1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
La Société
Nous ne rencontrons pas seulement des corps simples qui se présentent devant nous comme des entités (par exemple, une feuille de papier, une vache ou monsieur un tel). Nous parlons souvent d'unités complexes, de grandeurs complexes. En étudiant le mouvement d'une population, nous disons: le nombre des enfants nouveau-nés du sexe masculin a augmenté de tant, en un certain laps de temps. Ce « nombre d'enfants du sexe masculin » se présente comme une quantité complexe, composée d'unités particulières, et considérée comme un tout (ou agrégat statistique). Nous parlons aussi de forêt, de classe, de société humaine, et nous sentons tout de suite que nous avons devant nous une quantité composée, nous la considérons comme un tout, mais nous savons en même temps que ce tout est composé d'éléments indépendants jusqu'à un certain point : la forêt est composée d'arbres, de buissons, etc... une classe - d'hommes particuliers qui appartiennent à cette classe. De telles quantités complexes portent le nom d'agrégats.
Nous voyons déjà, cependant, d'après les exemples cités, que ces agrégats peuvent être différents : quand nous parlons des enfants mâles nés en 1921, ou de la forêt de Fontainebleau, on sent distinctement une différence. En quoi consiste cette différence ? Il n'est pas difficile de le voir. En effet, lorsque nous parlons des enfants, ces derniers ne sont pas reliés, en réalité, dans la vie, et par eux-mêmes; l'un se trouve dans un endroit, un autre ailleurs, l'un n'influe nullement sur l'autre, chacun vit à part. C'est nous qui les unissons, c'est nous qui les dénombrons, c'est nous qui en faisons un agrégat. Ce dernier est imaginé, fait sur le papier, mais n'est nullement vivant ni réel. De tels agrégats artificiels portent le nom de fictifs ou logiques.
La chose se présente tout autrement, quand nous parlons de société, de forêt ou de classe. Ici, l'union des éléments qui les composent n'est pas seulement fictive (logique). En effet nous avons devant nous une forêt avec ses arbres, ses buissons, ses herbes, etc... Ne voyons-nous pas ici une union dans la vie ? Certainement. La forêt n'est même pas une simple réunion d'éléments divers, car toutes ses parcelles influent sans cesse l'une sur l'autre, ou comme on dit, se trouvent en rapport de réciprocité permanente. Abattez une partie de ses arbres et il se peut qu'une partie de ceux qui restent mourront, faute d'humidité suffisante et, par contre, dans un autre endroit, d'autres arbres pousseront mieux, ayant plus de soleil. Ainsi, nous sommes en présence de « l'action réciproque » des parties qui composent « la forêt », et cette action est tout à fait réelle et nullement imaginée pour nous dans un certain but. Plus encore : cette action réciproque est durable et continue aussi longtemps que l'agrégat donné existe. De tels agrégats portent le nom d'agrégats réels.
Il ne faut pas oublier cependant que toutes ces différences sont très relatives. En effet, strictement parlant, les unités « simples » n'existent pas. Monsieur Un Tel est, en réalité, une colonie de cellules, c'est-à-dire un corps extrêmement complexe. Un atonie, comme nous le savons, se décompose également. Et aucune limite de division n'existant en principe, aucune « simplicité » n'existe non plus, en fin de compte. Les différences que nous constatons n'en ont pas moins leur valeur dans certaines limites - un individu est un corps simple et non pas un agrégat par rapport à la société ; il est un corps composé, un agrégat réel, par rapport à une cellule, etc... Lorsque nous voulons parler de ces choses sans les comparer, nous nous servons du nom de système. D'après leur essence, les termes de « système » et d' « agrégat réel » signifient chez nous la même chose. La relativité de ces « distinguo » apparaît encore ailleurs : strictement parlant, le monde entier est un agrégat réel et infini, dont toutes les parcelles agissent sans cesse les unes sur les autres. C'est ainsi que n'importe quels objets et éléments (lu inonde exercent les uns Sur les autres une action continue. Cependant, cette action réciproque peut être plus on moins directe ou indirecte. C'est là-dessus que sont basées les différences dont nous parlons plus haut ; elles ont, répétons-le, leur valeur, si on les comprend dialectiquement, c'est-à-dire relativement, dans les limites déterminées et « suivant les circonstances ».