1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

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La Société


29.Les sociétés en formation.

Du fait que l'homme, en tant qu'homme, a toujours vécu dans la société, il ne résulte nullement que des sociétés nouvelles ne puisent se former ou les anciennes se développer.

Supposons qu'à une époque déterminée, il existe, sur divers points du globe, des conglomérats humains. Supposons ensuite que ces conglomérats n'aient aucun rapport entre eux: ils sont séparés par des montagnes, par des rivières, par des mers, et n'ont pas encore atteint un degré de civilisation tel qu'ils puissent vaincre ces obstacles. S'il arrive qu'ils entrent en contact les uns avec les autres, cela ne se produit que rarement et d'une façon irrégulière : il ne peut être question de relations stables entre eux.

Sommes-nous dans ce cas en présence d'une seule société considérable qui embrasse ces conglomérats humains particuliers  ? Pas du tout. Nous avons ici, non pas une seule société, mais autant de sociétés qu'il y a de conglomérats. Pourquoi  ? Parce que c'est le lien du travail, « le rapport de production », qui forme l'ossature, le squelette du corps social, qui constitue la base, le trait caractéristique principal de la société. Dans l'exemple cité plus haut, ce lien entre les conglomérats n'existe pas; par conséquent, nous ne sommes pas ici en présence d'une seule société, mais de sociétés différentes, dont chacune a sa propre histoire.

Lorsqu'il s'agit ici d' « hommes », on peut les réunir, non pas en une société, mais les réunir en tant qu'hommes pour les distinguer des autres animaux, ou, en d'autres termes, on peut les considérer comme quelque chose de particulier (hommes) au point de vue, biologique, c'est-à-dire de la même espèce biologique (non pas des puces, des girafes ou des éléphants, mais d'une seule espèce: des hommes). Mais, au point de vue de la science sociale, de la sociologie, il n'existe ici aucune unité, aucune société ; nous avons affaire à une espèce et à plusieurs sociétés. Pour qu'il y ait une unité biologique; il faut que les animaux donnés aient la même structure, les mêmes organes, etc... ; l'unité sociologique exige que les animaux - hommes travaillent ensemble, et non pas les uns parallèlement aux autres, et non pas en même temps, mais en commun.

Certes, nombreux sont ceux qui contestent le fait que les sociétés sont des agrégats fermés. Ainsi, le professeur Wipper écrit (Les nouveaux horizons de la science historique. Le monde contemporain) : « Il se peut que, dès le début de la civilisation, les sociétés complètement fermées, l'économie naturelle pure, n'aient jamais existé. Les rapports commerciaux, la colonisation et les migrations, la propagande ont existé depuis des temps immémoriaux. Sans doute, un travail indépendant était exécuté aussi localement, maintes choses ont été réalisées simultanément, dans des limites géographiques et dans des conditions différentes, par des efforts indépendants, mais il se peut aussi que, plus souvent encore, le degré suivant de l'évolution ait été atteint d'un seul bond, grâce à une leçon prématurée, insuffisamment comprise, mais due surtout à une source étrangère et ensuite oubliée ». Cependant, si une société absolument (« complètement ») fermée n'a même jamais existé, il n'en est pas moins vrai que les échanges entre différentes sociétés humaines étaient extrêmement faibles. Ainsi, par exemple, quels rapports durables ont pu exister entre les peuples européens et l'Amérique avant le voyage de Christophe Colomb  ? Mais, entre les peuples européens eux-mêmes, le lien était très faible au moyen âge, par exemple. Par conséquent, on ne peut pas parler dans ces cas, d'une société humaine unique - l'humanité était à cette époque une unité biologique, et rien d'autre.

Supposons maintenant qu'entre nos sociétés commencent d'abord des rapports d'ordre militaire et ensuite d'ordre commercial. Ces rapports commerciaux deviennent de plus en plus durables, et il arrive un moment où une société ne peut plus vivre sans l'autre ; les unes produisent principalement une chose, les autres, une autre ; on échange ces produits et l'on travaille ainsi l'un pour l'autre, ce travail n'ayant pas un caractère fortuit, mais régulier, indispensable, pour l'existence de ces deux « sociétés ». Qu'arrive-t-il alors  ? Il arrive ainsi que nous avons déjà une seule société de dimensions plus grandes. Elle a été formée par la réunion des deux sociétés distinctes.

Mais un processus contraire est aussi possible. Dans certaines conditions, une société peut se diviser en plusieurs ; il en est ainsi dans les périodes de décadence.

Que peut-on conclure de ces faits  ? Que la société n'est rien de figé., ni de donné depuis des siècles. Nous pouvons observer le processus de la formation d'une société. Nous l'avons vu, par exemple, dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle. Des rapports de plus en plus étroits s'établissaient entre les différents pays par des voies diverses (grâce aux guerres coloniales, à l'augmentation des échanges, des importations et exportations de capitaux, grâce aux migrations de population d'un pays à l'autre, etc...). Des rapports économiques durables (et non pas fortuits) s'établissaient entre les pays et, en dernier lieu, des liens de travail. L'économie mondiale naissait, le capitalisme mondial se développait, et ses différentes parties influaient les unes sur les autres. En même temps que se déplaçaient sur un plan international les hommes et les choses, les marchandises, les capitaux, les ouvriers, les commerçants, les ingénieurs, etc... un torrent puissant d'idées scientifiques, artistiques, philosophiques, politiques, religieuses et autres faisait irruption d'un pays à l'autre. Les échanges mondiaux matériels ont entraîné à leur suite les échanges spirituels. C'est ainsi qu'a commencé à se former une seule société humaine, ayant une seule histoire.


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