Déclaration rédigée par Trotsky et adressée aux membres du CC et de la CCC, du PCbR en juillet 1926, publiée dans le Bulletin Communiste, 4 6 1927. |
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Déclaration des 13
Aux membres du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle du Parti.
Des faits visiblement menaçants, de plus en plus fréquents dans le Parti ces temps derniers, nécessitent un jugement attentif et consciencieux ; malgré toutes les tentatives faites d'en haut pour séparer des masses ouvrières une certaine portion du Parti et lui faire abandonner les méthodes propres à celui ci, nous croyons inébranlablement au maintien de l'unité. C'est précisément pour cette raison que nous voulons, en toute franchise, netteté et même violence, exposer ici notre avis sur les phénomènes malsains qui menacent le Parti, sans rien passer sous silence, rien atténuer, rien voiler.
La cause directe, qui rend les crises du Parti de plus en plus aiguës, c'est le bureaucratisme, monstrueusement développé pendant la période suivant la mort de Lénine. Ce bureaucratisme continue à gagner du terrain.
Le CC d'un parti gouvernemental, pour agir sur celui ci, dispose non seulement de moyens idéologiques et administratifs inhérents aux partis, mais encore de moyens étatiques et économiques. Lénine a toujours tenu compte du danger de la concentration du pouvoir administratif entre les mains des fonctionnaires du Parti, celle ci entraînant une pression bureaucratique sur ce dernier. C'est précisément pour cette raison que Lénine a eu l'idée d'une commission de contrôle qui, sans avoir le pouvoir administratif, aurait néanmoins entièrement celui de combattre le bureaucratisme, pour défendre le droit des membres du Parti d'exprimer librement leur opinion et de voter selon leur conscience sans avoir à redouter de représailles.
« A l'heure actuelle, une tâche particulièrement importante incombant aux commissions de contrôle, dit la décision de la conférence du Parti de janvier 1924, est de combattre la déviation bureaucratique de l'appareil du Parti et de ses mœurs, de faire rendre compte de leur attitude aux fonctionnaires du Parti ayant entravé l'application de la démocratie ouvrière dans la vie quotidienne des organisations, le libre exposé des opinions dans les réunions et ayant limité le principe électif dans des cas non prévus par les statuts. »
Pourtant, en fait, et il faut le dire dès l'abord, la CCC elle même est devenue un organe purement administratif ; elle aide les autres organes bureaucratiques à faire pression en exécutant pour eux des représailles, en persécutant toute pensée autonome dans le Parti, toute voix de critique, tout murmure d'inquiétude quant au sort de celui ci, toute remarque critique contre certains dirigeants du Parti.
La résolution du X° Congrès dit : « Par démocratie ouvrière dans le Parti, on entend une forme d'organisation assurant, dans l'application de la politique du Parti, une participation active de tous les membres, y compris les plus arriérés, à la discussion de toutes les questions posées, et à leur solution, ainsi qu'une participation active à la construction du Parti. La démocratie ouvrière exclut toute nomination aux fonctions en tant que système ; elle se manifeste par le principe électif largement étendu à toutes les institutions de la base au sommet, par l'obligation pour ces institutions de rendre des comptes et de se soumettre au contrôle, etc. ».
Seul un régime pénétré de ces principes peut protéger le Parti contre la formation de fractions, incompatible avec les intérêts vitaux du prolétariat. Séparer la lutte contre les fractions de la question du régime effectif du Parti est une déformation essentielle du travail à accomplir, crée des déviations bureaucratiques et par suite, des fractions.
La résolution du 5 décembre 1923, adoptée à l'unanimité, montrait que le bureaucratisme, en opprimant la liberté d'appréciation, en tuant la critique, pousse inévitablement des militants de borne foi dans la voie de l'isolement ou de la création de fractions. Les événements de ces derniers temps, particulièrement l'affaire des camarades Lachévitch, Bielenky, Tchernychov, etc. [1] confirme entièrement et pleinement l'exactitude de cette remarque. Représenter cette affaire comme la conséquence du mauvais vouloir d'une personne isolée ou d'un certain groupe à l'égard du Parti serait un aveuglement criminel. En réalité, nous sommes en présence d'une conséquence évidente et incontestable des méthodes officielles qui font que l'on ne peut parler qu'au sommet, tandis qu'à la base on pense à part, en gardant ses pensées sous le boisseau. Ceux qui ne sont pas contents, qui ne sont pas d'accord, qui ont des doutes, craignent de faire entendre leur voix dans les réunions du Parti. La masse de celui ci n'entend jamais que les discours des autorités, d'après les mêmes éternels clichés. Les liens se relâchent, la confiance dans la direction décline.
L'esprit officiel et l'indifférence qui en résulte irrémédiablement règnent dans les assemblées du Parti. Au moment du vote, il n'est pas rare qu'il ne reste qu'une minorité insignifiante ; les assistants se hâtent de partir pour ne pas être obligés de voter des décisions dictées d'avance. Toutes les résolutions sont toujours et partout adoptées à « l'unanimité ».
Ces faits se répercutent douloureusement sur la vie interne du Parti. Les membres craignent d'exprimer tout haut leurs pensées les plus chères, leurs désirs, leurs exigences. Voilà la cause de l'affaire Lachévitch et autres.
Il est tout à fait évident que les centres directeurs ont d'autant plus de difficulté à appliquer leurs décisions selon les méthodes de la démocratie du Parti que l’avant garde de la classe ouvrière considère de moins en moins leur politique comme sienne.
La divergence entre la direction de la politique économique et celle des sentiments et des pensées de l'avant garde prolétarienne renforce inévitablement le besoin d'une pression et donne à toute la politique un caractère administratif et bureaucratique.
Toutes autres explications de la croissance du bureaucratisme ne se rapportent qu'à des points secondaires et n'atteignent pas le fond de la question.
Le développement insuffisant de l'industrie, par rapport au développement économique du pays dans son ensemble, correspond, malgré l'augmentation du nombre des ouvriers, à une diminution de l'influence du prolétariat dans la société. L'influence de ce développement insuffisant sur l'économie rurale et la croissance rapide des koulaks réduisent dans les campagnes le rôle des journaliers et des paysans pauvres, ainsi que leur confiance envers FËtat et envers eux mêmes. L'augmentation insuffisante des salaires, comparée au relèvement du niveau de vie des éléments non prolétariens des villes et des. privilégiés des campagnes, diminue, pour le prolétariat, la certitude politique et culturelle d'être classe dirigeante. De là, en particulier, le recul évident de l'activité des ouvriers et des paysans pauvres dans les élections aux Soviets ; ce fait est un avertissement des plus sérieux à notre Parti.
Au cours de ces derniers mois, on flétrissait du nom de démagogie l’idée de garantir, par tous les moyens, pendant la période des difficultés économiques, le maintien des salaires réels, afin de pouvoir, dès la première amélioration, passer à un nouveau relèvement de ceux ci. Pourtant, c'était pour l'État ouvrier le devoir le plus élémentaire que de poser ainsi la question. La masse du prolétariat, dans son noyau décisif, est assez mûre pour comprendre ce qui est possible et ce qui est irréalisable. Quand, pourtant, elle entend dire chaque jour que nous nous développons au point de vue économique, que notre industrie prend de l'extension rapidement, que toutes les affirmations sur l'insuffisance de l'allure du développement de l'industrie sont fausses, que le développement du socialisme est garanti d'avance, que toute critique de notre direction économique est basée sur le pessimisme, le manque de foi, etc. ; quand,. d'autre part, on répète à cette masse que la revendication du maintien du salaire réel avec son relèvement systématique dans l'avenir est de la démagogie, les ouvriers ne peuvent pas comprendre comment l'optimisme officiel au sujet des vues d'avenir et d'ensemble peut aller de pair avec le pessimisme sur les salaires.
Pour les masses, de pareils discours semblent inévitablement faux ; ils ébranlent la confiance dans les sources officielles et font naître une sourde inquiétude. La méfiance envers les réunions officielles, les rapports et les votes provoque, chez des militants parfaitement disciplinés, une tendance à se renseigner sans passer par l'appareil du Parti et les renseignements ainsi obtenus font palpiter les masses ouvrières. Il y a là un danger des plus graves. Mais il ne faut pas frapper les symptômes de la maladie, mais aux racines du mal et, en particulier, à l'attitude de la bureaucratie relativement aux salaires.
Le rejet, au Comité central d'avril d'une proposition des plus légitimes et indispensables tendant à garantir le maintien du salaire réel fut une erreur nette, évidente qui amena, en fait, une baisse des salaires. L'imposition d'une partie des salaires par l'impôt agricole entraîna une nouvelle aggravation. L’influence de ces faits sur la vie quotidienne se trouva encore renforcée par l'application erronée du « régime des économies » et l'état d'esprit des ouvriers en fut également aggravé, La lutte, en elle même absolument nécessaire, pour arriver à disposer plus prudemment et plus consciencieusement des ressources de l'État, créa une pression mécanique de haut en bas et amena finalement une pression sur les ouvriers, surtout sur les plus mal payés, ceux dont le sort est le moins assuré ; cette pression eut pour cause l'erreur radicale commise lors de l'organisation de cette lutte et le fait que celle ci fut menée sans le contrôle de l'ouvrier et du paysan. Cette triple faute dans le domaine des salaires, de l'impôt agricole et du régime des économies, doit être résolument corrigée et sans retard. Il faut, dès maintenant, faire les préparatifs pour accorder, en automne, une certaine augmentation des salaires en commençant par les plus défavorisés, Cela est parfaitement possible, étant donnée l'envergure de notre économie et de notre budget et en dépit de toutes les difficultés présentes et à venir. Mais il y a plus : précisément pour triompher de ces difficultés, il est avant tout indispensable de stimuler l'intérêt actif qu'ont les masses ouvrières à voir s'accroître la puissance de production de l'industrie d' État. Toute autre politique serait, au plus haut degré, non seulement au point de vue politique, mais également dans le domaine économique, une politique à courte vue.
Il est donc impossible de ne pas reconnaître une très grande faute (refus du Comité, central de juillet de mettre à son ordre du jour la question de la situation des ouvriers en général, ainsi que de donner des directives précises pour la construction des habitations ouvrières, d'importance exceptionnelle).
Cette année démontre de nouveau, en toute clarté, que le développement de l'industrie d'État retarde sur celui de l'ensemble de l'économie nationale ; la nouvelle récolte nous surprend encore une fois sans réserves de marchandises.
Pourtant l'avance vers le socialisme n'est garantie que si le développement de l'industrie ne retarde pas sur l'ensemble de l'économie, mais l'entraîne en rapprochant systématiquement le pays du niveau technique des pays capitalistes les plus avancés. Tout doit être subordonné à cette tâche, vitale aussi bien pour le prolétariat que pour la paysannerie. Ce n'est qu'à condition de développer avec suffisamment de puissance l'industrie qu'il est possible d'assurer à la fois le relèvement des salaires et les bas prix des marchandises dans les campagnes. Ce serait une absurdité que de baser des projets relativement vastes sur les concessions étrangères auxquelles nous ne pouvons accorder non seulement une place prépondérante, mais même, en général, une place importante sans porter atteinte au caractère socialiste de notre industrie. Le problème consiste donc à établir, au moyen d'une juste politique d'impôts, de prix, de crédits, etc., une répartition de l'accumulation dans les villes et les campagnes permettant de triompher, avec la plus grande rapidité possible, de la disproportion entre l'industrie et l'agriculture.
Si la partie riche des campagnes a pu garder les céréales de l'année passée jusqu'au printemps, réduisant les exportations comme les importations, augmentant le chômage, faisant monter les prix de détail, cela signifie que la politique des impôts et de l'économie en général qui rend possible une telle attitude envers les ouvriers et les paysans est erronée. Une juste politique des impôts parallèlement à une juste politique des prix constitue, dans ces conditions, une des parties les plus importantes d'une direction socialiste de l'économie.
Les quelques centaines de millions de roubles accumulées et concentrées dès maintenant dans les couches supérieures des campagnes servent à l'oppression, par l’usure, des paysans pauvres. Dans les mains des commerçants, intermédiaires et spéculateurs, plus d'un milliard de roubles s'est déjà amassé. Il est nécessaire, par une pression fiscale plus énergique, d'affecter une partie considérable de ces ressources à l'alimentation de l'industrie, au renforcement du crédit agricole, au soutien des paysans pauvres, en leur fournissant des machines et des outils à des conditions privilégiées. L'alliance des paysans et des ouvriers est avant tout, dans les conditions actuelles, une question d'industrialisation.
Pourtant le Parti s'aperçoit avec inquiétude que la résolution du XlV° Congrès sur l'industrialisation passe, en fait, de plus en plus à l'arrière plan ; c'est ainsi, d'ailleurs, qu'ont été annulées toutes les résolutions sur la démocratie dans le Parti. Pour cette question fondamentale dont dépend la vie ou la mort de la Révolution d'Octobre, le Parti ne peut pas et ne veut pas vivre d'après des manuels officiels qui, souvent, sont dictés non par les intérêts de la cause, mais par ceux de la lutte de fractions. Le Parti veut savoir, réfléchir, vérifier, décider. Le régime actuel l'en empêche ; c'est ce qui explique la circulation clandestine de documents du Parti, « l'affaire » Lachévitch, etc.
Dans les questions de la politique agraire, le danger des faveurs accordées aux riches se précise de plus en plus. On entend déjà ouvertement les voix les plus influentes se prononcer pour la transmission de la direction effective des coopératives agricoles aux paysans moyens « puissants », pour le secret complet sur les dépôts des koulaks, pour la vente aux enchères des outils de toute première nécessité appartenant aux emprunteurs insolvables, c'est à dire aux paysans pauvres, etc. L'alliance avec le paysan moyen se transforme, de plus en plus fréquemment, en une orientation vers le paysan moyen aisé qui, le plus souvent, est le frère cadet du koulak.
L'État socialiste a, parmi ses tâches les plus importantes, celle de faire sortir, grâce à la coopération, les paysans pauvres de leur situation sans issue. L'insuffisance de ses ressources ne permet pas de réaliser de suite des changements brusques. Mais elle ne donne pas le droit de fermer les yeux devant le véritable état des choses et de bourrer le crâne du paysan pauvre d'une morale de résignation tout en encourageant le koulak. Cette façon d'aborder la question, de plus en plus fréquente dans notre Parti, menace de creuser un abîme entre nous et notre principal appui dans les campagnes : le paysan pauvre. Ce n'est que s'il existe une liaison indestructible entre le prolétariat et les paysans pauvres que peut se faire rationnellement leur alliance commune avec les paysans moyens, c'est à dire une alliance dont la direction appartienne à la classe ouvrière. Pourtant, c'est un fait que les décisions du Comité central d'Octobre sur l'organisation des paysans pauvres ne sont encore presque pas appliquées par les organisations locales. C'est un fait qu'au sommet de l'administration on constate une tendance à repousser ou à remplacer, autant que possible, les communistes et les paysans pauvres faisant partie des cadres des coopératives agricoles, par des paysans moyens « puissants ». C'est un fait que, sous prétexte d'alliance entre paysans pauvres et moyens, nous constatons très souvent la subordination politique des paysans pauvres aux moyens et, par l'intermédiaire de ces derniers, aux koulaks.
Les effectifs de l'industrie d'État n'atteignent pas encore deux millions ; en y ajoutant les ouvriers des transports, ils restent inférieurs à trois millions. Les fonctionnaires des Soviets, des syndicats, des coopératives et autres ne sont certainement pas moins nombreux. Cette comparaison seule témoigne déjà du rôle colossal joué par la bureaucratie, tant au point de vue politique qu'économique ; il est tout à fait évident que l'appareil d'État, par sa composition sociale et son niveau de vie est, pour une très grande part, bourgeois et petit bourgeois ; il tend à s'éloigner du prolétariat et des paysans pauvres et à se rapprocher, d'une part, des intellectuels mis à l'écart et, de l'autre, des patrons, concessionnaires, commerçants, koulaks, nouveaux bourgeois. Combien de fois Lénine n'attira t il pas l'attention sur les déviations bureaucratiques de l'appareil d'État et sur la nécessité, pour les syndicats, de défendre souvent les ouvriers contre lui. Cependant, c'est précisément dans ce domaine que les bureaucrates du Parti sont contaminés en se trompant eux mêmes de la façon la plus dangereuse. Ceci ressort particulièrement du discours de Molotov à la XIV° conférence moscovite du Parti (Pravda, 13 décembre 1925). « Notre État », disait il, « est un État ouvrier »... Mais voici qu'on nous offre une formule exprimant qu'il serait plus juste de dire : « rapprocher encore plus la classe ouvrière de notre État... » Comment cela? Nous devrions nous fixer comme tâche de rapprocher les ouvriers de notre État ? Mais alors, qu'estce que notre État ? A qui est il ? Pas aux ouvriers ? L'État n'est il pas le prolétariat ? Comment peut on alors rapprocher les ouvriers de l'État, c'est àdire rapprocher les ouvriers eux mêmes de la classe ouvrière au pouvoir, dirigeante de l'État ? » Ces paroles étonnantes sont la négation de la tâche de l'avant garde prolétarienne luttant pour se soumettre réellement l'appareil d'État, au point de vue idéologique et politique. Quelle différence énorme entre cette attitude et le point de vue de Lénine qui écrivait dans ses derniers articles que notre appareil d'État n'est que légèrement renforcé au sommet et a conservé, à tous les autres points de vue, ce qu'il y a de plus ancien dans la vieille administration. Il est naturel que la lutte la plus réelle, la plus sérieuse contre le bureaucratisme, lutte effective et non pas de pure forme, soit considérée maintenant comme un obstacle, une mauvaise querelle, un esprit de fraction.
En 1920, la conférence du Parti, dirigée par Lénine, déclara inadmissible que des organes du Parti ou certains camarades se laissassent guider, lors des mobilisations de communistes, par d'autres considérations que l'intérêt de la cause. Toute répression exercée contre des camarades parce que leurs opinions diffèrent du point de vue officiel sur une question quelconque est intolérable. Toute la pratique actuelle contredit cette décision à chaque instant. La vraie discipline est ébranlée et remplacée par la soumission aux personnalités influentes de l'appareil. Des camarades auxquels le Parti peut se fier en toute sécurité dans les jours difficiles sont éliminés des cadres en nombre de plus en plus grand, déplacés, déportés, persécutés et remplacés très souvent par des gens de passage, non éprouvés, mais se distinguant par l'obéissance passive. Ce sont ces graves défauts du régime du Parti qui ont transformé en accusés les camarades Lachévitch et Bielenki, connus depuis plus de vingt ans comme membres dévoués et disciplinés. L'acte d'accusation dressé contre eux est donc un acte d'accusation contre les déviations bureaucratiques de l'appareil du Parti.
L'importance, pour un parti bolchevik, d'un appareil centralisé, fortement uni, n'a pas besoin d'être élucidée. La révolution prolétarienne serait possible sans cette charpente. La majorité de l'appareil du Parti se compose, de militants dévoués et désintéressés qui n'ont point, d'autre mobile que la lutte de la classe ouvrière. Les mêmes militants aideraient avantageusement à faire appliquer la démocratie dans le Parti, s'il existait un régime normal et une utilisation rationnelle des capacités.
Le bureaucratisme atteint cruellement l'ouvrier dans le Parti, dans l'économie, dans la vie quotidienne, dans la culture. Sans doute la composition sociale du Parti s'est améliorée au cours de ces dernières années, mais, en même temps, il est apparu tout à fait nettement que l'augmentation seule du nombre des ouvriers, même actuellement occupés dans les ateliers, ne garantissait pas le Parti des déviations bureaucratiques et des autres dangers. En fait, l'influence du simple membre, en présence du régime actuel, est très faible, souvent nulle.
C'est sur la jeunesse ouvrière et paysanne que la répercussion du régime bureaucratique est la plus pénible.. Dans les conditions de la NEP, cette jeunesse, qui n'a pas connu la lutte des classes d'autant, ne pourra atteindre au bolchevisme qu'à la condition de travailler pour penser, critiquer, vérifier par elle même. Lénine recommanda souvent d'être particulièrement attentif et prudent envers les processus d'idées de la jeunesse. Au contraire, le bureaucratisme entrave le développement de la jeunesse, refoule les doutes, abat la critique et, sème ainsi, d'une part, la méfiance et le découragement et, de l'autre, l'arrivisme. A la tête des Jeunesses Communistes, le bureaucratisme, au cours de la dernière période, a acquis un développement extrême, mettant au premier plan nombre de bureaucrates jeunes mais précoces. C'est pourquoi, dans les cadres des Jeunesses Communistes, les éléments venant du prolétariat, des journaliers, des paysans pauvres sont de plus en plus remplacés par des intellectuels et des petits bourgeois s'adaptant mieux à une direction émanant des bureaux, mais plus éloignés de la masse ouvrière et paysanne. Pour assurer aux Jeunesses Communistes une direction prolétarienne convenable, il faut donner à celles ci comme au Parti un coup de barre vers la démocratisation, c'est à dire vers l'établissement de conditions permettant aux jeunes de travailler, penser, critiquer et décider et d'arriver ainsi à la maturité révolutionnaire sous la direction prudente du Parti.
Le régime bureaucratique s'implante comme une rouille dans la vie des ateliers et usines. Si, en fait, les membres du Parti sont privés du droit de critiquer les Comités du rayon, de la province ou du pays, de même, à l'usine, ils sont privés du droit de critiquer les autorités immédiates. Les militants sont apeurés. Un administrateur prévoyant sachant s'assurer l'appui du secrétaire d'une organisation hiérarchiquement supérieure se trouve, de ce fait, garanti contre toute critique d'en bas et souvent n'a pas à répondre d'une mauvaise administration on d'un abus de pouvoir.
Dans un pays où s'édifie l'économie socialiste, le contrôle vigilant des masses, surtout des ouvriers, dans les usines et les fabriques, est la condition principale d'un emploi économique des ressources nationales. Tant que les ouvriers ne pourront pas intervenir ouvertement contre les désordres et les abus, en démasquant et en nommant les coupables, de crainte d'être classés dans l'opposition, parmi les « désaccordeurs », les gêneurs, d'être éliminés de la cellule et même de l'usine, la campagne pour les économies comme celle pour la productivité du travail suivra inévitablement l'ornière bureaucratique, et lésera le plus souvent les intérêts vitaux des ouvriers. C'est précisément ce que l'on constate actuellement.
L'établissement peu soigneux ou maladroit des tarifs et des normes de production, qui atteint cruellement l'ouvrier, est neuf fois sur dix une conséquence directe de la négligence dont les fonctionnaires font preuve vis à vis des besoins élémentaires des ouvriers et de la production elle même. Il faut ajouter à cela le retard dans le paiement des salaires, c'est à dire la mise à l'arrière plan de ce qui devrait être le premier de nos soucis.
La question du superflu des sphères dirigeantes, comme on l'appelle, est liée à l'interdiction de toute critique. Beaucoup de circulaires ont été écrites contre le superflu. Nombre d'affaires le concernent devant les commissions de contrôle ; mais la masse se méfie de cette lutte bureaucratique contre le luxe. Il n'y a aussi, dans ce domaine, qu'une issue sérieuse : que la masse ne craigne pas de dire ce qu'elle pense.
Où se discutent toutes ces questions brutalités ? Non dans les réunions officielles du Parti, mais dans les coins et les recoins, sous le manteau, toujours avec crainte. Ces conditions intenables ont engendré « l'affaire » Lachévitch et autres. Déduction principale de cette « affaire » : il faut changer ces conditions.
Le développement du mouvement révolutionnaire mondial basé sur la solidarité fraternelle des travailleurs est la garantie principale de l'intégrité de l’URSS et de la possibilité pour nous d'une évolution socialiste pacifique.
Ce serait pourtant une erreur périlleuse que de créer ou entretenir, dans les masses ouvrières, l'espérance que les social démocrates ou les gens d'Amsterdam, en particulier le Conseil général des Trade Unions avec Thomas et Purcell en tête, sont disposés à lutter contre l'impérialisme et les interventions militaires, ou capables de le faire. Les collaborationnistes anglais, qui ont trahi si odieusement leurs propres ouvriers pendant la grève générale et achèvent maintenant de trahir la grève des mineurs, trahiront en cas de danger de guerre encore bien plus honteusement le prolétariat anglais et, avec celui ci, l'URSS et la cause de la paix. Dans les recommandations remarquables de Lénine à notre délégation à La Haye, il expliqua que c'est en démasquant impitoyablement les opportunistes devant les masses qu'il serait possible d'empêcher la bourgeoisie de surprendre les ouvriers à l'improviste quand elle tenterait à nouveau de provoquer la guerre. Ce qui importe surtout, écrivait il, c'est de réfuter à La Haye l'opinion courante sur les pacifistes d'Amsterdam, selon laquelle ceux ci seraient contre la guerre, ne comprendraient pas qu'elle puisse et doive tomber sur eux au moment le plus inattendu, seraient en état de concevoir, fût ce quelque peu, les moyens de la combattre, et seraient capables d'adopter contre la guerre des procédés logiques de lutte permettant d'atteindre le but. Lénine attirait particulièrement l'attention du Parti sur le fait que les discours de beaucoup de communistes contenaient des affirmations inexactes et extraordinairement insouciantes quant à la lutte contre la guerre. Je pense, écrivait il, qu'il faut intervenir impitoyablement contre de pareilles déclarations, surtout si elles ont été faites après la guerre et faire connaître le nom de leurs auteurs. On peut, autant qu'on le désire, surtout si cela est nécessaire, atténuer son jugement sur tel orateur, mais il ne faut pas passer sous silence un seul de ces cas, car une attitude insouciante envers cette question est un mal qui l'emporte sur tous les autres et envers lequel il est absolument impossible d'être indulgent. Il faut rappeler à nouveau ces paroles de Lénine à la conscience de notre propre parti et de tout le prolétariat international. Il faut dire, de façon à ce que tout le monde l'entende, que les Thomas, les Macdonald, les Purcell sont aussi peu aptes à empêcher l'agression impérialiste que les Tseretelli, les Dan et les Kerensky d'arrêter la boucherie impérialiste.
Une condition essentielle de la défense de l'URSS et, par conséquent, du maintien de la paix, est la liaison indéfectible entre l'Armée Rouge qui grandit et se renforce et les masses travailleuses de notre pays et du monde entier. Toutes les mesures économiques, politiques et culturelles, qui donnent de l'extension au rôle de la classe ouvrière dans l'État, renforcent sa liaison avec les paysans pauvres et avec les paysans moyens, consolident par là même l'Armée Rouge, assurent l'intégrité du pays des Soviets et affermissent la cause de la paix.
Redresser la politique de classe du Parti, c'est redresser sa politique internationale. Il faut rejeter toutes les conséquences douteuses de cette nouveauté présentant le triomphe de l'édification du socialisme dans notre pays comme n'étant pas intimement lié à l'allure et an résultat de la lutte du prolétariat européen et mondial pour la conquête du pouvoir. Nous construisons et construirons le socialisme. Le prolétariat européen luttera pour le pouvoir. Les peuples coloniaux luttent pour leur indépendance. C'est un front commun. Chaque détachement, dans son secteur, doit donner le maximum de son activité sans attendre l'initiative d'autrui. Le socialisme triomphera dans notre pays par des liens indéfectibles avec le mouvement révolutionnaire du prolétariat européen et mondial et grâce à la lutte de l'Orient contre le joug impérialiste.
L'orientation de la politique de l'IC, le régime intérieur de celle ci sont, à leur tour, intimement liés au régime de notre parti, qui a été et reste le parti dirigeant. Tout mouvement dans notre parti se répercute immanquablement dans les autres sections de l'Internationale. C'est donc d'autant plus notre devoir de vérifier notre conduite du point de vue international en véritables bolcheviks.
Le XlV° Congrès a estimé nécessaire que les autres Partis prennent part avec plus d'indépendance à la direction de l'IC. Malgré cela, cette résolution, comme les autres, demeure sur le papier et ce n'est pas un hasard. Il n'est possible de résoudre les questions aiguës dans l'IC par les voies politiques et administratives normales que s'il existe un régime normal dans notre propre parti. En tranchant mécaniquement les questions discutées, on menace d'affaiblir de plus en plus la cohésion interne des PC et leurs liens étroits. Au sujet de l'lC, il nous faut revenir avec décision aux règles fixées par Lénine et vérifiées pendant sa vie.
Pendant les deux années précédant le XlV° Congrès, il exista un « septuor » fractionnel dont faisaient partie six membres du Bureau politique et le camarade Kouibychey, président de la CCC. Ce Comité fractionnel, à l’insu du Parti, tranchait d'avance, secrètement, toutes les questions à l'ordre du jour du Bureau politique et du CC et résolvait de lui même toute une série de questions sans les soumettre à ce dernier. De la même manière fractionnelle, il disposait des hommes. Il liait ses membres par une discipline intérieure de fraction. Les camarades Yaroslavsky, larison, etc., qui luttent saris pitié contre les fractions et les groupements, prirent part aux travaux du «septuor » à côté de Kouibychev.
Après le XlV° Congrès, une fraction dirigeante analogue continua incontestablement à exister. A Moscou, Leningrad, Kharkov et dans les autres grands centres, des réunions secrètes ont lieu, organisées par une partie des sphères supérieures de l'appareil et cela malgré que tout l'appareil officiel soit dans leurs mains. Ces réunions secrètes, convoquées d'après des listes spéciales, sont de véritables assemblées de fractions. On y lit clés documents secrets, le simple fait de communiquer ceux ci entraîne pour tout adhérent aux dites fractions l'exclusion du Parti.
Il est évidemment absurde d'affirmer qu'une majorité ne peut être considérée comme une fraction. L'interprétation et l'application des résolutions des Congrès doivent revenir aux organes du Parti et non pas avoir lieu en faisant trancher d'avance toutes les questions par la fraction dirigeante dans les coulisses des institutions normales. Il y a, dans la fraction dirigeante, une minorité qui considère que la discipline de fraction prime celle du Parti. Tout ce mécanisme fractionnel a pour tâche de ne pas permettre de modifier la composition et la politique de l'appareil selon les règles normales statutaires. Chaque jour, cette fraction organisée menace de plus en plus l'unité du Parti.
Le mécontentement profond éprouvé contre le régime intérieur du Parti instauré après la mort de Lénine, le mécontentement plus prononcé encore causé par les écarts de notre politique font surgir inévitablement des interventions d'opposition et des discussions aiguës. Pourtant, le groupe dirigeant, au lieu de puiser des enseignements dans les faits nouveaux douloureux et de redresser sa ligne de conduite, aggrave systématiquement les erreurs du bureaucratisme.
Il ne peut faire maintenant aucun doute que le noyau fondamental de l'opposition de 1923 avait avec raison mis en garde contre les dangers d'une déviation de la ligne prolétarienne et contre la croissance menaçante du régime de l'appareil, comme le prouvent les actes de la fraction actuellement au pouvoir.
Les opposants de 1923, parmi lesquels des dizaines et des centaines de vieux bolcheviks ouvriers, trempés dans la lutte, étrangers à l’arrivisme et à la flagornerie, sont encore tenus à l’écart de l'activité du Parti, malgré toute la discipline et la retenue dont ils ont fait preuve.
La répression contre les cadres principaux de l'organisation de Leningrad après le XlV° Congrès ne pouvait ne pas causer une alarme profonde chez les meilleurs ouvriers de notre parti, habitués à considérer les ouvriers communistes de Leningrad comme la garde prolétarienne la mieux éprouvée. Ait moment où la nécessité d'une résistance au koulak grandissant se faisait le mieux sentir, le groupe dirigeant intervint contre l'avant-garde des ouvriers de Leningrad, coupable seulement d'avoir mis en garde contre le péril koulak. Les meilleurs militants furent déportés de Leningrad par centaines. Des milliers d'ouvriers communistes, constituant les meilleurs éléments actifs de l'organisation de Leningrad sont, par tous les moyens, écartés du travail du Parti. Chaque militant consciencieux se rend dès maintenant clairement compte que ces ouvriers avaient raison dans l'essentiel au point de vue politique. La blessure faite à l'organisation de Leningrad ne pourrait se cicatriser qu'à la suite d'un changement radical dans la régime intérieur du Parti. Si les choses continuent comme elles vont maintenant, on ne peut douter que non seulement à Moscou et à Leningrad il faudra encore et toujours de nouveau serrer la vis,. épurer et déporter, mais que les autres centres prolétariens comme le Donbass, Bakou, l'Oural devront aussi subir une répression décuplée.
Rien n'indique aussi clairement qu'on s'éloigne de Lénine que la tendance à se débarrasser de tout jugement bolchevik sur les dangers de l'orientation actuelle du Parti, en qualifiant ce jugement de « menchevik ». C'est en abordant ainsi la question que nos dirigeants les plus ossifiés idéologiquement se trahissent. Le menchevisme, convaincu de l'inéluctabilité de la transformation capitaliste de l'URSS, base tous ses calculs sur la rupture entre la classe ouvrière et l'État soviétique, de même que les socialistes révolutionnaires comptent sur celle qui peut se produire entre ce dernier et la paysannerie « forte ». En fait, le menchevisme, en qualité d'agent de la bourgeoisie, ne pourrait réellement espérer cesser d'être, pour un temps, quantité négligeable que si la fissure, entre la classe ouvrière et l'État soviétique, s'élargit. Pour empêcher cela, il faut, avant tout, voir nettement cette fissure au moment où elle se produit et non fermer les yeux, comme le font les bureaucrates qui nient même la nécessité de travailler à rapprocher l’État soviétique, la classe ouvrière et les pauvres des campagnes. L'embellissement de la réalité, l'optimisme officiel dans les questions économiques générales et le pessimisme quant aux salaires, le désir ne pas voir le koulak et, par là même, l'encouragement donné à celui ci, l'attention insuffisante accordée aux paysans pauvres, la poigne particulièrement brutale dans le travail des centres, le refus de comprendre la leçon donnée par les dernières élections aux Soviets, tout cela correspond à une préparation effective, réelle, et non seulement verbale, à l'influence des mencheviks et des socialistes révolutionnaires.
C'est se tromper grossièrement soi même que penser qu'après avoir mécaniquement écrasé la soi-disant opposition, les cadres de la démocratie du Parti s'élargiront ; en se basant sur toute son expérience, le Parti ne peut plus continuer à ajouter foi à cette légende endormeuse, Les procédés mécaniques de répression préparent de nouvelles fissures, de nouvelles failles, de nouvelles exclusions et éliminations, un nouveau serrage de vis pour l'ensemble du Parti. Inévitablement. ce système rétrécit le sommet dirigeant, abaisse l'autorité de la direction et exige une oppression double et triple pour remplacer l'autorité intellectuelle. Le Parti doit, à tout prix, mettre fin à ce processus périlleux. Lénine a montré que diriger fermement le Parti ne voulait pas dire l'étouffer en lui serrant la gorge.
Il est hors de doute que le Parti est capable de triompher de toutes les difficultés. Ce serait une parfaite folie que de ne pas voir d'issue dans la voie de l'unité. L'issue existe et seulement dans cette voie. Pour y parvenir, une attitude bolchevique attentive et honnête est nécessaire envers les questions posées. Nous sommes adversaires d'une discussion « saisonnière », nous sommes contre une fiévreuse discussion. Une telle discussion, imposée d'en haut, coûte trop cher au Parti. La plupart du temps, elle l'étourdit, le convainc très peu, ne l'enrichit que très peu idéologiquement.
Nous adressons au Comité Central la proposition de rétablir, dans le Parti, par un effort commun, un régime permettant de résoudre toutes les questions discutées en parfaite conformité avec les traditions du Parti, avec les sentiments et les pensées de l'avant-garde prolétarienne.
Ce n'est que sur cette base que la démocratie est possible dans le Parti. Et ce n'est que sur la base de la démocratie du Parti qu'une direction saine, collective est possible. Il n'y a pas d'autres voies. Pour la lutte et le travail dans cette unique voie juste, notre appui, sans réserve est complètement assuré au Comité Central.
I. Bakaiev.
G. Piatakov.
G. Lisdine.
I. Avdeiev.
M. Lachévitch.
N. Mouralov.
A. Peterson.
K. Soloviev.
G. Evdokimov.
G. Zinoviev.
N. Kroupskaïa.
L. Trotsky.
L. Kamenev.
Notes
[1] Le 6.6.1926, Lachévitch avait présidé une réunion clandestine de 70 membres de l’Opposition dans un bois près de Moscou. Dénoncé par un indicateur, il avait été immédiatement exclu.