"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?" Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980. |
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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)
Le commencement de la fin
L'Opposition de gauche ne pouvait physiquement survivre à la défaite de la classe ouvrière mondiale, triomphe momentané, certes, mais d'une durée considérable à l'échelle d'une vie d'homme, de la contre‑révolution en Europe.
Dans un premier temps, c’est la rigueur du régime de détention infligé par le G.P.U. à des hommes et des femmes aux organismes affaiblis qui porte les coups les plus rudes aux rangs de l'Opposition, à travers des conditions matérielles réellement épouvantables et un isolement toujours plus hermétique.
La liste des morts s'allonge. Le premier a été Koté Tsintsadzé. C'est bientôt le tour d'une autre vieille bolchevique géorgienne, Elena Tsulukidzé. Puis c'est celui de deux héros de la guerre civile, Aleksandr Rosanov et Boris Zelnitchenko. Les informations qui filtrent ne sont souvent que d'alarmants bulletins de santé. Boris M. Eltsine se survit à peine, Lado Dumbadzé a les deux bras définitivement paralysés, Iossif Eltsine se meurt de tuberculose, comme Filip Schwalbe qui crache ses poumons et la compagne de Pevzner que son oncle fait ‑ trop tard ‑ transférer en Crimée. Même les jeunes sont touchés : E. B. Solntsev, après des années d'isolateur et plusieurs grèves de la faim, souffre du scorbut. Moussia Magid est alitée en permanence, tuberculeuse depuis Verkhnéouralsk, comme Vasso Donadzé et N. I. Mekler.
Dans cette entreprise de destruction aussi systématique qu'hypocrite, deux hommes sont particulièrement visés, Sosnovsky et Rakovsky. Le premier, après l'exécution des camarades du G.P.U. qui l'ont épaulé un moment dans la poursuite de son combat, est littéralement enterré vivant. Ce grand malade ‑ diabétique ‑ s'est vu refuser la possibilité de suivre le régime alimentaire qui pourrait le sauver temporairement. Staline, qui redoute sa plume féroce et sa verve populaire, n'a pas lésiné sur les moyens : tout ce que l'on sait de Sosnovsky depuis 1930, c'est que ce grand malade va mourir.
Rakovsky, après Astrakhan et Saratov, s'est retrouvé à Barnaoul dans des conditions qui sont matériellement abominables du fait de sa maladie de cœur, puisque les froids de l'hiver y atteignent -50° pendant semaines entières. Il réussit néanmoins à y travailler, fait parvenir à Trotsky et à Sedov des lettres pleines d'entrain, de combativité et de sagesse, et fait passer à l'étranger un gros travail sur « Les problèmes économiques de l'U.R.S.S. » axé sur l'échec du Plan quinquennal et la nécessité d'une « retraite économique ». Pourtant le silence bientôt se fait sur lui aussi, seulement interrompu par les rumeurs périodiques qui annoncent, comme pour Sosnovsky, sa mort en exil, que certains attendent, mais que beaucoup redoutent, même dans les allées du pouvoir. On croit savoir, par les liens que Trotsky entretient de Prinkipo avec le beau‑fils de Rakovsky, médecin à Paris, que le vieux lutteur, convaincu qu'il ne saurait indéfiniment résister à la machine à broyer les hommes les plus indestructibles, se décide finalement à jouer le tout pour le tout dans une tentative d'évasion qui le conduira jusqu'en Mongolie extérieure. Repris, grièvement blessé, il aurait été transporté à Moscou et soigné, soumis en même temps à d'épouvantables pressions auxquelles il aurait tenu tête, reconduit en exil, à Yakoutsk cette fois, dans le pays de la nuit polaire.
C'est finalement en 1934 que les deux hommes, si sauvagement persécutés pendant des années, sombrent définitivement [1]. Ils capitulent à quelques jours d'intervalle et sont ramenés à Moscou.
Cette capitulation ‑ mort politique qui n'était en réalité qu'une étape dans un calvaire qu'ils acceptaient désormais, le reniement de ce qu'avait été leur vie ‑s'explique‑t‑elle seulement par l'atroce persécution à laquelle ont été soumis ces deux hommes âgés, par l'épuisement moral et physique de malades dont la vie n'a pas été de tout repos ? Le débat est ouvert. Mais, incontestablement, le ton et les accents de la première déclaration de Rakovsky le suggèrent, un facteur important de leur décision a été leur appréciation ‑ sur la base des informations reçues ‑ de la situation internationale : les deux hommes ont en effet conscience depuis des années du danger mortel que constitueraient pour l'Union soviétique une victoire de Hitler en Allemagne et ses inévitables conséquences mondiales [2].
L'ouvrier oppositionnel arménien Arven A. Davtian, ancien officier de l'Armée rouge, racontera un peu plus tard qu'à la même époque il sollicitait sa réintégration dans le parti, en s'engageant à taire définitivement ses idées, et qu'il s'était résolu à ce geste au nom de la nécessité de l'union sacrée contre les fascistes [3]. Victor Serge, de son côté, a raconté comment l'ouvrier ukrainien Iakov Byk, un des anciens du comité de grève de Verkhnéouralsk, apprenant la déclaration de Rakovsky et la jugeant digne, crut à la possibilité d'un compromis, le droit reconnu à l'oppositionnel de servir sans se renier. Il le dit aux autorités locales qui le firent transporter par avion à Moscou. Là, quand il comprit ce qu'on lui proposait, il demanda simplement à retourner d'où il venait[4].
Les réactions à la capitulation des deux vétérans ne sont pas, semble‑t‑il, allé au-delà de celle de Byk, et c'est une erreur d'appréciation identique, aussitôt corrigée, qu'ont, selon Victor Serge, commis au même moment les deux Eltsine, père et fils[5]. Les trois premières vagues de capitulations, en 1928‑1929, avaient définitivement trempé les hommes de la deuxième génération bolchevik‑léniniste, qui ne savaient que trop bien ‑ et pour cause ‑ la force du mécanisme qui avait broyé leurs aînés. Au surplus, comme J'avait noté Ciliga à Verkhnéouralsk, « Rakovsky ne jouait aucun rôle autonome dans l'Opposition qui ne reconnaissait pour chef que Trotsky. Rakovsky n'était écouté qu'en tant que mandataire de Trotsky » [6].En sombrant, Rakovsky et Sosnovsky ne scellèrent que leur sort personnel.
Notes
[1] La déclaration de Rakovsky fut publiée dans les Izvestija du 20 février 1934, celle de Sosnovsky le 27 février.
[2] La phrase‑clé du télégramme de Rakovsky était : « Devant la montée de la réaction internationale, dirigée en dernière analyse contre la révolution d'Octobre, mes anciens désaccords avec le parti ont perdu leur signification. »
[3] Déposition de Tarov devant la sous‑commission de Paris, La Commune, 27 août 1937.
[4] Serge, Mémoires, …, p. 336.
[5] Lettre de Serge à Trotsky, 27 mai 1936, Bibliothèque du Collège de Harvard, 5013.
[6] A. Ciliga, op. cit. p. 193.