"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?" Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980. |
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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)
Premier bilan
Ce bref essai historique nous a paru nécessaire pour présenter les documents d'un immense intérêt qui composent ce numéro et le suivant. Nous y avons vu un complément nécessaire à notre recherche documentaire pour la présentation des Œuvres de Trotsky. Notre objectif serait déjà en grande partie atteint s'il suscitait dans un proche avenir des travaux systématiques sur l'Opposition de gauche en U.R.S.S. à travers notamment les papiers d'exil de Trotsky.
Mais il nous semble que nous avons appris en cours de route. Bien sûr, le cinéaste qui entreprendrait aujourd'hui de conter cette histoire ne pourrait la conclure que par la séquence décrite par Maria M. Joffé de la mort de Faina V. lablonskaia, « belle et (qui) gardait la tête haute malgré ses mains liées derrière le dos » [1], au-dessus du manteau rouge de sang de l'ancienne Komsomol Raia V. Lukinova gisant sans vie dans la neige [2], Mais notre conception de l'histoire va plus loin que la reconstitution d'une des plus effroyables tragédies de ce siècle riche pourtant en génocides.
Il était de bon ton, depuis quelques années, particulièrement chez les historiens américains, de présenter Trotsky comme « complètement coupé » de la réalité soviétique pendant les année trente, au point d'avoir totalement ignoré la crise de l'appareil et la préhistoire du meurtre de Kirov. Les découvertes des chercheurs de l'I.L.T. sur le « bloc des oppositions » de 1932 ont fait justice de ces interprétations.
Il reste que, jusqu'à présent, les historiens de l'Union soviétique et du mouvement communiste ‑ y compris Isaac Deutscher [3] ‑ se sont beaucoup plus intéressés à Trotsky qu'aux trotskystes et, d'une certaine manière, ont participé du même état d'esprit.
Récemment enfin, une école de pensée ‑ qui n'a rien à voir au moins avec une quelconque forme de pensée historique ‑ s'est efforcée avec un inégal bonheur de démontrer que le « trotskysme » n'était en réalité qu'une simple variante du « bolchevisme », peu différente en dernière analyse du « stalinisme » qui en est également issu, et, de ce fait, condamnée à disparaître à partir du moment où ses dirigeants se trouvaient « écartés » de ce « pouvoir » qui était en somme leur unique raison d'être...
L'une et l'autre interprétations, nourries certes par des orientations politiques et des préoccupations fort éloignées en principe, rejoignent pourtant un thème infiniment plus ancien et plus constant, nourri par les adversaires de droite du « trotskysme », social‑démocratie et stalinisme,lesquels expliquent la disparition « finale » des trotskystes de l'U.R.S.S. par leur « sectarisme », en d'autres termes par une attitude consistant à nier la réalité ‑ et fait d'eux des sortes de copeaux de l'Histoire.
Les documents sur lesquels repose la présente étude nous semblent avoir également fait justice de ces dernières interprétations. Ils montrent en effet que le courant incarné en U.R.S.S. par l'Opposition de gauche a constitué au moins une donnée importante et permanente de la vie politique de ce pays jusqu'en 1940, pour ne pas dire un facteur souvent déterminant. Faut‑il rappeler à ce propos l'hommage rendu à ses adversaires trotskystes des années trente par le chef de l'« Orchestre rouge », Léopold Trepper, stalinien désenchanté - un hommage valable, à n'en pas douter, pour plusieurs générations ?
« Les trotskystes ont le droit d'accuser ceux qui jadis hurlèrent avec les loups. Qu'ils n'oublient pas toutefois qu'ils possèdent sur nous l'avantage immense d'avoir un système politique cohérent susceptible de remplacer le stalinisme et auxquels ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la Révolution trahie. Eux n' "avouaient" pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti, ni le socialisme [4]. »
Aujourd'hui encore, aucune explication cohérente respectant la réalité concrète n'a été donnée en U.R.S.S. des crimes staliniens des années trente ni de l'histoire du stalinisme lui‑même. Aujourd'hui encore, l'interprétation « trotskyste » de cette période de l'histoire soviétique y est interdite aux ercheurs et à une génération de jeunes historiens qui n'ont pas connu Staline. Peut‑on réellement croire que ce serait le cas si les trotskystes des années trente et les explications qu'ils donnèrent étaient à ce point coupées des réalités de la société soviétique d'alors... et d'aujourd'hui ?
Nous ne reviendrons pas ici sur la permanence du courant trotskyste à la base, dans les usines et même les kolkhozes, y compris après la destruction de son organisation en tant que telle, une permanence qu'attestaient les découvertes de Merle Fainsod dans les archives de Smolensk [5], et que confirment aujourd'hui les trouvailles faites dans les papiers d'exil de Harvard. Nous voudrions seulement souligner en guise de conclusion que les belles âmes qui cherchent aujourd'hui à faire croire que le « trotskysme » était une « variante du léninisme » très proche du stalinisme sont bien en peine d'expliquer des faits que nous croyons désormais incontestablement établis. Nous pensons en effet pouvoir affirmer 1) que les trotskystes ont été entre 1928 et 1940 les seuls adversaires conséquents du stalinisme ayant eu un écho populaire, 2) ceux de ses adversaires qui ont réellement effrayé ‑ et jusqu'après leur extermination ‑ Staline et les siens, 3) ceux contre lesquels il a été nécessaire d'employer les moyens les plus radicaux, la « solution finale », pour espérer en venir à bout.
Si les trotskystes avaient été des sectaires sans espoir, des doctrinaires réellement coupés de la vie politique et de la masse de la population soviétique, il serait en effet impossible de comprendre par exemple pourquoi Staline a mené toute la répression de masse de la fin des années trente ‑ les procès de Moscou, la grande purge ‑ sous le signe de la lutte contre tous ceux qui étaient compromis dans le bloc de 1932 entre les diverses oppositions du parti et les trotskystes. Khrouchtchev, qui, en bon complice, garda soigneusement le secret, n'a‑t‑il pas donné involontairement la clé de la réponse à cette question en révélant l'existence du fameux télégramme de septembre 1936 dans lequel Staline accusait le G.P.U. d'avoir quatre ans de retard ? Il serait également absolument impossible de comprendre pourquoi c'est pour les bolcheviks‑léninistes que Staline inventa le système des « camps de concentration » chargés de suppléer les prisons bondées. Et pourquoi, quand prisons et camps ont été surpeuplés par des centaines de milliers de nouveaux détenus, ce sont les trotskystes que le régime a décidé de séparer des autres, créant pour eux ces camps et prisons spéciales qui les isolaient ‑ eux et eux seuls ‑ d'une masse de détenus à qui ils étaient de toute évidence les seuls susceptibles d'apporter explications et raisons de combattre ?
Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit‑on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence ‑ qui était en elle‑même déjà une forme de résistance de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, les témoignages ont fait apparaître la survie de mencheviks, de socialistes révolutionnaires, de zinoviévistes, de droitiers, quelques dizaines sans doute de chaque catégorie, alors que les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? [6] Est‑ce vraiment par hasard ?
Les historiens, même non staliniens, voire antistaliniens, ont, dans l'ensemble, donné des années trente une explication au fond parallèle à celle que nous critiquons ici et en dernière analyse toute proche de celle qui était de toute évidence nécessaire au régime stalinien. Nier l'existence d'un bloc des oppositions, nier, comme l'ont fait certains, l'existence même de groupes communistes d'opposition, ne pas voir une réalité dans laquelle les trotskystes étaient sollicités par toutes les autres oppositions communistes d'entrer dans un « bloc » avec elles, n'était‑ce pas une façon particulière de contribuer à l'isolement des trotskystes, la minimisation de leur rôle ? A son retour d'Union soviétique, en 1936, Victor Serge critique vivement l'analyse de la presse soviétique faite par Trotsky dans laquelle ce dernier croyait pouvoir évaluer à une dizaine de milliers le nombre de mes partisans ‑ inorganisés ‑ frappés par la répression qui commençait sur une grande échelle. L'opinion mondiale, entre 1936 et 1938, fut frappée du nombre élevé de vieux‑bolcheviks qui « avouaient » sous les coups de fouet du procureur Vychinsky, se reniaient eux‑mêmes et couvraient Trotsky des rituelles injures. Une analyse plus serrée fait pourtant apparaître que même un I.N. Smirnov, brisé par des mois d'interrogatoire, trouva le moyen d'échapper à l'étreinte du procureur et de faire des réponses qui étaient en réalité un désaveu des thèses de l'accusation et une défense de Trotsky lui‑même [7].
Mais que n'a‑t‑on songé à dénombrer, à côté de ceux qui « avouaient », ceux qui n'« avouaient » pas ? Le silence final des Lominadzé, des Sten et des Rioutine, des Préobrajensky, Smilga, Mdivani et même d'un Sosnovsky n'est‑il pas aussi éloquent que celui des « bolcheviks‑léninistes » authentiques ? Combien de ces « capitulards » sont morts sans donner à Staline l' « aveu » qu'il tenta par tous les moyens de leur extorquer rendant du même coup à Trotsky le suprême hommage de refuser l'ultime capitulation ? Les trotskystes, que d'aucuns veulent à tout prix présenter comme « isolés », ne sont‑ils pas, pour l'histoire, liés à ces dizaines de milliers de bolcheviks qui, comme eux, ont préféré la mort aux aveux, déshonorants pour eux‑mêmes et pour la cause qu'ils servaient ?
La cause nous semble désormais entendue. Les documents qui ont jusqu'à présent dormi dans la partie fermée des archives Trotsky auront eu au moins le mérite, dès leur apparition au grand jour, de balayer toutes les interprétations de l'histoire soviétique qui en font un compartiment réservé de l'histoire universelle, régi par ses lois propres, échappant aux lois générales de l'histoire des sociétés, la lutte des classes en particulier. Ils ont également le mérite de replacer l'histoire soviétique dans son contexte international, l'histoire mondiale du XX° siècle, et de donner pour l’U.R.S.S. à la victoire hitlérienne du début de 1933 la même signification qu'on lui reconnaissait jusqu'alors par rapport à l’histoire mondiale. Les documents qui suivent et qu'il a fallu, non sans mal, sélectionner parmi tant d'autres aussi riches, sont des témoignages d'une rare qualité humaine, mais aussi une réflexion à la fois unique et précieuse sur les problèmes d'une société en transition vers le socialisme qui en justifierait une publication plus exhaustive.
Qu'on nous permette, pour terminer, de mentionner les réflexions que nous inspirent les remarques de Maria M. Joffé à propos de son compagnon de bagne Andréi Konstantinov, dit Kostia. Elle écrit :
« Les gens deviennent des héros dans des moments de tension particulière, mais Kostia était toujours ainsi, il faisait ce qu'il faisait, très simplement, très naturellement [ ... ] Ses mots et ses actes étaient partie intégrante de lui‑même et n'auraient pu être différents – il était simplement lui‑même [ ... ]. La vie de Kostia ne faisait qu'un avec son objectif. Il ne l'abandonnerait jamais [8]. »
Il nous a semblé en effet au terme de ce travail que la plus sanglante utopie que l'on puisse mettre au compte de Staline est d'avoir cru qu'on pouvait rayer tous les Kostia de la surface de la terre. Alors que c'est l'humanité elle‑même, dans le cours de son combat pour maîtriser son propre destin, qui produit les Kostia de tous pays.
Notes
[1] Ibidem, p. 44.
[2] Ibidem, p. 34.
[3] Isaac Deutscher (1907‑1967), membre du P.C. en Pologne, en 1926, en avait été exclu en 1932 et avait rejoint l'Opposition de gauche dont il avait été ensuite l'un des plus brillants journalistes. Emigré en Grande‑Bretagne en 1939, d'abord biographe de Staline, il fut, après la mort de Staline, l'auteur d'une biographie de Trotsky en trois volumes.
[4] Léopold Trepper, Le Grand jeu, p. 64.
[5] Les archives de Smolensk, du parti comme du G.P.U., étaient tombées en 1941 aux mains de la Wehrmacht dans son offensive‑éclair. Elles devaient tomber en 1945 aux mains de l'armée américaine. Un condensé des documents qu'elles contiennent a été publié dans l'ouvrage de Merle Fainsod, Smolensk under Soviet Rule.
[6] Parmi les irréductibles qui ont survécu à Staline, en dehors de Maria Joffé elle‑même, on peut mentionner le « professeur rouge » N. Palatnikov et l'ancien rédacteur de Trud, D. Verjblovsky, tous deux correspondants de Trotsky en exil, que l'Allemand Claudius a rencontrés à Vorkouta après 1953. Parmi les capitulards qui ont finalement sauvé leur existence, on peut en mentionner deux : Boris S. Livshitz (1896‑1949), ancien professeur rouge, qui avait capitulé après I.N. Smirnov et repris avec lui une activité clandestine ce qui lui avait valu une nouvelle arrestation en décembre 1932. Nous ignorons la date à laquelle il fut libéré : il devint correspondant de guerre pendant la seconde guerre mondiale. Sur Sergei I. Kavtaradzé, cf. n. 34. Il avait été arrêté en janvier 1930 et fut pendant quelque temps détenu à Verkhnéouralsk. Il fut libéré sans « déclaration » préalable en 1932, réhabilité en 1940 et devint par la suite vice‑commissaire du peuple aux affaires étrangères. Lev Z. Kopelev (né en 1912) raconte dans son récit autobiographique, No jail for thought, qu'il avait appartenu pendant quelques semaines en 1929 à l'Opposition de gauche clandestine à Kharkov et fait, pour cette raison, quelques jours de prison au printemps de cette année‑là : cet épisode devait le poursuivre des années plus tard, notamment lors de son « affaire » à la fin de la guerre. Dans l’ouvrage ci‑dessus mentionné, Kopelev indique au passage qu'en 1929 la liaison entre le « centre » trotskyste de Moscou et les « bolcheviks‑léninistes » de Kharkov était assurée, sous le pseudonyme de « Volodia », par Kazakiévitch, alors étudiant à l'Institut de construction de machines de Kharkov. Emmanuil G. Kazakiévitch (1913‑1962), connu comme écrivain juif avant de s'imposer comme écrivain russe, obtint deux fois le prix Staline de littérature. Il est entré au parti en 1944. Le Carnet Bleu, l'un de ses derniers livres, écrit après la mort de Staline, comportait des allusions favorables à l'Opposition. Kopelev écrit que l'épisode de l'activité oppositionnelle de Kazakiévitch ne fut probablement jamais connue que de ses proches amis ; il ne semble pas en effet avoir jamais été arrêté. Un autre survivant, I. K. Dachkovsky, s'est manifesté en 1967 par une lettre à la Pravda sur Trotsky, reproduite dans le samizdat Polititcbesky Dnevnik 1964‑1970, pp. 258‑260.
[7] Dans une lettre à Trotsky, la secrétaire de la commission Dewey, Suzanne La Follette, relève que, dans sa dernière déclaration lors de son procès, I.N. Smirnov a détruit l’édifice même de l’accusation en proclamant que Trotsky était un ennemi puisqu’il considérait l’Etat soviétique comme un Etat fasciste – ce qui laissait évidemment entendre que Trotsky n’était pas lui-même un allié du fascisme, comme le prétendait l’accusation. 5s. La Follette à Trotsky, 3 septembre 1937, Bibliothèque du collège de Harvard, 2611).
[8] M. M. Joffé, op. cit., p. 90 et 94.