1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Les 16 et 17 juillet se tient à Bruxelles, à l'appel du Bureau socialiste international, une « conférence d'unification » des social-démocrates russes qui n'aboutit à aucune décision concrète : les bolcheviks sont intransigeants, et Lénine délibérément absent. Trotsky, venu de Vienne, loge au petit hôtel Waterloo. Le spectacle de la procession pour la commémoration de l'indépendance belge, mélange « de bondieuserie et de charlatanisme », lui inspire des réflexions moroses sur la lenteur avec laquelle l'humanité s'arrache « aux ténèbres de la barbarie [2] ».
Quand il retrouve les siens à Vienne, la barbarie a progressé, et la capitale autrichienne est déjà au centre de la crise internationale. Le 28 juin, l'archiduc autrichien François-Ferdinand a été assassiné à Sarajevo. Le 23 juillet, le gouvernement autrichien adresse un ultimatum à la Serbie et, le 28, lui déclare la guerre. Jean Jaurès est assassiné le 31, et Trotsky note que sa mort « restera le fait le plus tragique de ce mois d'août, ce mois le plus horrible de l'histoire de l'humanité [3] ».
Le 2 août, c'est la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie. La plupart des Russes de Vienne sont déjà partis ou vont le faire, s'ils ne veulent pas être internés pour la durée de la guerre en tant que citoyens d'un pays ennemi. Coupé de la Russie et des journaux qui l'emploient, Trotsky s'adresse à Friedrich Adler [4], lui demande 300 couronnes pour quitter Vienne avec sa famille. Au matin du 3 août, il est au local du Parti social-démocrate pour consulter ses camarades sur la conduite à tenir. Victor Adler l'emmène chez le chef de la police politique qui confirme que, le lendemain, tous les ressortissants russes et serbes vont être internés et conseille à Trotsky de partir le jour même.
Trois heures plus tard, la famille Trotsky est dans le train qui se dirige vers Zürich. Trotsky a laissé à Vienne ses livres, ses archives, des travaux inachevés [5] [a].
C'est en Suisse qu'il apprend le vote des crédits militaires par les social-démocrates au Reichstag. Il en dira plus tard que ses impressions de Vienne l'avaient préparé au pire, sans pour autant nier le caractère tragique du choc ainsi reçu. Il note dans son Journal : « Il s'agit du naufrage de l'Internationale en cette époque de responsabilités [6].»
La Suisse devient en quelques jours l'un des refuges européens des militants d'Europe centrale et orientale qui fuient les camps d'internement : les socialistes suisses organisent solidarité et accueil matériel. De ses rencontres avec d'autres militants, il retiendra, dans Ma Vie, celles qu'il eut avec Radek qu'il connaissait très peu et qui venait d'arriver d'Allemagne. D'accord avec la critique féroce que fait ce dernier des dirigeants socialistes allemands, il constate à sa grande surprise que Radek ne croit pas à la révolution prolétarienne dans un avenir proche, fût-ce à l'occasion de cette guerre qui éclate [7].
Telle n'est pas son opinion à lui, et il le fait savoir d'une façon qui retentit bientôt au sein du parti suisse. Dès le mois d'août, il intervient, lors d'une réunion à l'Union ouvrière Eintracht, pour proposer l'élaboration d'un manifeste « contre la guerre et le social-patriotisme ». En septembre, il débat avec le professeur Ragaz des problèmes de tactique dans le même cadre, et Fritz Brupbacher relève :
« Avec l'arrivée de Trotsky à Zurich, la vie revint dans le mouvement ouvrier ou au moins dans une partie. Il apportait la conviction [...] que la révolution allait naître de la guerre [8]… »
D'intéressantes notations de son Journal montrent qu'il recherchait passionnément les indices d'oppositions à l'intérieur de la social-démocratie à la politique de trahison des chefs. Après avoir lu soigneusement la collection du Vorwärts du 29 juillet au 5 août 1914, il note le 15 qu'il est évident que les explications officielles du vote des crédits ne sont approuvées ni par le parti tout entier ni même par le Vorwärts. Devinant juste, il ajoute :
« Il n'y a aucun doute sur le fait que subsiste une minorité d'opposants au vote des crédits. Il y a encore moins de doute sur le fait que, du noyau du parti, des protestations s'élèveront, dès que l'occasion s'en présentera [9]. »
Il s'interroge également, toujours dans son Journal, sur une rumeur en circulation à Zürich : une manifestation à Berlin contre l'exécution de Liebknecht, la mort de Rosa Luxemburg dans la répression. Peu convaincu de la véracité du bruit, il ne doute pourtant pas un instant de la possibilité de voir Liebknecht et Luxemburg tomber « pour sauver la dignité et l'honneur de la social-démocratie allemande ». C'est quelques jours après qu'il apprend, du vétéran allemand Molkenbuhr, la vérité sur le vote dans la fraction parlementaire [10].
Envoyé par ses nouveaux amis zurichois à la conférence nationale du Parti socialiste suisse, il y constate que le fossé « se creuse irrémédiablement entre les nationalistes et les internationalistes », y compris dans le parti de ce pays neutre [11]. Il est, pour sa part, décidé à y contribuer, et, le 7 octobre, dans un exposé de plusieurs heures, présente le texte du « manifeste » dont Ragaz va l'aider à faire la brochure La Guerre et l'Internationale [12].
Partant de la situation dans les Balkans où, selon lui, le prolétariat doit présenter son propre programme contre l'appétit de conquête du tsarisme et le conservatisme apeuré des partisans austro-hongrois du statu quo, il entreprend la destruction, pour un lecteur allemand ou germanophone, des arguments invoqués pour justifier l'appui des socialistes allemands à la guerre. Il réfute, par des exemples empruntés à leur propre presse, ceux des social-démocrates allemands qui veulent « faire la guerre au tsarisme ». Il dénonce le mensonge des politiciens qui cachent que la victoire allemande sur la France serait avant tout celle « de l'Etat féodo-monarchiste sur l'Etat démocratique-républicain », la vérité étant que l'impérialisme allemand se bat contre la Grande-Bretagne pour une hégémonie mondiale. Il ironise amèrement sur le vote par les députés socialistes de crédits militaires pour une guerre « défensive », qui a servi d'entrée à réduire la Belgique en esclavage. Le crime majeur, à ses yeux, est la destruction de l'Internationale, « seule force capable de proposer un programme d'indépendance nationale et de démocratie en opposition à la baïonnette [13] ».
Il oppose l'opportunisme des appareils dirigeants du mouvement socialiste au caractère révolutionnaire de l'époque historique. Il souligne combien il est vain de partager et de repartager le monde : la seule question posée par la guerre est: « Guerre permanente ou Révolution permanente. » Il conclut :
« Nous sommes déjà nombreux, plus qu'il n'y paraît. Demain nous serons plus nombreux qu'aujourd'hui, Et après-demain, des millions se dresseront sous notre drapeau, des millions qui, même maintenant, soixante-sept ans après le Manifeste communiste, n'ont rien à perdre que leurs chaînes [14]. »
La préface de l'auteur caractérise la guerre comme la révolte des forces de production contre la forme politique de la nation et de l'Etat et montre qu'elle indique la voie au prolétariat pour sortir de l'impasse par la révolution. Prenant acte de l'effondrement de l'Internationale, de la richesse de ses acquis, elle assure que « l'époque noue enseignera au prolétariat à combiner les vieilles armes de la critique avec la nouvelle critique des armes ». Elle se termine par cette affirmation :
« Le livre tout entier, de la première à la dernière page, a été écrit avec à l'esprit constamment l'idée de la Nouvelle Internationale, cette Nouvelle Internationale qui doit sortir du cataclysme mondial actuel, l'Internationale du dernier conflit et de la victoire finale [15]. »
Le séjour de Trotsky en Suisse ne va pas se prolonger. La Kievskaya Mysl lui demande d'être son correspondant à Paris. La proposition est tentante à tous égards. Elle assure la subsistance matérielle, elle ouvre aussi des portes pour l'action : il existe à Paris un petit quotidien russe dont l'orientation internationaliste ouvre des possibilités d'expression et d'action. Paris, enfin, n'est pas la Suisse, et le Parti socialiste français est une arène autrement significative et prometteuse que le parti suisse, même si Trotsky est décidé à ne pas le joindre formellement.
Laissant temporairement Natalia Ivanovna et les deux garçons à Zürich, il décide donc d'accepter la proposition du journal de Kiev. Il passe la frontière française le 19 novembre 1914 et s'installe à Paris, à proximité de Montparnasse, à l'hôtel d'Odessa, dans la rue du même nom, ce quartier qu'il considère comme le sien depuis ses premiers jours et qui est celui de l'émigration russe. La Kievskaya Mysl ne lui demande pas d'accompagner les armées et de monter au front : les correspondants de guerre accrédités n'y sont pas autorisés. Son travail consiste donc à accommoder les communiqués officiels et, comme pendant les guerres des Balkans, à interroger, quand c'est possible, témoins et acteurs. Il commence par un voyage dans le Midi, à Marseille, qu'il prolonge en poussant jusqu'à Menton, continue dans le Nord, à Boulogne, puis Calais, rencontrant des soldats britanniques et belges, écoutant les récits dépouillés ou mensongers et les couplets héroïques autant qu'artificiels qu'inspire la propagande officielle [16].
Pourtant son métier de correspondant de presse ne l'accapare pas, d'autant que son employeur cède doucement aux pressions des autorités et de la censure et le dispense dans la pratique du devoir d'écrire des articles sérieux qui n'ont aucune chance de voir le jour. Il peut se consacrer en très grande partie à son travail pour la presse émigrée et, après quelques mois, au travail en direction des militants français.
Le journal Golos (La Voix) a été fondé au moment de la grande offensive allemande contre Paris, à la veille de la bataille de la Marne. Ce quotidien minuscule –quatre au plus, et souvent deux pages seulement, hachurées des blancs imposés par la censure – avait l'ambition de servir de point de ralliement aux quelques milliers d'émigrés russes en France et de les aider à conserver dans la tourmente leur état d'esprit internationaliste. Il allait y réussir au-delà de toute espérance, devenant l'un des organes européens de l'opposition internationaliste sous son second nom – il en aurait d'autres – de Naché Slovo (Notre Parole), après son interdiction en janvier 1915. On peut imaginer qu'un quotidien, même aussi petit, ne vivait pas sans problèmes. Trotsky raconte :
« Au moment de lancer les premiers numéros, la " caisse " des éditeurs contenait tout juste trente francs. Pas un homme de " bon sens " n'aurait pu croire que l'on parviendrait à publier un quotidien avec ce capital social. Et en effet, au moins une fois par semaine, le journal, bien que ses rédacteurs et collaborateurs travaillassent gratuitement, passait par une crise à laquelle, semblait-il, on ne trouverait pas d'issue. On en trouvait cependant. Dévoués à leur journal, les typos enduraient famine : les rédacteurs couraient la ville à la recherche de quelques dizaines de francs, et le numéro suivant sortait à son heure [17]. »
Ses deux fondateurs, V.A. Antonov-Ovseenko et D.Z. Manouilsky, étaient des militants déjà relativement anciens, mais peu connus. Le premier, jeune officier menchevique, avait participé avec ses hommes en 1905 à une mutinerie qui lui avait valu d'être condamné à mort. Gracié, il s'était évadé du bagne en 1907, avait fixé sa résidence en France en 1910. Trotsky témoigne à son sujet :
« Le journal reposa entièrement sur les épaules d'Antonov. Et ce n'est pas seulement une figure de rhétorique : non seulement il écrivait des articles, tenait la chronique quotidienne sur la guerre, traduisait les télégrammes et effectuait les corrections, mais encore il emportait " sur ses épaules " des ballots entiers des éditions imprimées. Ajoutez à cela qu'il organisait des concerts, des spectacles, des soirées au bénéfice du journal et acceptait toutes sortes de dons destinés à une loterie [18]. »
D.Z. Manouilsky joue un rôle nettement moins important : cet ancien étudiant en Sorbonne doit partir très tôt soigner une tuberculose en Suisse et devra, une fois de retour, se ménager [19].
Dès ses premiers numéros, Golos a trouvé un collaborateur de marque avec Martov. Le dirigeant historique des mencheviks ne s'est pas laissé emporter par la vague de social-patriotisme d'août 1914 et va tout de suite appeler à élever « un cri de protestation de la conscience socialiste contre la falsification de nos enseignements et contre la capitulation de nos représentants et dirigeants officiels [20] ». La remise en question qu'il effectue est si profonde qu'il écrit même à Akselrod, le 14 octobre 1914, qu'une entente serait possible avec Lénine, lequel, « selon toute apparence, se prépare à agir en militant contre l'opportunisme dans l'Internationale [21] ». Lénine, de son côté, reconnaît que Martov agit exactement comme doit le faire un social-démocrate. La perspective de réunification du parti qu'ouvre la collaboration de Martov à Naché Slovo est-elle un facteur de nature à réjouir Trotsky [22] ? On peut en effet le penser, mais, dans l'immédiat, pour lui, c'est moins d'unification que de rupture avec les social-patriotes qu'il s'agit.
En fait, son arrivée à Paris ouvre une période de collaboration avec Martov qui va être avant tout un long conflit ; Martov opère de subtiles distinctions entre « capitulation » et « trahison » et n'a aucun désir de briser l'unité de son propre parti. La perspective d'une nouvelle Internationale, pour laquelle Trotsky combat, lui paraît une utopie dangereuse, ne pouvant déboucher que sur l'organisation d'une secte. Et le refus de Martov de désavouer ses partenaires engagés dans la voie du social-patriotisme ne peut que conforter Trotsky dans intransigeance.
Le 14 février, démentant une déclaration de Larine au congrès du P.S. suédois, qui faisait de lui l'un des dirigeants du comité d'organisation, Trotsky publie dans Naché Slovo une déclaration dans laquelle il fait pour la première fois le récit de ses divergences passées avec les mencheviks. Il raconte son refus d'écrire dans leur journal dès 1913, son refus, en 1914, d'être le porte-parole du comité en question au Bureau socialiste international, son refus catégorique, récent, de les représenter à la conférence de Londres des socialistes des pays alliés [23]. C'est une rupture éclatante et publique avec « le bloc d'août » et la politique qui l'avait inspiré : elle constitue évidemment un pas important en direction du rapprochement entre Trotsky et les bolcheviks – qui mettra pourtant des années encore avant de revêtir une forme concrète.
Selon Isaac Deutscher, la rédaction de Naché Slovo, à partir de l'arrivée de Trotsky se divisa rapidement en trois groupes : à droite, Martov, cherchant à concilier et arrondir les angles avec les social-patriotes, à gauche ceux qu'il appelle « les enfants prodigues du léninisme », Manouilsky, Lozovsky et, dans une certaine mesure, Lounatcharsky, et Trotsky au centre, dans une position « intermédiaire » [24]. Cette analyse est contredite par un témoin contemporain que Deutscher ne semble pas avoir lu, le militant français Alfred Rosmer. Après avoir précisé que le comité de rédaction se réunissait quotidiennement et donnait lieu à des discussions longues et animées où s'exprimaient tous les points de vue reflétés dans le groupe, il distingue, lui, la droite avec Martov, auquel il ajoute Lozovsky, qu'il rencontre beaucoup à l'époque, la gauche avec Trotsky, et mentionne un centre animé par le Polonais Lapinski [25]. Le tableau de Rosmer nous paraît plus vraisemblable que celui de Deutscher, les positions respectives de Martov et de Trotsky constituant les deux pôles, et ces deux hommes les seules personnalités dans le journal capables de défendre leur orientation propre. On peut ajouter que le témoin Rosmer était un homme d'une scrupuleuse honnêteté et que le biographe de Martov, Israel Getzler, a retenu son analyse des clivages de tendances à l'intérieur de Naché Slovo [26].
L'équipe de Naché Slovo est loin d'être incolore. Deutscher n'indique pas ses sources pour faire de Manouilsky, Lozovsky, Lounatcharsky des sympathisants des bolcheviks, faisant pression sur Trotsky. En fait, les collaborateurs du journal russe de Paris ont chacun une physionomie politique nuancée qu'il est difficile de ramener à une politique commune – et l'on commence à savoir que Trotsky n'était guère sensible aux « pressions ». Lounatcharsky, ancien bolchevik qui s'est trouvé embarqué dans l'opposition philosophique de Bogdanov à Lénine – la « construction de Dieu [b] – est tout à fait séduit par Trotsky quand ils se rencontrent à Paris et pressent en lui « un grand homme d'Etat [27] ». Manouilsky – qui signe Bezrabotny – est un ancien « gauchiste », partisan du boycott de la douma, qui est revenu de ses erreurs de jeunesse, mais n'est pas pour autant bolchevique et ne le deviendra pas avant 1917, en même temps que Trotsky, Antonov-Ovseenko et autres. Lozovsky, parisien depuis des années, marié à une dentiste, dirigeant d'un petit syndicat de chapeliers juifs, critique plutôt Trotsky de la droite, puisque, selon le témoignage de Marcel Martinet, il s'en prenait avec vivacité à la conception de Trotsky de la possibilité en Russie d'une « révolution socialiste [28] ». D.B. Riazanov, lui, est connu depuis 1903 pour son indépendance jalouse à l'égard des fractions : c'est un ancien de la Pravda de Vienne.
Les collaborateurs de l'étranger sont du même type : anciens mencheviks qui se sont, avec le début de la guerre, rapprochés du bolchevisme, comme Aleksandra Kollontai et Radek, L'ancien menchevik G. V. Tchitchérine, ex-diplomate exilé en Grande-Bretagne, n'est pas encore aussi avancé. M.S. Ouritsky, vieux compagnon de Trotsky en Sibérie, ancien collaborateur pour la diffusion de la Pravda en Russie, est là, ainsi, bien sûr, que Khristian Rakovsky, qui semble avoir sérieusement aidé Naché Slovo financièrement [29].
Des vieux amis de Trotsky, un manque à l'appel et c'est un absent de marque. Non seulement Parvus a approuvé la politique des social-patriotes allemands, mais, depuis la guerre, il s'est lancé en Turquie dans le commerce d'armes avec les puissances centrales, ce qui lui a permis d'amasser une grosse fortune et d'avoir la réputation d'homme aux mains sales. Il vit toujours quand Trotsky lui consacre perfidement une nécrologie dans Naché Slovo, le 14 février 1915, une façon aussi nette que possible de rompre un lien politique : « Ci-gît Parvus que, pendant longtemps, nous avons tenu pour un ami et qu'il nous faut maintenant placer sur la liste des morts politiques [30]. »
Le problème des rapports entre Trotsky et Lénine dans cette période est loin d'avoir été totalement éclairci. Il est vrai que le second, dans ses articles comme sa correspondance, n'est pas tendre avec le premier et ne se prive pas, lui non plus, d'abuser des épithètes sommaires. Mais n'est-ce pas ainsi qu'il conçoit le débat politique et ne doit-on pas, selon lui, cogner deux fois plus fort sur celui qui se rapproche de vous afin de rendre inconfortable et intenable toute position médiane, « centriste »? Trotsky, lui, se plaint des attaques constantes de Lénine qui le dénonce sans relâche comme l'allié des social-patriotes et qui assure que, malgré son discours de « gauche », il n'a pas cessé d'être partisan de l'unité avec eux : pour sa part, il se dit très tôt artisan de « la fusion avec les léninistes [31] ».
Il existe en réalité de réels désaccords entre Lénine et Trotsky. Le premier considère comme opportuniste et générateur d'illusions le mot d'ordre de Trotsky sur les « Etats-Unis d'Europe ». Trotsky repousse la formule de Lénine sur le « défaitisme révolutionnaire » comme dangereuse et incompréhensible, obstacle réel à la mobilisation des masses dans la lutte contre la guerre, c'est-à-dire pour la paix. La troisième divergence, celle qui provoque en réalité le plus de remous, porte sur la limite de la rupture ou du clivage avec les éléments centristes. A cette époque, Trotsky, prêt à collaborer, non seulement avec Martov, mais même avec Tchkhéidzé, situe cette limite beaucoup plus à droite que Lénine – ce qui autorise sans doute ce dernier à le qualifier de « kautskyste » parce qu'il juge nécessaire de distinguer la position pacifiste et centriste de Kautsky et Tchkhéidzé de l'attitude nationaliste, social-patriotique, d'un Plékhanov ou d'un Ebert.
La réalité est que, pour le moment, comme le note Annie Kriegel, Trotsky se place de telle manière qu'il maintient le schéma menchevique de la lutte pour la paix comme étape de la révolution, mais qu'il pousse plus loin ce schéma pour arriver sur certains points aux positions pratiques de Lénine, pour une IIIe Internationale, par exemple [32] » ... Ce qui signifie une perspective raisonnable de rapprochement graduel entre les deux hommes en réalité séparés seulement par la scission de 1903, depuis longtemps dépassée.
C'est, semble-t-il, par Martov que Trotsky est entré en contact avec le groupe internationaliste de Paris, le noyau de La Vie ouvrière, qui se réunit tous les jeudis soir dans l'arrière-boutique de son local du quai de Jemmapes. Trotsky écrit que Martov et lui partirent un jour à la recherche de Pierre Monatte, l'animateur du groupe [33]. Ce dernier, soutenu par Alfred Rosmer, proteste : il était, assure-t-il, en contact avec Martov depuis quelques semaines, quand Trotsky est arrivé en France. Il avait connu son existence par une lettre que Martov avait adressée à La Guerre sociale. Martov s'était révélé un homme précieux et très bien informé. Monatte précise qu'à l'arrivée de Trotsky, Martov le conduisit non au local de La Vie ouvrière, mais à son domicile de la rue des Mignottes, aux Buttes-Chaumont [34]. Le récit des deux Français, plus détaillé, étayé par des précisions plus vérifiables, emporte l'adhésion. Nous retiendrons aussi que Monatte, avouant qu'il était alors lui-même écrasé par les événements, écrit que Trotsky, en revanche, les dominait et ajoute : « Il nous apportait la chaleur d'une grande espérance révolutionnaire [35]. »
La rencontre de Trotsky avec les militants de La Vie ouvrière est importante: tous compteront dans sa vie personnelle et militante, d'une façon ou d'une autre. Pierre Monatte – trente-trois ans, correcteur d'imprimerie – est un ancien libertaire passé au syndicalisme révolutionnaire, qu'il a défendu contre Malatesta au congrès d'Amsterdam en 1907. Membre du comité confédéral national de la C.G.T., il va en démissionner pour protester contre la politique social-patriotique de la direction confédérale. Trotsky l'a vu, « maigrichon énergique », abordant tout de suite les questions fondamentales, solide dans le refus, mais manquant toujours de perspectives politiques.
Plus important encore sera pour Trotsky sa relation avec un autre homme de ce noyau, Alfred Griot, dit Rosmer – trente-sept ans, correcteur lui aussi –, qui a suivi le même itinéraire que Monatte. Moins praticien du syndicalisme, il est plus ouvert sur le monde et les questions politiques. C'est un homme de culture, de droiture et de rigueur morale. Ce sera bientôt l'ami de Paris, ne laissant la première place qu'à Rakovsky. Lui aussi a conservé toute sa vie le souvenir de sa première rencontre avec Trotsky, quai de Jemmapes. Répondant à des interrogations des membres du groupe sur l'agression autrichienne en Serbie, qui trouble bien des consciences internationalistes, Trotsky intervient sur la question balkanique, armé de son expérience de journaliste, « sur un ton amical » : il fait « un exposé lumineux, ni suffisance ni pédantisme », c'est « un camarade exceptionnellement bien informé [36] » :
« Nous eûmes tous l'impression que notre groupe venait de faire une recrue remarquable ; notre horizon s'élargissait ; nos réunions allaient prendre une nouvelle vie ; nous en éprouvions un grand contentement [37]. »
De son côté, l'écrivain et poète Marcel Martinet – un grand malade de vingt-sept ans, diabétique – écrit qu'en présence de Trotsky, lui et ses camarades ont tout de suite décelé « une grandeur intellectuelle et humaine exceptionnelle ». Il en donne une description étonnante :
« C'était un homme d'assez haute taille, svelte, très droit et un peu raide, dont les traits accusaient une grande intelligence et une énergie magnétique. En même temps, un air de grande jeunesse qui venait pour une part de ce rayonnement d'intelligence et d'énergie. Le front, élevé et fier, était encore élargi par la chevelure drue et bouclée rejetée en arrière. Tout le visage, grave, attentif et calme au repos, prenait dans la discussion une animation extraordinaire. Les yeux étincelaient derrière les lorgnons, avec un éclat que je n'ai vu qu'à eux. Et la bouche aux lèvres fines, ardentes, railleuses, méphistophéliques par instants entre la moustache et la barbiche, achevait l'impression de passion entraînante et de force à laquelle personne ne pouvait rester insensible [38]. »
C'est dans le même cercle qu'il fait la connaissance d'autres militants du mouvement ouvrier français, les instituteurs Louis Bouët et Fernand Loriot, le journaliste Amédée Dunois, mais aussi d'homme moins proches de ses idées, pacifistes plutôt que révolutionnaires : Alphonse Merrheim, le secrétaire des Métaux C.G.T. qu'il voit comme un homme « circonspect, réservé, insinuant [39] », le secrétaire de la Fédération du Tonneau, Bourderon, l'écrivain et journaliste Henri Guilbeaux. Ces hommes se rencontrent, s'affrontent parfois au cours des réunions du jeudi soir. Tels qu'ils sont, avec leurs divisions, leurs limites, leurs défaillances, mais aussi leur courage et leur abnégation, ils constituent un segment de la nouvelle Internationale qui naît dans ces mois de sang et de deuil et dont le premier vagissement va être la conférence socialiste internationale de Zimmerwald.
Aussitôt que les possibilités matérielles en eurent été dégagées, Trotsky fit venir sa famille. Ils devaient habiter successivement à l'entrée de la rue de l'Amiral-Mouchez, près du parc Montsouris, puis dans une villa prêtée à Sèvres, enfin rue Oudry, dans le quartier des Gobelins. Les enfants fréquentaient une école russe, boulevard Blanqui [40].
Trotsky mena, en France comme ailleurs, une vie de travail, commençant sa journée par une lecture très complète de la presse parisienne, puis participant à la réunion de la rédaction qui traitait des problèmes du journal, de ses finances comme de sa ligne. Il s'arrangeait toujours pour passer quelques heures à la maison avec les enfants. Il lui fallait en outre assurer son gagne-pain en rédigeant pour la Kievskaja Mysl des chroniques militaires, ce qui exigeait de sa part des études sérieuses de théorie militaire qu'il effectuait, en bibliothèque, dans des livres et revues spécialisés. Il continua ses voyages – au Havre, par exemple – et ses visites aux hôpitaux pour interroger les blessés, se tint à l'écoute des permissionnaires et des réfugiés. On a sous sa plume d'excellentes chroniques : l'interview d'un volontaire serbe, des souvenirs sur Jaurès et Vaillant, plusieurs analyses sur la technique de la guerre moderne, la psychologie de la guerre de tranchées. Il ne publiera qu'en 1923 ses « Extraits d'un vieux carnet » sur Paris en 1916 [41].
La première année du séjour parisien de Trotsky pendant la guerre l'a placé dans une situation plutôt favorable au sein de l'émigration russe. Il s'est peu à peu imposé au détriment de Martov, est devenu l'âme de Naché Slovo. Dans le même temps, il est devenu l'un des animateurs du groupe internationaliste français, l'incontestable dirigeant de sa gauche. Il doit évidemment de telles positions à sa réputation – une notoriété qui déborde les frontières du petit monde des militants –, mais plus encore à ses dons personnels, notamment à sa force de conviction. Du coup, il occupe en tout cas une place de choix pour le regroupement international des adversaires de la guerre, qui ne saurait tarder à venir à l'ordre du jour.
L'initiative du regroupement est venue des partis socialistes des pays neutres. Le rôle de Rakovsky dans les coulisses et auprès du Parti suisse a été considérable. Ce sont des émissaires de ce dernier ainsi que du P.S.I. qui ont pris contact à Paris avec les opposants à la guerre.
A la fin de janvier 1915, l'un des dirigeants du P.S. suisse, Robert Grimm, mandaté par son parti, vient sonder à Paris les possibilités de reprise des relations internationales. Son entrevue avec Pierre Renaudel, dirigeant socialiste, s'étant bornée à un constat d'impossibilité, il prit alors contact avec Naché Slovo, rencontrant quai de Jemmapes les animateurs du groupe « russo-polonais », comme on disait alors, et du groupe français de La Vie ouvrière. Le deuxième représentant étranger à visiter Paris, quelques mois plus tard, fut le député socialiste italien Morgari, qui devait aller dans la même période en Grande-Bretagne et en Allemagne, afin de susciter une conférence socialiste internationale. Il se heurta très vivement à Vandervelde qui lui assura qu'il ne convoquerait pas l'exécutif international tant qu'un seul soldat allemand serait logé chez des ouvriers belges ! Trotsky évoque dans Ma Vie une rencontre avec lui sur les grands boulevards à la terrasse d'un café : quelques députés socialistes présents s'éclipsèrent dès qu'il fut question de faux passeports pour se rendre en Suisse [42], Morgari visita ensuite la boutique du quai de Jemmapes, rencontra les gens de Naché Slovo et de La Vie ouvrière. C'est à la suite de son voyage et de ces rencontres que le P.S. italien décida de convoquer une conférence internationale : une commission, réunie à Berne le 11 juillet, mit au point la préparation de ce qui allait être la conférence de Zimmerwald, organisée par Grimm.
Pierre Monatte étant mobilisé, le groupe de la V.O. choisit comme délégués Merrheim, Bourderon et Rosmer. Egalement mobilisé, ce dernier ne put finalement partir, et les deux premiers refusèrent obstinément, avant leur départ, de se laisser lier les mains par un mandat quelconque. Naché Slovo, pour sa part, désigna Martov, Manouilsky et Trotsky. Dans les débats autour de la validation des mandats, sur place en Suisse, les deux premiers acceptèrent de laisser à Trotsky leur mandat avec droit de vote, validé, malgré les protestations de Lénine qui contestait la représentativité du groupe.
La conférence se tint du 5 au 9 septembre 1915, dans le village de Zimmerwald, à 10 kilomètres de Berne : quatre voitures suffirent pour y conduire la totalité des délégués, un peu serrés cependant. Le samedi soir, invité à la réunion de la gauche par Lénine, Trotsky avait demandé la permission d'y amener les Français. Mais le rapport de Radek avait jeté un froid : « Condamnation formelle des socialistes nationalistes, dénonciation de l'Union sacrée, appel au prolétariat pour le retour à la tactique socialiste, lutte de classes et actes révolutionnaires [43]. » Inquiet de semblables perspectives, Merrheim tint à préciser aussitôt qu'il voulait seulement la lutte pour la paix et l'organisation de la propagande en ce sens. Le dimanche matin, Trotsky assista à la réunion des délégués français et allemands en tant qu'interprète ; l'après-midi, avant le départ, éclata un vif incident entre lui et le journaliste français Grumbach, un Alsacien qui signait « Homo » dans L'Humanité et incarnait à ses veux le social-chauvinisme [44].
A la conférence proprement dite, après la présentation des rapports par pays, Lénine intervint le premier pour proposer une résolution et un manifeste. Il fut très vite évident que la majorité des délégués présents – une vingtaine – ne le soutiendraient pas (il n'avait que huit fidèles), et qu'ils voulaient mettre la paix au centre de la lutte internationale. Trotsky intervint le dernier et vit, pour une fois, ses efforts de conciliation couronnés de succès : il expliqua que le projet de résolution des bolcheviks n'était pas suffisamment axé sur l'action immédiate en faveur de la paix et que son programme d'action s'appliquait à un avenir trop lointain. Il estimait, en revanche, que les préoccupations des adversaires de Lénine étaient trop exclusivement pacifistes et insuffisamment socialistes. Il proposait donc un compromis, plaçant la paix au centre, mais traitant en socialiste les causes de la guerre. L'accord général se fit sur un contenu de ce type et la désignation d'une sous-commission, formée de Grimm et de lui, laquelle adopta son projet, repris par la conférence à l'unanimité et sans amendement [45].
Le Manifeste de Zimmerwald définissait la guerre comme un produit de l'impérialisme et caractérisait ses résultats comme « faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique ». Rappelant les positions de l'Internationale, il assurait que les dirigeants des partis et le Bureau socialiste international avaient failli à leur tâche. Il expliquait que les minoritaires s'étaient réunis à Zimmerwald « pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d'elle-même et l'entraîner dans la lutte pour la paix, une paix sans occupation ni annexions, sans assujettissement économique, respectant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Il se terminait par un appel à lutter « sur le terrain de la lutte de classes irréductible » et à agir « pour le but sacré du socialisme », à commencer par « le rétablissement de la paix entre les peuples et la fameuse formule : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! [46] »
Zimmerwald était un tournant décisif. La conférence donna un nouvel élan au mouvement en train de se développer. Sans doute constituait-elle déjà, sans que beaucoup en aient pris conscience, même parmi ses partisans, la première pierre de la construction de la Nouvelle Internationale que son Manifeste, contre les convictions de son rédacteur, ne mentionnait pas. En dépit de la censure, Trotsky parvint à la commenter dans Naché Slovo : assurant que la conférence de Zimmerwald avait sauvé l'honneur de l'Europe, il ironisait sur ses adversaires qui essayaient en même temps de nier son importance et de la passer sous silence au moyen de la censure [47].
Bien entendu, la tenue de la conférence accélère également ruptures et rapprochements. La polémique de Lénine, qui a voté le texte rédigé par Trotsky, baisse d'un ton. Les désaccords subsistent dans toute leur ampleur sur le « défaitisme révolutionnaire » et le mot d'ordre d'« Etat-Unis d'Europe », mais Lénine commence à penser qu'il lui est possible d'enfoncer un coin entre les internationalistes qui entourent Trotsky et les mencheviks plus ou moins « défensistes » avec lesquels il n'a pas rompu.
Martov va rester en Suisse au lendemain de Zimmerwald, quittant ainsi la rédaction de Naché Slovo : ses divergences ne cessant de s'aggraver avec le journal parisien, il va bientôt abandonner sa collaboration à un organe dont il estime qu'il est désormais ouvertement orienté vers Lénine et les bolcheviks. En France, au sein du Comité d'action internationale, puis du Comité pour la reprise des relations internationales, les internationalistes se sont regroupés au lendemain de Zimmerwald et sur son élan, et l'on voit apparaître de nouveaux clivages entre une gauche, située sur les positions de Trotsky, et Merrheim, ouvertement hostile à ce dernier. Dans le même temps, les idées exprimées dans le C.R.R.I. par son aile gauche commencent à faire leur chemin dans les rangs du Parti socialiste derrière Jean Longuet. Trotsky s'efforce de leur frayer la voie par une dénonciation très vigoureuse du caractère ambigu de l'opposition « longuettiste », à la fois pacifiste et opportuniste, qu'il considère désormais comme le principal obstacle au développement d'un courant révolutionnaire.
Les infiltrations et les rapports de policiers sur le C.R.R.I. nous permettent de suivre la montée dans son sein de l'antagonisme entre Trotsky et Merrheim. Les rapports font état notamment d'incidents en avril 1916 et de l'accusation de « scissionisme », lancée par Merrheim contre Trotsky. L'affaire s'aggrave encore en juillet, Merrheim ayant exprimé des réserves sur l'entrée d'« un Russe » dans la commission exécutive et reproché à ce propos à Trotsky de « manquer de tact », c'est-à-dire finalement d'intervenir en militant au sein du mouvement ouvrier français, une accusation en contradiction absolue avec la tradition ouvrière d'accueil et d'égalité de droits absolue des réfugiés politiques.
Trotsky durcit le ton. Il s'agit de tremper en France une minorité qu'il faut, dans un premier temps, protéger de la pression contagieuse des centristes longuettistes, critiques certes, mais encore cramponnés aux basques des social-patriotes et partisans de l'unité à tout prix. Il écrit dans un projet de résolution :
« La lutte de classe révolutionnaire, l'action énergique contre la guerre, sans aucune considération de défense nationale d'ordre stratégique militaire ou d'ordre politique civil, sont les conclusions primordiales qui se dégagent du véritable esprit socialiste internationaliste. Il faut dire cela brutalement à la classe ouvrière [48]. »
Bourderon, proche de Merrheim, n'est sans doute pas loin du compte quand il assure : « Trotsky voudrait nous faire abandonner le parti et nous entraîner dans une IIIe Internationale [49]. »
La police se préoccupe beaucoup de la conférence de Zimmerwald et de ses conséquences en France. Comme le montrent des rapports français dont des copies ont été conservées dans les archives de l'Okhrana, on est très irrité, en haut lieu, de la façon dont Trotsky, bernant la censure, a réussi à publier dans Naché Slovo un compte rendu de la conférence. Un responsable de la police française écrit à ce sujet :
« Nous croyons devoir attirer l'attention de qui de droit sur ce fait indéniable que Naché Slavo est le seul et unique journal en France qui ait pu, au mépris de la censure, (n'autorisant aucune publicité pour ladite conférence), propager les renseignements les plus circonstanciés sur la conférence [50]. »
La preuve du succès de Naché Slovo et de l'entreprise de Trotsky en France, en même temps que la condamnation à terme du journal et de son rédacteur, se trouve dans l'affirmation de ce même rapport selon laquelle le contenu des articles « pénètre [...] dans les milieux ouvriers français et dans leur organisation politique » et qu'ainsi « ils paralysent tous les efforts du gouvernement [...] tendant à enrayer la propagande des idées de la conférence des sans-patrie [51] ».
Dès juillet 1916 le professeur de sociologie Emile Durkheim, président de la commission chargée des réfugiés russes en France, fait connaître qu'il est question d'interdire Naché Slovo et d'expulser Trotsky [52]. La découverte d'un exemplaire du journal à Marseille sur un des militaires russes accusés d'avoir tué leur colonel fournit à la Sûreté générale l'occasion qu'elle guettait depuis pas mal de temps. Elle propose formellement l'expulsion de Trotsky le 3 septembre, et le ministre de l'Intérieur, Malvy, prend le décret le 14 septembre. Une démarche de députés socialistes conduits par Jean Longuet vaut à Trotsky un délai pour lui permettre de trouver un pays d'accueil. Mais Europe se ferme déjà devant lui, bien que la planète ne soit pas encore « sans visa ». L'Angleterre refuse de le recevoir et même de lui donner un visa de transit pour les Pays-Bas. L'Italie et la Suisse font connaître un refus sur lequel les socialistes de ces pays tentent de faire revenir les autorités. Il ne reste pour l'instant que l'Espagne, où Trotsky refuse de se rendre de son plein gré [53].
Il est donc expulsé sans destination, une situation ambiguë qui se prolonge quelques semaines au cours desquelles la police ne le quitte pas des yeux, même la nuit, et où Jean Longuet multiplie les démarches. Finalement le préfet de police l'informe que le décret d'expulsion va être exécuté. Deux inspecteurs viennent le cueillir à son domicile de la rue Oudry. Et ils prennent ensemble le train à destination d'Irun.
Deux années de guerre avaient déjà profondément détérioré les usages démocratiques en Europe. Entré en Espagne de façon tout à fait légale, Trotsky allait y être accompagné, sans le savoir, d'un rapport confidentiel de la police française destiné à lui valoir à court terme un nouveau séjour en prison et une nouvelle expulsion.
Une nouvelle errance commençait pour lui.
Notes
[a] La bibliothèque viennoise de Trotsky lui sera restituée par le gouvernement austro-hongrois au cours des pourparlers de Brest-Litovsk.
[b] C'est en 1908, à l'intérieur des groupes « de gauche », « ultimatiste », et « otzoviste » (cf. chapitre précédent : CH VIII, la note de bas de page sur ces deux groupes) que se constitua, avec Bogdanov, Gorky et Lounatcharsky un groupe d'intellectuels : là, Lounatcharsky et ses camarades portés sur la littérature commencèrent à exprimer une sorte de mystique prolétariennede la « collectivité » comme religion de l'avenir, qu'ils appelèrent « construction de Dieu ». C'est ce groupe qui inspira en 1909 la fameuse école de Capri que Lénine critiqua durement et s'efforça de détruire à travers le noyautage des élèves par ses partisans.
Références
[1] Ma Vie (M.V.) et Guerre et Révolution (G.R.) sont essentiels pour ce chapitre. Il faut y ajouter Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 2 vol., Paris 1936 & 1959, et Annie Kriegel, Aux Origines du Communisme français, 2 vol., Paris, 1964.
[2] G.R., I, pp. 56-57.
[3] Ibidem, p. 50.
[4] Cité dans AdZ. p. 35.
[5] M.V., II, pp. 89-90 et G.R., I, pp. 36-37.
[6] G.R., I, p. 44.
[7] M.V., II, pp. 94-95.
[8] F. Brupbacher, 60 Jahre Ketzer, Zurich, 1935, pp. 188-189.
[9] G.R., I, p. 53.
[10] Ibidem.
[11] M.V., II, p. 92.
[12] G.R., I, p. 57.
[13] M.V., pp. 93-94.
[14] G.R., I, p. 107.
[15] Ibidem, p. 63.
[16] A. Rosmer, « Trotsky à Paris pendant la Première Guerre mondiale », Cahiers Léon Trotsky n° 12, 1982, p. 20.
[17] M.V., II, pp. 99-100.
[18] G.R., I, p. 18.
[19] G.R., I, p. 17.
[20] Golos, 8 janvier 1915.
[21] M.V., II. p. 104.
[22] Deutscher, op. cit., II, p. 292.
[23] Naché Slovo, 13 février 1915.
[24] Deutscher, op. cit., p. 302.
[25] Rosmer, Le Mouvement ouvrier, op. cit., p. 246.
[26] Getzler, op. cit, pp. 181-182.
[27] A.V. Lounatcharsky, « Polititcheskii siluety », traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 12. 1982, pp. 45-49.
[28] Martinet, « Quelques souvenirs », Ibidem, p. 13.
[29] Ab. P. van Goudoever, « Cristian Racovski and Nashé Slovo, 1914-1916 », Romanian History, pp. 109-140 ; la citation, pp. 118-119.
[30] Naché Slovo,14 février 1915.
[31] Naché Slovo, 19 janvier 1916.
[32] Annie Kriegel, Aux Origines du Communisme français, Paris. 1964, t. l, p. 94.
[33] M.V., II, p. 104.
[34] P. Monatte, Trois scissions syndicales, p. 240.
[35] Ibidem.
[36] Rosmer, C.L.T., op. cit., p. 18.
[37] Ibidem.
[38] Martinet, op. cit., p. 9.
[39] M.V., II, p. 105.
[40] Rosmer & Martinet, op. cit. passim.
[41] Traduction française dans l'édition de 1964 de Littérature et Révolution, pp.246-257.
[42] M.V., II, p. 107.
[43] Lettre de Rosmer à Monatte, 25 septembre 1915, les archives Monatte, Syndicalisme révolutionnaire et Communisme, p. 203.
[44] Ibidem.
[45] Ibidem, p. 204.
[46] Rosmer, Mouvement ouvrier, op. cit., t. I, pp. 379-382.
[47] G.B., II, pp. 23-52.
[48] A. Kriegel, op. cit., t. I, p. 138.
[49] Ibidem.
[50] Archives de l'Okhrana, Hoover Institution.
[51] Ibidem.
[52] M.V., II, p. 110.
[53] M.V., II, p. 117.