1925

« Cette brochure est écrite sur un ton violent, car Kautsky ne mérite pas de ménagements. Néanmoins, elle met en lumière tous les arguments fondamentaux, et même la plupart des arguments secondaires de Kautsky. Elle est destinée en premier lieu aux prolétaires étrangers qui ne sont pas encore décidés à rompre avec des chefs comme Kautsky. Mais, comme elle touche et éclaire théoriquement les questions essentielles de notre vie courante, elle peut être utile également aux masses ouvrières de notre Union. Elle leur montrera toute la déchéance du théoricien de la IIe Internationale.. »

N.I. Boukharine

La bourgeoisie internationale et son apôtre Kautsky

L’importance internationale de l’Union soviétique

Ce chapitre tel que publié par la CI, 5 août 1925, n°76, pp. 631-632

Karl Kautsky écrivait autrefois, il y a de cela une bonne vingtaine d’années :

Le foyer de la révolution se déplace d’Occident en Orient. Dans la première moitié du XXe siècle, il fut en France et parfois en Angleterre. L’Allemagne entra en 1848 parmi les nations révolutionnaires, tandis que l'Angleterre sortait de leur rang. A partir de 1870, la bourgeoisie de tous les pays commence à perdre les derniers vestiges de ses aspirations révolutionnaires. A partir de ce moment, les termes révolutionnaire et socialiste deviennent des équivalents.
Le siècle nouveau commence par des événements qui nous induisent à penser que nous allons vers un déplacement du foyer de la révolution, qui va s’établir en Russie...
En 1818, les Slaves furent la gelée tardive qui tua les fleurs du printemps populaire. Peut-être leur est-il maintenant dévolu de déchaîner l’ouragan qui brisera les glaces de la réaction, apportant irrésistiblement avec lui un nouveau printemps, un heureux printemps des peuples. (Les Slaves et la révolution, article publié dansl’Iskra en 1902).

Marx qui (au contraire de nos piteux socialistes accoutumés à parler, avec le mépris propre aux larbins civilisés, des « mullahs de Khiva » et des « communistes Turcomans ») attachait la plus grande importance au mouvement révolutionnaire des colonies, écrivait jadis sur les événements de Chine :

Lorsque, dans un prochain avenir, nos réactionnaires d’Europe se sauveront à travers l’Asie et qu'ils arriveront enfin à la grande muraille de Chine, aux portes de la réaction et du conservatisme éternels, ils risquent d'y nouvel ces écriteaux :
République chinoise.
Liberté, égalité, fraternité.

Et, le 14 juin 1853, dans la New York Tribune :

On peut hardiment prédire que la révolution chinoise jettera une étincelle dans la mine bourrée d'explosifs du système moderne, provoquant l’explosion dès longtemps préparée d’une crise générale qui sera suivie, lorsqu'elle s’étendra à l’étranger, de révolutions politiques sur le continent. Ce sera un spectacle curieux que celui de la Chine provoquant des troubles en Occident, tandis que les puissances enverront des vaisseaux de guerre anglais, français et américains, rétablir l’ordre à Changhaï, à Nankin et à l'embouchure du Grand Canal.

Certes, bien des choses ont changé. Trois quarts de siècle se sont écoulés, d’ailleurs. Bien des choses ont changé aussi depuis que Kautsky écrivait son article prophétique sur le rôle du prolétariat russe, Kautsky lui-même a changé, failli et trahi. Mais l'important, c’est que les tendances essentielles du développement social prédites par Marx et Kautsky première manière se sont entièrement vérifiées. Une guerre effroyablement destructive ; une série de révolutions gravitant autour de la Russie ; le développement rapide des colonies ; le coup de tonnerre de la révolution chinoise (400 millions d’hommes en branle). Où en est la « réaction perpétuelle » ?

Essayons de discerner le fait dominant de la situation actuelle. Quel est-il ? Il se définit en trois mots : Union soviétiste, Chine. Qui fait l’objet des craintes de la bourgeoisie internationale ? Contre qui s'arme-t-elle, s’efforçant même d’oublier ses discordes nationales ? Contre l’U.R.S.S., le plus grand (acteur politique anticapitaliste existant. La bourgeoisie comprend que la victoire des travailleurs en Chine, la répétition là-bas, de « l’expérience russe », marquerait la fin de son régime. L’un de ses politiques les plus perspicaces, M. Lloyd George, le dit tout net. Ce bourgeois intelligent a beaucoup plus de coup d'œil marxiste que n’en ont les agents socialistes de la bourgeoisie (car le rôle subalterne des agents restreint forcément l’horizon). La bourgeoisie craint-elle Kautsky, la IIe Internationale, les réformistes ?Allons donc ! Jamais et nulle part.

La bourgeoisie a-t-elle peur d’Amsterdam ?

Nullement.

Mais elle a peur que l’influence de l'Internationale communiste ne pénètre parmi les travailleurs organisés dans l’Internationale d’Amsterdam.

Elle ne redoute que les communistes. Elle ne pend que les communistes. Kautsky peut être tranquille. Il ne finira pas sur la potence. Il crèvera tout seul de crevaison naturelle.

La bourgeoisie redoute l’Union des républiques prolétariennes qu’elle combat comme elle peut.

N’est-ce pas l’évidence ?

C’est l’évidence. Mais les apologistes du capitalisme existent précisément pour falsifier la vérité. Il y a dans leurs mensonges une logique : celle du service du capital.

Le capital a besoin qu’on lui fasse du blanc avec du rouge. Serviable et servile, Karl Kautsky s’en charge.

Des années durant, le gouvernement des Soviets s’est principalement occupé d’asservir, de corrompre, de berner le prolétariat tant en Russie que hors de Russie... Il constitue maintenant l’obstacle le plus grand à la montée du prolétariat dans le monde entier, un obstacle pire que les abominables régimes Horty en Hongrie et Mussolini en Italie. (Karl Kautsky, L'Internationale et la Russie des Soviets, p. 11).

Kautsky affirme que la Russie vit aujourd’hui, comme avant la révolution de 1905, sous la domination d’une autocratie. Et il se demande, au nom de son Internationale Ouvrière Socialiste, s’il ne convient pas d’adopter vis-à-vis du gouvernement des Soviets, considéré comme « l’absolutisme russe reconstitué, l’attitude que la IIe Internationale adopta dès le début envers le tsarisme ».

A cette question Kautsky répond par l’affirmative ! Car, voyez-vous, le plus grand changement qui s’est accompli en Russie, c’est que l’absolutisme gouverne non de Petersburg mais « de Moscou, plus loin de l’Europe, plus près de la Tartarie », ce qui est évidemment condamnable, les Tartares n’étant guère des hommes du point de vue des exploiteurs civilisés et de leurs larbins.

Nous laisserons pour le moment de côté les témoignages innombrables de personnes en désaccord avec Karl Kautsky. Nous tenterons l’analyse de ses assertions, quelle que soit leur criante absurdité.

Ainsi l'Union soviétique est un gendarme international. Ennemie des ouvriers, elle les trompe et les extermine. Admettons-le.

Mais Kautsky lui-même ne nie pas que l’époque actuelle soit pour le capitalisme « pleine de menaces ». D’où viennent ces menaces ? Du monde ouvrier. Mais alors si l’Union soviétique est un facteur de réaction comme le fut autrefois le tsarisme, n’est-il pas vrai qu’elle constitue l’appui le plus solide du capitalisme ? Et, s’il en est ainsi, n’est-il pas vrai que le capitalisme lui doit aide et ménagement, concours financier, soutien matériel et soutien moral ? Kautsky comprenait, il y a une vingtaine d’années, que la République française sauvât l’autocratie russe en lui prêtant son argent. Car l’autocratie russe était un rempart contre la révolution.

Et maintenant ?

Maintenant si, dans sa haine de l’Union soviétique, la bourgeoisie internationale lui accorde la paix, c’est qu’elle ne peut pas faire autrement.

Comment expliquer que la bourgeoisie internationale soit si malveillante à l’égard de ceux qui la soutiennent ? Et comment expliquer ses prévenances envers les Kautsky et leur parti financé par les Barmat ?

Comment se fait-il que le nom de Lénine et l’étoile rouge à cinq branches soient connus de tous les opprimés de tous les continents, tandis que les méchantes inventions des Kautsky sont éditées, citées, bénies des idéologues bourgeois de tous les pays ?

Kautsky ne nous répondra pas. Car la réponse à ces questions lui est un soufflet.

Mais considérons de plus près l’influence de l’Union soviétique. Voyons quel « obstacle elle constitue à la montée de la classe ouvrière ».

Commençons par l’Angleterre, pays classique du capitalisme,, pays qui tient dans ses mains de fer la moitié de l’univers.

Il y a longtemps, longtemps, Kautsky, n’étant pas encore le renégat Kautsky, disait du prolétariat anglais :

Le prolétariat ne se distingue nulle part par une grande force numérique ; nulle part son organisation économique n’a atteint un si haut degré de développement ; nulle pan il ne jouit d’une telle liberté politique qu’en Angleterre ; et pourtant, nulle part il ne souffre d’une telle impotence politique...
Facteur politique, les ouvriers anglais se situent maintenant à un niveau plus bas que les ouvriers du pays économiquement le plus arriéré et politiquement le moins libre, de l’Europe, la Russie. Une vivante conscience révolutionnaire donne aux ouvriers russes leur grande force pratique ; le reniement de la révolution, le désir de ne pas aller au-delà des intérêts de l’instant, ce qu’on appelle la politique réaliste, voilà ce qui fait des ouvriers anglais un facteur politique nul. (Karl Kautsky, La Révolution sociale.

Il écrivait encore :

Les prolétaires ne sont montés aussi haut que là où ils sont restés en antagonisme irréductible avec la bourgeoisie... Les ouvriers anglais sont maintenant des petit-bourgeois qui ne se distinguent des autres petit-bourgeois que par une culture moindre et dont l’idéal est de singer leurs maîtres, leur respectabilité hypocrite, leur culte de la richesse, leurs divertissements vulgaires.

Kautsky s’attaquait alors, avec passion, aux socialistes fabiens, aux opportunistes, aux politiciens « réalistes ».

Hélas ! les fabiens sont devenus les fournisseurs d’idées de Kautsky et de la social-démocratie allemande. Et les singes de l’espèce de Mac Donald qui, durant leur passage au pouvoir, n’ont appris qu’à s’incliner devant le roi et à porter la traîne de son manteau, sont devenus les leaders de l’internationale de Kautsky.

Mais il y a eu un gouvernement ouvrier en Grande-Bretagne ?

Oui.

Les ouvriers anglais marchaient sur leur bourgeoisie en exigeant la reconnaissance de l’Union des Soviets. Ils portèrent ainsi au pouvoir le bienheureux Mac Donald.

Qu’on essaye de nous démontrer que le rapprochement syndical anglo-russe est une liaison avec la bourgeoisie et non une libération des trade-unions de l’influence bourgeoise. Car se libérer de l'influence bourgeoise, c’est, comme l’exposait si bien Kautsky dans sa jeunesse, pour les ouvriers anglais se soustraire à l’influence des Webb, des Mac Donald - ces prédicateurs de dimanche - des Snowden et autres farceurs qui ne rêvèrent jamais d’un « antagonisme irréductible avec la bourgeoisie ». Mais ces hommes sont les compagnons de lutte et les coreligionnaires politiques du Kautsky d’aujourd’hui ! Ils sont les maîtres de l’heure dans la IIe Internationale ! Ils sont ses leaders reconnus !

L’influence russe, l’influence de la dictature du prolétariat, l’influence des bolchéviks libèrent de l’influence bourgeoise. Tout le monde en convient. Et c’est pourquoi M. Hicks interdit aux communistes étrangers l’accès de l’Angleterre, alors qu’il serait enchanté de recevoir la visite d’un Kautsky.

Mais peut-être est-ce en Chine, aux antipodes, que l’Union soviétique et les bolchéviks russes font obstacle à l’essor du mouvement ouvrier ?

Quel faussaire le soutiendra ?

En France, le Parti communiste est le seul à combattre une odieuse guerre impérialiste. Le Parti socialiste des amis de Kautsky suit, quoique en rechignant, le gouvernement français.

Nous ne nous arrêterons pas sur l’Allemagne. Nous rappellerons seulement que, lorsque les Français entraient dans la Ruhr et faisaient occuper, au nom de la civilisation, des villes allemandes par leur armée noire, le seul pays qui protestât hautement contre cette violence, c’était l’U.R.S.S. et le seul parti qui élevât la voix contre ce brigandage international, c’était le Parti communiste.

Il faut vraiment être un triste sire pour écrire ensuite à propos de Moscou et de la IIIe Internationale :

« Des phraseurs ignorants et des gredins sans caractère peuvent seuls s’y installer » (Karl Kautsky, L'Internationale et la Russie des Soviets, p. 11).

Eh ! Mais regardez-vous dans la glace, intègre citoyen Kautsky !

Où faut-il chercher les racines de cette propagande venimeuse ? Jusqu’où faut-il fouiller pour savoir comment un homme qui passa pour marxiste a pu tomber aussi bas ?

Peut-être les lignes suivantes de sa nouvelle brochure nous fournissent-elles l’explication. Ce qui s’est passé en Russie, c’est « un simple pillage des possédants, que tout voleur et brigand comprend du premier coup ».

Voici comment est analysée la théorie de la révolution mondiale des bolchéviks :

Les bolchéviks voyaient leur salut dans le pillage des pays les plus riches de l’Europe occidentale. C’est pourquoi il leur fallait la révolution mondiale, la guerre avouée ou non avec les gouvernements étrangers...

Ces citations n’ont pas besoin de commentaires. Ces lignes sont d’un petit propriétaire exaspéré qui craint pour sa robe de chambre et pour son livret de caisse d’épargne.

Le monarchiste russe V.V. Choulguine a exprimé la même philosophie de la révolution russe (celle de Février!) avec un talent littéraire beaucoup plus remarquable. Lisez plutôt :

Je ne trouvai rien au buffet, bondé de monde comme toutes les pièces. Tout avait été dévoré. On avait bu jusqu’à la dernière tasse de thé. Le restaurateur, désolé, m’apprit qu’on avait volé toutes ses cuillères en argent...
C’était le commencement. Le peuple révolutionnaire fêtait ainsi l’aurore de sa libération. Je compris pourquoi la foule avait un visage unique, inexprimablement hideux : toutes ces gens avaient été des voleurs, toutes ces gens seraient des pillards... La révolution consistait en cette transformation de voleurs : ils devenaient une classe de pillards.

Le réactionnaire Choulguine réagissait devant la révolution en bon disciple de Kautsky :

Je me sentis, dit-il, pris d’une fureur triste, impuissante et d’autant plus violente.
- Des mitrailleuses !
Des mitrailleuses, voilà ce que j’eusse voulu. Je sentais que la tourbe de la rue n’entendrait que le langage des mitrailleuses, je sentais que le plomb seul pourrait faite rentrer dans sa tanière le fauve échappé...
Hélas ! Ce fauve c’était Sa Majesté le Peuple Russe !

Nous verrons bientôt Kautsky en appeler aux mitrailleuses. Nous n’avons voulu aujourd’hui que marquer l’étonnante similitude de pensée et de sentiments qui rapproche le réactionnaire russe du théoricien social-démocrate.

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