1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Rupture et rétablissement de l'équilibre social
Le processus des changements sociaux est, comme nous le savons, en liaison avec le changement d'état des forces productives. Ce mouvement des forces productives, ainsi que le mouvement et le regroupement de tous les éléments de la société qui lui sont liés, n'est rien d'autre qu'un processus de perpétuelle rupture de l'équilibre social et de son perpétuel rétablissement. En effet, supposons un mouvement progressif des forces productives. Qu'implique-t-il ? Il implique d'abord et avant tout qu'entre la technique sociale et l'économie sociale, une contradiction prend naissance : le système sort de son équilibre. Les forces productives ont reçu un certain appoint. D'où : un certain regroupement des hommes doit avoir lieu. Pourquoi ? Parce qu'autrement, il n'y a pas d'équilibre, c'est-à-dire que le système ne peut persister longtemps sous cette forme. Cette contradiction se résout. Comment ? Précisément par ce fait, que ce regroupement des hommes se produit ; l'économie « s'adapte » à l'état des forces productives, à la technique sociale. Mais le regroupement des hommes dans le processus économique suppose nécessairement aussi leur regroupement dans la structure sociale et politique de la société (une autre combinaison des partis, une autre combinaison de leur pouvoir, etc.); puis la même circonstance provoque nécessairement aussi le changement des normes (juridiques, morales et autres). Car ce n'est que par ce moyen que se résout la contradiction, ou, ce qui revient au même, que se rétablit l'équilibre entre le système des hommes et le système de ces normes. Or, il en est de même pour toute la psychologie de la société et pour toute son idéologie. C'est ce qu'a très bien formulé Plékhanov : « C'est par l'apparition, le changement et la destruction des associations d'idées sous l'influence de l'apparition, du changement et de la destruction de certaines combinaisons des forces sociales que s'explique dans une mesure considérable l'histoire des idéologies. » (N. Beltov : De la compréhension matérialiste de l'histoire, « Critique de nos critiques », 333. Souligné par l'auteur). La nouvelle « combinaison » des hommes entre en conflit avec la vieille combinaison des idées (avec les anciennes associations d'idées). Ici c'est l'équilibre intérieur qui est rompu. Il se rétablit sur une nouvelle base, lorsqu'apparaît une nouvelle combinaison d'idées, c'est-à-dire que la psychologie sociale et l'idéologie sociale se mettent d'accord pour que l'équilibre soit de nouveau rompu et ainsi de suite.
Ici se pose une question très importante, tant au point de vue théorique que pratique.
Nous pouvons, en effet, nous imaginer sous deux formes le rétablissement de l'équilibre social: sous forme d'une adaptation lente (évolutive) des éléments de l'ensemble social, ou sous forme de brusques bouleversements. L'histoire nous apprend qu'il y a eu et qu'il y a des révolutions. Ce sont des faits historiques. Quand donc se produisent-ils ? Quand y a-t-il lente accommodation réciproque des divers éléments de la société, et quand y a-t-il explosion ? Où est le fond de ce conflit, de cette collision qui s'exprime en une révolution ?
En liaison avec cette question se pose toute la série des problèmes de la dynamique sociale. En effet, nous savons que toute société quelle qu'elle soit est en processus d'incessantes transformations, de regroupements intérieurs, de changements de forme et de contenu, etc. Nous savons que ce processus est lié à l'évolution des forces productives. Cependant, nous constatons d'une part des changements dans les limites d'une seule et même structure sociale et de l'autre passage d'une « espèce » de société à une autre, substitution d'un « mode de production » à un autre « mode de production ». Quand l'un ou l'autre de ces phénomènes se produit-il nécessairement ? Il faut aussi répondre à cette question.
On trouve chez Marx dans la Critique de l'Économie politique, une description générale du processus du mouvement social. Voici comment il décrit ce processus :
« À un certain stade de leur évolution les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production en vigueur, ou, ce qui est l'expression juridique du même fait, avec les rapports de propriété à l'intérieur desquels elles se mouvaient jusqu'alors. De formes de l'évolution des forces productives, ces rapports se transforment en entraves de cette évolution. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Avec le renversement des fondements économiques s'accomplit, d'une façon plus ou moins rapide ou lente, un bouleversement dans toute la monstrueuse superstructure. Dans l'examen de semblables bouleversements, il faut constamment distinguer entre le bouleversement matériel dans les conditions économiques de la production, qu'on peut constater avec l'exactitude d'une analyse d'histoire naturelle, et les formes juridiques, politiques, religieuses ou philosophiques, bref, idéologiques en général, sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et l'utilisent dans la lutte. Autant il est difficile de juger de l'individu d'après ce qu'il pense de lui-même, autant il est difficile de juger de pareils moments de bouleversement d'après leur conscience ; il est indispensable, au contraire, d'expliquer cette conscience à la lumière du conflit observable entre les forces productives sociales et les rapports de production. »
Ainsi, d'après Marx, le bouleversement, la révolution, se produit lorsque l'équilibre entre les forces productives de la société et les traits fondamentaux de sa structure économique vient à se rompre. C'est là qu'est le fond du conflit que doit résoudre la révolution. Il s'agit ici, par conséquent, du passage d'une forme à une autre. Mais tant que la structure économique donne une possibilité de développement des forces productives, les changements sociaux ne prennent pas le caractère de bouleversement ils se produisent dans « l'ordre de l'évolution ».
Nous examinerons par la suite cette question plus en détail. Mais nous voulions tout de suite attirer l'attention sur un point : d'après Marx, la cause d'une révolution ne réside en aucune façon dans le conflit de l'économie et du droit comme l'affirment une quantité de critiques du marxisme, mais dans le conflit des forces productives et de l'économie. Et ce n'est pas du tout la même chose. Nous verrons dans l'exposé qui suit, pourquoi les choses se passent ainsi.