1915 |
Source : Spartacist, édition française, n° 42, été 2015. |
Introduction de la rédaction de "Spartacist" :
Il y a cent ans l’Europe sombrait dans la Première Guerre mondiale, une conflagration interimpérialiste sanglante où plus de 16 millions de personnes furent tuées. La trahison des principaux partis de la Deuxième Internationale, qui se rangèrent derrière l’effort de guerre de « leur » bourgeoisie, entraîna une scission définitive au sein du mouvement ouvrier international entre révolutionnaires et opportunistes. Cela facilita la Révolution bolchévique d’octobre 1917, la première révolution prolétarienne victorieuse, et conduisit à la formation en 1919 de la Troisième Internationale (l’Internationale communiste).
Nous reproduisons ci-dessous un article majeur de Grigori Zinoviev sur l’opposition révolutionnaire et internationaliste des bolchéviks à la guerre. « Pacifisme ou marxisme (Les vicissitudes d’un mot d’ordre) », écrit en août 1915, fait partie d’une série de grands textes rédigés en étroite collaboration avec Lénine pendant les deux premières années et demie de la guerre, alors que tous deux étaient exilés en Suisse. Zinoviev était à l’époque le principal collaborateur de Lénine. Ils avaient établi une division du travail pour écrire la propagande et organiser l’intervention bolchévique dans les conférences socialistes contre la guerre, à Zimmerwald en 1915 puis Kienthal en 1916. Zinoviev écrivit cet article à la veille de la conférence de Zimmerwald ; il fut publié pour la première fois le 23 août 1915 dans le journal bolchévique Sotsial-Demokrat. Lénine et Zinoviev terminèrent également ce mois-là leur célèbre ouvrage écrit en commun, le Socialisme et la guerre.
Zinoviev explique que la perspective des bolchéviks consistait fondamentalement à transformer la guerre impérialiste en guerre civile du prolétariat contre les capitalistes. Par leur vote du 4 août 1914 au Reichstag (le parlement), les sociaux-démocrates allemands (SPD) avaient accepté de financer l’effort de guerre de leur propre bourgeoisie. Les dirigeants « socialistes » de presque tous les autres pays belligérants firent de même. Il y eut toutefois quelques exceptions, les plus notables étant celles de la Serbie et de la Russie (et plus tard de la Bulgarie). L’enjeu pour les bolchéviks était de convaincre les marxistes authentiques de rompre avec ces sociaux-chauvins et de les regrouper dans une nouvelle Internationale révolutionnaire, la Troisième Internationale.
Les historiens bourgeois ont publié d’innombrables ouvrages au siècle dernier censés expliquer que la Première Guerre mondiale n’aurait été qu’un accident, le produit d’intrigues balkaniques immémoriales, de faux pas diplomatiques et autres malentendus entre politiciens impérialistes. Les marxistes rejettent ce genre d’absurdités philistines : la guerre mondiale était en réalité le produit inévitable de l’émergence du système impérialiste, le stade suprême du capitalisme en décomposition. Le stade impérialiste est caractérisé par la concentration du capital bancaire et industriel et leur fusion, sous forme de capital financier, au sein de conglomérats monopolistes. Lénine le résumait ainsi : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes » (l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916).
La Première Guerre mondiale apporta la démonstration irréfutable que la course à la guerre est inhérente à l’impérialisme, que les rivalités économiques inévitables ne peuvent être « arbitrées » que par la force des armes. Lénine et Zinoviev montrèrent dans leurs écrits comment les surprofits tirés de l’exploitation des colonies permettaient aux bourgeoisies impérialistes de corrompre les couches supérieures de la classe ouvrière, c’est-à-dire l’aristocratie ouvrière et la bureaucratie syndicale, dont la loyauté envers leurs maîtres capitalistes fut abondamment démontrée dès le début de la guerre. Pour lutter pour la révolution socialiste – la seule alternative à la barbarie croissante du capitalisme –, il fallait donc avant tout mener un combat politique pour démasquer et isoler les valets sociaux-chauvins de l’impérialisme, ainsi que leurs alliés sociaux-pacifistes.
Dans d’autres textes écrits pendant la guerre, Zinoviev analysa en profondeur les causes de la dégénérescence social-patriote du SPD. Ces articles occupèrent une place de choix dans l’arsenal propagandiste des bolchéviks. Si l’on ne lit que les écrits de Lénine, aussi forts soient-ils, on n’a qu’une vision partielle de la lutte des bolchéviks. C’est pour cette raison que les principaux articles de Lénine et de Zinoviev pendant la guerre, dont celui que nous reproduisons ici, furent rassemblés dans un recueil intitulé Contre le courant, d’abord publié en russe en 1918 par le Soviet de Petrograd, puis en allemand par l’Internationale communiste en 1921. Une traduction française de Victor Serge et Maurice Parijanine parut en 1927. La plupart des articles de Zinoviev parus dans Contre le courant n’avaient jamais été traduits en anglais ; nous avons ainsi publié dans l’édition anglaise du présent numéro de Spartacist (no 64, été 2014) la première traduction de « Pacifisme ou marxisme » dans cette langue.
Cet article montre comment les réformistes sociaux-pacifistes, comme par exemple Jean Jaurès, le dirigeant socialiste français qui fut assassiné à la veille de la guerre par un nationaliste belliciste, contribuaient en pratique à protéger l’ordre bourgeois. Mais son intérêt principal tient à ses polémiques contre les socialistes centristes qui appelaient à la « paix », et que Lénine considérait comme le principal obstacle à la clarté révolutionnaire. Parmi ces centristes figuraient des dirigeants du SPD comme Karl Kautsky et Hugo Haase, le Parti travailliste indépendant en Grande-Bretagne et de nombreux menchéviks russes.
Zinoviev accorde une attention toute particulière à Naché Slovo (Notre Parole), un journal publié par des militants en exil à Paris et dont les rédacteurs en chef étaient Léon Trotsky et le dirigeant menchévique Julius Martov. Tout en cherchant à rassembler l’opposition à la guerre et en se prétendant « au-dessus des fractions », Naché Slovo polémiquait régulièrement contre la perspective révolutionnaire des bolchéviks. Les menchéviks avaient pour mots d’ordre « ni victoire ni défaite » et « paix sans annexions », et Trotsky critiquait les bolchéviks parce qu’ils refusaient d’avancer le mot d’ordre de la « lutte pour la paix ». Aux désaccords sur les mots d’ordre correspondaient des divergences sur les perspectives organisationnelles : Lénine et Zinoviev attaquaient Trotsky parce qu’il servait de couverture de gauche aux sociaux-pacifistes et qu’il refusait d’appeler à rompre avec les opportunistes.
Trotsky reconnut par la suite que sur le fond la critique du Sotsial-Demokrat était « irréprochablement juste et aida l’aile gauche [de la rédaction] à débusquer Martov. En outre, elle donna au journal, après la Conférence de Zimmerwald, une tournure plus précise et sans compromis » (la Guerre et la révolution, éditions Tête de Feuilles, 1974). Lorsque la révolution éclata en Russie au début de 1917, Trotsky rompit une fois pour toutes avec le social-pacifisme et le conciliationnisme des menchéviks et il devint rapidement un des principaux dirigeants du Parti bolchévique.
Le « mot d’ordre » de la paix est, pour les marxistes révolutionnaires, une question d’une importance beaucoup plus grande qu’on ne le croit parfois. Le débat se ramène en réalité à un problème de lutte contre l’influence bourgeoise dans le mouvement ouvrier, à l’intérieur du socialisme.
Le « mot d’ordre » de la paix est préconisé dans la littérature socialiste de deux points de vue différents. Les uns, sans admettre en principe le pacifisme, veulent considérer ce mot d’ordre comme le plus compatible avec l’actualité, comme une consigne qui doit réveiller les masses dès l’instant présent, comme un appel qui n’aura de retentissement que pendant les derniers mois à courir jusqu’à la fin de la guerre. Les autres entendent par ce mot d’ordre quelque chose de plus : ils en font tout un système de politique étrangère du socialisme, à maintenir après la guerre, c’est-à-dire la politique d’un pacifisme soi-disant socialiste.
En fait, les premiers viennent en aide aux seconds. Et il n’en peut être autrement.
Le courant le plus sérieux, celui qui a un passé, une théorie à lui, une base d’idée, c’est uniquement le second. La philosophie de ce deuxième courant, la voici : le socialisme, jusqu’à présent, n’a pas été assez pacifiste, il n’a pas assez prêché l’idée de la paix, il n’a pas fait converger ses efforts dans le but d’amener le prolétariat mondial à s’assimiler le pacifisme comme un système général de politique étrangère de l’Internationale. De là l’impuissance du prolétariat socialiste dans la guerre actuelle, de là la débilité de l’Internationale devant cette tourmente.
Ce point de vue est fortement mis en relief dans la récente brochure de Max Adler : Prinzip oder Romantik (Principe ou Romantique) (Nuremberg, 1915). Max Adler, en paroles bien entendu, est l’adversaire d’un pacifisme purement bourgeois, qu’il repousse de la façon la plus énergique. Ce n’est même pas un pacifiste du genre de ceux que nous trouvons en Angleterre, dans l’Independent Labour Party. C’est un « marxiste du centre », un kautskyste. Et voici la plate-forme qu’il adopte, en guise de leçon à tirer de la guerre 1914-1915 :
« La politique extérieure du socialisme ne peut être que pacifiste, non dans le sens d’un mouvement bourgeois vers la paix... et non pas non plus dans le sens d’un aveu de l’idée socialiste tel que nous l’avons entendu jusqu’à présent... autrement dit d’une idée qui était considérée jusqu’à ce jour comme une fin secondaire dans la lutte émancipatrice du prolétariat... Il est maintenant opportun de lancer cet avertissement : Tout l’internationalisme de la social-démocratie devra rester et restera une utopie si celle-ci ne fait point de l’idée de la paix le point central de son programme de politique extérieure et intérieure... Le socialisme, après la guerre, deviendra un pacifisme international organisé, ou bien n’existera plus. »
– Brochure ci-dessus mentionnée, pages 61-62, italiques de l’auteur
Sans aucun doute, c’est tout un programme. Mais ce n’est pas le programme du marxisme ; c’est celui de l’opportunisme petit-bourgeois. De ce « pacifisme international », il n’y a qu’un pas à faire pour rejoindre le social-chauvinisme international. La logique de cette évolution est très simple : nous sommes pacifistes, l’idée de la paix est le point central de notre programme ; mais, du moment que le pacifisme n’a pas encore poussé de racines assez profondes dans les masses, du moment que l’idée de la paix est encore faible, que nous reste-t-il à faire sinon de défendre chacun notre patrie ? Certes, cette décision ne peut être prise que provisoirement, et « d’un cœur lourd » ; certes, après la guerre, il faudra adopter comme « point central » de notre propagande l’idée de la paix. Mais, pour le moment, il faut défendre la patrie. Il n’y a pas d’autre issue.
Et pour les socialistes qui n’aperçoivent pas d’autre perspective... révolutionnaire, qui ne voient pas comment les guerres impérialistes peuvent en effet se transformer en guerres civiles, il n’y a pas réellement d’autre issue. Du pacifisme au social-chauvinisme, et du social-chauvinisme à un nouveau prêche pacifiste, – tel est le cercle vicieux, telle est la souricière dans laquelle se débat vainement la pensée des opportunistes et des marxistes du « centre ».
« Die Friedensidee zum Mittelpunkt »... « L’idée de la paix au centre de nos mots d’ordre ! »... On dit cela maintenant, après que la première guerre impérialiste de toute l’Europe a éclaté ! Voilà ce que nous ont appris les événements !
« Nicht Friedensidee, sondern Bürgerkriegsidee », non pas l’idée de la paix, mais l’idée de la guerre civile, a-t-on envie de crier à ces grands utopistes qui promènent une si petite utopie. La guerre civile, citoyen Adler ! Voilà quel sera le point central de notre programme.
Le malheur n’est pas en ceci que nous n’avons pas assez prêché l’idée de la paix avant la guerre ; il est en ceci que nous n’avons pas trop, ni assez sérieusement, prêché l’idée de la lutte de classes, de la guerre civile. Car, en temps de guerre, la reconnaissance de la lutte de classes, de la part de ceux qui n’admettent pas la guerre civile est une pure phrase ; c’est de l’hypocrisie ; c’est un mensonge pour les ouvriers.
Dès 1900, quand, à la conférence social-démocrate de Mayence, le parti [social-démocrate allemand], à l’occasion de la prise de Kiao-Tchéou [la baie de Jiaozhou en Chine, prise par l’Allemagne en 1897], a recherché pour la première fois des moyens de lutte contre les guerres impérialistes, Rosa Luxembourg a fort bien dit :
« Durant la paix, nous faisons chaque jour un bruit de tonnerre contre la politique étrangère de notre gouvernement ; nous maudissons le militarisme en temps de paix. Mais, dès qu’il s’agit d’une véritable guerre, nous oublions d’en déduire les conclusions pratiques et de montrer que notre agitation de nombreuses années a porté ses fruits. »
– Procès-verbaux, 165
Le malheur n’est pas en ceci qu’en temps de paix nous avons peu prêché la paix. Il est en ceci qu’au moment de la guerre nous nous sommes trouvés prisonniers des opportunistes, de ceux qui désirent la paix avec la bourgeoisie, en temps de paix et surtout en temps de guerre. Le malheur est en ceci qu’ayant devant nous un ennemi aussi puissant que l’impérialisme international, nous n’avons pas pu préserver le prolétariat des transfuges bourgeois qui sortaient de nos propres rangs, nous n’avons pas pu le défendre de l’opportunisme qui dégénère maintenant en social-chauvinisme.
Vous dites que le socialisme deviendra un pacifisme international organisé ou qu’il ne sera plus... Nous vous répondons : comprenez donc qu’en prêchant le pacifisme vous ne faites pas un seul pas en avant, que vous nous contez l’histoire de bonnet blanc et blanc bonnet, que vous allez du social-pacifisme au social-chauvinisme et du social-chauvinisme au social-pacifisme. Nous vous disons : ou bien le socialisme deviendra la guerre civile internationale organisée, ou bien il ne sera pas...
Max Adler n’est pas un isolé. Nous avons justement parlé de lui comme d’un interprétateur moyen de tout un courant d’idées politiques. Tout le jauressisme, et Jaurès lui-même, n’ont-ils pas plaidé dans l’Internationale précisément pour ce social-pacifisme ? Et y a-t-il quelqu’un qui puisse mettre en doute que le tribun français, si la balle de l’assassin ne l’avait emporté dans la tombe, serait maintenant membre du cabinet des ministres et prônerait, avec tout le parti français, le social-chauvinisme ? Et, restant fidèle à lui-même, Jaurès pourrait-il imaginer pour l’avenir autre chose que cette même perspective d’un « pacifisme international organisé » ?
Tel a été le malheur de la IIème Internationale, en cela a résidé son impuissance, que toujours y a existé – et prévalu ! – le courant qui, au lieu de lever le drapeau du socialisme de combat, au lieu d’enseigner la tactique de la guerre civile, prêche le pacifisme international, lequel conduit fatalement à la tactique de « l’Union sacrée ».
Nous applaudissons tous, maintenant, l’Independent Labour Party parce que, loin de tomber aux pieds du gouvernement anglais, ce parti a eu assez d’honnêteté et de courage pour refuser de s’enrôler dans le camp des impérialistes, pour ne pas se vendre au social-chauvinisme. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. L’Independent Labour Party a été, est et sera partisan non du marxisme de combat, mais du « pacifisme international organisé ». L’Independent Labour Party est, pour un temps, notre compagnon de route, mais ce n’est pas pour nous un solide allié. S’il a de l’honnêteté et du courage, il lui manque un programme socialiste consistant. N’oublions pas qu’il a déjà donné son adhésion aux fameuses résolutions de la conférence de Londres, dans laquelle de désinvoltes social-chauvins ont fait ce qu’ils voulaient.
Dans le mouvement ouvrier anglais, il y a trois courants : celui du social-chauvinisme, suivi par le Labour Party, par la majorité des Trade-Unions, par la moitié du parti socialiste britannique (Hyndman), par les petits-bourgeois de la ligue fabienne, etc. ; le courant social-pacifiste, représenté par l’Independent Labour Party, et le courant révolutionnaire marxiste, représenté par une très imposante minorité (presque la moitié) du parti socialiste britannique.
Mutatis mutandis, en définitive, nous trouvons le même partage dans la social-démocratie allemande. Le fameux « centre » kautskyste se prononce aussi, aujourd’hui, résolument pour la paix. En prônant le désarmement et les tribunaux d’arbitrage, en invitant les impérialistes à renoncer aux dernières extrémités et à pratiquer un certain impérialisme pacifique, Kautsky se rapproche depuis longtemps des social-pacifistes. Et, de même que ces derniers, il se montre en fait, dans toutes les choses sérieuses, l’allié des opportunistes en temps de paix, l’allié des social-chauvins en temps de guerre.
Le social-pacifisme repousse, en paroles, le pacifisme « humanitaire » des petits-bourgeois. Mais, en réalité, l’un et l’autre sont frères de la même couche. Et l’autre partie s’en aperçoit parfaitement. L’organe international des pacifistes, die Menschheit, écrivait assez récemment, avec toute raison :
« Remarquables sont les décisions de la conférence de Pâques de l’Independent Labour Party. On peut penser qu’elles sont empruntées, mot à mot, à nos écrits (c’est-à-dire à la littérature pacifiste)... Kautsky a publié une brochure intitulée : l’Etat national, l’Etat impérialiste et l’union des Etats. Le titre seul suffit à montrer à quel point Kautsky se trouve dans le cercle des idées pacifistes. »
Un notable représentant du pacifisme humanitaire petit-bourgeois, le professeur A. Forel, déclare nettement qu’il est « socialiste » depuis des dizaines d’années. Et quand on lit ses projets d’organisation d’un « aréopage [tribunal d’arbitrage] supranational » (voir sa curieuse brochure les Etats-Unis [de la Terre, 1914, pages 99-100] et ailleurs) pour la solution des conflits internationaux, quand on le voit exhortant les impérialistes à pratiquer une politique coloniale « de civilisés », on a constamment dans l’esprit cette pensée : après tout, nos social-pacifistes, par toutes leurs dispositions d’esprit, par tout leur scepticisme à l’égard de la lutte révolutionnaire des masses, sont bien plus proches des bons petits-bourgeois que des prolétaires révolutionnaires.
« Le pacifisme de principe a toujours été étranger à la social-démocratie, dans la mesure où elle s’appuyait sur le marxisme orthodoxe », écrivait récemment, en blâmant les marxistes, [le monarchiste et slavophile] M. Strouvé, qui félicite les social-chauvins français (et avec eux Plekhanov) de maintenir, par leur conduite actuelle, la tradition du « grand orateur pacifiste Jean Jaurès ». Strouvé a raison. Oui, le principe du pacifisme a toujours été étranger au marxisme orthodoxe. En 1848-1849, Marx appelait nettement l’Allemagne révolutionnaire, après sa victoire sur l’absolutisme dans le pays, à engager, conjointement avec la Pologne révolutionnaire, une guerre révolutionnaire d’agression contre le tsarisme, contre ce gendarme international, contre cette redoute de la réaction internationale. De la part de Marx, pareille conduite n’a évidemment rien de commun avec le pacifisme de principe. En 1885, Jules Guesde se réjouissait des menaces de guerre qui s’affirmaient alors entre la Russie et l’Angleterre, espérant que, de cette catastrophe, sortirait une révolution sociale. Lorsque Guesde se conduisait ainsi, lorsqu’il appelait le prolétariat à utiliser la guerre entre deux puissances géantes pour hâter le déclenchement de la révolution prolétarienne, il était bien plus marxiste qu’en ce moment, où, avec Sembat, il continue la tradition du « grand orateur pacifiste Jean Jaurès ». En 1882, Friedrich Engels (voir sa lettre à Kautsky, du 12 septembre 1882, sur la lutte contre la politique coloniale, dans la brochure de Kautsky le Socialisme et la Politique coloniale, page 79 de l’édition allemande) écrivait : « Un prolétariat vainqueur ne peut essayer de faire par la violence le bonheur d’un autre peuple sans compromettre par là sa propre victoire. Mais cela n’exclut en aucun cas, bien entendu, certaines guerres défensives » (c’est-à-dire les guerres de tel ou tel prolétariat vainqueur dans son pays contre des pays qui se battent pour soutenir le capitalisme). Engels, en parlant ainsi, se donnait pour adversaire du principe pacifiste et parlait en marxiste révolutionnaire.
Oui, nous sommes autres que des pacifistes de principe, nous ne nous déclarons nullement opposés à toutes les guerres. Nous sommes ennemis de leurs guerres, nous sommes contre les guerres d’oppresseurs, contre les guerres impérialistes, contre les guerres qui ont pour but la réduction en esclavage d’innombrables millions de travailleurs. Mais « les social-démocrates ne peuvent nier l’importance positive des guerres révolutionnaires, c’est-à-dire des guerres non impérialistes, et, par exemple, de celles qui ont eu lieu de 1789 à 1871 pour briser une oppression étrangère et créer, sur des parcelles féodales, des Etats nationaux capitalistes, ou de celles qui peuvent avoir lieu pour sauvegarder les conquêtes réalisées par un prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie » (voir notre résolution sur le pacifisme dans le no 40 du Social-démocrate).
Mais tout cela a-t-il un rapport quelconque avec nos discussions russes, avec les désaccords qui existent entre nous sur la question de la paix, entre nous, par exemple, et le journal du « centre » russe, Naché Slovo (Notre Parole) ?
Indubitablement, ce rapport existe. Nous ne trouvons pas dans Naché Slovo de plaidoirie suivie avec esprit de conséquence pour le principe du pacifisme selon Adler ; c’est la vérité. Mais la théorie de « la paix démocratique » est entièrement défendue par ce journal, qui rejette absolument notre point de vue, quand nous affirmons que « l’on se trompe profondément si l’on croit à la possibilité d’une paix démocratique sans une série de révolutions » (voir notre résolution dans le Social-démocrate, no 40). Et ce journal n’établit sûrement pas de différence bien tranchée entre les deux philosophies, les deux tactiques du pacifisme international organisé et de la préparation internationale organisée de la guerre civile...
Nous mettrons d’abord de côté un point de la discussion qui n’est que d’apparence. A en croire Naché Slovo, le Social-démocrate commet « une grosse faute politique » quand il prétend ignorer le mouvement des masses qui a lieu sous le mot d’ordre de la paix, par exemple la manifestation des [femmes] socialistes allemand[e]s devant le Reichstag, etc. (Naché Slovo, no 100). C’est certainement faux. La manifestation dont on nous parle a été un événement des plus importants, et qui nous réjouit. Cette manifestation est devenue un événement politique parce qu’elle ne s’est pas bornée à proclamer le mot d’ordre de la paix, parce que les manifestant[e]s ont nettement protesté contre le social-chauvinisme, en sifflant Scheidemann. Et, du point de vue des marxistes révolutionnaires, on se demande pourquoi le mot d’ordre de cette manifestation aurait dû être seulement « la paix ». Pourquoi pas « du pain et du travail » ? Pourquoi pas « A bas le Kaiser » ? Pourquoi pas « La république en Allemagne » ? Pourquoi pas un « Vive la Commune à Berlin, à Paris et à Londres » ?
On nous dira : Le mot d’ordre de la paix est plus accessible aux masses ; l’immense sacrifice de sang leur pèse, les privations causées par la guerre sont incalculables, la coupe de souffrance est plus que pleine ; assez de sang ! Que nos fils et nos maris rentrent à leurs foyers ! C’est ce [simple mot d’ordre] que les masses comprennent le plus facilement. Admettons ! Mais depuis quand la social-démocratie révolutionnaire adopte-t-elle les mots d’ordre les plus « faciles à comprendre » ?
La social-démocratie ne doit certainement pas ignorer le mouvement qui se dessine pour mettre fin à la guerre ; elle doit utiliser pour éclairer les masses, l’aversion croissante que cause le carnage impérialiste de 1914-1915 ; elle doit elle-même éveiller cette aversion et semer la haine de ceux qui sont responsables du massacre. Mais cela veut-il dire que son mot d’ordre, la déduction politique qu’elle tirera de la grandiose leçon sanglante [de 1914-1915], le mot de son drapeau sera tout bonnement, tout simplement, « la paix » ?
Non, et mille fois non ! Les social-démocrates prendront aussi part à une manifestation pour la paix. Mais ils y auront à dire leur mot, et, du simple désir de la paix parmi les masses, ils appelleront à la lutte révolutionnaire. Ils dénonceront les petits-bourgeois du pacifisme – ceux du camp de la bourgeoisie comme ceux du camp des faux socialistes – qui endorment les masses en leur promettant une paix « démocratique » sans action révolutionnaire.
Le « mot d’ordre » de la paix n’a par lui-même absolument rien de révolutionnaire. Il ne prend un caractère révolutionnaire qu’à partir du moment où il s’adjoint à notre argumentation pour une tactique de lutte révolutionnaire, quand il s’accompagne d’un appel à la révolution, d’une protestation révolutionnaire contre le gouvernement du pays dont on est citoyen, contre les impérialistes de la patrie à laquelle on appartient. Trotsky nous reproche de laisser ce « mot d’ordre » de la paix « à l’exclusive disposition des pacifistes sentimentaux et des popes » (Naché Slovo, no 100). Qu’est-ce que cela signifie ? Nous nous sommes bornés à constater le fait le moins douteux, le moins contestable : ceux qui se prononcent uniquement pour la paix, sans donner aucun autre sens à ce « mot d’ordre », ce sont les curés (voir, par exemple, les nombreuses encycliques du pape) et les pacifistes sentimentaux. Cela ne veut pas du tout dire que nous parlions « contre la paix ». Il faut mettre fin le plus tôt possible au carnage : ce motif doit jouer [et joue] son rôle dans notre agitation. Mais cela signifie que notre mot d’ordre à nous, c’est la lutte révolutionnaire, que l’agitation pour la paix ne devient social-démocratique qu’à partir du moment où elle s’accompagne d’une protestation révolutionnaire.
Posez-vous cette simple question de fait : Qui donc, actuellement, proclame comme un « mot d’ordre » suffisant à lui-même l’idée de la paix ? Essayons de dénombrer impartialement les groupes sociaux et politiques qui veulent la paix. Ce sont : les social-pacifistes bourgeois anglais, Kautsky, Haase et Bernstein, le Parteivorstand (direction du parti) allemand (voir son récent manifeste), diverses Ligues bourgeoises pour la Paix, dont celle de Hollande, le chef de l’Eglise catholique, une partie de la bourgeoisie anglaise (voir les révélations faites, il y a quelque temps, sur les démarches anglaises dans ce sens) et c’est encore, en Russie, une partie « avancée » de la classe des marchands, c’est, à Petrograd [Petrograd n’est pas dans l’original russe], toute une coterie de gens de la cour, etc. Naturellement, chacun de ces groupes, chacun de ces partis sont poussés par des motifs qui ne sont pas ceux des autres, et posent la question à leur manière. Et c’est précisément ce qui montre que le « mot d’ordre » de la paix, à lui tout seul, ne peut être celui de la social-démocratie révolutionnaire en ce moment.
Autre chose dont on ne saurait non plus douter : ce « mot d’ordre » sert le jeu de divers états-majors et gouvernements, suivant son opportunité dans les combinaisons de leur stratégie et de leur politique. Cela s’est produit non seulement pendant la guerre, mais en temps de paix. Le leader des opportunistes allemands, M. Edouard David, dans sa bible du social-chauvinisme, a fait récemment la révélation suivante, qui est d’importance : il parait que la conférence de Berne [probablement Bâle] pour la paix, en 1914, n’était pas exempte d’une certaine participation... du gouvernement allemand.
« On a su plus tard, écrit David, que les tentatives interparlementaires pour un arrangement entre la France et l’Allemagne ont été soutenues par [le chancelier allemand] Bethmann-Hollweg. Comme l’a déclaré le député Gothein, la participation de délégués des partis bourgeois à la conférence de [Bâle], en 1914, a été formellement recommandée par le ministère des affaires étrangères de Berlin. »
– Die Sozialdemokratie im Weltkrieg (la Social-démocratie dans la guerre mondiale), page 81
Ainsi agissent, dans l’intérêt de leur jeu diplomatique, les gouvernements bourgeois. Ils exploitent cyniquement les efforts pour la paix accomplis par les socialistes, ils manœuvrent ceux-ci comme des marionnettes. Qui serait capable de dire, par exemple, dans quelles conditions a pu paraître au soleil, récemment, le manifeste pour la paix du Parteivorstand allemand ? Y a-t-il eu pression de la part des ouvriers et de l’opposition social-démocrate ? Ou bien certaine « inspiration » n’est-elle pas venue du côté des « sphères » proches de Bethmann-Hollweg ? Cela ne serait nullement contredit par la répression exercée contre les journaux social-démocrates qui ont imprimé le manifeste. Tout le « jeu » des Bethmann-Hollweg consiste en effet à dire : nous tenons autant que jamais, même après l’affaire de Lemberg [quand Lemberg – Lvov en russe, Lviv en ukrainien – fut reprise des mains des Russes par l’armée allemande en 1915], pour la guerre jusqu’au bout, nous avons des munitions en veux-tu en voilà, mais « le peuple » est déjà saturé de victoires, il demande maintenant « une paix honorable ».
Il est remarquable que les partisans officiels du « mot d’ordre » de la paix proclament souvent, sans ambages, qu’ils tiennent compte de la situation stratégique de leur « patrie ». En publiant le manifeste du Parteivorstand pour la paix, les organes officiels du parti allemand nous disent ceci : « Nous sommes autorisés à déclarer que, dès le 7 mai, la direction avait approuvé ce manifeste à l’unanimité... Mais la publication en avait été différée par suite de l’entrée de l’Italie dans la guerre. Après les grands succès militaires (de l’Allemagne) en Galicie, la direction a décidé de procéder à la publication » (Hamburger Echo, no 147). Les mêmes organes officiels de la social-démocratie allemande ont reproduit, sans un seul mot de critique, les commentaires donnés sur le manifeste du Parteivorstand par le journal officieux du gouvernement, la Norddeutsche Allgemeine Zeitung. « La direction du parti social-démocrate », écrit ce journal de gouvernement, « a lancé, de même que d’autres organisations, son manifeste, appuyée sur notre entière certitude de victoire »...
Telle est la franche logique du social-chauvinisme. Notre Hindenburg ou notre Mackensen [deux généraux allemands] a remporté une victoire sur le champ de bataille ; c’est pourquoi nous sommes partisans du « mot d’ordre » de la paix. Mais notre Joffre [le commandant en chef français] ou notre Kitchener [le ministre de la Guerre britannique] n’ayant rien remporté, nous tenons, nous autres, à cause de cela, pour la guerre jusqu’au bout...
D’autre part, une grande défaite peut amener ceux qui sont chargés de ces affaires-là à cligner de l’œil du côté des « socialistes » : allez-y maintenant, les enfants, pour le « mot d’ordre » de la paix. Il en fut ainsi pendant la conférence de Vienne, quand les troupes du tsar passaient les Carpates et que Cracovie était menacée.
Cela seul doit suffire à empêcher les internationalistes révolutionnaires de faire leur le « mot d’ordre » de la paix sans y rien ajouter.
Il a traversé, ce « mot d’ordre », de bien tristes vicissitudes – à ne considérer, par exemple, que ce qui lui est arrivé dans Naché Slovo. Il a été d’abord défendu dans ce journal par des motifs purement pacifistes, on y voulait la paix avec certaines « conditions », c’est-à-dire une paix démocratique ; à présent, dans le même journal, on réclame la paix tout simplement, sans y mettre aucune condition car il devient trop clair que « le désarmement », « les tribunaux d’arbitrage » et autres desiderata ne vont guère à ceux qui veulent poser la question sur un plan révolutionnaire. Mais ce tout unique « mot d’ordre » de la paix n’a plus absolument aucun sens du point de vue de la social-démocratie. [Le tsar russe] Nicolas II et [le Kaiser allemand] Guillaume II sont, eux aussi, partisans de la paix « en général » : ils n’ont pas du tout besoin de la guerre pour la guerre...
Le « mot d’ordre » de la paix a été défendu dès le début de la guerre par Kautsky (« Kampf für den Frieden, Klassenkampf im Frieden, lutte pour la paix, lutte de classes en temps de paix »). Les Vandervelde comme les Victor Adler, les Sembat comme les Scheidemann, se donnent pour des internationalistes et des pacifistes, et il en est de même de tous les social-chauvins.
Plus sera proche la fin de la guerre, plus la filouterie diplomatique des cliques bourgeoises jouera dans les coulisses, et moins le simple « mot d’ordre » de la paix sera acceptable pour des socialistes-internationalistes.
Il est faux et particulièrement dangereux de penser que les internationalistes doivent s’orienter en considérant ceux qui sont pour le « mot d’ordre » de la paix et ceux qui sont contre. Si l’on veut que les internationalistes de différents pays soient dans l’impossibilité de s’entendre, de se serrer sous un même drapeau, d’adopter un même programme, si l’on veut effacer toute ligne de démarcation entre nous et le « centre », il faut alors accepter le « mot d’ordre » de la paix.
Les social-démocrates italiens ont fait connaître par la presse leur intention de convoquer une conférence ou un congrès d’internationalistes. Cette entreprise mérite d’être chaleureusement soutenue. Mais elle perdra presque tout intérêt si elle limite ses efforts à ce qui a déjà été fait par la conférence internationale des femmes [Berne, mars 1915], et par celle des jeunesses [Berne, avril 1915]. Il ne s’agit pas, en effet, de rédiger avec des social-pacifistes une résolution « unanime », comportant le « mot d’ordre » de la paix, et de se congratuler mutuellement pour l’adoption unanime d’un prétendu « programme d’action », qui sera, en réalité, un programme d’inaction. Mais il s’agit de s’orienter dans la terrible crise du socialisme qui vient de se produire, de rassembler ce qui reste de l’armée marxiste, de mettre dehors les traîtres déclarés et les hésitants qui leur viennent en aide, de tracer la ligne à suivre pour notre génération socialiste dans l’époque impérialiste où nous devons combattre, et de créer un noyau international marxiste.
Innombrables sont déjà ceux qui ne demandent pas mieux que de parler du « mot d’ordre » de la paix. Et ils se multiplieront encore. La tâche des internationalistes révolutionnaires n’est pas la même. On ne peut sauver le drapeau du socialisme, on ne peut rassembler sous ce drapeau les larges masses ouvrières, on ne peut poser la première pierre de la future Internationale vraiment socialiste qu’en proclamant dès ce jour le programme marxiste intégral, en déclarant clairement et nettement, en marxistes comment le prolétariat socialiste doit lutter à l’époque de l’impérialisme. La question qui se pose pour nous est beaucoup plus vaste que celle de la conduite à tenir durant les quelques mois qui restent à attendre jusqu’à la fin de la première guerre impérialiste mondiale. La question pour nous est celle de toute une époque de guerres impérialistes.
Ce n’est pas [par] l’idée du pacifisme international, c’est par l’idée de la guerre civile internationale que nous vaincrons.