1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

6
L'équilibre entre les éléments de la société


40: Les processus idéologiques en tant que travail différencié.

Il est possible et même nécessaire d'aborder par un autre bout la question des idéologies et des superstructures en général, afin de comprendre ces phénomènes extrêmement importants de la vie sociale. Nous savons déjà que, par leur composition, les superstructures représentent une grandeur complexe, où il entre et des choses et des hommes ; quant aux idéologies, elles sont en quelque sorte un produit spirituel. S'il en est ainsi - et il en est incontestablement ainsi - il nous faut considérer les superstructures dans leur mouvement (et, par suite, leurs processus idéologiques) comme une forme spéciale du travail social (mais non de la production matérielle). Au début de l'« histoire humaine », c'est-à-dire à l'époque où le surtravail n'existe pas, il n'y a presque pas d'idéologies. Ce n'est qu'après l'apparition du surtravail que, « aux côtés de l'immense majorité exclusivement adonnée au labeur physique, il se forme une classe libérée du travail direct de production et occupée de la gestion (les affaires sociales : direction du travail, administration de l'État, exercice de la justice, étude des sciences, production des oeuvres d'art, etc. C'est ainsi que la loi de la division du travail est à la base de la division en classes. » (Engels : Le développement du socialisme, de l'utopie à la science). Dans un passage Marx déclare que les prêtres, les juristes, les hommes d'État, etc., sont des «castes idéologiques» (ideologische Stände). En d'autres termes, nous pouvons considérer les processus idéologiques comme une forme déterminée de travail. Ce travail n'est pas la production matérielle. Il n'en est même pas une partie. Mais, comme nous le savons par l'analyse des idéologies, il surgit de la production matérielle et s'en détache pour former des branches spéciales de l'activité sociale. La croissance de la division du travail exprime la croissance des forces de production de la société. C'est pourquoi le développement des forces de production est accompagné d'une part, de la division du travail dans le domaine de la production matérielle et, d'autre part, de l'apparition du travail purement idéologique qui, lui aussi, se divise. «La division du travail n'est pas spéciale au monde économique ; on en peut observer l'influence croissante dans les régions les plus différentes de la société. Les fonctions politiques, administratives, juridiques se spécialisent de plus en plus. Il en est de même des fonctions artistiques et scientifiques. » (E. Durkheim : De la division du travail social, Paris, 1893, p. 2.) De ce point de vue, toute la société est comme une immense machine de travail avec des parties spéciales pour chaque travail. Le travail social comporte deux divisions fondamentales tout d'abord, le travail matériel, autrement dit la production ensuite, toutes les formes de travail qui se rapportent aux superstructures : administration, politique, etc, et aussi travail idéologique. Ce travail, dans l'ensemble, est organisé sur le même modèle que le travail matériel. Il comporte une hiérarchie de classe : au sommet, les détenteurs des moyens de production ; en bas, les « non-possédants ». Presque dans tous les domaines du travail « superstructural » la situation est la même que dans le processus de la production matérielle, où ceux qui sont au sommet jouent un rôle spécial du fait qu'ils détiennent les moyens de production et, partant, se trouvent également au sommet dans le processus de la répartition. Il en est ainsi dans l'armée, comme nous l'avons vu ; il en est ainsi également dans la science et dans l'art. Dans la société capitaliste, par exemple, un grand laboratoire technique est organisé intérieurement comme une entreprise industrielle. L'organisation d'un théâtre, avec le propriétaire, le directeur, les artistes, les figurants, les techniciens, les employés, les ouvriers, rappelle également au pins haut point celle d'une fabrique.

... Par suite (dans la mesure où il s'agit d'une société divisée en classes), nous nous trouvons ici en présence de diverses catégories de personnes, avec des rôles différents qui sont socialement liés à ces personnes et la position la plus élevée implique la possession de ce qu'on pourrait appeler les « moyens spirituels de production », qui constituent une propriété monopolisée de classe ; il s'ensuit que dans la répartition des produits matériels (et c'est avant tout de la jouissance des biens matériels que vivent les hommes), les détenteurs de ces « moyens spirituels de production » reçoivent de la production générale une part relativement plus forte que ceux qui sont au-dessous d'eux.

Nous savons comment les classes dirigeantes se sont agrippées à leur monopole du savoir. Dans l'antiquité, les prêtres, seuls détenteurs du savoir, fermaient l'entrée des « temples de la Science» et n'y laissaient pénétrer qu'un nombre restreint d'élus ; de plus, le savoir lui-même était enveloppé du voile d'un mystère divin et terrible, accessible seulement à un petit nombre de « sages » et de « justes ». À quel point les classes régnantes apprécient ce monopole, le jugement suivant du philosophe idéaliste allemand Fr. Paulsen nous le montre : « Pour celui qui, en vertu des rapports sociaux, est attaché à la profession et à la situation matérielle d'ouvrier manuel, il n'y aurait aucun avantage à recevoir l'instruction d'un savant ; non seulement cette instruction n'améliorerait pas son sort, mais au contraire, elle ne ferait que lui rendre la vie plus difficile. » (Frédéric Paulsen : Das moderne Bildungivesen in Kultur der Gegenwart, tome I, page 75. À noter en passant que cette énorme édition de la « Culture Contemporaine », à laquelle prit part l'élite des professeurs allemands, était dédiée... à Guillaume Il !) Ainsi l'honorable philosophe idéaliste considère l'homme comme rivé dès le sein même de sa mère au boulet de forçat du capital et lui retire le droit à l'instruction, avant même son arrivée au monde.

Ce caractère de monopole de l'instruction fut la principale cause de la résistance opiniâtre des intellectuels russes lors de la révolution prolétarienne. Au contraire, l'une des principales conquêtes de la révolution prolétarienne fut l'abolition de ce monopole.

Si nous considérons la production matérielle nous voyons qu'elle se subdivise en une série de branches diverses ; d'abord l'industrie et l'agriculture, puis une quantité énorme (pour une société capitaliste développée) de subdivisions secondaires, depuis l'industrie minière et la production des céréales jusqu'à la fabrication des épingles et la culture de la salade. Il en est exactement de même dans le domaine des « superstructures » : On y trouve de grandes subdivisions (mettons, par exemple, celles qui étaient admises dans le passé, c'est-à-dire la gestion d'affaires, l'élaboration de règles, les sciences, les arts, la philosophie et la religion, etc.) ; d'autre part, chacune de ces subdivisions comprend à son tour, une série de ramifications : la science, par exemple, se ramifie maintenant en une grande quantité de spécialités diverses et de même, l'art. Poursuivons. Dans la production matérielle, comme nous l'avons vu, il doit y avoir, s'il existe une organisation sociale, une certaine proportion, si grossière soit-elle, entre les diverses branches de la production, sans quoi il ne peut exister d'organisation sociale. Prenons même la société capitaliste qui marche à l'aveugle, où il n'y a pas de plan général de production, où règne au contraire ce qu'on appelle « l'anarchie de la production », c'est-à-dire le manque de proportion entre les diverses branches de la production ; nous constatons, que malgré tout, par moments, cette « anarchie » s'organise progressivement ; que cette grossière rupture de proportions se corrige, à travers de dures convulsions il est vrai, et pas pour longtemps, mais que tout de même, elle se corrige pour un certain temps ; s'il n'en était pas ainsi, la première crise industrielle serait la fin du capitalisme. Demandons-nous maintenant s'il peut exister dans une société un état de choses tel, qu'entre la production matérielle et les autres aspects, non matériels du travail, il n'y ait absolument aucune proportion  ? À cette question on peut faire la réponse suivante : Un tel état da choses peut exister, mais alors la société ne saurait se développer, et doit entrer en décadence. Si, par exemple, trop de travail est dépensé pour soutenir les théâtres, ou l'appareil d'État, ou l'Église, ou même l'art, alors, inévitablement, les forces productives déclineront. Pourquoi  ? Pour cette simple raison qui ferait tomber la production dans une entreprise où un seul travaillerait, où sept s'occuperaient à compter ce qu'il fait, où deux chanteraient pour l'encourager et où un autre les contrôlerait tous. Comme en même temps tous mangeraient, et non pas un seul, il est clair qu'une pareille entreprise ne saurait se maintenir longtemps en vie. D'autre part, il n'est pas moins clair que s'il n'y avait personne pour faire le compte des produits, personne pour unifier le travail de cette entreprise, personne (ni tous ensemble, ni l'un d'eux) pour coordonner d'une façon quelconque l'activité de chacun de ses membres, personne même pour entrer en relation avec le monde extérieur, alors les affaires ne marcheraient pas non plus, quelques efforts que pussent faire et quelque travail que pussent fournir les ouvriers les plus courageux. Il en est de même, toutes proportions gardées, pour l'ensemble de la société. Par conséquent, si un ordre social existe de façon durable, c'est qu'il y a en lui un certain équilibre, si peu stable qu'il soit, entre l'ensemble du travail matériel et l'ensemble du travail ayant un caractère de « superstructure ». Supposez un instant, qu'aux États-Unis d'Amérique, aujourd'hui disparaissent en une nuit tous les savants : mathématiciens, mécaniciens, chimistes, physiciens, etc. Une production du type actuel deviendrait impossible, car elle est maintenant fondée sur le calcul scientifique. La production y entrerait en régression. Supposez d'un autre côté que 99 % des ouvriers actuels y deviennent, par un miracle quelconque, de savants mathématiciens ne participant pas à la production. Il en résulterait une ruine tout aussi complète : la société tomberait d'un seul coup, comme une clé dans l'eau, Mais si dans toute société il doit y avoir une certaine proportion (quoique, répétons-le, les limites de flottement soient extrêmement larges) entre l'ensemble du travail matériel et l'ensemble du travail compris dans les « superstructures », il faut ajouter d'un autre côté, que la répartition du travail n'est nullement chose indifférente à l'intérieur des superstructures elles-mêmes, c'est-à-dire entre les différents domaines de l'activité spirituelle, administrative, etc. De même qu'entre les divers aspects du travail matériel Il y a un certain équilibre (les diverses branches du travail « tendent à l'équilibre » comme dit Marx dans le Tome III du Capital), de même entre les différentes branches du travail intellectuel, il doit y avoir au moins un minimum d'équilibre. La répartition de ces « branches de production » intellectuelles est déterminée naturellement par la structure économique de la société. En effet, pourquoi, par exemple, une énorme quantité de travail populaire dans l'ancienne Égypte allait-elle à la construction de monuments gigantesques de l'art féodal ; pyramides, statues colossales de pharaons, etc.  ? Parce que la société d'alors, avec sa structure économique, ne pouvait se maintenir sans inculquer à chaque instant aux esclaves et aux paysans l'idée de la grandeur et de la puissance divine de ceux qui régnaient. Il n'y avait alors ni journaux ni agences télégraphiques. L'art servait de communication intellectuelle. C'était donc une nécessité vitale pour cette société, et rien d'étonnant dès lors que le budget du travail du pays lui réservât une part aussi grande. Pourquoi en Grèce, à la fin du Ve siècle, était-ce « l'éthique », l'élaboration de règles morales qui avait la prééminence dans la sphère du travail intellectuel  ? Parce qu'en présence de l'énorme quantité de contradictions vitales entre les diverses classes, les divers groupes et sous-groupes, au moment où l'équilibre social s'était brisé et où craquaient les antiques « fondements » de la société, il était naturel que ce qui concernait les rapports entre les hommes, les relations d'homme à homme, que les problèmes de l'organisation de ces rapports se posassent d'une façon particulièrement aiguë, même pour les classes régnantes, pour qui il était indispensable de réparer par tous les moyens possibles les liens sociaux brisés. Pourquoi dans l'Amérique actuelle (aux États-Unis), l'art est-il très peu développé, tandis que l'Amérique est le premier pays qui ait créé dans toute son ampleur la science de l'organisation de la production (taylorisme, psychotechnique, psychophysiologie du travail et autres branches de la science)  ? Parce que l'art n'est pas nécessaire au peuple pour le mécanisme capitaliste américain : les cerveaux sont façonnés par la presse capitaliste américaine, qui a dans ce domaine atteint à la virtuosité ; en revanche, la question de la rationalisation de la production doit inévitablement jouer un rôle au pays des trusts; la « gestion scientifique » (scientific management) est l'une des grandes questions vitales d'un pareil système économique.

C'est ainsi que s'établit aussi inévitablement dans le domaine du travail de « superstructure » (et par suite, de tout travail idéologique) une certaine proportion des parties qui le composent dans la mesure où la Société se trouve à l'état d'équilibre ; de plus, cette proportion fixant la répartition des diverses branches du travail intellectuel, est déterminée par la structure économique de la Société et par les besoins de sa technique.

Ces considérations sont confirmées, entre autres, par une branche du travail intellectuel: l'école. En effet, qu'est-ce que l'école en général, aussi bien l'école supérieure que l'école secondaire et que l'école primaire  ? C'est, dans l'ensemble du travail social, une ramification où l'on « enseigne », c'est-à-dire où l'on donne à la force ouvrière une compétence déterminée, un « enseignement » spécial, où l'on fait d'une simple force ouvrière une force ouvrière particulière. La langue populaire dit : étudier « pour être docteur », « pour être avocat », « pour être officier », « pour être ingénieur », pour être technicien », etc. Mais il en est de même dans tous les domaines de l'enseignement, c'est-à-dire de ce processus spécial au cours duquel les hommes acquièrent des qualités particulières, qui les rendent aptes à l'accomplissement de fonctions particulières plus ou moins spéciales ; sous ce rapport, il n'y a point de différence entre l'école professionnelle qui forme des serruriers et le séminaire d'où sortent des savants curés, ou les corps de cadets du temps des tsars qui préparaient des officiers-soudards. Il s'ensuit que l'institution des écoles, leur division en diverses catégories (écoles commerciales, écoles professionnelles, écoles militaires, établissements techniques supérieurs, universités, etc.) correspondent au besoin que ressent une société donnée pour les différents modes de travail matériel ou spirituel qui y sont enseignés.

Voici quelques exemples qui éclairent cette idée :

Au moyen âge par exemple, l'école était tout entière entre les mains des prêtres. La société féodale ne pouvait vivre sans un formidable développement de la religion. Voilà pourquoi :

« les écoles des monastères, des cathédrales, dont le nombre dépassait celui des universités, la vie en collèges, l'enseignement à la faculté des arts, tout portait une empreinte monastique, claustrale, tout était conçu et établi dans un esprit ecclésiastique et théologique ». (Prof. Ziegler : Introduction à l'histoire de la Pédagogie). « À part un petit nombre d'écoles spéciales de médecine et de jurisprudence, la plupart des universités, ainsi que les écoles primaires, servaient principalement à préparer des clercs ». À côté existait une école pour la préparation de soldats-chevaliers : pour ceux-ci, « l'enseignement » consistait à former une « force de travail » non pas ecclésiastique, mais soldatesque. On apprenait aux enfants principalement les sept « honorabilités » (probitates). « Par ailleurs, au nombre des sept « honorabilités » du chevalier, outre les six arts physiques (equitare, natare, sagittare, cestibus certare, aucupari, scacis ludere, c'est-à-dire l'équitation, la natation, le tir à l'arc, l'escrime, la chasse, le jeu de dames), on comptait aussi l'art de versificare, la versification et la musique singen und sagen ». Il est tout à fait clair qu'il s'agissait ici de former un type d'hommes particulier, nécessaire à la société féodale.

Mais voici que grandit la ville, la bourgeoisie commerçante, etc. Que va-t-il se produire ? La réponse (et une excellente réponse) nous est donnée par le même professeur Ziegler : « Cependant - dit-il - de nouveaux besoins se firent jour, en matière d'enseignement, dans un autre domaine. Les marchands et les artisans (souligné par nous, N. B.), vivant dans des villes florissantes, avaient besoin d'une instruction plus pratique que celle que recevaient les savants et les chevaliers. Les communes urbaines se mirent à construire elles-mêmes des écoles, où les habitants de la ville recevaient l'instruction indispensable qui convenait à leur état » (Ziegler, loc. cit.).

Avec le développement du capitalisme industriel et l'accroissement des besoins en ouvriers qualifiés, même dans le domaine du travail manuel, apparaît ce qu'on appelle l'école professionnelle. « Pour soutenir l'industrie nationale, les gouvernements et les particuliers commencèrent à instituer des écoles industrielles et d'artisans, ayant pour but de donner aux élèves l'instruction professionnelle qu'ils recevaient jadis dans l'atelier du patron qui les employait ». (N. Kroupskaïa : L'Instruction populaire et la démocratie (1921). Puis cette école se transforme de nouveau, par suite de la croissance de la grande industrie et des nouvelles demandes en « contremaîtres, surveillants, auxiliaires, ingénieurs, etc. » (ibidem). En même temps, développement colossal des établissements secondaires et supérieurs d'enseignement spécial, où les sciences naturelles et les mathématiques jouent un très grand rôle : instituts supérieurs de commerce, académies agronomiques, etc.

C'est avec beaucoup de franchise dans son impudence le philosophe idéaliste allemand F. Paulsen, déjà cité, nous révèle le sens de l'enseignement capitaliste. Ces passages de son oeuvre sont si instructifs et donnent un tableau si cru, que nous les citons en entier (ce qui explique la franchise de Paulsen, c'est que tout ce qu'il écrit est placé dans un volume d'une épaisseur telle qu'il n'y a aucune chance de le voir tomber entre des mains d'ouvriers ; Il écrit donc uniquement pour les requins capitalistes et c'est pourquoi il se permet de mêler des vérités à ses bavardages) :

« L'état effectif de l'instruction est partout et toujours essentiellement déterminé par la forme de la société et par sa division... Dans la situation de l'instruction sociale se reflète celle de la société qui l'a provoquée. La société a toujours une division double : division d'après les formes du travail social, et division sous le rapport de la possession (plus exactement : de la propriété N. B.). La première division est une division en professions ; des différences de possession prend naissance la division en classes sociales. Les deux divisions ont une influence sur les conditions de l'enseignement... les formes du travail social et de la situation professionnelle (beruflicher Lebensstellung) déterminent en général l'objet d'enseignement; la situation de classe, ou l'état de propriété des familles (der Besitzstand der Familien) détermine dans une mesure considérable le degré d'accès de la jeunesse aux divers cours scolaires... La société veut et possède trois sortes de fonctions, trois sortes d'organes : organes moteurs, organes régulateurs, et organes spirituellement créateurs et directeurs. Le premier groupe est constitué par tous ceux dont le travail exige avant tout de la force et de l'adresse physique ; c'est ici qu'il faut compter les ouvriers de l'industrie et les artisans de toute sorte, les ouvriers agricoles et les petits paysans, enfin ceux qui, dans le commerce et les transports, sont employés en qualité d'organes exécutifs de dernier rang. Le deuxième groupe comprend ceux dont le travail professionnel consiste à diriger le processus du travail-social et à assurer l'instruction et la direction des ouvriers pour le travail physique ; c'est ici que se rangent les fabricants et techniciens, les directeurs de grosses entreprises agricoles, les marchands et les banquiers, les fonctionnaires supérieurs du commerce et des transports, ainsi que les fonctionnaires inférieurs de l'État et des municipalités. Enfin le troisième groupe est celui des professions qu'on appelle ordinairement « savantes », et dont le fonctionnement exige des études indépendantes et le développement des connaissances scientifiques ; c'est à ce dernier groupe que se rattachent les chercheurs et inventeurs, puis les gens occupant les postes les plus élevés dans l'administration civile et militaire, dans l'église et l'école, enfin les médecins, les techniciens placés à des postes de direction, etc. » (Paulsen : Kultur der Gegenwart, pages 64-65). C'est à cette division en trois groupes que correspond la division des écoles en trois degrés. Cette petite histoire que nous conte Paulsen nous montre parfaitement bien le mécanisme de l'école : d'une part, on y forme en quantité voulue, le nombre voulu d'ouvriers pour toute sorte de travail matériel et intellectuel, d'autre part, les fonctions intellectuelles supérieures sont indissolublement attachées à des classes déterminées, grâce à quoi se maintient le monopole de l'instruction et avec lui le régime capitaliste. Le seul tort de Paulsen est de se placer, lui et ses collègues, trop au-dessus des fabricants et des banquiers, dont les intellectuels lèchent les bottes, par nécessité ou sans nécessité.

Ainsi l'école nous révèle, d'abord, le sens pratique, la racine réelle de toutes les idéologies. Supposons qu'un mathématicien s'insurge contre notre opinion que sa science pure « a un sens absolument terrestre, nous lui demanderons : Pourquoi donc enseigne-t-on ces mathématiques aux fils de marchands dans les écoles commerciales, aux futurs géomètres dans les établissements d'enseignement agronomique, aux futurs techniciens dans les écoles techniques, etc.  ? Et s'il prétend que ce n'est là que le menu fretin de la science, demandons-lui : Pourquoi les « mathématiciens purs, qui effectivement ne jouent aucun rôle dans la vie pratique n'y comprennent-ils goutte et mettent-ils les choses de travers  ? pourquoi font-ils des conférences à des gens qui étudient « pour être ingénieur » ou « pour être géomètre »  ? Et si, cédant encore d'un pas, notre contradicteur nous oppose qu'il y a des savants, qui n'enseignent personne et ne font pas de conférences, nous répliquerons encore : oui, mais ces savants n'écrivent-ils pas des livres  ? et ces livres, qui les lit, sinon des professeurs qui font des cours à de futurs ingénieurs, lesquels, à l'aide de leur science, feront des calculs et des plans pour la construction de ponts, ou de chaudières à vapeur, ou de stations électriques, etc.  ?

En second lieu, l'école nous révèle les besoins relatifs, qu'éprouve une société donnée pour les différents modes du travail qualifié, jusque et y compris les « plus élevés ».

Donc, en fait, le même lien économique qui rattache toutes les branches du travail matériel relie également toutes les sciences entre elles. Il en est de même pour toutes les autres branches du travail intellectuel. Le travail matériel constitue leur base constante et générale,


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