1940 |
Compte rendu sténographique (T 4294 & 4295), traduit de l'anglais, avec la permission de la Houghton Library. Ce texte a été publié dans divers bulletins sous le titre “ Discussions avec Lund ” et des extraits en ont paru aux éditions du Seuil dans le livre souvent cité "Sur la Deuxième Guerre mondiale" - textes de Léon Trotsky réunis et présentés par Daniel Guérin (Éditions du Seuil, Paris, 1974) : nous avons mis entre [ ] les passages que cette dernière a cru pouvoir supprimer. Ce compte rendu n'a visiblement pas été vérifié et ce n'est pas seulement la traduction qui manque de clarté. Les interlocuteurs de Lund‑Trotsky étaient ses visiteurs, Cannon, Dobbs, Konikow, et ses collaborateurs, Cornell, Hansen, Robins. |
Œuvres - Juin 1940
Discussion avec les visiteurs américains du S.W.P.
Trotsky. - Le discours de [Lombardo] Toledano, reproduit aujourd'hui dans la presse, est important pour notre politique en Amérique. Le peuple mexicain, dit Toledano, « aime » les États-Unis et combattra les nazis les armes à la main. Toledano exprime une fraternité totale avec les démocraties. C'est la première annonce d'un nouveau tournant de Moscou. J'ai une suggestion concrète, de publier une lettre aux ouvriers staliniens : pendant cinq ans, vos dirigeants ont été les champions des démocraties, puis ils ont changé et ont été contre tous les impérialismes. Si vous décidez fermement de ne pas permettre un changement de ligne, alors nous sommes prêts à réunir une convention pour soutenir votre candidat présidentiel. Vous devez prendre un engagement. Ce devrait être une lettre de propagande et d'agitation en direction des ouvriers staliniens. Nous verrons. Il est probable que la ligne va changer dans quelques semaines. Cette lettre vous donnera les mains libres sans que vous ayiez à voter pour leur candidat.
Cannon. - Ils vont probablement tourner avant que nous soyons revenus.
Trotsky. - Oui, c'est bien probable.
Cannon. - Nous devons être très prudents quand il s'agit des staliniens, pour ne pas nous compromettre. La discussion d'hier a pris une orientation unilatérale concernant nos rapports avec les syndicats, que nous agissions seulement en tant qu'avocats des ouvriers progressistes. C'est tout à fait faux. Notre objectif est de créer notre propre force. Le problème est comment commencer ? Tous les sectaires sont des forces indépendantes – dans leur propre imagination. Votre impression que les anti-staliniens sont des fakirs ouvriers rivaux n'est pas tout à fait juste. Cet aspect existe, mais il y en a d'autres. Sans une opposition aux staliniens, nous n'avons aucune raison d'exister au sein des syndicats... Nous sommes nés en tant qu'oppositionnels et nous sommes devenus irréconciliables. Là où de petits groupes se cassent le cou, c'est quand ils n'ont que mépris pour les manœuvres et les combinaisons et ne consolident jamais rien. A l'autre opposé, il y a le groupe de Lovestone.
Dans la S.U.P [1], nous avons commencé sans aucun militant, comme nous le faisons d'habitude. Jusqu'à la guerre, il était difficile de trouver un terrain plus fructueux que les éléments anti-staliniens. Nous avons commencé avec cette idée, qu'il est impossible de jouer un rôle dans les syndicats sans y avoir des gens. Avec un petit parti, l'essentiel est d'abord d’avoir la possibilité d'y entrer. Dans la S.U.P., nous avons fait alliance avec des éléments syndicalistes. C'était une situation exceptionnelle, une bureaucratie faible, petite, dont la politique était en gros correcte et qui était contre les staliniens. Il était incompréhensible qu'ils puissent jouer un rôle autre que celui d'une opposition aux staliniens qui étaient dans cette situation les éléments les plus traîtres.
Nous avons constitué un bloc tacite avec la possibilité unique d'entrer librement dans le syndicat. Nous étions numériquement faibles, politiquement forts. Les progressistes se sont développés, ont battu les staliniens. Nous aussi, nous avons grandi. Nous y avons cinquante militants et pouvons en gagner cinquante supplémentaires. Nous avons mené une politique très prudente – pas de heurts trop vifs qui, de toute façon, n'étaient pas nécessaires, pour ne pas provoquer une scission prématurée - pour ne pas laisser dissimuler que le combat principal était contre les staliniens.
Les unions maritimes sont une partie importante dans ce domaine. Là, notre ennemi principal, ce sont les staliniens. C’est eux qui sont le gros problème. Dans les nouveaux syndicats, comme le syndicat maritime qui en réalité a surgi en 1934, ébranlant la vieille bureaucratie, les staliniens sont apparus au premier plan. Les syndicalistes de métier ancien style ne peuvent l'emporter sur les staliniens. La lutte pour le contrôle, c'est nous et les staliniens. Il nous faut de la prudence pour ne pas compromettre ce combat. Nous devons être la force intransigeante classique.
Les staliniens ont conquis dans ces syndicats, surtout celui de l'auto, des positions puissantes. Les lovestonistes ont suivi la politique soulignée par Trotsky hier : avocats au compte des fakirs ouvriers, surtout dans l'auto. Ils ont disparu de la scène. Nous avons eu une politique plus prudente. Nous avons essayé d’exploiter les divergences entre le gang Martin [2] et les staliniens. Pendant un temps nous avons été l'aile gauche de l'entreprise Martin mais nous nous en sommes dégagés à temps. Ostensiblement, l'auto est C.I.O., mais en réalité les staliniens contrôlent tout. Et maintenant nous apparaissons comme le cercle dirigeant inspirateur de cette base qui n'a pas de dirigeants, qui est anti-stalinienne, anti-patriote, anti-Lewis. Nous avons toutes les chances de l'emporter. Il ne faut pas surestimer la possibilité que ces occasions nous ont données, à partir d'expériences dans la période écoulée, pour exploiter les divergences entre les sommets syndicaux. Si nous avions eu une attitude sectaire, nous en serions encore au point de départ.
Dans les syndicats de l'alimentation, il existe une opposition informe au stalinisme. Il y avait des carriéristes, des progressistes, d’anciens membres du C.P. Nous avions quelques militants seulement. Il nous faut nous lier à l'un ou à l'autre pour avancer. Plus tard, nous pourrons avancer. Deux choses peuvent nous compromettre : un, être confondus avec les staliniens, deux, une attitude puriste. Si nous nous imaginons que nous sommes une puissance, ignorant les différences entre les ailes réactionnaires, nous resterons stériles.
Dobbs. - La situation générale me conduit à penser que nous perdrions plus que nous ne gagnerions à donner l'impression que nous allons bras dessus bras dessous avec les staliniens. Nous avons noué des liens avec des réactionnaires, mais en même temps, nous avons gagné quelques excellents éléments syndicalistes, les amenant tout près du vrai bolchevisme. Nous avons gagné des positions supplémentaires. Dans l'acier, nous avons vingt-deux camarades dans le mouvement de base, dont quelques-uns jouent un rôle très important. Au dernier congrès c'est un de nos camarades qui a été le plus applaudi lors de son intervention. Avant ce congrès, nous n'avions qu'un petit noyau. Depuis nous avons grossi à la base.
Trotsky. - Pouvons-nous obtenir qu'ils marchent contre Roosevelt ?
Dobbs. - Oui.
Trotsky. - Pour qui vont-ils voter ?
Dobbs. - Je n'en sais rien. Peut-être Roosevelt. Pour nous, nous tourner vers les staliniens risque de semer la confusion dans les esprits. En tout cas, ne pas se presser.
Trotsky. - Je crois que le point critique est très clair. Nous sommes dans un bloc avec les soi-disant « progressistes », pas seulement des fakirs mais d'honnêtes militants de base. Oui, il sont honnêtes et progressistes, mais de temps en temps ils votent pour Roosevelt - une fois en quatre ans. C’est décisif. Vous proposez une politique syndicaliste, pas une politique bolchevique. La politique bolchevique commence en dehors des syndicats. Le travailleur est un syndicaliste honnête mais bien éloigné de la politique bolchevique. Le militant honnête peut se développer, mais ce n'est pas la même chose que de devenir un bolchevik. Vous avez peur de vous compromettre aux yeux des syndicalistes rooseveltiens. Mais de leur côté ils ne se tracassent pas le moins du monde à l'idée de se compromettre en votant pour Roosevelt, contre vous. Vous avez peur d'être compromis. Si vous avez peur, vous perdez votre indépendance et vous devenez à moitié rooseveltien. En temps de paix, ce n'est pas une catastrophe. En temps de guerre, cela nous compromettra. Ils peuvent nous écraser. Notre politique est bien trop orientée vers les syndicalistes pro-rooseveltiens. Je relève que c'est le cas dans le Northwest Organizer[3]. Nous en avons discuté avant, mais pas un mot n’a changé, pas un seul mot. Le danger - un danger terrible, c'est l'adaptation aux syndicalistes pro-rooseveltiens. Et vous ne donnez pas de réponse sur les élections, même pas un début de réponse. Mais nous devons avoir une politique.
Il n'est pas nécessaire maintenant de voter pour Browder. Nous sommes contre Roosevelt. Quant à Norman Thomas, il n’est qu'un malentendu politique. Browder cependant est un terrible handicap pour nous parce qu'il a une attitude « révolutionnaire » à l'égard de la guerre impérialiste, etc. Et notre attitude à nous ? Nous tournons le dos et nous ne donnons pas réponse. Je comprends que la situation soit difficile.
Ce que je propose, c'est un manifeste aux ouvriers staliniens pour leur dire : pendant cinq ans, vous avez été pour Roosevelt, puis vous avez changé. Ce tournant est dans la bonne direction. Allez-vous développer et continuer cette politique, ou non ? Allez-vous laisser vos dirigeants la changer ou non ? Allez-vous continuer et développer ou non ? Si vous êtes fermes, nous vous soutiendrons. Dans ce manifeste, nous pouvons dire que si vous donnez un programme net pour votre candidat, nous voterons pour lui. Je ne vois pas de raisons de ne pas dire tous ces « si ». Cela signifie-t-il que nous avons changé notre politique syndicale ? Pas du tout. Nous continuons contre les adversaires. Nous disons que si vous examinez sérieusement votre politique vis-à-vis de Roosevelt, vous aurez telle ou telle politique dans les syndicats. Mais là, vous n'avez pas une politique. Nous ne pouvons pas continuer avec vous dans syndicats.
Je serais très heureux d'entendre, ne fût-ce qu'un seul mot de vous, sur votre politique dans la question de l'élection présidentielle.
Cannon. - Il n'est pas tout à fait juste de poser le problème de cette façon. Nous ne sommes pas avec les militants rooseveltiens. Nous nous sommes développés quand les staliniens étaient rooseveltiens. Leur attitude actuelle est conjoncturelle. Il n'est pas vrai que nous penchions vers Roosevelt. La polémique du camarade Trotsky est une polémique pour un candidat indépendant. Si nous étions contre, la façon dont il fait le bilan serait juste. Pour des raisons techniques, nous n'avons pu avoir un indépendant. La réponse réelle, c'est une politique indépendante.
Un faux problème : Roosevelt contre les staliniens. Ce n’est pas une opposition de classe de bonne foi contre Roosevelt. Peut-être pourrions-nous soutenir Browder contre Roosevelt, mais Browder non seulement répudiera nos voix, mais en outre se retirera en faveur de Roosevelt.
Trotsky. - Ce serait et de loin le mieux qui pourrait nous arriver. Après avoir posé nos conditions de soutien, cette capitulation nous permettra de gagner une fraction des staliniens. Ce n’est pas une politique stratégique. C'est une politique pour la campagne présidentielle seulement.
Le fait est qu'ils ont développé toute cette propagande anti-guerre. Il nous faut considérer ce fait important dans la vie des ouvriers américains. Nous commençons par ne rien faire sur les staliniens.
La base « progressiste » c'est une espèce de demi-invention. Il y a des tendances lutte de classes, mais ils votent pour Roosevelt. Ils ne sont pas formés politiquement. Les staliniens de base ne sont pas pires. Ils sont pris dans un appareil. Ils sont disciplinés, politiques. Notre objectif, c'est d'opposer l'ouvrier stalinien à l’appareil. Comment le faire ? En les laissant seuls ? Nous ne le ferons pas. En reportant ? Ce n'est pas une politique.
Nous sommes pour une candidature ouvrière indépendante. Mais nous ne l'avons même pas dit dans notre presse. Pourquoi ? Parce que notre parti est embarrassé : il n'a pas de ligne sur les élections. En janvier dernier, nous avons discuté une campagne dans les syndicats pour avoir nos propres candidats présidentiels syndicalistes [4]. Nous devions commencer à Minneapolis. Nous devions nous adresser à Tobin. Nous devions lui proposer de voter pour lui s'il était candidat. Nous devions commencer la campagne pour un président ouvrier. Mais rien n'a été fait. Rien n'est paru . Rien dans le Northwest Organizer.
Dobbs. - Peut-être est-ce ma faute...
Trotsky. - Non, c’est la mauvaise théorie de l'histoire de Hitler...
Je ne peux expliquer cela par de la négligence. Ni juste parce que c'est un journal syndicaliste avec juste une politique syndicale. Les membres du parti pouvaient écrire des lettres à la rédaction. Que pensent leurs dirigeants syndicaux? Pourquoi nos camarades ne peuvent-ils écrire au Northwest Organizer ? Nous avons discuté en détail les détails techniques. Mais rien n’a été fait. Pourquoi ? Parce que cela signifie un heurt immédiat avec les rooseveltiens - pas la base - mais un heurt avec nos alliés, l’appareil, les rooseveltiens conscients qui nous attaqueraient tout de suite, un heurt avec nos ennemis de classe comme Tobin.
Cannon. - Il faut opposer des candidats syndicaux sur ce terrain. Cela retiendrait ceux qui nous suivent. Mais ce que je ne peux accepter, c'est Browder en symbole de la lutte de classes.
Trotsky. - C'est un peu exagéré comme polémique. En janvier, je n'ai pas proposé Browder. Mais vous êtes réduits à Browder ou Roosevelt. Pourquoi ce manque d'initiative ? Pourquoi ces six mois inutilisés ? Pourquoi ? On ne peut pas réduire ça à une question individuelle, il y a des raisons générales. Il y a deux ans, j'ai discuté de cette question avec O'Shea [5] - et de la nécessité. Avec Dunne aussi. Mais le Northwest Organizer demeure inchangé. Il est la photographie de notre adaptation aux rooseveltiens.
D'accord, je ne crois pas qu'il serait bon que des camarades importants commencent cette campagne. Mais même des camarades totalement inconnus peuvent écrire de telles lettres. On peut écrire au bureau exécutif de son syndicat et leur demander ce que sera le sort des ouvriers. Quel est le genre de président dont nous avons besoin ? Cinq mois au moins ont été perdus. Complètement perdus. Voulez-vous en perdre deux ou trois supplémentaires ?
Et tout d'un coup Browder qui devient une figure politique, idéale selon moi : un peu exagérée, la polémique !
Comment trouver un compromis ? Je demande deux ou trois cent staliniens. C'est l'exigence minimale. On peut les avoir en les faisant agir sur leurs dirigeants pour une politique de lutte de classe. Etes-vous prêts à l'imposer à vos dirigeants, demandez-vous. Et ensuite nous aurons un terrain commun.
Ce qui est juste, ce n'est pas d'écrire un manifeste, mais de nous tourner politiquement vers les ouvriers staliniens. Quel mal y-a-t-il à cela? Nous commençons une action contre les staliniens : qu'est-ce qui ne va pas là-dedans ?
Je propose un compromis. J'évaluerai Browder 50 % de moins en échange de votre part de 50 % de plus d'intérêt pour le parti stalinien.
Cannon. - Il y a bien des complications.
Gordon. - Sur la question de l'adaptation du programme de Roosevelt par nos camarades des syndicats. Est-ce vrai ? Si oui, il le fallait pour notre travail syndical. Les syndicalistes sont pour Roosevelt. Pour faire une percée, il fallait nous adapter - non pas en déroulant notre programme tout entier - afin d'avoir un point d'appui pour l'étape suivante. Nous en sommes encore au début, malgré tout le travail que nous avons fait. C'est une chose; en faire une politique permanente en est une autre. Nous sommes contre cela. Quel est le bon moment pour accomplir la rupture ? Avons-nous épuisé la période d'adaptation ?
Cannon. - L'échec de la campagne pour développer une candidature indépendante est dû à l'inertie au centre, à la lutte fractionnelle, à la tendance à attendre au lieu d'appliquer énergiquement notre politique, un sentiment de la petitesse du parti - des fautes psychologiques plutôt qu'une adaptation consciente ou inconsciente aux rooseveltiens. Le bloc dans les syndicats n'est pas un bloc politique mais un bloc sur la politique syndicale. Il est possible d'avoir une politique active dans l'opposition. En 1936, nous avons soutenu le Socialist Party, pas Roosevelt, en dépit du soutien ouvert que les syndicalistes ont apporté à Roosevelt. La situation idéale serait que le camarade Trotsky utilise son influence sur le gouvernement pour qu’il change les lois.
Trotsky. - C'est le travail du S.W.P.
Cannon. - Nous aurions dû commencer cette campagne il y a six mois. Pendant la lutte de fractions, il y a eu les élections au Congrès. Browder était candidat. Notre politique était qu'il serait mieux d'avoir notre propre candidat. Nous l'avons proposé, mais Abern a saboté. Mais aller faire campagne pour Browder précisément au moment de la guerre, quand nous essayons d'expliquer notre politique...
Trotsky. - C'est précisément l'un des éléments pour expliquer que c'est une politique fausse.
Cannon. - Le soutien à un candidat ouvrier, on peut le justifier, mais le C.P., c'est tout à fait différent. Le C.P. n’est pas un authentique parti ouvrier.
Dobbs. - Nous sommes pris de court. Vos critiques sont pertinentes. Elles vont produire de meilleurs résultats, vous pouvez en être sûr. Mais nous sentons que cette politique serait tout à fait désastreuse. Nous préférerions sacrifier la manœuvre au travail pour Jimmy Higgins [6] et présenter notre propre candidat. Il ne s'agit pas de Roosevelt. Nous ferons tout, sauf les staliniens, pour aller contre Roosevelt.
Trotsky. – Bien. Mais pourquoi ne pas écrire un manifeste s’adressant à eux ? Leur donner des arguments qu'ils puissent comprendre ?
Mais nous n'avons pas de candidat. Il est maintenant trop tard pour en avoir un. Quelle est votre politique ?
Bien, nous allons abandonner le vote pour Browder. Nous allons abandonner le manifeste. Nous allons faire un tract. Seriez-vous d'accord pour un tract sur les lignes ci-dessus ? Nous pouvons exprimer nos divergences avec le C.P. « Votre parti n’accepte la lutte de classes que sur un terrain accidentel. »
Et si l'ouvrier stalinien vient vous voir et vous demande si vous allez voter pour leur candidat ? Nous sommes un parti politique sérieux. Quelle est votre position ? Il faut donner une réponse sérieuse. Il nous faut dire, oui, nous voterons pour lui.
Aucun parti n'est homogène, même pas le parti stalinien. Nous ne pouvons pas changer le parti mais seulement introduire un coin pour que certains d'entre eux commencent à avancer vers nous.
Cannon. - En 1920, la première année du C.P. dans ce pays, nous avions une situation identique. Nous étions dans l’illégalité. Quelques mois avant les élections, et impossible de présenter nos candidats. Nous avons ouvertement boycotté les élections, et ce fut totalement inopérant. Lénine nous a écrit. Il disait qu’il aurait fallu voter pour Debs. Mais à cette époque il y avait une forte barrière psychologique qui nous séparait du S.P. L’affirmation de Lénine provoqua un choc. Et Debs était en prison… ce n'était pas un Browder.
Trotsky. - Oui, bien que Browder soit condamné à la prison.
Cannon. - Il n'y a pas eu pendant plusieurs années d’attaque directe ou d'approche des staliniens. Etait-ce possible ?
[…] [7]
Cannon. - La lutte des fractions a mis au premier plan la question jeune. Vous avez vu la correspondance : celle de Held [8] , une lettre de moi. Nous avons conservé environ un tiers de, jeunes. Ils sont maintenant en train de discuter la question d'un organisation indépendante, Le comité central n'a pas encore discuté la question. Personnellement, j'ai tendance à penser qu nous n'aurons pas besoin d'une organisation indépendante dans la période qui vient.
Théoriquement, la jeunesse devrait être un mouvement au sein de laquelle le parti recrute. Pendant vingt ans cependant la jeunesse a été une petite ombre du parti, attirant toujours surtout des étudiants. Dans une lutte de fractions sérieuse, elle devient toujours une colonie d'exploitation. Les vrais jeunes ne nous rejoignent pas. Ils ne veulent pas être pris pour des Y.P.S.L. Ils adhèrent aux syndicats. S'ils sont des politiques sérieux, ils adhèrent au parti. Ce n'est qu'un type très particulier qui s'accroche à la jeunesse. Il a quelque chose d'artificiel. Nous avons une bonne expérience du mouvement de jeunesse dans le S.P. C'était dans des conditions anormales. Il y avait un âge limite élevé... 25, puis 30 ans. C'était une espèce de parti rival. Quand nous l'avons pris, nous avons gagné un millier ou plus de gens de plus de 21 ans. Ils avaient une tradition de lutte contre le parti, une tradition d' « avant-gardisme ».
Gould [9], le dirigeant de la jeunesse, a commencé défendre le parti, puis il a adopté les préjugés contre lui.
Faut-il essayer de recréer ce mouvement ou le considérer comme du passé ? Allons-nous avoir une organisation formellement indépendante pour les jeunes, les prendre dans le parti, ou former des clubs étudiants ? Ce serait probablement plus honnête de les appeler clubs étudiants. Allons-nous organiser nos camarades à l'école dans des clubs marxistes, en finir avec la fiction de l'égalité organisationnelle avec le parti ? Personnellement, c’est mon opinion de ne pas reconstituer la jeunesse comme une organisation à part.
J'aimerais entendre parler de l'expérience d'avant-guerre des bolcheviks à cet égard [10].
Trotsky. - Il est difficile de faire une analogie. C'était l’époque de la montée du Capital. L'industrie manquait d'ouvriers. Il y avait un afflux des villages. La situation changeait brutalement. Le jeune du village était désorienté. Le parti le recrutait tout de suite. Il rompait avec sa famille, son église, son village. Il devenait presque tout de suite un homme de parti. Le mouvement clandestin était un mouvement politique. On ne pas créer de clubs de danse. De même l'Europe n'était pas comparable. La période d'avant-guerre était une période de conservatisme de parti. Karl Liebknecht [11] avait dirigé le mouvement de jeunesse contre le parti. Il n'était pas très fort. Il agissait plutôt comme un substitut pour une gauche du parti.
Maintenant, la situation est fondamentalement différente économiquement. Les jeunes se sentent perdus. Il n'y a pas d’emplois. Pourquoi n'avons-nous que des étudiants, pas des ouvriers ? Les étudiants sont désorientés sur le plan théorique. Au lieu de la prospérité éternelle, ils ne voient que la faillite. Les jeunes cherchent des formules pour sortir de cette situation. La classe ouvrière est atomisée. Elle n'est pas habituée aux généralisations, et il est donc difficile de la convaincre dans les syndicats ou dans le domaine politique, et c'est une difficulté. Quant aux relations entre la jeunesse et le parti, je m'abstiens de toute prédiction. Nous vivons une époque de changements brusques. Les prédictions en ce domaine sont difficiles. Peut-être n'est-il pas raisonnable à cette étape d'avoir une organisation de jeunes séparée. Au début, j'étais très opposé à Held, mais j'ai réfléchi maintenant. Cette période et cette étape concrètes n'ouvrent pas de sérieuses possibilités pour une organisation séparée.
La question est de savoir comment pénétrer la jeunesse organisée par l'État capitaliste. C'est une question nouvelle. Je ne serais pas surpris si demain nous étions obligés de créer une organisation spéciale pour cela, c'est-à-dire une commission spéciale pour les jeunes et pour ceux qui sont organisés dans les forces militaires. Nous devrions créer une commission spéciale pour étudier cette question. Tout va se développer à un rythme fiévreux. Une telle organisation sera aussi importante que les syndicats. Nous aurons des organisations avec des millions de membres. Beaucoup vont commencer leur éducation dans l'armée. Beaucoup n'ont jamais été syndiqués. C'est là qu’ils recevront leur éducation en action collective.
Nous ne pouvons inventer de formes, mais nous pouvons enquêter. On peut transformer cela peu à peu en organisation à part. Ce serait un crime que de perdre du temps sur cette question. Nous devons commencer tout de suite. Voir toutes les possibilités. Si nous avons de l'initiative, nous pouvons avoir un considérable succès. Pas une organisation de jeunesse spéciale, mais le début d'une organisation spéciale dans le domaine militaire.
Dobbs. - Il nous faut traverser une phase expérimentale. Nous n'avons pas de modèle. La militarisation de la jeunesse est un problème entièrement nouveau. Les jeunes sont d'accord pour ne pas être maintenant une organisation séparée. Nous les avons utilisés dans le passé comme champ de recrutement pour le parti; ceux qui étaient dans l'industrie étaient mis quand c'était possible en contact avec des couches plus larges de jeunes. Mais à Minneapolis, seule une décision du parti pouvait les faire adhérer à la Y.P.S.L.
Hansen. - je pense que Weiss [12] n'est pas d'accord avec les autres camarades dirigeant les jeunes. Si j'ai bien compris sa position est que, tandis que, dans l'immédiat, ce n'est peut-être pas possible d'avoir une organisation de jeunesse séparée, il nous faut nous préparer pour en avoir une à l'avenir, c'est-à-dire les possibilités d'une organisation de jeunesse ne sont pas encore épuisées.
Dobbs. - Avec la militarisation de la jeunesse qui va de pair avec la militarisation des syndicats, de grandes possibilités vont s’ouvrir devant nous. Dans les camps du Civilian Conservation Corps, l’organisation était très difficile. Le C.C.C. est considéré par les jeunes comme un pis-aller. Mais, avec les jeunes dans de vraies organisations militaires, les possibilités sont énormes.
Notes
[1] La S.U.P. est la Sailors Union of Pacific, qui avait été le syndicat de la grève de 1934 des marins de la côte Ouest.
[2] Warren Homer Martin (1902-1968), ancien champion du triple saut et pasteur baptiste avait été le premier président de l'U.A.W. Il en avait été écarté à deux reprises : son « gang » avait joué avec les lovestonistes notamment.
[3] Le Northwest Organizer était le journal syndical des militants de Minneapolis, contrôlé par Dobbs.
[4] « Nous » désigne Trotsky et Farrell Dobbs qui avait séjourné chez lui.
[5] Carlos Hudson (né en 1908); dit Carl O'Shea, diplôme d'économie de l’université de Minnesota, était sur la liste noire des employeurs pour avoir des enseignants en syndicat. Il était rédacteur au Northwest Organizer et aussi au Socialist Appeal.
[6] Jimmy Higgins, personnage de roman d'Upton Sinclair, personnalise le militant ouvrier de base.
[7] Interruption du procès-verbal : on quitte la question de la « manœuvre » avec le C.P. pour discuter organisation de jeunesse.
[8]Walter Held, de son vrai nom Heinz Epe (1910-1942) était membre de la direction depuis 1933, avait émigré et s'était établi en Norvège, il avait participé avec Willi Brandt au bureau international des jeunesses et proposait de ne pas maintenir une organisation de jeunes.
[9] Nathan Gould (né en 1913), exclu des J.C. en 1931, avait organisé la Spartacus Youth et l'avait dirigée jusqu'en 1936, « national organizer » des Y.P.S.L. en 1937, secrétaire national en 1938, il était parti avec Shachtman.
[10] Il n’y avait pratiquement pas d'expérience d' « avant-guerre » de jeunesses révolutionnaires : tout commença à Petrograd entre février et octobre 1917 comme le montre I. Vélez dans les Cahiers Léon Trotsky n° 23, 1985.
[11] Karl Liebknecht avait entraîné dans la lutte anti-militariste les jeunesses socialistes. Le réseau qu'il avait construit servit à la construction des relations internationales.
[12] Murry Weiss (1915-1981) avait adhéré à 17 ans à la C.L.A. Il dirigeait les jeunesses et était membre du C.N. du parti.