1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

5
L'équilibre entre la société et la nature


32: Forces productives.
Les forces productives comme indice du rapport entre la nature et la société.

Ainsi, le processus d'échange des matières entre la société et la nature, est un processus de reproduction sociale. La société y perd son énergie humaine de travail et reçoit en échange une quantité déterminée d'énergie naturelle qu'elle assimile (les « objets naturels », ainsi que s'exprimait Marx). Il est évident que c'est le bilan de cette opération qui a une importance décisive pour l'évolution de la société. Ce qu'elle reçoit dépasse-t-il ce qu'elle a perdu ? Et s'il le dépasse, de combien ? Il est clair que le degré de l'excédent qu'elle reçoit entraîne des conséquences imposantes.

Supposons qu'une société quelconque soit obligée d'employer tout son temps de travail pour assurer ses besoins essentiels. Cela signifie qu'à mesure que les produits obtenus sont consommés, une quantité égale de ces mêmes produits est fabriquée de nouveau, mais pas davantage. Dans ce cas, la Société n'a pas eu le temps nécessaire pour créer une quantité supplémentaire de produits, pour augmenter ses besoins, pour créer quelques produits nouveaux : elle arrive à peine à joindre les deux bouts : elle vit au jour le jour ; elle mange ce qu'elle produit ; on mange juste assez pour pouvoir travailler ; tout le temps est employé pour la fabrication d'une quantité de produits toujours la même. La société piétine au même niveau d'existence misérable. Il n'est pas possible d'élargir les besoins, on vit selon ses moyens, et ces moyens sont très restreints.

Admettons maintenant que, par suite de certaines causes, la même quantité de produits nécessaires soit obtenue sans que le temps de travail soit employé tout entier ; qu'il suffise d'en employer la moitié (ainsi, par exemple, la tribu primitive, s'est transportée dans un endroit où le gibier est deux fois plus abondant, et la terre deux fois plus fertile; ou encore on a changé de méthode pour travailler la terre, ou bien on a inventé des instruments de travail nouveaux, etc... etc ... ).

Alors la société retrouve libre une moitié de son ancien temps de travail. Elle peut employer ce temps gagné à des branches de production nouvelles : pour la fabrication de nouveaux instruments, pour trouver des matières premières nouvelles, etc... et ensuite pour certains genres de travaux intellectuels. Ainsi, des besoins nouveaux peuvent naître et grandir et, pour la première fois, la naissance et le développement de la « culture » deviennent possibles. Si ce temps gagné a été employé pour perfectionner, an moins en partie, les anciennes formes du travail, on emploiera ainsi à l'avenir, pour satisfaire les besoins anciens, non pas la moitié du temps de travail, mais un peu moins (de nouveaux perfectionnements se font sentir dans le processus du travail) ; dans le cycle suivant de la reproduction, le temps de travail diminuera encore, etc... ; et les loisirs ainsi acquis seront employés de plus en plus d'une part pour la fabrication d'instruments, d'outils, de machines toujours nouveaux, d'autre part, pour la création de nouvelles branches de production, destinées à satisfaire les besoins nouveaux, et enfin, pour le développement de la culture en commençant par les catégories de cette culture qui sont plus ou moins liées au processus de la production.

Supposons maintenant que la quantité de besoins qui nécessitait auparavant la totalité du temps de travail, exige maintenant non pas la moitié, mais le double du temps ancien (lorsque, par exemple, le sol s'est épuisé) ; il est évident que, dans ce cas, s'il n'y a pas moyen de changer les méthodes de travail, ou de se déplacer, la société subira forcément un recul ; une partie de la société périra infailliblement. Admettons-encore qu'une société très développée, ayant une « culture » avancée, des besoins des plus variés, un très grand nombre de branches d'industrie, « des arts et des sciences » florissants, rencontre des obstacles pour satisfaire ses besoins ; que, par exemple, par suite de certaines causes, elle ne soit plus en mesure de diriger son appareil technique (elle est, par exemple, le théâtre d'une lutte de classes incessante, lutte dans laquelle aucune classe n'arrive à vaincre l'autre, et le processus de la production, avec toute sa technique supérieure, s'arrête) ; on retourne alors aux vieilles méthodes de travail ; il faudrait ainsi pour satisfaire les anciens besoins, perdre une quantité énorme de temps, ce qu'il est impossible de faire. La production diminue, revient à ses formes anciennes ; les besoins se rétrécissent ; le niveau de la vie baisse ; la fleur « des sciences et des arts » se flétrit ; la vie spirituelle s'appauvrit et la société, si le recul en question n'est pas provoqué par des causes passagères, marche en arrière, retourne « à la barbarie ».

Qu'y a-t-il de particulièrement remarquable dans tous les cas cités ci-dessus  ? C'est que le développement de la société est déterminé par le rendement ou la productivité du travail social. On entend par productivité du travail le rapport entre la quantité de produits obtenus et la quantité de travail employé ; ou en d'autres termes, la productivité du travail est la quantité des produits obtenus dans une unité de temps de travail ; par exemple, la quantité de produits obtenus dans une journée ou dans une heure, ou encore dans une année. Si la quantité de produits obtenus dans une journée de travail augmente du double, on dit que la productivité du travail a doublé ; si elle diminue de moitié, on dit que la productivité du travail a diminué de 50%.

Il est facile de comprendre que la productivité du travail social exprime très exactement tout le « bilan » des rapports entre la société et la nature. La productivité du travail social constitue précisément l'indice de ce rapport entre le milieu et le système, rapport qui détermine la situation du système dans le milieu, et dont les changements indiquent les transformations inévitables de toute la vie interne de la société.

En examinant le problème de la productivité du travail social, il faut compter aussi comme perte cette partie du travail humain qui a été employée pour la confection des instruments de travail nécessaires. Si, par exemple un certain produit était fait à la main presque sans instruments, et si on s'est mis ensuite à le fabriquer à l'aide de machines très compliquées, et si, grâce à l'application de ces machines, la quantité de produits obtenus a augmenté du double, cela ne veut encore nullement dire que la productivité du travail ait doublé pour toute la société : nous n'avons pas compté ici la dépense de travail humain employé pour la fabrication des machines (ou plutôt de la partie de ce ce travail qui s'applique au produit en raison de l'usure de ces machines.) Ainsi, l'augmentation de la production du travail sera inférieure au double.

On peut, si l'on s'arrête aux détails, réfuter la conception même de la productivité du travail social dans son application à la société tout entière, comme le fait, par exemple, P. P. Maslov dans son Capitalisme. On peut dire, notamment, que la conception de la productivité du travail ne peut être appliquée qu'à des branches particulières de la production : on a produit cette année en un certain nombre d'heures de travail une certaine quantité de chaussures ; l'année suivante dans le même temps, on en a fabriqué deux fois plus. Mais comment comparer et additionner la productivité du travail dans le domaine de l'élevage des cochons et dans celui de la culture des oranges ? N'est-ce pas comme si l'on comparait la musique, le taux d'escompte et la betterave sucrière, ce que Marx raillait avec tant de force ? On peut cependant fournir en réponse deux arguments : d'abord tous les produits utiles et socialement assimilables sont commensurables en tant qu'énergies utiles ; n'exprimons-nous pas l'orge, le froment, la betterave et la pomme de terre en calories ? Si nous ne sommes pas encore arrivés à exprimer ainsi pratiquement d'autres objets, cela ne prouve absolument rien : il nous suffit de savoir que cela est possible. D'autre part, nous pouvons comparer les objets divers complexes, par des moyens indirects et compliqués. Il nous est impossible de l'expliquer ici en détail. Citons seulement quelques cas des plus simples. Si, par exemple, on a fabriqué en un certain nombre d'heures de travail, au cours d'une année, 1 000 paires de chaussures, 2 000 paquets de cigarettes et 20 machines, et dans une autre année, pendant le même temps de travail, 1 000 paires de chaussettes, 1 999 paquets de cigarettes, 21 machines et 100 chandails, nous pouvons dire sans aucune erreur que la productivité du travail a, en général, augmenté. On peut opposer encore à cela un autre argument, qui consiste à dire qu'on ne produit pas seulement des objets d'usage courant, mais aussi des instruments de production. En effet, au point de vue pratique, nous trouvons ici une très grande difficulté : pourtant, par des méthodes assez compliquées, nous pouvons tenir également compte de ce fait.

Ainsi, les relations entre la nature et la société s'expriment par le rapport entre la quantité d'énergie utile créée d'un côté, et la dépense de travail social de l'autre, c'est-à-dire par la productivité du travail social. Mais la dépense de travail social comme nous l'avons déjà vu, est composée de deux parties : le travail inclus dans les moyens de production et le travail « vivant », c'est-à-dire la dépense d'une force vive de travail. Si nous examinons le degré de productivité du travail au point de vue des parties matérielles qui le composent, nous trouverons trois grandeurs :
la masse des produits fabriqués;
la masse des moyens de production;
la masse des forces de travail, c'est-à-dire des ouvriers vivants.
Toutes ces grandeurs dépendent l'une de l'autre. En effet, il est évident que si nous connaissons la qualité des moyens de travail et des ouvriers, nous savons aussi combien ils pourront produire dans un temps donné ; les deux grandeurs déterminent la troisième : le produit. Ces deux grandeurs prises ensemble forment ce que nous appelons les forces productives matérielles de la société. Si nous savons quels sont les moyens de production, dont dispose une société, quelle est leur quantité, combien cette société a d'ouvriers, nous savons ainsi quelle est la productivité du travail social, quel est le degré de domination de cette société sur la nature, dans quelle mesure cette société soumet la nature, etc... En d'autres termes, nous avons dans les moyens de production et dans les forces de travail un indice précis du degré de développement social.

Mais nous pouvons étudier la question d'une façon un peu plus approfondie. Nous pouvons dire que les moyens de production déterminent eux-mêmes les forces de travail. Si, par exemple, une machine à composer est entrée dans le système du travail social, des ouvriers spécialistes apparaissent aussi. Les éléments qui agissent dans le processus du travail ne constituent pas non plus un conglomérat désordonné, mais un système où chaque objet et chaque individu se trouve pour ainsi dire à sa place : une chose est adaptée à une autre. Par conséquent si nous avons les moyens de production, il va de soi que nous avons aussi des ouvriers appropriés. Ensuite, parmi les moyens de production eux-mêmes, on peut distinguer deux groupes importants : les matières premières et les instruments de travail. Il est facile d'observer que ce sont précisément les instruments de travail qui constituent la partie active; c'est avec eux que l'homme travaille la matière première. Mais si l'on nous dit que dans une société donnée il existe tel ou tel instrument, on dit par là même qu'il y a aussi la matière première correspondante (nous examinons le cas d'une marche normale de la reproduction). De cette façon, nous pouvons dire ceci avec une certitude absolue : l'indice matériel précis des rapports entre la société et la nature est donné par le système des moyens sociaux de travail, c'est-à-dire par la technique d'une société déterminée. Dans cette technique s'expriment les forces productives matérielles de la société et la productivité du travail social. « De même que la structure des débris d'os a une grande importance pour l'étude de l'organisation des espèces animales disparues, de même les débris des moyens de travail ont une grande importance pour l'étude des formations sociales et économiques disparues » (c'est-à-dire des sociétés de types différents. N. B.).

« Les époques économiques ne se distinguent pas par ce qui est produit, mais par la façon dont on produit et par les moyens de travail employés. » (K. Marx : Capital, tome I).

On peut encore essayer de résoudre ces problèmes d'une autre façon. Nous savons que les animaux « s'adaptent » à la nature. En quoi consiste avant tout cette adaptation  ? En modification dans les différents organes de ces animaux : les jambes, les mâchoires, les nageoires, etc...

C'est une adaptation passive, biologique, tandis que la société humaine s'adapte activement, non pas biologiquement, mais techniquement. « Les instruments de travail constituent l'objet ou l'ensemble des objets qu'un ouvrier place entre lui et l'objet de son travail et qui lui servent à exercer son action sur cet objet... Ainsi l'objet donné par la nature elle-même devient l'organe de son action, organe qu'il ajoute aux membres de son corps, augmentant ainsi malgré la Bible, les dimensions naturelles de ce dernier. » (Capital, tome I). C'est ainsi que la société humaine crée par sa technique un système artificiel d'organes qui expriment l'adaptation directe et active de la société à la nature. (Remarquons, entre parenthèses, que l'adaptation physique directe de l'homme à la nature devient aussi superflue : comparé à un gorille, l'homme est un être faible ; dans sa lutte contre la nature, il tend en avant non ses mâchoires, mais un système de machines). En examinant le problème de ce point de vue, nous arrivons à la même conclusion - le système technique de la société est l'indice matériel précis du rapport entre la société et la nature.

À un autre endroit du Capital, Marx dit : « Darwin a éveillé l'intérêt pour l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire pour l'histoire du développement des organes des plantes et des animaux, organes qui jouent le rôle de moyens de production pour entretenir leur existence. L'histoire du développement des organes de production de l'homme social, de ces bases matérielles de chaque organisation sociale, ne mérite-t-elle pas autant d'attention ? La technologie révèle le rapport actif entre l'homme et la nature, ce processus direct de production par lequel il maintient son existence et, en même temps, elle révèle aussi par quel moyen se forment ses rapports sociaux et les conceptions intellectuelles qui en découlent... » « L'emploi et la création de moyens de travail, bien qu'ils soient particuliers, dans leur forme embryonnaire, à certaines espèces animales, constituent spécifiquement les traits caractéristiques du processus du travail humain, et c'est pourquoi Franklin définit l'homme comme a toolmaking animal, c'est-à-dire comme un animal qui fabrique des instruments ». (Capital, tome I). Il est curieux de constater que les instruments primitifs ont été en effet créés « à l'image » des membres du corps humain. « En utilisant les objets qu'on trouve directement sous la main, on donne aux instruments primitifs la forme de membres humains allongés, renforcés et plus précis. » (Ernst Kapp : Grundlinien einer Philosophie der Technik (Esquisse d'une philosophie de la technique). Braunschweig, 1877, p. 42). « De même que l'instrument contondant a son modèle dans le poing, de même les instruments tranchants dérivent des ongles et des dents. Le marteau, avec son côté tranchant, se transforme en hache ; l'index levé ayant un ongle aigu se transforme dans son image technique en vrille, une rangée de dents en lime et en scie, tandis que la main qui saisit et les deux mâchoires se transforment en pinces et en tenailles. Le marteau, la hache, le couteau, le ciseau, le vilebrequin, la scie, la pince, sont des instruments primitifs ». (Ibid., p. 43-34). Un doigt recourbé devient un crochet, le creux de la main une coupe ; nous trouvons certains traits de la main, de la poignée, des doigts, etc., dans l'épée, la lance, le gouvernail, la pelle, le râteau, la fourche, etc... » (Ibid., p. 45). Il est facile de voir comme on passe des instruments simples aux plus composés dans la vie-primitive : « Un bâton évolue de façons différentes : pour retomber lourdement sur la tête de l'ennemi il devient gourdin ; pour creuser la terre et la travailler, pelle ; pour percer le gibier en lançant le bâton, javelot, etc... » (G. Lilienfeld: Wirtschaft und Technik (L'économie et la technique) dans Grundriss der Socialoekonomik (Esquisse de l'économie sociale, 2e partie, p. 228).

Les rapports existant entre la technique et la soi-disant « richesse de la culture » sautent aux yeux. il suffit de comparer, par exemple, la Chine moderne et le Japon. En Chine, par suite de toute une série de conditions particulières, la productivité du travail social et la technique sociale évoluent très lentement et la Chine présente pour le moment le type d'une culture relativement stagnante. Ce sont les pousses d'une nouvelle technique capitaliste qui exercent ici une influence révolutionnaire. Par contre le Japon a fait dans ces dernières dizaines d'années un pas de géant en avant dans le domaine du développement technique ; c'est ainsi que la culture japonaise a fait aussi des progrès extrêmement rapides : il suffit de rappeler la science japonaise.

Dans la première moitié du moyen âge qui, au point de vue de la culture générale, était de beaucoup inférieur à la société antique, la technique a fait un grand pas en arrière relativement à l'antiquité, et maints procédés et inventions mécaniques de l'antiquité ont été complètement oubliés... « à l'exception de la technique de guerre et de la métallurgie du fer liée à cette première ». (V. K. Agafonov : La Technique moderne. Le bilan de la science, tome III, p. 16). Il est clair qu'on n'a pas pu créer une « richesse intellectuelle » sur une telle base technique : la société avait trop peu de sève pour vivre « une vie intense ». Le progrès fait par l’Europe correspond au développement de la technique capitaliste (entre 1750 et 1850 un véritable bouleversement s'est produit dans la technique ; on invente la machine à vapeur, les transports à vapeur, on utilise le charbon, on travaille le fer, au moyen de procédés mécaniques, etc...). Ensuite on applique l'électricité, la technique des turbines, les moteurs Diesel, les automobiles, la navigation aérienne. Les moyens techniques de la société et ses forces productives atteignent une hauteur incomparable jusqu'alors. Rien d'étonnant que la société humaine ait pu dans ces conditions développer « une vie spirituelle » très complexe et très variée. En effet si nous considérons la floraison des anciennes cultures avec leur vie spirituelle relativement complexe, nous verrons tout de suite ce qu'il y avait d'arriéré dans leur technique, par comparaison avec la technique capitaliste de l'Europe nouvelle et de l'Amérique. La principale application des instruments plus ou moins compliqués se limitait aux travaux de construction, aux conduites d'eau et aux mines. L'obtention de la production maxima elle-même était basée, non pas sur la perfection des instruments, mais sur l'application d'une masse colossale de forces de travail vivantes. « Hérodote raconte comment 100 000 hommes ont traîné des pierres pendant trois mois pour la pyramide de Chéops (2 800 ans avant J. C.) et comment il a fallu dix ans de travaux de terrassements préparatoires pour tracer une route depuis les carrières jusqu'au Nil. » (Agafonov, L. c. p. 5).

On voit par la définition que donne de la « machine », Vitruve, un ingénieur de la Rome antique, à quel point la technique était alors relativement pauvre : « La machine, dit-il, est un arrangement en bois qui rend de très grands services pour soulever les charges. » (Id. p. 3). Ces «machines en bois servaient surtout pour soulever les charges, tout en exigeant d'ailleurs l'emploi d'une quantité considérable de forces humaines ou animales ».


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