit de cette révolution qui avait tant donné à rêver. Mais on n'imagine pas Trotsky rêvant mélancoliquement devant ce retournement. On peut, en revanche, penser que ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il participa aux décisions qui allaient déchaîner la répression contre des marins « abusés » et coûter la vie à tant de mutins, mais aussi à tant de ses soldats d'élite rescapés de la guerre civile. Pour lui, l'important était de sauver la révolution. Il pensait qu'il le faisait, en la circonstance, et pensa jusqu'à sa mort qu'il avait fait son devoir.


Les dramatiques événements de Petrograd et de Cronstadt avaient masqué – et continuent d'une certaine façon de masquer – un autre événement capital, indice sérieux lui aussi de la crise de la révolution : l'invasion de la Géorgie par l'Armée rouge.

Les faits bruts sont connus : la Géorgie avait un gouvernement menchevique, soutenu, dans un premier temps, par l'Allemagne, dans un second par l'Entente. L'Union soviétique l'avait reconnu, ainsi que l'indépendance de la Géorgie, mais les relations demeuraient tendues entre les deux républiques. Le gouvernement géorgien traitait assez durement les communistes géorgiens, qui avaient subi une sévère répression. Le 11 février 1921, éclata à Borchalla une insurrection ouvrière, partie des rangs du prolétariat russe et vraisemblablement encouragée par de hauts responsables soviétiques. Et le 16, la 11e armée du général Guekker entra en Géorgie, balaya toute résistance et pénétra dans Tiflis. La Géorgie devenait une République soviétique.

Or toute une série de documents, et notamment ceux des archives Trotsky, indiquent que l'initiative de faire entrer la 11e armée en Géorgie a été prise en dehors de la direction du parti et de l'Etat et, pour ainsi dire, dans son dos. Tout indique que l'homme clé, dans cette opération, fut le vieux bolchevik géorgien Ordjonikidzé, lié à Staline, qui se trouvait alors dans le Caucase. Le 12 février 1921, une communication de Lénine à Skliansky dénonçait des faits « inouïs et incroyables », notamment l'impossibilité dans laquelle Staline et lui-même se trouvaient d'entrer en communication avec Ordjonikidzé [44]. Le 14, une autre communication faite dans les mêmes conditions, mais aussi en principe envoyée par Staline à Ordjonikidzé, indiquait que le comité central était enclin à « permettre » à la 11e armée de soutenir le soulèvement et de marcher sur Tiflis. Son accord définitif restait cependant subordonné à l'envoi de télégrammes indiquant l'accord des principaux responsables et leur opinion quant aux chances de succès d'une telle opération [45].

En fait, l'initiative échappait à Moscou, ou du moins aux organismes dirigeants, puisque l'offensive allait être déclenchée sans leur aval. Le 17 février 1921, en effet, le commandant en chef de l'Armée rouge, S.S. Kamenev, informa Skliansky que l'attaque de la 11e armée avait placé les dirigeants « devant le fait accompli » de l'invasion de la Géorgie [46]. Le 21 février d'ailleurs, Trotsky lui-même s'adressait à Skliansky pour lui demander une note « sur les opérations militaires en Géorgie, quand elles ont commencé, sur l'ordre de qui, etc. [47]  ».

Des années plus tard, Trotsky émettra une hypothèse qu'il est évidemment impossible, pour le moment, de vérifier. Selon lui, l'opération qui avait mis fin à l'indépendance de la Géorgie et avait constitué la première intervention militaire de la Russie soviétique au-delà de ses frontières reconnues avait été préparée et menée à bien à l'insu du bureau politique et du comité central, par Staline et Ordjonikidzé [48]. On relèvera seulement que les conditions pour le moins suspectes, les aspects incroyables de l'opération et de ses antécédents ne furent nullement connus à l'époque. Lénine, réticent, et Trotsky, hostile, s'inclinèrent en silence devant le fait accompli... Trotsky allait même, un peu plus tard, polémiquer publiquement pour défendre cette intervention et l'invasion de la Géorgie. Solidaire de son parti, y compris dans l'erreur, il acceptait ainsi d'en porter la responsabilité devant le mouvement ouvrier mondial [49].

En moins de quatre ans, de 1914 à 1917, le révolutionnaire en exil, porté à la tête de la première révolution victorieuse de l'Histoire, avait pu penser à escalader le ciel. Moins de quatre ans après Octobre, la répression contre Cronstadt et l'invasion de la Géorgie ne pouvaient pas ne pas avoir pour lui un goût d'amertume.

Mais Trotsky ne rechignait pas devant les lourds fardeaux. Pour lui, le combat continuait, de nouveau au côté de Lénine, ce qui devait tout de même alléger sa charge.

Références

[1] La littérature est abondante sur la crise de 1921 et en particulier l'insurrection de Cronstadt. On retiendra particulièrement l'étude de Paul Avrich. Kronstadt 1921, Princeton, 1970, traduction française La Tragédie de Cronstadt, Paris, 1970.

[2] T.P., II, pp. 480-485.

[3] Ibidem, II, p. 495.

[4] New York Times, 6 mars 1921.

[5] P. Avrich, op. cit., p. 42.

[6] Ibidem, pp 63-64.

[7] Ibidem, p. 44.

[8] Ibidem, p. 47.

[9] Ibidem, pp. 47-50.

[10] Ibidem, pp. 53-54.

[11] Ibidem, p. 52.

[12] Ibidem, p. 73.

[13] Ibidem.

[14] Ibidem, pp 73-74.

[15] Ibidem, p 73.

[16] Ibidem, p. 68.

[17] Ibidem, pp. 74-75.

[18] Ibidem, pp. 75-76.

[19] Ibidem, p. 77.

[20] Ibidem, pp. 78-80.

[21] Ibidem, pp. 83-85.

[22] Ibidem,p. 86.

[23] Ibidem, pp. 86-87.

[24] Ibidem, pp. 100-101.

[25] Ibidem, p. 95.

[26] Ibidem, p. 122.

[27] Ibidem, p. 125.

[28] Ibidem, p. 103.

[29] KaK, IV, p. 289.

[30] De nombreux auteurs renvoient au IIIe congrès de l'I.C. pour cette déclaration de Boukharine, mais sans référence paginée au compte rendu. La raison est simple : elle n'y figure pas. Prudemment, Stephen Cohen (Boukharine,p. 194) écrit qu'il « l'aurait dit à des délégués », en donnant comme référence Abramovitch qui, lui, s'est pourtant contenté de citer, sans référence !

[31] Avrich, op. cit., p. 134.

[32] Ibidem, p. 200.

[33] Ibidem.

[34] Ibidem, p. 203.

[35] «  Encore sur la répression de Cronstadt » (6 juillet 1938), Œuvres ,18, p. 135.

[36] Ibidem, p. 134.

[37] KaK, IV, pp. 283-284.

[38] Ibidem, p. 285.

[39] Avrich, op. cit., p. 142.

[40] Pravda, 16 mars 1921.

[41] Pravda, 23 mars 1921.

[42] KaK, IV, p 292.

[43] Deutscher, op. cit., III, pp. 673-674.

[44] T.P., II, p. 374.

[45] Ibidem, II, p. 376.

[46] Ibidem, II, pp. 378-380.

[47] Ibidem, II, p. 384.

[48] Staline, p. 494.

[49] Traduction française : Entre l'impérialisme et la Révolution.

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