1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Les classes et la lutte de classes
Les différentes gradations d'intérêts donnent naissance à différents aspects de la lutte. Nous savons maintenant que tout intérêt d'une partie d'une classe déterminée n'est pas de ce seul fait, un intérêt de classe. L'intérêt des ouvriers d'une usine isolée, s'il contredit les intérêts des autres parties de la classe ouvrière, n'est pas un intérêt de classe, mais un intérêt de groupe ; mais même si nous avons devant nous un intérêt d'un groupe d'ouvriers, n'allant pas contre les intérêts d'autres groupes, mais cependant n'unissant pas encore ces groupes, il n'y a pas encore ici, en fait, ni dans la conscience des masses, d'intérêt de classe et par conséquent, rigoureusement parlant, il n'y a pas encore non plus de lutte de classes : tout au plus y a-t-il des germes d'intérêt de classe et des germes de lutte de classes. L'intérêt de classe apparaît lorsqu'il oppose une classe à une autre classe. La lutte de classe apparaît lorsqu'elle oppose une classe à une autre classe dans l'action. En d'autres termes : la lutte de classe proprement dite ne se développe qu'à un degré déterminé de l'évolution de la société de classes ; à d'autres phases de cette évolution, elle peut apparaître aussi comme germe (lorsqu'on assiste à une lutte entre parcelles isolées de classes, à une lutte ne s'élevant pas à la hauteur de principes de classes, n'embrassant et n'unissant pas une classe comme telle), ou comme forme cachée, « latente » (lorsqu'il n'y a pas lutte ouverte, mais « opposition sourde », sourd mécontentement, avec lequel bon gré mal gré, la classe dominante doit compter). « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, seigneur et paysan, maître et apprenti, bref, oppresseur et opprimé, se sont trouvés en hostilité éternelle l'un avec l'autre, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt latente, tantôt ouverte, toujours terminée par une refonte révolutionnaire de la société, ou par la ruine simultanée des classes en lutte. » (Manifeste Communiste, souligné par nous, N. B.). Donnons quelques exemples pour illustrer ce qui vient d'être dit.
Supposons qu'au temps de l'esclavage, chez un possesseur quelconque de latifonds, se produise une révolte avec pillage des biens, mutilations, etc. Ce n'est pas encore là de la lutte de classes au sens propre du mot : c'est un sursaut isolé d'une très petite partie de la classe des esclaves ; la classe tout entière reste tranquille, une poignée mène une lutte très cruelle ; mais cette poignée est isolée, elle ne réunit que quelques hommes; la classe comme telle n'entre pas en jeu; il n'y a pas ici opposition de classe à classe. Il en est autrement lorsque les esclaves, soulevés sous la direction d'un Spartacus, mènent une véritable guerre civile pour la libération des esclaves.: ici sont entraînées des masses d'esclaves, c'est bien là une lutte de classes. Supposons encore que nous assistons à une action entreprise par les ouvriers d'une usine pour l'augmentation de leurs salaires; que tous les autres ouvriers restent silencieux et immobiles à leur place, ce n'est encore qu'un germe de lutte de classes, car la classe comme telle, n'entre pas en mouvement. Mais prenons le cas, par exemple, d'une « vague de grèves » : c'est de la lutte de classes ; car ici, une classe se dresse contre une classe. Il s'agit non plus d'un intérêt de groupe faisant mouvoir un groupe, mais d'un intérêt de classe, mettant en mouvement une classe : c'est donc bien là une lutte de classes au sens propre du mot. Prenons encore un exemple : Un mécontentement trouble, encore informe, se répand largement parmi les paysans serfs; il peut éclater, mais à cause de l'hébétude de cette classe, il n'éclate pas : les esclaves ont peur, ils n'engagent pas la lutte, mais ils a murmurent » çà et là. C'est là cette forme « latente » de la lutte, dont parle le « Manifeste Communiste. »
Ainsi, par lutte de classes on entend une lutte où une classe s'oppose à une classe dans l'action. Il s'ensuit un axiome d'une très grande importance à savoir que « toute lutte de classes est une lutte politique » (Marx). En effet, que se passe-t-il lorsque la classe opprimée se dresse comme force de classe contre la classe oppressive ? Cela signifie que la classe opprimée cherche à miner les fondements de l'«ordre existant ». Et comme l'organisation de force de l'« ordre existant » est l'organisation d'État de la classe dirigeante, on comprend bien que toute action de la classe opprimée est objectivement dirigée contre la machine d'État de la classe dirigeante, même si ceux qui prennent part à la lutte de la classe opprimée n'en ont pas conscience au début.
Toute action de ce genre a par suite, inévitablement un caractère politique.
Considérons par exemple les syndicalistes révolutionnaires, ou les « Ouvriers Industriels du Monde » (« Industrial Workers of the World P en abrégé « I. W. W. ») d'Amérique. Ils ne veulent même pas entendre parler de lutte politique.
C'est que, par lutte politique, en bons opportunistes naïfs qu'ils sont, ils entendent seulement la lutte parlementaire. Supposons pourtant que les I. W. W. organisent, non pas même une grève générale, mais seulement une grève de cheminots, de mineurs et de métallurgistes. Qui ne comprendrait pas toute la colossale importance politique que prendrait inévitablement cette grève ? Pourquoi ? Parce qu'ici les cadres même du prolétariat seraient jetés dans la lutte. Parce qu'une telle grève serait dangereuse pour la bourgeoisie en tant que classe. Parce qu'elle menacerait de faire une brèche dans la machine de la bourgeoisie organisée. Parce que, par conséquent, elle serait objectivement dirigée contre le pouvoir d'État de la bourgeoisie.
Dans le Manifeste Communiste, Marx décrit clairement, en prenant l'exemple du prolétariat, cette transformation d'épisodes isolés de la lutte en lutte de classes. Au début « parfois les ouvriers triomphent; mais c'est un triomphe éphémère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que la solidarité croissante des travailleurs. Cette solidarisation est facilitée par l'accroissement des moyens de communication qui permettent aux ouvriers de localités différentes d'entrer en relations. Or il suffit de cette mise en contact pour transformer les nombreuses luttes locales, qui partout révèlent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte des classes. Mais toute lutte de classe est une lutte politique. » Dans les Lettres à Sorge (en allemand, page 42), Marx définit de la façon suivante cette transformation de conflits séparés en lutte de classes, c'est-à-dire en lutte politique (la lettre est écrite en allemand mêlé de mots anglais) :
« Le mouvement politique de la classe ouvrière, cela va de soi, a pour but final la conquête du pouvoir politique ; et pour cela, évidemment, une organisation préalable de la classe ouvrière développée jusqu'à un certain point et ayant pris d'elle-même naissance dans la lutte économique, est indispensable. Mais d'autre part, tout mouvement dans lequel la classe ouvrière se dresse comme classe contre les classes dominantes, et vise à les contraindre par pression extérieure, est un mouvement politique ». M. Cunow, qui donne cette citation (op. cit., tome II, p. 59), l'explique ainsi : « ... À un degré déterminé de l'évolution, du processus économique dans son ensemble, prennent naissance des classes sociales distinctes, qui en vertu de leur participation à ce processus ont leurs intérêts économiques particuliers et essaient de leur donner une portée politique ». Ce commentaire n'est pas tout à fait correct. Car Cunow dissimule ce qui est fondamental, ce que Marx fait ressortir au premier plan : l'opposition de principe de classe à classe, où toute lutte est une partie du processus de la lutte générale pour le pouvoir et pour la domination dans la société.
Le professeur Hans Delbruck, dans son article exceptionnellement impudent - La conception de l'histoire dans Marx (Preussische Jahrbücher, vol. 182, cahier 2, pp. 157 et 399) « critique » la théorie de la lutte de classes, et ce faisant révèle une ignorance vraiment surprenante des questions du marxisme. À la page 165, il affirme que Marx ne distinguait pas classe et condition ; à la page 166, il affirme qu'il n'y a pas eu dans la Rome antique de « disparition des deux classes en lutte » alors que la chute de l'Empire Romain est un fait qui ne craint guère de réfutation : il y eut d'abord des guerres civiles et ensuite, ni les maîtres vainqueurs, ni les esclaves vaincus ne s'avérèrent capables de faire avancer la société. À la page 167, il dit qu'il n'y a jamais eu de féodalisme en Angleterre ! À la page 169, il « réfute » Marx en montrant que les paysans marchent quelquefois de pair avec les junkers (Cf. sur ce point ce que nous disons plus haut). Et ainsi de suite. Mais la perle de ses « objections », la voici : Delbruck cite un texte découvert par le célèbre égyptologue Ehrmann, et qui parle d'une révolution dans l'antique Égypte, où les esclaves auraient réussi à prendre le pouvoir. Le texte a ceci de curieux qu'il semble écrit par un Merejkovsky ou quelque autre grand seigneur blanc, furieux contre les bolchéviks. On y voit dépeintes les horreurs les plus atroces. Et M. Delbruck d'un ton terrible : la voilà, votre lutte de classes ! Mais l'honorable professeur allemand ne se rend pas compte qu'il se prend à son propre piège, lorsqu'il ajoute (p. 171) que pareil état de choses dura « 300 ans ». Car un âne même comprendrait que vivre 300 ans sans production et dans l'anarchie absolue est impossible. Si bien que la chose cesse d'être aussi terrible, et que l'argumentation de Delbruck, s'appuyant en l'occurrence sur le sentiment d'un « bourgeois épouvanté », est simplement risible.
On trouve aussi de divertissantes objections à la théorie de Marx dans M. J. Delevsky (Les antagonismes sociaux et la lutte des classes dans l'histoire, en russe, St.-Pétersbourg, 1910). Voici son objection la plus générale. Il cite le passage suivant d'Engels (préface au 18 brumaire, de Marx) : « Nul autre n'a découvert avant Marx la grande loi du mouvement historique, à savoir que toute lutte historique, qu'elle s'accomplisse dans le domaine politique, religieux, philosophique ou tout autre domaine idéologique, n'est en fait que l'expression plus ou moins claire de la lutte des classes sociales ». Ayant cité ce passage, M. Delevsky s'accorde avec Sombart pour proposer de compléter le principe de la lutte de classes par le « principe de la lutte des nations ». La réplique de Plékhanov, montrant qu'il n'y avait rien à compléter ici, parce que la lutte de classes est une notion du domaine des processus internes de la société, et non des rapports entre sociétés, - ne semble pas satisfaisante à M. Delevsky. « De deux choses l'une - dit-il - ou bien il y a à la base de l'histoire deux principes, ou bien il n'y en a qu'un seul... Si il y a deux principes, celui de la lutte des classes et celui de la lutte des nations, alors, quelle est la loi que formule le second principe ?... Et si... il n'y a que le principe de la lutte des classes, alors quel est le sens de la distinction entre lutte à l'intérieur de la société, et lutte entre sociétés ?... Ou, peut-être, les sociétés, les nations, les états, sont-ils aussi des classes ? » (p. 92). Cette tirade est remarquable, en son genre. Examinons pourtant la question en elle-même. Il peut y avoir deux cas fondamentaux : il peut s'agir ou bien d'une seule société (par exemple, l'économie mondiale actuelle), morcelée en organisations d'État des fractions « nationales » de la bourgeoisie mondiale ; ou bien de sociétés tout à fait distinctes, presque sans liens entre elles (par exemple, lorsque se produit une lutte entre deux peuples différents, dont l'un, mettons est venu d'une autre contrée, chose qui certes, s'est produite plus d'une fois dans l'histoire : ainsi, par exemple, (la conquête du Mexique par les Espagnols). Dans le premier cas, la lutte entre bourgeoisies est une forme particulière de la concurrence capitaliste. Mais il n'y a qu'à M. Delevsky que peut venir cette idée baroque que la théorie de la lutte des classes exclut par exemple la concurrence capitaliste. C'est là une forme des antagonismes à l'intérieur des classes, lesquels cependant, ne peuvent en aucun cas changer les fondements d'une structure de production donnée. Si la théorie de Marx reconnaît la possibilité d'une solidarité relative entre classes, elle reconnaît aussi la possibilité d'un antagonisme relatif à l'intérieur des classes. Mais y a-t-il là une objection à la théorie de la lutte des classes ? Quant au deuxième cas, nous avons affaire ici à une question de méthode. La théorie de l'évolution de la société est une théorie de l'évolution d'une société abstraite, et il est tout à fait justifié qu'elle n'ait Vas, rigoureusement parlant, affaire aux rapports entre les sociétés concrètes. Son analyse a pour objet : Qu'est-ce que la société en général et quelles sont les lois de son évolution ? Si donc nous passons de ces questions à de plus concrètes, et entre autres à celle des rapports entre diverses sociétés, nous trouverons certainement des lois particulières, mais qui elles non plus, ne seront point en contradiction avec la théorie marxiste ; et cela, nullement parce que les diverses sociétés sont diverses classes (cette supposition de M. Delevsky est simplement absurde), mais parce que l' « expansion » elle-même a des causes économiques ; parce que, par exemple, la conquête tourne inévitablement au regroupement des forces de classes ; parce qu'en de pareils cas, c'est toujours le mode de production supérieur qui a la victoire, etc. Mais tout cela n'ébranle en aucune façon la théorie de la lutte des classes.
Ainsi, nous avons vu ci-dessus que les classes opprimées ne mènent pas toujours une lutte de classe au sens propre du mot. Mais cela, comme nous l'avons vu aussi plus haut, n'implique nullement que dans ces périodes relativement paisibles « tout est calme, apaisé, sous l'il de Dieu ». Cela implique seulement que la lutte des classes y est à l'état latent, ou à l'état embryonnaire : elle y devient lutte de classe au sens propre du mot. Il faut nous souvenir ici de la dialectique qui considère tout en mouvement, en devenir; momentanément il peut n'y avoir pas de lutte de classe, mais elle « se prépare ». C'est ainsi que les choses se passent du côté des classes opprimées. Et du côté des classes dominantes ? Celles-ci mènent constamment la lutte de classe. Car le caractère apparent de l'organisation d'État montre que la classe dominante s'est constituée comme classe pour soi, comme pouvoir politique. Cela suppose une pleine conscience des intérêts fondamentaux de la classe qui mène la lutte contre les classes opposées à ses intérêts (contre leur menace directe et contre leur menace possible), et ce par tous les moyens que lui fournit la machine d'État.