1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Introduction :
Limportance pratique des sciences sociales
Telle est la question qui se pose maintenant devant nous. Si les sciences sociales ont un caractère de classe, pour quelles raisons la science prolétarienne est-elle supérieure à celle de la bourgeoisie ? La classe ouvrière a ses intérêts, ses aspirations, sa vie pratique propres, tout comme la bourgeoisie. Elles sont aussi intéressées l'une que l'autre. Le fait qu'une classe est bonne, généreuse, soucieuse du bien de l'humanité, et l'autre cupide, ne recherchant que le profit, etc., change-t-il quelque chose à l'affaire ? L'une porte des lunettes rouges, l'autre, des lunettes blanches; pourquoi les lunettes rouges sont-elles meilleures que les lunettes blanches ? Pourquoi est-il plus facile d'observer la réalité à travers des lunettes rouges ? Pourquoi voit-on mieux avec elles ?
Avant de répondre à ces questions, quelques moments de réflexion sont nécessaires.
Voyons quelle est la situation de la bourgeoisie. Nous avons remarqué qu'elle est avant tout intéressée à maintenir l'ordre capitaliste ; on sait pourtant qu'il n'y a rien d'éternel sous le soleil. Il y a eu jadis un régime d'esclavage, ensuite un régime féodal; il y a eu et il y a encore le régime capitaliste ; on a connu encore d'autres formes de sociétés humaines. S'il en est ainsi - et il en est incontestablement ainsi, - on peut en tirer la conclusion suivante : quiconque veut comprendre correctement la vie sociale doit comprendre avant tout que tout change et qu'une forme sociale en remplace une autre. Prenons, par exemple, un seigneur féodal ayant vécu avant l'affranchissement des serfs. il lui était absolument impossible de se représenter un régime où les serfs ne seraient plus à vendre ou à échanger contre des chiens de chasse. Ce seigneur féodal serait-il capable de comprendre les conditions réelles du développement social ? Certainement non. Pourquoi ? Pour la très simple raison qu'il portait sur ses yeux, non pas des lunettes, mais un véritable bandeau. Il était incapable de voir plus loin que le bout de son nez, et c'est pourquoi il ne pouvait même pas comprendre ce qui se passait sous ses yeux.
Il en est exactement de même pour la bourgeoisie. Étant intéressée à conserver le régime capitaliste, elle croit en sa solidité et en son éternité. C'est pourquoi elle n'est pas en état d'observer et de voir telles particularités et tels phénomènes du développement de la société capitaliste, qui indiquent sa fragilité, sa décadence inévitable (ou même sa décadence possible), sa transformation en un autre ordre social. C'est en étudiant l'exemple de la guerre mondiale et de la Révolution que l'on s'en aperçoit le mieux. Parmi les savants bourgeois plus ou moins considérables, lequel a prévu les conséquences du bouleversement mondial ? Aucun. Qui, parmi eux, a prédit l'avènement de la Révolution ? Ils n'ont tous fait que soutenir leurs gouvernements bourgeois et prédire la victoire aux capitalistes de leur pays. Ce sont pourtant des phénomènes tels que l'appauvrissement résultant de la guerre et les Révolutions prolétariennes, inconnues jusqu'alors, qui décident du sort de l'humanité et modifient l'aspect du monde. C'est ici, précisément, que la science bourgeoise n'a rien prévu. Par contre, les communistes, représentants de la science prolétarienne, l'ont prévu. Cela s'explique par le fait que le prolétariat n'est aucunement intéressé à la conservation de l'ordre ancien, ce qui lui permet de voir beaucoup plus loin.
Il est maintenant facile de comprendre pourquoi la science du prolétariat est supérieure à celle de la bourgeoisie. Elle est supérieure, parce qu'elle étudie les phénomènes de la vie sociale d'une façon plus large et plus profonde, parce qu'elle sait voir plus loin et observer des choses que la science sociale bourgeoise est incapable d'apercevoir. On comprendra de même que nous autres, marxistes, sommes autorisés à considérer la science prolétarienne comme la science véritable et à exiger qu'elle soit généralement reconnue comme telle.