1919 |
Source :
num�ro 36 du Bulletin communiste (premi�re ann�e), 14 octobre 1920.
L'article avait paru en anglais dans la revue Communist
International en juin 1919 et probablement un peu plus t�t en
russe dans Коммунистический Интернационал (num�ro 2, premi�re s�rie). |
A la d�fense de Rosa Luxemburg
Tous ceux qui ont connu la grande �me g�n�reuse de Rosa Luxemburg protesteront avec la plus grande �nergie contre la page de souvenirs publi�e par la citoyenne Luise Kautsky (N� 36 de la Freiheit, du 20 janvier 1919), sur l'assassin�e, et intitul�e � A la m�moire de Rosa Luxemburg �. Il me r�pugne de soulever une discussion autour d'une morte, au bord d'une tombe encore ouverte. La v�rit� et l'amiti� m'obligent a protester cependant contre certaines affirmations de Luise Kautsky. Les nombreux ennemis de Rosa Luxemburg ont caricatur� sa personnalit� si marquante, et j'estime de mon devoir non seulement envers la morte, mais encore vis-�-vis des vivants, d'emp�cher que cette caricature soit rendue encore plus laide et plus grossi�re par les traits qu'y ajoutent certains � amis �.
Luise Kautsky dit vrai quand elle affirme en partant de l'esprit militant de Rosa Luxemburg � qu'elle n'�pargnait pas ses amis les plus vieux et les meilleurs �. Mais en amie intelligente de la d�funte, la citoyenne Luise Kautsky aurait d� relever d'autres choses aussi : elle aurait d� dire avec quelle patience infatigable et pleine d'�gards Rosa Luxemburg lutta pour l'esprit, pour l'�me de ses plus vieux amis, avant de les combattre. Combien grande �tait sa douleur lorsqu'elle se voyait oblig�e de lever les armes contre un de ses anciens alli�s, combien am�re �tait sa d�ception lorsque la persistance de l'ancien ami dans la lutte, l'usage qu'il faisait de certaines armes lui montrait qu'il n'�tait pas � la hauteur morale et humaine o� elle le pla�ait. Oui, certes, Rosa Luxemburg n'avait pas �pargn� m�me son ami le plus ancien, lorsque, en toute honn�tet� de jugement, elle avait cru voir en lui un adversaire faisant tort � la lutte prol�tarienne des classes. Pour elle, la cause �tait toujours au-dessus de l'homme. Quand elle crut de son devoir de lutter contre le plus ancien de ses amis, elle mit en �uvre toutes les armes dont elle disposait : les grosses pi�ces de sa science approfondie et de sa pens�e philosophique tr�s m�rie, les coups s�rs d'une brillante dialectique, le fleuret �l�gant de l'ironie, de l'esprit, de la raillerie. Jamais pourtant elle ne s'est servie d'armes indignes. Rosa Luxemburg �tait une nature fonci�rement noble, incapable de payer ses d�tracteurs de m�me monnaie et d'avoir recours � des moyens ignobles lors m�me qu'on s'en �tait servi contre elle.
Luise Kautsky n'est donc pas juste quand elle d�finit dans les termes suivants l'attitude militante de Rosa Luxemburg : � Malheureusement, elle agissait dans ces cas-l� comme L�nine, qu'elle admirait, et qui, cit� un jour devant le tribunal du Parti pour avoir calomni� un camarade d�clara ceci : � Contre un adversaire politique � surtout s'il appartient � notre camp (socialiste) - il faut combattre avec des armes empoisonn�es m�me en cherchant � soulever contre lui les pires soup�ons �.
Je doute fort, soit dit en passant, que ces paroles puiissent servir � caract�riser le grand chef bolchevik. Je sais par l'histoire du mouvement russe, et aussi par l'exp�rience personnelle, que le camarade L�nine est un adversaire tenace et redoutable. Mais je n'ai jamais vu la calomnie figurant au nombre de ses armes. Avant de reconna�tre la force d'un tel argument, il faudrait donc se rendre compte dans quelles circonstances et par rapport � quoi auraient �t� prononc�es les paroles cit�es.
Luise Kautsky aurait d� se garder � ce qu'il me semble, dans sa page de souvenirs, de quitter � la fin le terrain purement personnel, et de passer au domaine politique, pour indiquer un changement inexplicable dans les id�es et l'attitude de Rosa Luxemburg.
J'appr�cie pleinement et sympathiquement tout ce que Luise Kautsky aspire � faire pour le socialisme dans son milieu et conform�ment � sa nature. Je ne lui reproche aucunement d'avoir des id�es � elle sur les �v�nements dans le camp du socialisme international. Mais il n'en est pas moins vrai que dans la lutte pour le socialisme, elle ne fait que partager les sentiments des autres sans participer elle-m�me au mouvement d'une mani�re active et personnelle. C'est pourquoi, malgr� son effort d'impartialit�, elle ne sait pas se faire un jugement juste et ind�pendant sur les personnes et les choses. Elle les observe dans la perspective de son milieu, en femme qui comprend la lutte de l'homme, et la suit avec sympathie, sans se trouver elle-m�me dans la m�l�e. Rosa Luxemburg, au contraire, �tait toujours l� o� les balles sifflaient le plus, et observait les choses du haut de la tour qu'elle s'�tait b�tie elle-m�me.
Il n'est donc pas �tonnant que l'une d'elles ait pris toutes les peines pour arriver a une conception historique bien pes�e de la r�volution russe, tandis que l'autre, s�re d'elle et ayant la sentence toute pr�te d'avance, s'est �rig�e en juge de � l'h�r�sie bolcheviste dont une intelligence claire s'est �trangement laiss� aveugler... � tel point que Rosa voulait r�p�ter en Allemagne les exp�riences avort�es des Russes �. J'aime autant laisser sans y toucher ce jugement �crasant sur la r�volution russe, dans la certitude que � les exp�riences avort�es des Russes � continueront leur �uvre cr�atrice dans l'Histoire, lorsque les rats m�mes n'auront plus souci de ce que les p�dants socialistes auront �crit sur elles. L'attitude de Rosa Luxemburg envers la R�volution russe de novembre et la R�publique des Soviets �tait ferme et claire. Il ne faut pas la juger d'apr�s des paroles dites � telle ou telle occasion sur des personnes ou des �v�nements, d'apr�s des paroles comme il en �chappe sous l'influence des choses et du moment aux personnes impressionnables et d'une sensibilit� finement diff�renci�e. Rosa Luxemburg appr�ciait le bolchevisme, pour se servir du nom abr�g� de cet � �pouvantail des bourgeois � dans sa totalit� ; elle en reconnaissait la grande valeur historique, et critiquait les d�tails de l'action bolcheviste lorsqu'ils lui paraissaient appeler la critique. Son sens politique et son tact personnel lui dictaient toutefois une conduite contraire � celle de Luise Kautsky qui, elle, ob�issait � son besoin de consistance dans l'action politique. Rosa Luxemburg ne se souvint pas d'anciennes querelles et de jugements d'autrefois1, au moment m�me o� les mouchards et les sbires d'Ebert et de Noske s'attachaient aux talons de Radek.
Je n'�prouve aucun d�sir de m'expliquer � fond avec Luise Kautsky dans le cadre restreint de cette notice sur ce qu'il en est des � m�thodes bolchevistes � que Rosa � approuvait, et que, malheureusement, elle commen�ait m�me � mettre en pratique �. Il suffit de dire que ces m�thodes ne correspondent gu�re au tableau trac� sur le mur par le chef du flanc droit du Parti Socialiste Ind�pendant2 dans les int�r�ts d'une politique chancelante et timide � tableau qui ne diff�re pas sensiblement de l'�pouvantai! � bolcheviste � et � spartakiste � des socialistes gouvernementaux. Mais laissons les � m�thodes bolchevistes �. C'est manquer de jugement que vouloir expliquer par ce mot courant l'�touffement de la r�volte de janvier � Berlin. Autant dire que la Commune de Paris est tomb�e pour avoir anticip� sur l'h�r�sie et les m�thodes bolchevistes. Rosa Luxemburg n'a pas emprunt� sa tactique militante � la r�volution russe. Elle l'a plut�t puis�e dans l'�tude approfondie et lumineuse du mouvement international. Dans l'int�r�t de la cause allemande, elle a bas� sa tactique sur la situation en Allemagne � non pas toutefois sur celle d'une p�riode �coul�e de lente �volution mais sur celle du moment orageux et de la R�volution que nous traversons depuis l'av�nement et le d�veloppement de l'imp�rialisme.
Que mon amie Luise Kautsky ne m'en veuille pas si je dis ce que je pense. C'est l'amie reconnaissante de Rosa Luxemburg qui a commenc� la page de souvenirs et c'est la femme de Karl Kautsky qui l'a termin�e. Rosa Luxemburg aurait �t� la derni�re � le lui reprocher. Consciente de sa propre libert� d'esprit, Rosa Luxemburg �tait tr�s indulgente pour toute d�pendance d'�me chez les autres. Mais ce ne sera pas Luise Kautsky qui, d'un air de juge condescendant, prononcera le dernier mot sur � l'aveuglement � et � les m�thodes bolchevistes � de Rosa Luxemburg. Ce dernier mot, c'est l'Histoire qui le dira. Et nous tous, qui sommes fiers d'avoir �t� les compagnons d'armes de Rosa Luxemburg, nous attendons tranquillement le jugement de l'Histoire.
Notes
1 Zetkin fait allusion � l' � affaire Radek �, voir Brou�, R�volution en Allemagne, chapitre III.
2 C'est � dire Karl Kautsky, mari de Luise.